Pour barrer la route à Napoléon, Koutousov a massé 85 000 fantassins et 35 000 cavaliers derrière la ville de Malo-Iaroslavets située à une cinquantaine de kilomètres au Nord de Kalouga. La bataille s’engage le 24 octobre.

Toute la journée, les combats sont acharnés. La ville va changer de mains à sept reprises et reste enfin en possession des forces du maréchal Davout et du prince Eugène. Dix mille hommes, tués ou blessés, sont tombés au cours de cette effroyable mélée, 4 000 Français et Italiens, 6 000 Russes.
Napoléon va coucher dans une masure délabrée, non loin du champ de bataille :
» Cela devient grave : je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien « , reconnaît-il .
Aux premières heures de la matinée du 25 octobre des éclaireurs lui rapportent que les forces de Koutousov s’étaient concentrées aux portes de la citadelle. Aussitôt, il décide de partir en reconnaissance afin d’apprécier la solidité des positions ennemies. De ses constatations dépendront sa décision: passer à l’attaque ou changer de direction et se porter vers Mojaïsk, c’est-à-dire vers la route par laquelle il est arrivé à Moscou. Il n’ose prononcer le mot de retraite.
Entouré d’une suite peu nombreuse, il se dirige vers Malo-Jaroslavets en ruines. Soudain, un détachement de cavaliers s’élance aux cris de » Hourrah ! » » Sire, ce sont des Cosaques, retirez-vous », hurle le général Rapp.
Parfaitement calme, l’Empereur a déjà porté la main à son épée. Heureusement, les dragons de la Garde, alertés par le bruit, chargent et dégagent la petite troupe.
Au cours de la journée, Napoléon poursuit l’inspection du champ de bataille. De retour à sa cabane, il réfléchit et à dix heures du soir demande à ses maréchaux de venir le rejoindre. La réunion qui va se tenir présente d’étranges similitudes avec celle qu’avait présidée le général Koutousov dans l’isba de Fili le jour où il s’était résigné à abandonner Moscou.
Autour d’une mauvaise table, ont pris place les maréchaux Berthier, Murat, Bessières, Davout et le prince Eugène. L’Empereur, très abattu, expose la situation. La discussion s’engage : faut-il livrer une nouvelle bataille pour tenter d’opérer une percée en direction de Kalouga, d’où l’on pourra gagner Smolensk en traversant une région jusqu’alors épargnée par la guerre, ou se replier sans combattre sur Mojaïsk et reprendre la route suivie lors de la marche vers Moscou, plus courte que la précédente mais que l’on sait transformée en désert et constamment attaquée par des bandes de partisans.
La plupart des participants se disent très impressionnés par la détermination des Russes et évoquent l’épuisement de l’armée. Sans oser se prononcer trop ouvertement, tous pensent que la sagesse serait d’éviter un nouvel affrontement. L’Empereur, qui n’a rien dit, relève la tête et déclare :
» C’est bien, Messieurs, je déciderai « .
En réalité, sans oser encore le reconnaître, il est déjà résolu: il ne restera pas à la portée de Koutousov et reprendra en vaincu la route qu’il avait suivie en conquérant. Mais, tirant la leçon du raid des Cosaques et en prévision d’un nouveau coup de main de leur part, il demande à son chirurgien, le docteur Yvan, de lui procurer un flacon de poison qu’il portera dorénavant toujours sur lui.

Le 26 octobre, sinistre date de l’histoire napoléonienne, la retraite commence. Sur l’ordre de l’Empereur, ce qui reste de la Grande Armée tourne le dos à Malo-Iaroslavets, et prend la direction de Borowsk. La colonne s’étire sur de longs kilomètres. Napoléon, affectant l’indifférence, chevauche en tête entouré de sa Garde. Les corps de Murat, de Ney et du prince Eugène viennent ensuite. Le maréchal Davout ferme la marche. D’innombrables chariots tentent de suivre, chargés de blessés et alourdis d’objets de toute sorte. Les traînards, de plus en plus nombreux, sont la proie des incursions de Cosaques ou de partisans. Parmi eux on dénombre des étrangers résidant à Moscou avant le déclenchement de la campagne, souvent accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, quelques centaines de prisonniers russes qui, considérés comme des bouches inutiles, seront bientôt massacrés, en représailles, dira t-on, des exécutions commises par les francs-tireurs.
Le moral de la troupe est bas. On avait espéré pouvoir se ravitailler en route, mais on traverse une région désolée, dépourvue de toute ressource. De plus, il commence à faire froid. Le soir le thermomètre descend au-dessous de zéro et les chutes de neige se font plus fréquentes. La nuit, on entend les hurlements des loups et des chiens errants.
On avance pourtant, tant on a hâte d’échapper aux Russes. Le 26 au soir, on entre à Borowsk. Le lendemain, on repart et on arrive à Wereia où on retrouve le maréchal Mortier qui a quitté Moscou le 23 après avoir exécuté les ordres de l’Empereur. On saura par la suite que les mines ont causé des dégâts importants en divers lieux de la capitale, notamment au Kremlin (murailles effondrées en plusieurs endroits, palais des Tsars et églises incendiés, clochers lézardés, arsenal en partie détruit) mais que dans l’ensemble, la pluie ayant mouillé les mèches, et éteint les flammes, les explosions n’ont pas produit l’effet destructeur escompté par Napoléon.
Le 28 octobre, on atteint Mojaïsk et on passe devant un ancien monastère transformé en hôpital, où ont été hébergés les blessés et les malades évacués de Moscou. Certains se sont traînés jusqu’aux abords de la route et supplient qu’on les emmène. Napoléon se laisse fléchir, mais la plupart de ces malheureux seront bientôt abandonnés aux détours du chemin.
Le 29 octobre on traverse le champ de bataille de Borodino, toujours jonché de cadavres et survolé par des nuées de corbeaux. A ce spectacle terrifiant, les survivants mesurent la vanité de leur sacrifice et l’inutilité de leurs souffrances. Instinctivement, tous demeurent silencieux et pressent le pas. Le 30, on s’arrête aux environs de Gjiat et le 31 on parvient à Viasma où on va se reposer une journée. Depuis Malo-Jaroslavets, on a parcouru plus de 100 kilomètres !
Pendant ce temps, que fait Koutousov ? En apprenant la décision des Français de ne pas chercher le combat, il s’est senti envahi de joie.
» Je pourrais être rempli d’orgueil, écrit-il à sa femme, car je suis le premier devant lequel Napoléon s’est enfui, mais Dieu punit les présomptueux… « .
Le général Bennigsen, soutenu par plusieurs généraux, et bien entendu par le commissaire britannique, voudrait que l’on se lançât à la poursuite de Napoléon et que l’on engageât immédiatement la bataille.
» Vous ne voulez pas que je me conduise comme un hussard arrogant « , réplique le maréchal.
Son but est tout autre. Il sait que les Français sont perdus. Il veut donc éviter de les attaquer de front, ce qui lui ferait courir des risques inutiles et entraînerait sans grand profit la perte de nouvelles vies humaines. Pour parvenir à ses fins, il est bien décidé à les harceler sans trève ni répit, tout en maintenant la cohésion de l’armée que lui a confiée la nation afin de se trouver en mesure, si les événements le lui demandent un jour, de leur porter un coup fatal. Il sait qu’il sera aidé dans sa tâche non seulement par les colonnes de partisans de mieux en mieux organisés, mais par les intempéries et les énormes distances que l’ennemi devra parcourir dans des conditions de plus en plus hasardeuses.
En d’autres termes et selon une image significative, il compare volontiers Napoléon à un homme tentant de descendre d’une échelle, tandis qu’à sa droite et à sa gauche, d’autres hommes armés de cognées et de massues s’efforcent d’en briser les barreaux pour le faire tomber.
» Je pense, répète t-il inlassablement à tous ceux qui mettent en doute ses capacités à mener efficacement la lutte contre l’envahisseur, faire beaucoup de mal à Napoléon par la tactique de poursuite parallèle. Je peux ainsi lui couper la route au moment choisi par moi et empêcher son armée de pénétrer dans les provinces épargnées « .
En adoptant cette méthode, Koutousov peut-il ignorer qu’il sera en butte à l’impatience et aux critiques de la plupart des membres de son état-major, des ministres, des plus hauts personnages de la Cour et du Tsar en personne ? Certainement pas, mais il semble bien qu’il n’en ait cure. Il se sent responsable devant Dieu et devant l’Histoire de la conduite des opérations et de la vie de ses hommes. On lui a demandé de libérer le territoire national : il le libérera sans se détourner de la voie qu’il a choisie, laissant à la postérité et à elle seule le soin de le juger.
Le commissaire britannique, sir Robert Wilson, est particulièrement furieux.
» L’inactivité du maréchal, sa lenteur, sa prudence exagérée, son manque de décision ont plongé les troupes de Votre Majesté dans un désarroi complet, écrit-il au Tsar. Son âge, sa défiance physique peuvent jusqu’à un certain point lui servir d’excuse mais le rendent incapable d’occuper son poste « .
Koutousov, qui n’ignore rien de ces manoeuvres n’en demeure pas moins fidèle à sa stratégie. Dès qu’il connaît avec certitude la direction prise par l’adversaire, il ordonne donc au général Miloradovitch de le suivre sur son flanc gauche et aux Cosaques du général Platov de se porter sur son flanc droit. Lui-même et le gros de l’armée se contenteront de marcher sur les talons des fuyards. Il prévoit que l’étau pourrait se refermer sur eux aux environs de Viasma.
Effectivement, le 2 novembre le choc a lieu à la sortie de la ville, peu après que les troupes de Napoléon aient repris leur marche en direction de Smolensk. Le corps du prince Eugène, surpris par les Russes, est sur le point de succomber lorsque les forces du maréchal Davout, puis celles du maréchal Ney se portent à son secours. Les assaillants sont obligés de lâcher prise, laissant sur le terrain une partie de leur artillerie. En vain, Miloradovitch fait-il appel à Koutousov qui se trouve non loin de là et dont l’intervention lui aurait peut-être permis d’anéantir l’armée adverse. Mais le maréchal refuse de s’engager dans un combat qu’il estime mal engagé. En conséquence, il ordonne de rompre le contact et de continuer » à côtoyer l’ennemi « . La route est donc libre devant les Français qui ont perdu dans l’affaire près de 4 000 tués ou blessés.

La marche reprend, de plus en plus pénible. Le maréchal Davout, dont les forces ont été très éprouvés par les récents combats, cède la place à l’arrière garde au maréchal Ney. C’est donc lui qui va devoir faire face aux cavaliers de Miloradovitch qui le serrent de près. Les escarmouches seront fréquentes et le maréchal sera souvent obligé de donner l’exemple du courage et de combattre comme un simple troupier.
Le 3 novembre, la neige tombe en abondance et l’armée est obligée de ralentir son allure. Les Cosaques du général Platov en profitent pour lui enlever plus de 400 chevaux et de nombreux fourgons. Dans la nuit du 4 au 5 le thermomètre descend brusquement à moins douze degrés. Les hommes, transis de froid et torturés par la faim, se traînent avec peine. Les chevaux, mal ferrés, nourris avec des écorces et de la paille pourrie, glissent sur le verglas, tombent par centaines et ne peuvent se relever. Ils sont aussitôt dépecés et mangés. La route est ainsi jalonnée de pièces d’artillerie abandonnées, de véhicules de toutes sortes renversés, et surtout de cadavres.
Le 8 novembre, les premières unités françaises pénètrent dans Smolensk. Le 9, Napoléon fait à son tour son entrée dans la ville, suivi les jours suivants par l’ensemble de ses troupes. Sur les 100000 hommes partis de Moscou quinze jours plus tôt, il n’en reste guère plus de 40 000 en état de porter des armes. La cavalerie est tellement éprouvée que la plupart des officiers ont renoncé à leurs montures pour permettre aux artilleurs de conserver les quelques 200 canons qui leur restent encore.
Napoléon avait nourri l’espoir que l’armée pourrait se reposer à Smolensk et mettre à profit ce répit pour rallier les 30 à 40 000 traînards de toutes nationalités qui s’étaient égaillés le long de la route. A cet effet, il avait, depuis son départ de Moscou, multiplié les recommandations afin qu’y soient accumulées des réserves de vivres et aménagé des cantonnements. C’était oublier que la ville avait été en grande partie détruite lors de son premier passage et que les convois venant de l’arrière étaient sans cesse dispersés par des bandes de partisans.
Aussi sa déception est-elle immense et n’a d’égale que sa fureur lorsqu’il découvre que les magasins ne disposent d’approvisionnements que pour une dizaine de jours, qu’aucun quartier d’hiver n’a été préparé et, qu’à défaut d’hôpitaux, il faut laisser dans les rues, sur les charrettes qui les ont amenés, les blessés et les malades. De plus, le désordre et le pillage prennent de telles proportions qu’il est impossible d’instaurer un semblant de discipline. Toute les tentatives pour ramener un peu d’ordre s’avèrent inopérantes.
Aussi, après avoir fait prélever la part qui doit revenir à la Garde qui demeure l’objet de toutes ses attentions, Napoléon décide que les distributeurs ne pourront accorder des rations de vivres qu’aux chefs de corps pouvant justifier de l’importance de leurs effectifs et d’interdire l’accès de la ville à la masse des malheureux ne pouvant faire la preuve de leur appartenance à une unité bien déterminée.

Tandis que l’Empereur espère encore pouvoir prolonger son séjour à Smolensk, l’horizon s’est considérablement assombri. Au Nord-Ouest, les forces du général von Wittgenstein ont bousculé celles du maréchal Oudinot qui occupaient la ville de Polotsk et se sont déjà emparées de Vitebsk, tandis que plus au sud, l’armée de l’amiral Tchitchakov progresse en direction de Minsk. Un simple regard sur une carte permet de mesurer le danger. Pour gagner la lointaine Vilna, la Grande Armée , ou du moins ce qu’il en reste , est donc obligée d’emprunter non plus la route suivie à l’aller, mais celle d’Orcha et de Borissov où elle devra franchir la Bérézina, un affluent de la rive droite du Dniepr, avant que Wittgenstein et Tchitchakov aient pu réaliser leur jonction.

Il faut donc partir au plus vite, d’autant plus que les forces du général Platov, poursuivant leur » marche parallèle » continuent à progresser et que celles du maréchal Koutousov, après avoir encerclé et détruit à Yelnia la brigade du général Baraguay d’Hilliers, se dirigent vers Krasnoië, situé à mi-chemin entre Smolensk et Orcha. Pour protéger son flanc droit, l’Empereur ordonne au maréchal Victor de se porter au secours du maréchal Oudinot et, sans plus tarder prend ses dispositions pour reprendre la route.
Il quitte la ville le 14 novembre. Derrière la Garde, marchent les forces du prince Eugène suivies de celles du maréchal Davout. En queue de colonne, le maréchal Ney est chargé de protéger l’armée contre les harcèlements des Russes. Le 18, les avant-gardes approchent de Krasnoië. Koutousov qui a pris position au sud de la ville, se refuse toujours à un engagement général, mais, après le passage de la Garde, lance le corps du général Miloradovitch, soit 20 000 hommes, à l’attaque des unités du prince Eugène fortes de 6 000 hommes seulement. Au terme d’un premier assaut, les Russes l’invitent à capituler. Eugène refuse et la bataille s’engage à nouveau. Après avoir subi de lourdes pertes, le prince pénètre enfin dans Krasnoië en flammes tandis que le maréchal Davout, profitant de la confusion générale, réussit lui aussi à passer.
Par contre, les 10 000 hommes du maréchal Ney qui, conformément aux ordres de l’Empereur, n’ont quitté Smolensk que la veille, vont se heurter à l’ensemble des forces ennemies qui veulent leur barrer la route. Un combat désespéré s’engage sur les pentes du ravin de Lasmina, aux abords même de Krasnoië. Tout comme le prince Eugène, Ney refuse de se rendre et combat à la tête de ses hommes, un fusil à la main. Lorsque la nuit tombe, il résiste toujours. Les Russes, se croyant assurés du succès, commettent alors l’imprudence de relâcher leur effort.

Le maréchal, laissant ses feux de bivouac allumés, va profiter de l’obscurité pour s’échapper vers le Nord à travers la forêt, franchir à gué le Dniepr à peine gelé et, au terme d’une lutte épique de trois jours et de trois nuits contre le froid et les Cosaques de Platov, parviendra enfin avec un millier d’hommes seulement à rejoindre l’armée aux environs de Orcha. Napoléon, qui l’avait cru perdu, l’accueille avec effusion et, sur sa demande, lui confie à nouveau le commandement de l’arrière-garde.
Une fois encore, en apprenant que le maréchal Koutousov a laissé échapper l’occasion de détruire les forces adverses, le Tsar entre dans une violente colère :
« Je vois avec regret, lui écrit-il, que l’espoir de soulager la tristesse générale causée par la perte de Moscou en barrant à l’ennemi la route du retour est totalement perdu. Votre inaction incompréhensible anéantit tous les avantages de notre situation « .
Pourtant, malgré le succès apparent que viennent de remporter ses armes, la situation de l’Empereur s’est encore aggravée. Au Nord, l’armée du maréchal Macdonald qui. depuis le début de la campagne, contenait les Russes aux portes de Ripa, a été obligée elle aussi de lâcher prise sous la poussée de l’ ennemi renforcé par des unités suédoises et des divisions ramenées du front de Finlande. De son côté, le corps du maréchal Victor, envoyé par l’Empereur pour s’opposer à l’avance du général Wittgenstein a été intercepté par les Russes avant de pouvoir opérer sa jonction avec les troupes du maréchal Oudinot. Il ne reste plus aux deux maréchaux qu’à se replier, chacun de son côté en direction de Borissov et d’y attendre l’arrivée de Napoléon.
Au sud, la situation est tout aussi inquiétante. Les avant-gardes de Tchitchakov approchent de Minsk tandis que les Autrichiens du prince Schwarzenberg, de plus en plus désireux de se retirer de la lutte, ont déjà pris la direction de Varsovie. Seule, la division du général Dombroski, forte de 5 000 hommes, qui occupait jusqu’alors la région de Brobouisk, a pu remonter vers le Nord jusqu’à la hauteur de Borissov et réussi à établir une tête de pont de face de la ville, sur la rive droite de la Bérézina.
Le 20 novembre, Napoléon quitte Orcha à la tête de 35000 hommes en état de combattre et de 127 canons. Derrière eux, suit une longue cohorte de 20 à 25 000 traînards. Il fait de plus en plus froid et le sol est recouvert d’une épaisse couche de neige gelée qui rend la marche encore plus pénible. L’Empereur, qui a remplacé sa tenue légendaire par une pelisse de velours vert doublée de zibeline, coiffé d’un bonnet de fourrure couvrant les oreilles et retenu par deux larges rubans noirs noués sous le menton et chaussé de bottes en peau de mouton, parcourt chaque jour plusieurs kilomètres en s’appuyant sur un long bâton ferré.
Il règne un tel désordre dans les rangs de l’armée que les Cosaques n’hésitent plus à s’approcher des bivouacs, à s’emparer des bagages et à sabrer tous ceux qui tentent de les repousser. Napoléon comprend le danger. Seule, sa Garde peut assurer sa sécurité, aussi croit-il le moment venu de lui rappeler ses devoirs. Après avoir fait former le carré, il s’avance au milieu de ceux qui se qualifient eux-mêmes de grognards et, d’une voix brisée, leur lance ce solennel appel :
» Grenadiers et chasseurs de ma Garde, vous êtes témoins de la désorganisation de l’armée. Si vous imitiez ce funeste exemple, tout serait perdu. Le salut de l’armée vous est confié. Vous justifierez la bonne opinion que j’ai de vous. Il faut non seulement que les officiers maintiennent une discipline sévère, mais que les soldats exercent entre eux une rigoureuse surveillance et punissent eux-mêmes ceux qui s’écarteraient de leurs rangs. Je compte sur vous. Jurez de ne pas abandonner votre Empereur « .
Un immense cri de » Nous le jurons » suivis de retentissants » Vive l’Empereur » lui répond.
Les hommes, dont beaucoup comptent plus de dix ans de service, se redressent et repartent. Pas un seul instant, jusqu’à la fin de la campagne, ils ne failliront à leur serment. Les Cosaques eux-mêmes leur rendront hommage et éviteront de les affronter. Un de leurs chefs qui eut à plusieurs reprises l’occasion de les approcher, écrira un jour :
» La Garde passa parmi nous comme un navire de haut bord armé de cent canons passe parmi les barques de pêcheurs « .
La distance qui sépare Orcha de Borissov est près de 120 kilomètres. Le fantôme d’armée que commande Napoléon va la parcourir en trois jours. Les hommes marchent comme des automates. Ceux qui tombent ne peuvent se redresser et meurent sur place. A peine ont-ils fermé les yeux que leurs camarades s’approchent et s’emparent de leurs vêtements, de leurs chaussures et des maigres provisions qu’ils ont parfois réussi à conserver. Le spectacle est hallucinant et cette vision de cauchemar hantera les nuits de tous ceux qui auront la chance d’y survivre.
Napoléon est de plus en plus inquiet. Considérant la gravité de la situation, il confie au général Caulaincourt :
» Cette fois, il n’y aura de salut que pour les braves. Si nous franchissons la Bérézina, je suis maître des événements, car les deux corps frais que je vais trouver (ceux de Victor et d’Oudinot) et la Garde suffisent pour battre les Russes. Si on ne peut passer, nous ferons le coup de feu … Il faut d’avance être prêt à tout détruire afin de ne pas laisser de trophées à l’ennemi. J’aimerais mieux manger avec mes doigts pendant le reste de la campagne que de laisser aux Russes une fourchette à mes armes … Il faut s’assurer si mes armes et les vôtres sont en bon état car il faudra se battre… « . Et de conclure : » J’ai assez longtemps fait l’Empereur. Il est temps que je redevienne général ! «
Le 22 novembre, il décide de se débarrasser de la moitié des voitures transportant les bagages et de remettre les chevaux ainsi libérés au parc d’artillerie. Peu après, il ordonne à tous les chefs de corps de faire brûler leurs drapeaux et leurs étendards. Malgré cette douloureuse épreuve, il retrouve un peu de sérénité, peut-être parce que le temps s’est brusquement remis au beau et que la température s’est assez considérablement radoucie. Aux membres de son entourage, il déclare même avant de s’endormir :
» J’ai plus de moyens qu’il ne m’en faut pour passer sur le corps des Russes si leurs forces sont le seul obstacle « .
Dans la nuit pourtant il fait appeler Caulaincourt et reconnaît : » Cela devient grave « .
Le 23, il s’installe dans le hameau de Bohr, à une trentaine de kilomètres de Borissov pour y passer la nuit. Ce même jour, vers quatre heures de l’après-midi, les patrouilles de ses avant-gardes aperçoivent au loin à travers un rideau d’arbres une bande d’eau trouble charriant des glaçons et bordée de rives fangeuses. C’est la Bérézina qu’ils viennent d’atteindre un peu au nord de Borissov et dont le nom allait entrer dans la légende.
Le lendemain, un officier de l’état-major du maréchal Oudinot se présente devant l’Empereur.
» Le maréchal m’a chargé de faire savoir à Votre Majesté que l’armée de l’amiral Tchitchakov est parvenue sur la Bérézina et en garde tous les passages « , annonce t-il.
Napoléon se récrie : » Ce n’est pas vrai ! C’est impossible ! «
L’ennemi, poursuit le messager, occupe le pont de Borissov et se trouve déjà sur la rive gauche de la rivière. La glace est trop faible et on ne peut passer.
L’Empereur semble assommé par ce nouveau coup du sort. Il se ressaisit vite et ordonne sur le champ au maréchal Oudinot, auquel le maréchal Victor apportera son appui, de reprendre Borissov coûte que coûte. Malgré la disproportion des forces (8 à 9 000 Franco-Polonais contre 30 000 Russes) l’ennemi sera chassé de la ville, mais en se retirant, a réussi à brûler le pont.
En dépit de cet échec, toutes les conditions semblent réunies pour permettre aux Russes de remporter une éclatante victoire. L’amiral Tchitchakov se maintient toujours solidement sur la rive droite de la Bérézina et paraît en mesure d’en empêcher le passage soit en aval ou en amont de Borissov. Dans le même temps, le général Wittgenstein menace le flanc droit de la Grande Armée. Au sud, le maréchal Koutousov qui a traversé la Bérézina à une cinquantaine de kilomètres en aval de Borissov, remonte vers le nord et se porte à la rencontre de l’amiral Tchitchakov. Pour leur part, les généraux Miloradovitch et Platov avancent sur les talons des Français. Cent quarante mille Russes encerclent ainsi les dernières forces de Napoléon.
» Je doute que ce monstre de Bonaparte puisse éviter la mort ou la captivité « , prédit le général russe Vorontzov.
Les Français eux-mêmes ne sont pas éloignés de partager cette opinion :
» Si Napoléon se tire d’affaire aujourd’hui, confesse le maréchal Ney, il faut qu’il ait le diable au corps « .
La chance, si toutefois on peut employer ce mot en de semblables circonstances, va pourtant permettre à l’Empereur de sortir de cette souricière. Peu après avoir appris la destruction du pont de Borissov par l’ennemi et alors que la situation semblait désespérée, une information va lui redonner quelque espoir. En effet le jour même, le général Corbineau, commandant la cavalerie légère du corps du maréchal Oudinot qui, depuis la chute de Polotsk cherchait à rejoindre la Grande Armée, s’était heurté, sur la rive droite de la Bérézina, aux forces avancées de l’amiral Tchitchakov. Il était parvenu à les repousser, mais avait estimé prudent de traverser la rivière afin de se mettre à l’abri d’une éventuelle contre-attaque.
Par un hasard extraordinaire, il avait rencontré à quinze kilomètres au Nord de Borissov un paysan dont le cheval était mouillé jusqu’au poitrail. Celui-ci lui avait fait comprendre qu’il existait non loin de là, en un lieu situé entre les hameaux de Brillowo sur la rive droite et Studianka sur la rive gauche, un gué permettant de gagner l’autre bord. Sans perdre de temps, Corbineau avait formé sa cavalerie en colonne serrée et lui avait ordonné de tenter le passage. En dépit du courant et des glaçons, il n’avait perdu qu’une vingtaine d’hommes sur les 700 qu’il commandait. Il avait aussitôt fait part de sa découverte au maréchal Oudinot qui s’était empressé à son tour d’adresser un rapport à l’Empereur.
Ce dernier interroge : quelle est la largeur de la rivière à l’emplacement du gué ? On lui répond qu’elle n’est pas très large, 30 à 40 toises (40 à 50 mètres) mais qu’elle est bordée de rives marécageuses (aujourd’hui assainies) de telle sorte qu’il faudrait pouvoir construire un pont de 70 à 100 mètres pour la traverser. Napoléon n’hésite pas.
Des ordres sont immédiatement donnés pour que les 400 pontonniers du général de génie Eblé, auxquels se joindront quelques sapeurs du général Chasseloup-Laubat, quittent leurs cantonnements de Lochnitza, près de Borissov et prennent la direction de Studianka. ,, , C ‘est là qu’ils devront édifier non pas un pont, mais deux, le premier afin de permettre le passage de la troupe, le second celui des fourgons et des pièces d’artillerie. Partis dans la nuit, ils arrivent à pied d’oeuvre au début de l’après-midi du 25.

Fort heureusement le général Eblé avait sauvé de la déstruction d’une partie du matériel ordonnée par l’Empereur, six caissons renfermant des outils, des clous, des crampons nécessaires à la construction de ponts de chevalets et deux forges de campagne ainsi que deux voitures transportant du charbon. Après avoir annoncé à ses hommes que le sort de l’armée reposait entre leurs mains, ceux-ci se mettent aussitôt à l’ouvrage.
Sous la protection de 40 canons de gros calibre, ils préparent des chevalets en utilisant le bois formant l’ossature de la vingtaine de malheureuses isbas composant le hameau de Studianka, forgent des fers pour les lier, entrent jusqu’à la ceinture dans l’eau glacée et commencent à les enfoncer dans le lit de la rivière. Plusieurs d’entre eux, vaincus par le froid et la fatigue, sont emportés par le courant. Les autres, conscients de la responsabilité dont ils sont investis, n’en poursuivent pas moins leur tâche.
Dans la journée Napoléon se rend à Studianka pour reconnaître les lieux et encourager les pontonniers. Il aurait voulu que les ponts fussent achevés le soir même et adresse au général Eblé des reproches grandement immérités :
» C’est bien long, général, c’est bien long ! «
» Sire, se borne à répondre l’intéressé, mes hommes sont dans l’eau jusqu’au cou. Les glaçons interrompent leur travail. Je n’ai pas de vivres et d’eau-de-vie pour les réchauffer « .
Un peu confus, l’Empereur tourne bride et revient à Borissov. Pour donner le change, il parcourt les rives du fleuve entouré des officiers de son état-major et s’arrête longuement devant les piles du pont détruit par les hommes de Tchitchakov. Il se rend un peu en aval, en un lieu appelé Berexino inférieur, comme s’il voulait également étudier la possibilité de traverser la rivière en cet endroit. Puis il regagne Borissov où il s’attarde à nouveau. Son but est clair : il faut » battre l’estrade » afin de fixer les Russes devant la ville et multiplier les démonstrations pour leur faire croire qu’en dépit des risques et des difficultés, il va faire reconstruire le pont à l’emplacement même où il s’élevait quelques jours plus tôt.
Il va parvenir à ses fins au delà de toutes ses espérances. En effet, pour protéger la rive droite de la Bérézina, l’amiral Tchitchakov avait envoyé en face de Studianka une division forte de 6 000 hommes et disposant de 30 pièces d’artillerie placée sous le commandement du général Tchuplitz. Durant toute la journée du 25 novembre, les pontonniers du général Eblé avaient constaté leur présence et redouté que des tirs de boulets ne viennent anéantir leurs efforts, mais les canons du général Tchuplitz étaient demeurés étrangement muets. Le soir, dans la brume, ils avaient encore distingué leur présence, mais au cours de la nuit, la neige qui s’était mise à tomber avait considérablement réduit toute visibilité.
A leur grande stupéfaction, les Français constatent au lever du jour que les Russes sont partis. L’amiral Tchitchakov auquel le maréchal Koutousov avait adressé quelques jours plus tôt cette prophétique mise en garde :
» Vous avez affaire à Napoléon, général du plus grand génie : il fera certainement une démonstration de passage en un point pour attirer votre attention tandis qu’il l’effectuera en un point opposé »
avait cru suivre les recommandations de » vigilance et de prudence » que lui avait ainsi prodiguées le commandant en chef en concentrant ses forces en face de Borissov où les Français paraissaient s’agiter activement, ne laissant en face de Studianka que quelques pelotons de Cosaques chargés d’opérer des reconnaissances.
Les hommes du général Eblé n’en croient pas leurs yeux et poussent des cris de joie. Le maréchal Oudinot, après être venu en personne se rendre compte de ce renversement de situation court avertir l’Empereur qui vient d’arriver à Studianka.
» Sire, les Russes ont levé le camp et quitté leurs positions « , s’écrie t-il !
Napoléon s’avance jusqu’au bord de la rivière, inspecte la rive opposée avec sa longue-vue et s’exclame :
» J’ai trompé l’amiral ! «
Il comprend qu’il faut sans perdre de temps occuper le terrain que les Russes viennent d’abandonner. Bien que les pontonniers et les sapeurs aient travaillé toute la nuit à la lueur de torches en n’absorbant qu’un peu de bouillie sans sel, le premier pont n’est pas encore terminé.

L’Empereur ordonne alors aux cavaliers du général Corbineau ayant chacun un voltigeur en croupe d’entrer dans l’eau et de traverser la rivière. Deux heures plus tard, quatre cents hommes se trouvent déjà sur la rive opposée. Ils sont bientôt rejoints par les rescapés de la division Dombroski transportés sur des radeaux. Après un bref échange de coups de feu avec les quelques Russes demeurés sur place, ils restent maîtres de la situation.
A la fin de la matinée le général Eblé autorise les premiers contingents à emprunter le pont et les 9 000 hommes du corps du maréchal Oudinot passent sans encombre. Vers quatre heures de l’après-midi, le deuxième pont est ouvert et les convois d’artillerie peuvent à leur tour s’engager. Certes, ce ne sont pas des ouvrages d’art, le plancher qui les recouvre est loin de présenter une surface continue, par endroits même il s’enfonce au dessous du niveau de l’eau. Plus grave encore, les blocs de glace charriés par le courant viennent ébranler les chevalets qui le soutiennent et les ouvrages si péniblement édifiés s’effondrent. Mais les pontonniers veillent et au moindre incident se précipitent dans l’eau pour réparer les dégâts.
Toute la journée, Napoléon surveille le passage de ses troupes qui ne s’arrête qu’à la tombée de la nuit. Pendant qu’il se repose dans la seule maison de Studianka possédant encore un toit, près de 40 000 traînards campent sur la rive gauche de la rivière. La forêt voisine leur a permis de trouver du bois et fascinés par les flammes, ils demeurent accroupis devant de mauvais feux de bivouac. Pas un instant, ils ne songent à emprunter les ponts demeurés libres toute la nuit pour gagner l’autre rive.
Ce n’est qu’avec le lever du jour qu’ils prennent enfin conscience du danger et se bousculent pour traverser la rivière. Mais Napoléon donne l’ordre de les refouler, la priorité devant être réservée à l’armée. Le 27 novembre, à dix heures du matin, la Garde passe, suivie des corps du maréchal Ney et de celui du prince Eugène, puis de ceux du maréchal Davout, des généraux Poniatowski et Junot. Peu après, l’Empereur passe à son tour.
Les Russes se sont enfin ressaisis et toute la journée du 28, la bataille va faire rage. Au nord, les forces du général von Wittgenstein sont passées à l’attaque mais ont été non seulement contenues mais refoulées par la cavalerie du général Victor. Plus au sud, les généraux Platov et Miloradovitch tentent de s’emparer de la ville de Borissov défendue par les 4 000 hommes de la division du général Partournaux. Enfin, l’amiral Tchitchakov, comprenant un peu tard son erreur, fait remonter les 27 000 hommes dont il dispose le long de la rive droite de la Bérézina mais se heurte à la résistance des combattants du maréchal Oudinot, bientôt appuyés par ceux des maréchaux Ney et Mortier.
Seules les forces du maréchal Koutousov demeurent curieusement inactives. Pourtant, leur arrivée sur le champ de bataille aurait pu se révéler décisive et permettre aux Russes de remporter une grande victoire. Mais, comme il le dira plus tard, il pensait que les forces de ses lieutenants étaient amplement suffisantes pour écraser les restes de la Grande Armée:
» De toutes façons, ajoutera t-il pour se justifier, les Français étaient perdus et si nous nous étions épuisés nous-mêmes, avec quoi aurions-nous pu atteindre la frontière ? Nous ne pouvions montrer à l’Europe une armée qui n’aurait été qu’un troupeau de vagabonds « .
On oublie sans doute un peu trop volontiers que les Russes, tout comme les Français et leurs alliés. avaient eux aussi beaucoup souffert du froid et de la faim au cours de leur « marche parallèle » et que leurs effectifs avaient considérablement fondu. On doit cependant reconnaître que Koutousov, dans son souci de ménager à tout prix ses soldats. avait peut-être, comme ne manqueront pas de le faire remarquer de nombreux historiens, laisser passer l’occasion d’infliger au plus grand capitaine de tous les temps une défaîte irrémédiable.
Le 29 novembre, lorsque le jour se lève, la bataille est pratiquement terminée. Malgré l’héroïque résistance française qui a permis à la quasi totalité des hommes en état de porter les armes de traverser la rivière, les Russes avancent sur tous les fronts. La veille, les troupes de l’amiral TchitchaLov, après avoir repris pied sur la rive gauche de la Bérézina en face de Borissov, ont obligé les quatre cents survivants de la division Partournaux à déposer les armes et progressent désormais en direction de Studianka. Seul, le corps du maréchal Mortier continue à s’opposer à leur avance.
Estimant qu’il ne pourra plus tenir longtemps, le maréchal donne l’ordre à ses troupes de se replier. A neuf heures (et non à sept heures comme l’avait prescrit Napoléon), alors que les Cosaques commencent à dévaler vers le berges, les pontonniers du général Eblé exécutent l’ordre de mettre le feu aux deux ponts.
Huit à dix mille traînards, éclopés ou invalides, qui, ainsi qu’ils l’avaient fait la veille, ont refusé de profiter de l’obscurité pour s’échapper, se trouvent encore sur la rive gauche de la Bérézina au milieu d’un indescriptible enchevêtrement de chevaux, de calèches, de caissons, de canons, de fourgons éventrés, d’où s’échappent les objets les plus divers, fourrures, chasubles brodées, coffrets remplis de bijoux et de pierres précieuses, gravures, livres, vaisselle d’or et d’argent et même de la porcelaine. Quelques-uns de ces malheureux se jettent à l’eau mais sont rapidement emportés par le courant. Les autres tombent aux mains des Russes. Ceux qui peuvent encore marcher seront faits prisonniers, les autres, purement et simplement massacrés.
Tandis que s’achève un drame que tous les manuels d’histoire présentent comme un des épisodes les plus sombres de notre histoire militaire, 15 à 18 000 hommes fuient dans la nuit et la neige à travers les marais de Zembin, en direction de Kalen. L’Empereur, de plus en plus songeur, se trouve au milieu d’eux. Il mesure dans toute son ampleur le caractère désespéré de la retraite, mais ne peut s’empêcher de trouver une mince consolation en pensant que son génie et sa détermination lui ont permis d’éviter le pire.
Comme l’écrira un jour un de ses plus implacables ennemis, le général prussien Clausewitz
» il avait à la Bérézina non seulement sauvé son honneur, mais acquis une nouvelle gloire « .
La suite de la campagne est une agonie. Subitement, après le redoux des jours précédents, la température tombe brusquement jusqu’à atteindre 20° et même 30° sous zéro. L’estomac et la tête vides, le visage tuméfié par le froid, les mains et les pieds souvent gelés, couverts de haillons et rongés de vermine, les malheureux rescapés ne songent qu’à gagner Vilna situé à 250 kilomètres où ils espèrent trouver des vivres et se reposer. Koutousov les suit à deux ou trois journées de marche et organise la poursuite afin de les encercler dans la ville si bien qu’à peine arrivés dans l’ancienne capitale de la Lituallie après 10 jours d’abominables souffrances, ils seront à nouveau obligés de reprendre la route. Leur objectif est désormais Kowno.
Partis de Vilna le 10 décembre, quelques milliers d’hommes épuisés arrivent à Kowno le 12. Le 16, toujours sous la pression des Russes, ils repassent le Niemen qu’ils avaient franchi cinq mois plus tôt, musiques en tête et drapeaux déployés. Il ne reste plus désormais aucun soldat étranger sur le sol de la Sainte-Russie. Le maréchal Koutousov estime donc atteint son objectif et le Tsar, qui n’avait cessé de lui reprocher sa mollesse et son inertie, se croit cependant obligé de lui remettre la plus haute distinction militaire russe, la Croix de Saint-Georges de première classe et de le faire prince de Smoletisk.
Le 5 décembre, alors qu’il se trouvait à Smorgani, petite localité située à mi-chemin entre la Bérézina et Vilna, Napoléon avait brusquement quitté l’armée. Depuis près d’un mois, il savait qu’à Paris un récidiviste de la rébellion, un certain général Mallet, avait tenté de renverser le régime impérial en annonçant que son chef était mort au cours de la retraite, et était demeuré maître de la capitale pendant quelques heures, après avoir entraîné à sa suite deux régiments et mis en état d’arrestation le ministre de la Police, le général Savary, et le préfet de Police, Pasquier.
Il pressentait également que la publication du 29e Bulletin de la Grande Armée, par lequel il annonçait à ses sujets le désastre qu’il venait d’essuyer et les pertes effroyables qu’il avait subi [1]voir les Bulletins sur ce site provoquerait dans tout le pays de redoutables remous. Pour ces raisons, il avait donc estimé que sa présence à Paris était nécessaire pour rassurer ses sujets et raffermir son pouvoir.
Ce n’était pas tout. L’Empereur mesurait pleinement les conséquences que ce terrible échec allait provoquer dans l’Europe toute entière. La récente défection des Prussiens survenant quelques jours seulement après celle des Autrichiens lui faisait pressentir que l’Allemagne risquait dans un avenir plus ou moins proche, de se soulever en masse. Aussi. à peine était-il sorti, et dans quel état, du guêpier russe, que la menace d’une prochaine guerre se profilait déjà à l’horizon. Pour faire face à ce danger, il allait donc falloir lever au plus vite de nouvelles troupes, les armer les instruire, les encadrer et lui seul était capable de mener à bien une telle entreprise. Ses maréchaux, auxquels il avait fait part de ses inquiétudes, s’étaient rangés à cette opinion et avaient approuvé son départ.
Avant de s’éloigner, l’Empereur avait transmis le commandement au maréchal Murat. Il ne pouvait faire de plus mauvais choix, car le roi de Naples ne songeait qu’à regagner son royaume au plus tôt pour tenter de sauver son trône. Le prince Eugène allait lui succéder, mais en dépit de toute sa bonne volonté et son sens du devoir, il ne pourra renverser le cours des événements.
Napoléon portera lui-même ce jugement sur cette désastreuse campagne:
» Cette guerre de Russie, reconnaîtra t-il peu après son retour à Paris, était une mauvaise affaire. Je me suis trompé non sur son but et son opportunité politique, mais sur la manière de la faire … Je suis allé à Moscou, j’ai cru y signer la paix. J’y suis resté trop longtemps. J’ai cru obtenir en un an ce qui ne devait être exécuté qu’en deux campagnes… ».
Et, comme s’il ne pouvait imaginer que le glas de l’Empire avait déjà commencé de sonner, il ajoutera :
» J’ai fait une grande faute, mais j’aurai les moyens de la réparer « .
Un proche avenir allait lui enlever ses dernières illusions. Deux ans plus tard, en effet, succombant sous le poids de l’Europe entière coalisée contre lui, Napoléon était obligé d’abdiquer.