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La retraite de Russie

L'incendie de Moscou
L’incendie de Moscou

Dans l’après-midi du 15 septembre 1812, après avoir pris possession de ses appartements du Kremlin Napoléon monte à cheval et fait le tour de l’ancienne forteresse des Tsars, admirant au passage les palais, les sanctuaires, l’arsenal, les dépôts, les casernements bâtis à l’abri de ses murailles crênelées. Au loin, on aperçoit quelques volutes de fumée s’élevant vers le ciel. Ses compagnons le rassurent : il ne s’agit, selon eux, de rien de grave, simplement de quelques foyers que des imprudents ont allumés et que la troupe n’aura guère de mal à circonscrire.

Fatigué par cette longue journée et souffrant toujours de son rhume l’Empereur se couche de bonne heure. La nuit, le ciel s’illumine d’une sinistre couleur rouge. Dans tous les quartiers de la ville, des maisons s’enflamment, des palais flambent, des immeubles construits en bois pour la plupart, s’effondrent. À quatre heures du matin, la moitié de la ville est en feu et l’incendie, attisé par un vent qui souffle en tempête, continue à se propager.

Napoléon est réveillé par la lumière éclatante qui éclaire sa chambre. Il se lève, s’approche des fenêtres et constate l’étendue du sinistre. A cet instant, son valet de chambre pénètre dans la pièce. Ses officiers arrivés peu après, lui annoncent qu’une des tours du Kremlin est en feu, que des flammèches tombent déjà à l’intérieur de l’enceinte. Ils précisent que la troupe est débordée, que toutes les pompes à incendie de la ville ont été emmenées ou mises hors de service, que des criminels ont été libérés des prisons et se livrent aux pires sévices, que des hordes de pillards sont partout à l’ouvrage.

Napoléon est stupéfait :

 » Cela dépasse tout : c’est une guerre d’extermination, c’est une tactique horrible, sans précédent dans l’histoire de la civilisation !… Brûler ses propres villes !… Le démon inspire ces gens … Des barbares … Quelle résolution farouche, quelle audace »,

laisse t-il tomber d’une voix sourde en s’adressant plus particulièrement à Caulaincourt dont il connaît les sympathies pour le peuple russe.

Puis, faisant allusion à la politique de la terre brûlée, instaurée par les anciennes populations du Caucase et de la Russie méridionale pour décourager les envahisseurs d’occuper leurs territoires, il ajoute :  » Quel peuple ! Des Scythes, ce sont des Scythes ! « 

La matinée du 16 septembre se passe dans l’angoisse. Napoléon monte au sommet de la plus haute tour du Kremlin édifiée au XVIe siècle par Ivan III le Grand et d’où l’on jouit d’une vue très étendue sur l’agglomération moscovite afin de se rendre compte de l’ampleur du sinistre, puis se rend à l’arsenal dont l’explosion constituerait une véritable catastrophe et que les soldats s’efforcent de protéger. Le temps passe et la situation s’aggrave d’heure en heure. Les membres de son entourage, de plus en plus inquiets, et, au premier chef, le prince Eugène et le maréchal Berthier prétendent que les Russes ont organisé l’incendie dans le but d’encercler le palais dans les flammes et de l’y faire périr. Il faut donc s’en éloigner au plus vite et gagner le palais Petrovski (aujourd’hui occupé par l’Académie des cosmonautes), vaste demeure entourée de bois et de terrains vagues située à deux lieues du Kremlin sur la route de Saint-Pétersbourg où les souverains russes avaient l’habitude de passer la nuit avant de faire leur entrée solennelle dans l’ancienne capitale.

L’Empereur hésite. Il n’est pas venu à Moscou et ne s’est pas installé au Kremlin pour en être chassé aussitôt. Son départ serait interprété comme une fuite et aurait les plus regrettables conséquences sur le moral de l’armée. Pourtant, devant la montée du danger, il finit par s’y résigner. Vers quatre heures de l’après-midi, accompagné des membres de son état major, il se dirige vers la porte ouvrant sur la Place Rouge, mais les flammes rendent déjà toute sortie hasardeuse. Ses compagnons découvrent enfin une poterne ouvrant sur le quai de la Moskowa et ordonnent qu’y soient amenés des chevaux. Napoléon et ses officiers la franchissent mais une épaisse fumée à laquelle se mèlent des cendres transportées par le vent ralentit leur progression. Guidés et encadrés par un peloton de la Garde, ils finissent cependant par trouver la bonne direction. Ils avancent, dira un témoin,  » sur une terre de feu. sous un ciel de feu, entre deux murs de feu « .

Le château Petrovski
Le château Petrovski

Vers 7 heures et demi, l’Empereur arrive enfin au palais Petrovski. Il va y demeurer trois jours au cours desquels l’incendie continue à faire rage. C’est pendant ce séjour qu’on lui apporte une pancarte découverte devant les restes de la résidence que le général Rostopchine, gouverneur de Moscou, possédait aux environs de la ville. Elle est rédigée en français :

Le gouverneur de Moscou, le général Rostopchine
Le gouverneur de Moscou, le général Rostopchine

 » J’ai embelli pendant huit ans cette campagne et j’y vivais heureux au sein de ma famille. Les habitants de cette terre au nombre de 1720 la quittent à votre approche et moi, je mets le feu de ma propre volonté à ma maison pour qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou. avec un ameublement valant un demi-million de roubles. Ici, vous ne trouverez que des cendres « .

L’Empereur est consterné. Il mesure à cette lecture combien est profonde la haine que lui portent les Russes et combien il sera difficile, après une telle tragédie, de conclure la paix.

 » Tout ceci, reconnaît-il, laisse présager de grands malheurs « .

Le 18 septembre. le feu s’apaise enfin. Il est vrai que les deux tiers de la ville sont détruits, mais le Kremlin a pu être sauvé. Dans la soirée Napoléon décide donc de s’y installer à nouveau. Il parcourt les rues en ruines jonchées de débris de toute sorte, parmi lesquels on devine des cadavres à demi-calcinés. De temps à autres, on aperçoit des pillards qui s’enfuient, croulant sous le poids de leur butin :

« Est-ce là, s’exclame-t-il, tout ce qui reste de la Grande Moscou ? « 

Le soir même, il écrit à l’impératrice Marie-Louise :

« … C’ est le gouverneur et les Russes qui, de rage d’être vaincus, ont mis le feu à cette ville. Deux cent mille bons habitants sont au désespoir, dans la rue et la misère. Il reste cependant assez pour l’armée et l’armée a trouvé bien des richesses de toutes espèces, car dans ce désordre, tout est au pillage. Cette perte est immense pour la Russie, son commerce en sentira une grande secousse. Ces misérables avaient poussé la précaution jusqu’à enlever et détruire les pompes… « .

Les termes de cette lettre méritent d’être soigneusement étudiés. D’une part, parce que Napoléon se dit persuadé que le général Rostopchine fut le véritable instigateur du sinistre qui vient de dévaster l’antique cité des Tsars. Certes, le fait d’avoir emmené ou rendu inutilisables les pompes à incendies plaide en faveur de cette thèse. Mais, dans l’avenir, l’ancien gouverneur de Moscou se défendra avec acharnement d’avoir été le seul coupable et accusera les Français  » en visitant de nuit les maisons à la lumière de bouts de chandelle, de torches ou de fagots, en entretenant, au milieu des cours, des bûchers allumés pour se chauffer « , d’avoir largement contribué à la propagation de l’incendie.

Comme on le voit, il est bien difficile de se montrer aussi affirmatif que le fut l’Empereur et de déterminer avec précision la part de responsabilité qui revient dans cette affaire à chacun des protagonistes.

Napoléon laisse ensuite entendre que les richesses découvertes dans les décombres sont suffisantes pour assurer pendant longtemps l’approvisionnement de l’armée. Il tenait ainsi, par l’intermédiaire de cette lettre, à rassurer ses compatriotes en dépeignant la situation sous un jour manifestement trop favorable, de nombreux dépôts de vivres ayant été détruits par le feu ou ravagés par les maraudeurs. La preuve en est qu’il avait ordonné, dès que la situation le lui avait permis, de dresser un inventaire complet des ressources dont il pouvait disposer et pris des mesures draconiennes pour tenter de rétablir la discipline, notamment l’exécution immédiate de tous les pillards, quelle que soit leur nationalité, surpris en flagrant délit.

Dans un souci d’apaisement, il va également s’efforcer de faire renaître à la vie la malheureuse cité. Dans une proclamation affichée sur les murs des principaux édifices restés debout, le consul de France, Jean-Baptiste de Lesseps (oncle de Ferdinand de Lesseps qui percera un jour l’isthme de Suez et tentera de percer celui de Panama) et qui vient d’être nommé intendant de la province de Moscou, annonce à la population :

 » Vos malheurs sont cruels mais Sa Majesté l’Empereur et Roi veut en arrêter le cours … Des exemples terribles vous ont montré comment il punit la désobéissance et le crime… Une administration paternelle constituera votre municipalité. Elle s’occupera de vous, de vos besoins et de votre bien-être … Obéissez aux autorités militaires et civiles et bientôt vos larmes cesseront de couler « .

Effectivement l’Empereur nomme un honorable commerçant maire de Moscou et désigne six adjoints et trente-deux conseillers pour l’assister dans sa tâche. En même temps il invite les habitants  » à retourner avec confiance dans leurs demeures « , les artisans  » à reprendre leurs divers métiers « , les paysans  » à sortir des bois où la peur les retient  » et  » à venir vendre en ville le surplus de leurs provisions et les produits de leurs terres « . Il ordonne à l’armée  » de rendre au culte les églises transformées en écuries  » et aux autorités civiles de faire procéder à la réouverture des théâtres, restaurants et lieux de plaisir qui n’ont pas disparu dans les flammes.

La plupart de ces efforts demeureront sans effet. Le nouveau maire de Moscou proteste hautement de sa ferme décision  » de ne rien faire contre la patrie ni contre le serment qu’il a prêté au Tsar  » et à la proclamation de de Lesseps, Rostopchine répond du fond de sa retraite :

 » Gens des campagnes, habitants du gouvernement de Moscou, l’ennemi de toute société humaine, le fléau de Dieu pour nos péchés, le tentateur infernal, le scélérat français enfin, a pénétré dans Moscou et l’a livrée au fer et aux flammes… Détruisez la vermine étrangère et jetez les cadavres en pâture aux loups et aux corbeaux… Songez au Tsar : il est l’oint du Seigneur et nous lui avons juré fidélité « .

Napoléon déclarera un jour devant ses compagnons d’exil à Sainte-Hélène, qu’il avait songé, au lendemain de ce double désastre que constituait la destruction de la ville et l’hostilité de ses habitants à se retirer de Moscou et à revenir à Smolensk. Il avait, disait-il, renoncé à exécuter ce projet parce qu il espérait l’ouverture prochaine de négociations avec le gouvernement russe et qu’il lui avait semblé inopportun d’abandonner en un tel moment le gage que représentait à ses yeux l’ancienne capitale des Tsars. Il était donc resté, mais reconnaissait que ce faisant, il avait probablement commis une faute.

Tandis que Napoléon rêvait ainsi du retour à la paix, le Tsar continuait à demeurer silencieux. Il lui fallait donc trouver un messager acceptant de faire connaître ses intentions à la Cour de Saint-Pétersbourg. Les circonstances allaient lui en donner l’occasion.

L’Empereur avait à peine réintégré le Kremlin que le conseiller d’Etat Toutolmine, directeur de l’Hospice des Enfants-Trouvés, dans lequel étaient hébergés un millier de blessés russes, vint remercier le maréchal Mortier de la protection que lui avaient accordé ses soldats depuis leur entrée dans la ville. Averti de cette démarche, Napoléon avait demandé à le voir.

Toutolmine, après avoir rendu de nouveau hommage aux Français, sollicite de l’Empereur l’autorisation d’adresser un rapport à l’impératrice douairière Maria-Fédorovna, protectrice de l’institution qu’il dirige, dans lequel il se proposait de faire état de l’assistance que lui avaient apporté les troupes d’occupation. Non seulement, Napoléon l’encourage dans ses intentions mais lui demande d’ajouter de sa part un message d’estime pour la personne du Tsar :

 » Ecrivez-lui, précise t-il, que je désire la paix. Je donnerai des ordres pour que la lettre puisse traverser les avant-postes « .

Deux jours plus tard, le 20 septembre, l’Empereur apprend qu’un riche aristocrate du nom de Iakolev venait d’être arrêté pour s’être attardé sans autorisation à Moscou auprès d’un oncle malade. Faisant état des bonnes relations qu’il avait entretenues autrefois à Paris avec le maréchal Mortier, il avait demandé non seulement d’être remis en liberté mais aussi un laissez-passer pour regagner Saint-Pétersbourg où il résidait habituellement.

Napoléon reçoit lui-même le visiteur. Après un long monologue au cours duquel il répète à plusieurs reprises qu’il n’avait jamais mené une lutte aussi cruelle, que ses soldats savaient combattre mais ne détruisaient pas les capitales conquises, il affirme son inébranlable amour de la paix et rappelle que la guerre présente était dirigée non contre la Russie, mais contre l’Angleterre. Il ajoute encore que si Alexandre veut vraiment poursuivre les hostilités, il est prêt pour sa part, à s’incliner, que ses troupes lui demandent avec insistance de les conduire à Saint-Pétersbourg et que cette capitale risque alors de partager le sort de Moscou.

Après quelques instants de silence, il dévoile enfin ses batteries :

 » Vous chargeriez-vous, demande t-il à son visiteur, de transmettre une lettre au Tsar ? A cette condition, je vous ferais donner un laissez-passer à vous et à toute votre famille « .

 » Sire, répond Iakolev, j’aurais accepté la proposition de Votre Majesté, mais il m’est difficile de vous garantir que je réussirai à remplir cette condition « .

 » Pouvez-vous me donner votre parole d’honneur que vous ferez tout votre possible pour remettre personnellement ma lettre ? « 

 » Sire, je m’y engage sur l’honneur « .

Napoléon dicte aussitôt une lettre dans laquelle il accuse formellement Rostopchine d’être le seul responsable de l’incendie de Moscou et se dit persuadé qu’Alexandre  » avec ses principes, son cœur et la justesse de ses idées  » n’aurait jamais pu se rendre complice » de pareils excès indignes d’un grand souverain et d’une grande nation. Il poursuit :

 » Je n’ai jamais fait la guerre à Votre Majesté avec animosité  »

et termine par cette formule :

 » Si Votre Majesté me conserve encore quelques restes de ses anciens sentiments, Elle prendra en bonne part cette lettre. Toutefois, Elle ne peut que me savoir gré de lui avoir rendu compte de ce qui se passe à Moscou « .

Ces lignes traduisent une méconnaissance absolue de la psychologie du peuple russe et de ses dirigeants. En dépit de toutes les mises en garde, il se veut toujours persuadé que la campagne en cours se réduit à une simple querelle entre deux souverains qui, après s’être affrontés sur le terrain, pourront de nouveau se réconcilier. Le sort s’étant prononcé en sa faveur, du moins il affecte de le croire, il juge donc venu le moment de tendre la main à son adversaire malheureux.

Pas un instant, il ne veut ou ne peut admettre que le peuple russe dans sa quasi totalité s’est solidarisé avec son Tsar, que cette guerre est devenue une guerre nationale et qu’elle ne pourra prendre fin qu’avec le départ de l’envahisseur, quel que soit le prix a payer.

Ce sentiment largement partagé par les conseillers d’Alexandre, s’était trouvé encore renforcé par l’annonce de la destruction de Moscou. Certes, il existe bien à la Cour de Saint-Pétersbourg une poignée de défaitistes, au nombre desquels figurent fort curieusement l’impératrice douairière, la grande-duchesse Catherine et le frère aîné du Tsar, le grand-duc Constantin, qui se disent convaincus que la cause russe est perdue et qu’il vaut mieux, malgré leur hostilité profonde pour la personne de Napoléon, traiter avec lui plutôt que de poursuivre une lutte sans espoir.

Catherine Pavlovna de Russie

Redoutant une marche de la Grande Armée en direction de la capitale, des ordres ont même été secrètement donnés pour que soient évacués, le cas échéant les archives, le trésor impérial et même la statue équestre de Pierre-le-Grand, oeuvre du sculpteur français Falconet qui orne une des principales place de la ville. Mais, en même temps et pour donner le change, la vie mondaine continue et les bals, réceptions, représentations théâtrales se déroulent comme à l’accoutumée.

Sachant pertinemment que la moindre faiblesse pourrait lui coûter son trône, peut-être même la vie, Alexandre, quant à lui, affiche la plus ferme résolution. A tous ceux qui le pressent de ne pas céder au mirage d’une paix conclue dans des conditions aussi humiliantes, il répond.

Alexandre Ier de Russie
Alexandre Ier de Russie

 » Soyez assurés que ma décision de combattre est plus inébranlable que jamais … Je me laisserai pousser la barbe jusqu’à la ceinture et j’irai manger des pommes de terre en Sibérie avec les derniers de mes paysans plutôt que composer avec le monstre qui fait le malheur du monde entier. Je mets tout mon espoir en Dieu, dans le caractère merveilleux de notre nation et en ma fermeté dans notre décision à ne pas nous soumettre au joug « .