I – Contexte et préparatifs
La période révolutionnaire avait vu la colonie de Saint-Domingue s’enfoncer dans la guerre civile : aux affrontements raciaux sur la question de l’abolition de l’esclavage (1791-1793) étaient venues se greffer les tentatives anglaises et espagnoles de conquêtes de cette riche colonie française (1794-1798). De ce chaos émergèrent plusieurs généraux noirs combattant pour la France, dont l’un, Toussaint Bréda dit « Toussaint-Louverture », s’affirma rapidement comme le principal leader. Il pousse les Espagnols à demander la paix dès 1795, (ceux-ci cèdent même leur partie de l’île à la France) avant de faire capituler les Anglais et leurs alliés émigrés en 1798.
Mais dès le départ des Britanniques, la guerre civile reprend de plus belle entre les noirs, menés par Toussaint, et les mulâtres (métis) conduits par le général Rigaud [1]André Rigaud (1761 – 1811). Après deux années de lutte, Toussaint parvient finalement à battre son adversaire, et à le contraindre à s’exiler en métropole (août 1800). Resté seul maître de Saint-Domingue, il chasse les agents du gouvernement, prend possession sans autorisation de la partie espagnole de l’île (début 1801), ce qui lui avait été formellement interdit, et promulgue une constitution lui donnant plein pouvoir à vie (juillet 1801).
On dit souvent que c’est en apprenant la promulgation de cette constitution (mi-octobre 1801) que Napoléon prit la décision de monter une expédition contre Saint-Domingue. Pourtant, la rupture entre Saint-Domingue et la métropole était déjà consommée depuis avril, lorsque la nouvelle de l’annexion de la partie espagnole de l’île était parvenue à Paris. Une expédition qui s’apprêtait à quitter les ports de France pour apporter des renforts à Toussaint et le nommer officiellement capitaine général de Saint-Domingue, est annulée in extremis. Il faut néanmoins attendre le retour du général Kerverseau [2]François-Marie Périchou, dit de Kerverseau (1757 – 1825), ex-commandant de la partie espagnole, renvoyé de Saint-Domingue par Toussaint, pour voir véritablement les préparatifs d’une expédition militaire contre Saint-Domingue.
Le 12 septembre 1801, Kerverseau présente son rapport au gouvernement :
« C’est à la République à examiner si, après avoir donné des lois à tous les monarques de l’Europe, il convient à sa dignité d’en recevoir dans une de ses colonies d’un nègre révolté … (…) Il faut avant tout, que tous les chefs actuels sortent de la colonie ; car tant qu’ils y seront, leur volonté sera plus puissante que la loi ».
Appelant à une intervention militaire, Kerverseau la souhaite toutefois limitée et destinée
« (…) non pour asservir Saint-Domingue, mais pour l’affranchir de la tyrannie de ses oppresseurs (…) ».
Il n’est que partiellement entendu, et le gouvernement n’attend même pas d’être informé, un mois plus tard, de la promulgation de la constitution de Toussaint pour opter pour la manière forte. Les préparatifs militaires vont déjà bon train, et la paix avec l’Angleterre a justement permis de mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’exécution de cette politique. Le 7 octobre 1801, dans une note au ministre de la Guerre Berthier, le premier Consul Bonaparte détaille l’organisation des troupes coloniales destinées à ramener l’ordre dans les colonies de Saint-Domingue et la Guadeloupe, et de reprendre possession de la Martinique. C’est l’acte fondateur officiel des expéditions coloniales de 1801-1802.

L’expédition de Saint-Domingue est confiée à Victor-Emmanuel Leclerc [3]Victoire-Emmanuel Leclerc (1772 – 1802), beau-frère du premier Consul par son mariage avec Pauline Bonaparte. Ce commandement, quoique convoité par de plus brillants et influents généraux, comme Bernadotte, Leclerc l’accepte sans joie : il a la santé fragile et craint particulièrement les fortes chaleurs, lui pour qui le climat de Nice était déjà une torture telle qu’il demanda en 1794 à être transféré à l’armée des Alpes, où le climat lui conviendrait davantage ! Pourtant, il sait ne pas pouvoir refuser cet honneur, puisqu’il commandera ainsi la dernière armée active de la République, celles d’Italie, du Rhin ou de l’Ouest étant désormais sur le pied de paix.
Les troupes de l’expédition sont organisées autour des vestiges de troupes hors ligne de la vaine expédition de Sahuguet [4]Jean-Joseph-François-Leonard Damarzit de Laroche, Sahuguet (1756 – 1802) vers l’Égypte, et de celles destinées à l’expédition annulée d’avril pour Saint-Domingue. A ces unités disciplinaires (Légion de la Loire, Légion expéditionnaire, bataillons des francs de l’Ouest, …), remplies des pires éléments de l’armée ou des prisons de l’Ouest, d’étrangers incorporés généralement contre leur gré et de conscrits illégalement réquisitionnés, s’ajoutent petit à petit des bataillons de vieilles troupes prélevés à peu près équitablement (proportionnellement à leurs effectifs) sur les armées du Rhin, de l’Ouest, d’Italie et même des corps de Hollande ou d’Espagne. Toutefois, Bernadotte, commandant l’armée de l’Ouest, aura tendance à fournir des bataillons de son armée récemment transférés en renfort de l’armée du Rhin, ce qui peut être à l’origine de la légende selon laquelle cette dernière armée fut envoyée presque dans son intégralité à Saint-Domingue. Ce qui est faux.
Pour encadrer ces troupes, le premier Consul fait appel à des vétérans des colonies ou de divers expéditions maritimes (Égypte, Irlande, …), particulièrement en ce qui concerne les généraux de division (Rochambeau[5]Donatien-Marie-Joseph de Vimeur, vicomte de Rochambeau (1755 – 1813), le fils du maréchal., Desfourneaux [6]Edme-Etienne Borne, comte Desfourneaux (1767 – 1849), Dugua [7]Charles-François-Joseph Dugua (1744 – 1802), Boudet [8]Jean Boudet (1769 – 1809), Hardÿ [9]Jean Hardÿ (1762 – 1802). Le général de Saint-Domingue signait bien « Hardÿ », par contre son fils ou petit-fils, et principal biographe (ce qui a sans doute influencé Six) signait … Continue reading), mais également à tous les niveaux de la hiérarchie (généraux de brigade Kerverseau, Fressinet [10]Philibert Fressinet (1767 – 1821), Humbert [11]Jean-Joseph-Amable Humbert (1767 – 1823), qui a mené l’expédition d’Irlande en 1798, Meyer de Schauensee Jean-Baptiste-Maur-Ange-Montanus-Joseph-Rodolphe-Eugène Meyer de Schauensee (1768 – 1802))), … ainsi que les ordonnateurs et de nombreux colonels, chefs de bataillon, et même jusqu’aux capitaines d’état-major qui sont souvent sélectionnés pour leur expérience outre-mer).
Enfin, de nombreux officiers supérieurs de couleur sont attachés à l’expédition (Rigaud, Besse Martial Besse (1759 – ?))), Villatte [12]Jean-Louis Villatte (1751 – 1802), L’Eveillé [13]Jean-Pierre-Baptiste L’Eveillé ( ? – 1802), Beley, Pétion …), de manière à contrebalancer l’influence de Toussaint. Contrairement à ce que l’on peut encore souvent lire, l’expédition est pensée avec soin, dans l’optique de succès et non pour exiler l’armée d’un adversaire politique. Pour preuve, les états-majors de Leclerc et des principaux généraux sont peuplés de jeunes officiers parents de personnages influents : Ornano [14]Philippe-Antoine Ornano (1784 – 1863), aide de camp de Leclerc et Arrighi [15]Frère du futur duc de Padou, le capitaine Arrighi de l’armée de Saint-Domingue meurt de maladie dans cette île dans la semaine même de son débarquement., cousins de Napoléon, de même que l’un des frères de ce dernier, Jérôme Bonaparte ; le fils du général Dugua, ainsi que celui du consul Lebrun et un autre du général Hédouville ; le neveu du futur maréchal Kellermann ; le frère de Savary ; un cousin du général Menou ; Leclerc emmène avec lui son frère Nicolas, son oncle Musquinet de Beaupré, sa femme et son fils en bas âge ; etc. Et ce sans compter les nombreux généraux ou colonels qui profitent de leur affectation pour emmener un ou plusieurs parents dans leurs bagages. Faire partie de l’expédition de Saint-Domingue est donc bien une faveur accordée aux proches du pouvoir ou d’officiers que le premier Consul veut s’attacher, ou du moins détacher de ses rivaux (Salme[16]Jean-Baptiste Salme (1766 – 1811) à Saint-Domingue, Richepance[17]Antoine Richepance (1770 – 1802) à la Guadeloupe, Decaen [18]Charles-Mathieu-Isidore Decaen (1769 – 1832) aux Indes, …).
Avant de partir, Bonaparte a écrit à Leclerc :
Paris, 19 novembre 1801
Au capitaine général Leclerc, commandant en chef le corps expéditionnaire de Saint-Domingue
La proclamation et ma lettre à Toussaint partent cette nuit par un courrier extraordinaire qu’expédie le ministre de la marine. Je vous envoie Moustache, que vous m’expédierez lorsque vous serez en appareillage, afin que je sache avant tout autre votre heureuse sortie.
Une frégate américaine arrivée à Lorient nous a apporté des lettres de Pichon (Louis André Pichon, 1771-1854, diplomate, commissaire générale des relations commerciales à Philadelphie. Il sera « mêlé » à l’affaire du mariage de Jérôme . Il nous rend un compte très-détaillé de la colonie de Saint-Domingue. Toussaint avait fait relâcher Roume, qui était arrivé en Amérique.
Une grande fermentation existait à Saint-Domingue contre Toussaint : à la tête paraît être le général Christophe. On croit que c’est par une suite de cette fermentation que Toussaint avait suspendu la mise à exécution de la Constitution jusqu’à la réponse de la métropole, et qu’il avait expédié un nouvel agent auprès de moi pour surveiller, à ce que l’on croit, Vincent, dont il se méfiait beaucoup; cet agent était arrivé en Amérique.
Tout me porte à augurer que tous les obstacles que vous aurez à franchir seront moins forts que ce que l’on avait craint, en y mettant de l’activité et de la fermeté.
Le Gouvernement anglais parait très-bien disposé pour l’expédition; il a donné à la Jamaïque des ordres pour que l’on nous aidât et que l’on nous fournît tout ce que l’on pourrait.
Vous trouverez, je crois, la croisière de la Jamaïque forte de quatorze ou quinze vaisseaux de guerre. Elle a ordre de retourner en Europe à mesure que notre escadre y reviendra.
Rien ne doit plus désormais vous retenir. Si le courrier qui porte la proclamation et la lettre tardait à arriver par quelque accident, partez toujours : une frégate vous aurait bientôt rejoint.
Les convois de Flessingue et du Havre sont prêts, et ce qui part de Cadix et de Toulon n’est pas loin de l’être.
Il me tarde d’apprendre que vous avez rendu à la République le plus grand service qu’aient à espérer son commerce, sa navigation, et que nous puissions vous proclamer le restaurateur de notre grande colonie.
Donnez-nous souvent de vos nouvelles.
Mettez dans vos relations avec le commandant anglais beaucoup d’aménité, mais toute la dignité qu’exige la grandeur de la nation.
Je vous salue affectueusement.
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N’oubliez pas de me donner des nouvelles de madame Leclerc. J’aime à penser qu’elle partagera aussi un peu la gloire de votre expédition, surtout si elle se met au-dessus des fatigues de la navigation ou du climat.

Et à Villaret-Joyeuse :
Paris, 19 novembre 1801
A l’amiral Villaret-Joyeuse
J’ai reçu, citoyen Général, plusieurs lettres que vous m’avez écrites pendant votre séjour à Brest. C’est avec une grande confiance que je vois le destin d’une expédition aussi importante confié à un marin aussi habile. Vous conduirez heureusement toute votre grande armée navale à sa destination. Vous aiderez, de tous les moyens de l’escadre, les opérations militaires qui pourraient avoir lieu. Vous mettrez dans vos relations avec les amiraux anglais beaucoup d’aménité et une grande attention à ne pas compromettre la dignité nationale – car l’honneur, pour un peuple aussi puissant que le nôtre, est le premier des biens; la fortune et le commerce ne sont que le second.
Comptez sur l’entière confiance du Gouvernement et sur le désir particulier que j’ai de vous être agréable.
Je vous salue affectueusement.
II – La guerre ouverte (décembre 1801-mai 1802)
Les escadres quittent les ports de Brest, Lorient, Rochefort, Toulon et Cadix à partir du 14 décembre 1801, emportant une première vague d’environ douze mille militaires, sans compter de nombreux administrateurs ou d’anciens colons espérant récupérer leurs possessions dans le sillage de l’armée. Mais les escadres ratent les deux premiers points de rendez-vous et doivent donc se regrouper au cap de Samana, en vue de Saint-Domingue, ce qui permet à Toussaint-Louverture d’apprécier la puissance dirigée contre lui et de s’y préparer.

Kerverseau et une petite brigade sont détachés dès la fin janvier sur Santo Domingo, alors que Leclerc entame de brefs, mais stériles, pourparlers avec le général Christophe (3 février 1802), commandant le Cap. Excédé par les refus de Christophe de le laisser entrer au Cap sans l’autorisation de Toussaint, Leclerc ordonne le débarquement sur plusieurs points : la division Rochambeau à Fort-Dauphin (aube du 4 février) ; divisions Hardÿ et Desfourneaux, ainsi que divers détachements, au Cap (4-5 février), division Boudet à Port-au-Prince (5 février). Si Kerverseau s’empare par ruse, sans un coup de feu, de l’ancienne partie espagnole, les autres colonnes doivent se rendre maîtresses de leurs objectifs de vive force : Rochambeau prend d’assaut le fort Dauphin et massacre la garnison prisonnière ; Hardÿ débarque dans les ruines du Cap, incendié par Christophe en représailles à la prise de fort Dauphin, et se lance à la poursuite de ce dernier ; l’avant-garde de Boudet, accueillie pacifiquement par les mulâtres de Port-au-Prince ayant appris le retour du général Rigaud, tombe néanmoins dans une embuscade à la sortie de la ville.
Peu après, un autre détachement, commandé par le général de brigade Humbert, est envoyé par mer pour s’emparer de Port-de-Paix (9 février) : si ce bouillant général s’acquitte vite de sa mission (10 février), il se laisse emporter et poursuit dans les terres le général Maurepas, l’un des meilleurs officiers de Toussaint. La sanction est sans appel : battu, Humbert est repoussé dans les forts de la ville (12 février), et seule la présence des canons de la flotte et le renfort d’un bataillon de marins et artilleurs de marine lui évite de se faire anéantir. Fort de ce renfort, Leclerc lui ordonne de repasser à l’offensive : Humbert, échaudé, fait part de son scepticisme quant aux chances de succès de l’entreprise. Mais Leclerc insiste, et Humbert s’exécute, avec le même résultat (15 février).
Leclerc envoie alors par terre une colonne de secours, commandée par le général de division (d’artillerie) Debelle, pour dégager les troupes de Port-de-Paix : celui-ci fait sa jonction avec Humbert (17 février) et ordonne immédiatement l’assaut des positions de Maurepas, malgré les appels à la prudence d’Humbert. Une fois encore, les Français sont battus et contraints de s’enfermer dans Port-de-Paix. Dans son rapport, Debelle rejettera l’intégralité de la responsabilité de cet échec sur les épaules d’Humbert, qui sera mis aux arrêts à bord de la flotte.
Pendant ce temps, la division Hardÿ poursuivait le général Christophe l’épée dans les reins et lui infligeait plusieurs revers au cours de sa retraite (combats du Dondon le 19 février et du Morne-à-Boispin le 21) alors que Desfourneaux s’emparait de Plaisance. Ce dernier est rapidement détaché de la colonne principale pour faire mouvement sur les arrières du général Maurepas, qui assiégeait toujours Humbert et Debelle dans Port-de-Paix. Encerclé, Maurepas fait finalement sa soumission à Leclerc. L’ensemble des divisions françaises (Hardÿ, Desfourneaux, Rochambeau, Boudet et les débris de la « colonne Debelle ») converge ensuite sur les Gonaïves, poussant devant elles les divisions de Toussaint, que Leclerc espèrent acculer à la mer sur ce point.
Mais Dessalines parvient à échapper à Boudet et à se réfugier dans la Crête-à-Pierrot, une position fortifiée élevée par les Anglais du temps de leur occupation de l’île, alors que Rochambeau bute sur Toussaint en personne à la Ravine-aux-Couleuvres (23 février). Selon que les sources soient françaises ou haïtiennes, le vainqueur de cette bataille varie : les troupes de Rochambeau subirent de terribles pertes dans ce goulet où les bataillons d’élite de Toussaint les fusillaient, mais semblent toutefois être parvenues à forcer ce dernier à abandonner ses positions. Victoire française « à la Pyrrhus » ? Tactiquement peut-être, mais Rochambeau ne peut poursuivre du fait de la saignée qu’il a subie, et oblique pour se rapprocher de Leclerc : Toussaint s’échappe donc du piège.
Le plan initial de Leclerc est donc un échec, quoiqu’il ait fait mettre bas les armes à Maurepas et toute sa division, considéré comme le meilleur lieutenant de Toussaint. La guerre de mouvement s’achève, dès lors commence la guerre de positions !

Debelle rattrape Dessalines et, une nouvelle fois trop impétueux, le poursuit sans réfléchir : attiré jusque sous les murs de la Crête-à-Pierrot (4 mars), ses troupes se font tailler en pièces par les canons du fort. Debelle, blessé, doit être évacué. Leclerc envoie Boudet à son secours, alors que lui-même se porte sur ce point avec sa réserve centrale (sa Garde et une demi-brigade d’élite). Pendant ce temps, Dessalines quitte le fortin, dont il délègue le commandement au chef de bataillon mulâtre Lamartinière [19]Thomas Mignot Lamartinière (1768 – 1813).
Boudet, arrivé sous les murs du fort (11 mars), monte sans attendre à l’assaut et subi le même sort que Debelle : blessé, il doit abandonner son commandement et ordonner un repli. Leclerc, arrivé sur les lieux le soir même, place Dugua à la tête de la division Boudet et lance immédiatement un nouvel assaut : une fois encore, les troupes françaises sont repoussées avec de lourdes pertes ! Et une fois encore, le divisionnaire commandant l’attaque, Dugua, est blessé et évacué, et Leclerc lui-même, quoique indemne, a son uniforme percé de balles.
Constatant tardivement l’inutilité de ces attaques frontales, Leclerc décide de faire un siège en règle de la position : il convoque les divisions Hardÿ et Rochambeau pour compléter l’encerclement, et appelle des renforts de Port-au-Prince. Les pertes ont été telles dans les rangs des divisions Debelle et Boudet, tant en soldats qu’en officiers, que ces deux formations sont dès lors réunies sous le commandement de Pamphile de Lacroix, simple adjudant-commandant ! Quant à Leclerc, il rentre au Cap avec sa garde, laissant à Rochambeau le commandement des opérations contre la Crête-à-Pierrot. Le siège à proprement parler est confié aux bons soins du chef de bataillon du génie Bachelu [20]Gilbert-Désiré-Joseph Bachelu (1777 – 1849), qui fait acheminer des pièces de marine pour fracasser les murailles de la redoute : il durera deux semaines, pendant lesquels Toussaint et Dessalines, restés à l’extérieur, tenteront de soulager la pression exercée sur Lamartinière en attaquant le corps de siège.
La division Hardÿ, laissée en couverture, repoussera toutes leurs tentatives. Admettant son incapacité à secourir la garnison de la redoute, Toussaint décide de faire évacuer le fortin : Lamartinière devra opérer une sortie pour se joindre à eux. Pour communiquer cet ordre à son subordonné, Dessalines envoie un couple de vieux esclaves, dont l’homme est aveugle. Ceux-ci parviennent à entrer dans le fortin, mais sont interceptés par les sentinelles françaises à leur sortie (23 ou 24 mars). Le commandant Hédouville veut les faire fusiller comme espions, mais son supérieur, Pamphile de Lacroix [21]François-Joseph-Pamphile Lacroix (1774 – 1841), prenant les deux vieillards en pitié, ordonne qu’ils soient libérés, ne les croyant pas coupables d’un tel crime. Le couple s’éloigne lentement, puis une fois hors de portée de fusil, se retourne, effectue quelques pas de danse pour narguer les Français, puis s’enfuient en courant …
Les murs de la redoute ayant été partiellement démolis, Rochambeau et Bachelu décident de l’assaut final pour le 25 mars au petit matin. Mais Lamartinière les précède de quelques heures : dans la nuit du 24 au 25, il opère une audacieuse sortie, frappant les lignes françaises à la charnière des divisions Rochambeau et Lacroix. Ceux des assiégés qui ont trop déviés dans l’obscurité et tombent sur les lignes bien préparées des deux divisions sont massacrés jusqu’au dernier, mais ceux qui, comme Lamartinière, parviennent à s’immiscer entre elles, s’évanouissent ensuite dans la nature …
Leclerc s’est donc enfin emparer de cet insolent bastion, mais une partie de la garnison lui a échappé, et ses pertes sont terribles ! Lors du retour des divisions du siège à Port-au-Prince, il donne des ordres stricts pour camoufler la faiblesse des colonnes françaises paradant dans la ville en réduisant le nombre de rangs des bataillons et en intercalant un maximum d’artillerie entre les détachements d’infanterie : il entend masquer au maximum la cruelle diminution de ses forces. Quant à Toussaint, il a perdu le pivot de son système de défense, la plupart de ses dépôts, et seul Dessalines lui reste fidèle, alors que le général Christophe est déjà entré en pourparlers avec le général Hardÿ pour faire défection. Il pourrait continuer à mener une guerre d’embuscade dans les montagnes du centre de l’île, mais il ne serait alors plus qu’un vulgaire chef de bande, lui qui ambitionne toujours de régner sur Saint-Domingue. Il décide donc de profiter d’une nouvelle offre de pardon de la part de Leclerc, et fait sa soumission (2 mai 1802). Il espère ainsi avoir les mains libres pour préparer une nouvelle insurrection, lorsque les ravages de la fièvre jaune et autres maladies tropicales, qu’il sait inévitables, auront grandement atténué la puissance de l’armée expéditionnaire. Leclerc n’est pas plus honnête dans son geste de clémence : il entend « calmer le jeu » quelques temps avant de faire arrêter et déporter Toussaint vers la métropole.
III – Échec de la pacification (mai-août 1802)
Dès lors, même si quelques bandes d’irréductibles, comme celle de Scylla, continuent à faire le coup de feu, les opérations militaires proprement dites sont finies. Leclerc s’attache donc à relever la colonie, en relançant la production et le commerce des denrées coloniales. Mais sa politique agraire, même partiellement appliquées, génère des troubles et un très fort mécontentement. Elle consistait à replacer, de force si nécessaire, les anciens esclaves sur les propriétés de leurs anciens maîtres pour les y faire travailler : du travail forcé déguisé, mesure préparatoire au prochain rétablissement de l’esclavage. La même politique appliquée par Toussaint n’avait pas causé tant de problèmes, mais sous l’autorité des blancs, elle devenait intolérable aux yeux des anciens esclaves. De fait, les cultivateurs préfèrent se cacher ou prendre le maquis dans les bandes qui infestent l’intérieur de l’île plutôt que de travailler de nouveau dans les plantations.
De plus, Leclerc commet une faute politique grave. Alors que les directives du premier Consul lui enjoignaient de s’attacher les « hommes de couleur », ou mulâtres (les métis), moins nombreux mais plus favorables aux blancs, pour neutraliser les noirs, Leclerc fait l’inverse : il déporte peu après son arrivée le général Rigaud, champion de la cause mulâtre, et plusieurs de ses officiers pour ne pas heurter les noirs. Par-là, il se prive d’alliés qui l’eussent solidement soutenu lors de la seconde insurrection. Mais d’autres facteurs indépendants de sa volonté vont encore venir compliquer sa tâche et celle de son successeur :
- les maladies tropicales, et parmi elle la fameuse fièvre jaune, font rage à partir d’avril avec une ampleur rarement observée jusqu’alors, décimant les régiments européens et limitant grandement les moyens d’action de Leclerc. En fait, il semble que la fièvre jaune ne soit pas responsable d’autant de morts qu’on veuille bien le croire : le paludisme (alors inconnu), aux symptômes similaires, n’était pas en reste, et au moins un tiers des soldats était déjà malade sur les vaisseaux de transport, avant même de débarquer à Saint-Domingue, du fait des conditions d’hygiène dramatiques à bord des escadres.
- l’attitude vexatoire de nombreux officiers ou colons rentrés avec le corps expéditionnaire, qui donnent à comprendre aux noirs que le rétablissement de l’esclavage est proche.
- l’aide logistique apportée par les États-Unis, bien plus que par la Grande-Bretagne, aux insurgés, à qui ils fournissent armes et munitions.
Cette aide s’inscrit dans le cadre de la doctrine Monroe qui veut alors l’éviction de toutes les puissances coloniales européennes de la zone d’influence américaine.
Les bandes de brigands irréductibles se renforcent inexorablement de tous les mécontents de la politique de Leclerc et de ceux qui craignent, à raison, un rétablissement prochain de l’esclavage. Persuadé que Toussaint est derrière tout cela, Leclerc ordonne son arrestation. Le général Brunet s’en charge, de manière particulièrement sournoise : il invite Toussaint à une conférence militaire, garantissant son intégrité sur son honneur. Mais le jour de la conférence (7 juin), faisant fi de sa parole, il le fait saisir par ses grenadiers : Toussaint est déporté vers la France dès le lendemain. Cette « action d’éclat » vaudra à Brunet d’être nommé général de division par Leclerc le jour même. Les soldats européens, plus cyniques, lui attribuent dès lors le surnom de « Gendarme de l’armée ».
La déportation de Toussaint ne soulève pas de réactions particulières : il avait gouverné Saint-Domingue d’une main de fer, et beaucoup, même parmi ses compatriotes, avaient vu sa chute sans déplaisir. Ce que constatant, Leclerc ordonne le désarmement des cultivateurs : les premières opérations, particulièrement dans le Sud, se passent bien, et le capitaine général croit la partie gagnée. Mais l’annonce du rétablissement de l’esclavage par Richepance à la Guadeloupe, lorsqu’elle parvient jusqu’à Saint-Domingue (fin juillet-début août), remet tout en cause, et achève de convaincre les noirs de la nécessité de lutter pour leur liberté.
De nouvelles insurrections éclatent un peu partout, dirigées par d’anciens officiers de Toussaint, souvent des chefs de bataillon ou des colonels. Les troupes européennes, minées par les maladies, ne sont plus en mesure de maintenir l’ordre : Leclerc s’enfonce donc dans son erreur consistant à s’appuyer sur les troupes noires, qu’il envoie toujours en première ligne pour mater les révoltes, espérant ainsi détacher les insurgés des principaux chefs noirs (Dessalines, Christophe, …) en faisant de ces derniers les bouchers de leurs compatriotes et anciens compagnons d’armes. Pour mater les rebelles, Leclerc fait des exemples terribles : il pend par centaines et lâche la bride à ses subordonnés les plus barbares. A-t-il lui-même ordonné les bûchers et les noyades systématiques ? Rien ne permet de l’affirmer, mais il est certain qu’il approuve, puisqu’il écrit à Napoléon (7 octobre) :
« Voici donc mon opinion sur ce pays. Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de 12 ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne pas laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette. Sans cela jamais la colonie ne sera tranquille et au commencement de chaque année, surtout après les saisons meurtrières comme celle-ci, vous aurez une guerre civile qui compromettra la possession du pays ».
IV – La seconde insurrection (août-octobre 1802)
L’insurrection prend une nouvelle ampleur le 5 août, lorsque le général de brigade Charles Belair, neveu et l’un des favoris de Toussaint, lève officiellement l’étendard de la révolte. Et avec lui presque toute sa brigade coloniale : ce ne sont plus là quelques paysans armés, mais des troupes aguerries qui se dressent contre l’autorité du capitaine général. Ce dernier charge Dessalines de capturer Belair. Ce dernier espérait que son exemple entraînerait les autres généraux à le rejoindre et se ranger sous sa bannière, il n’en fut rien. Dessalines caressait également le projet de devenir le chef de l’insurrection, mais restait pour l’instant dans le camp français pour avoir l’occasion se débarrasser ses principaux rivaux. Et parmi ceux-ci, Belair était l’un de ceux pouvant le plus légitimement prétendre à l’héritage de Toussaint : il fallait donc l’éliminer. C’est pourquoi Dessalines fit preuve d’une extraordinaire efficacité dans sa traque de Belair, s’attirant les louanges de Leclerc qui croyait le mener par le bout du nez. L’épouse de Charles Belair, la belliqueuse lieutenante Sanite Belair, est capturée début septembre lors d’un raid du commandant Faustin Répussard sur le Corail-Miraut.

Effondré par la nouvelle, Belair se rend, souhaitant partager son sort. Transférés au Cap, ils y furent jugés par un conseil, condamnés à mort et exécutés le jour même (5 octobre) : Charles par un peloton d’exécution, son épouse par décapitation à la hache. Cette dernière, qui refusait de mourir autrement que comme un soldat, se débattit tant et si bien qu’elle ne pût être tenue en place sur le billot, et fut finalement fusillé comme son mari, selon son voeu !
La révolte de Belair avait été prématurée : si des foyers insurrectionnels fleurissaient un peu partout, l’ancienne armée coloniale de Toussaint ne s’était pas rallié à lui et attendant le bon vouloir de ses chefs. Le véritable coup d’envoi de l’insurrection est donné par l’un des officiers de couleur les plus estimés par les Européens, l’adjudant-commandant Pétion [22]Anne-Alexandre Sabes, dit Pétion (1770 – 1818). Tous les chroniqueurs et mémorialistes de cette expédition vantent les qualités humaines, intellectuelles et militaires de cet officier mulâtre prometteur. Bras droit de Rigaud, il avait vu avec écoeurement celui-ci être renvoyé sans ménagement en France pour ne pas heurter ses anciens adversaires noirs. Pourtant, il était resté fidèle aux troupes françaises, observant l’évolution de la situation. Mais début août, deux évènements vont vraisemblablement ébranler sa loyauté : le premier, c’est la revue que passe le général Pierre Devaux de sa demi-brigade, la 13e Coloniale, unité entièrement composée de mulâtres ralliés parmi les premiers aux troupes de Leclerc en février. Devaux, homme de cœur, rentre en France car opposé au rétablissement de l’esclavage : dans un dernier discours à la 13e, il l’exhorte à ne jamais rendre leurs armes, seules garantes de leur liberté, à qui que ce soit. A l’heure où les rumeurs sur l’esclavage vont bon train, le message est très clair. Peu après, la nouvelle parvient de la Guadeloupe que Richepance a en effet réinstauré l’esclavage. Dès lors, Pétion attend son heure, « travaillant » son supérieur, le général noir Clervaux, lui ouvrant les yeux sur les intentions réelles du capitaine général.
Finalement, Pétion parvient à convaincre Clervaux de passer à l’insurrection. Dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802, Pétion rassemble tous les artilleurs blancs de la brigade et leur annonce que les troupes coloniales entrent en rébellion. Mais là où Dessalines eût sans doute exécuter ces hommes avec moult raffinements, Pétion les fait escorter jusqu’aux lignes françaises, où ils sont libérés. Dès lors, la brigade Clervaux fait mouvement contre le Cap. Elle atteint les ouvrages extérieurs de cette ville, une série de fortins, dans la soirée du 15 : cinq mille insurgés vont affronter moins d’un millier de défenseurs, dont une bonne partie de gardes nationales. Pour Leclerc, la situation est désespérée, d’autant qu’il a dans la ville un millier d’hommes de la 6e demi-brigade coloniale, mulâtre, commandé par le frère de Clervaux en personne. Craignant une trahison de cette unité, il la fait désarmer et enfermer à bord de la flotte qui mouille dans la rade de la ville. Pendant ce temps, les combats font rage toute la nuit pour les fortins : les dragons de la garde nationale chargent sans discontinuer, alors que de nombreux habitants du Cap viennent faire le coup en chemise.
Au petit matin du 16 octobre, bien que la plupart des positions de la défense extérieure aient été conservées (au prix de contre-attaques sanglantes où disparaît la Garde du capitaine général) Leclerc est contraint de se replier sur les faubourgs de la ville par manque de combattants pour maintenir la défense des forts. Observant ce repli, les marins de la flotte croient la ville perdue et craignent que leurs prisonniers ne se soulèvent contre eux à cette occasion : le millier d’hommes de la 6e Coloniale est noyé sans pitié en peu de temps. Par miracle, plusieurs bâtiments entrent alors dans la rade du Cap, débarquant le général Watrin [23]François Watrin (1772 – 1802) et des renforts de France depuis longtemps attendus : ce dernier n’avait avec lui que deux bataillons (3,/86e de ligne et 3,/3e légère), mais il était l’avant-garde d’une force beaucoup plus importante, retardée par des avaries. L’arrivée de Watrin et la nouvelle de celle imminente de nombreux renforts firent beaucoup pour le moral de la garnison. A l’inverse, l’apprenant, Clervaux et Pétion lèvent le siège de la ville et se replient (16 octobre).
V – Rochambeau ou l’escalade de la violence (novembre 1802-novembre 1803)

Le Cap sauvé, la situation de Leclerc n’est en pas moins dramatique : le général noir Christophe [24]Henri Christophe (1767 – 1820) , resté attentiste pendant toute la bataille pour le Cap, passait dès le lendemain à l’insurrection avec toute sa division. Partout, les défections se multipliaient, Dessalines restant encore quelques semaines du côté des Français, avant de changer de camp à son tour.
Tablant sur les renforts annoncés par Watrin, Leclerc élabore une nouvelle stratégie : il abandonne l’éparpillement de ses troupes en petits postes à l’intérieur des terres pour les réunir sur les côtes, de manière à défendre les principales villes côtières (Jacmel, Jérémie, les Cayes, Port-au-Prince, Saint-Marc, Le Môle Saint-Nicolas, …). Il espère ainsi se maintenir le temps d’envoyer un rapport de sa situation en France, et d’attendre les nombreux renforts nécessaires pour reconquérir l’île. Mais suite au siège du Cap, ses forces l’abandonnent peu à peu : il tombe malade et meurt aux premières heures du 2 novembre, après avoir nommé Rochambeau pour lui succéder.
Rochambeau, le fils du héros de la guerre d’indépendance américaine, est un excellent meneur d’hommes, un officier qui a su démontrer ses compétences militaires, mais qui va s’avérer un piètre administrateur et d’un racisme particulièrement inhumain. Placé à la tête de la colonie, il en devient une sorte de vice-roi, ayant sa cour, un véritable harem et donnant des fêtes somptueuses alors que ses hommes meurent de faim dans d’autres parties de la colonie. Son premier acte officiel une fois intronisé capitaine général (15 novembre) [25]C’est l’ordonnateur en chef Daure qui assura l’intérim entre la mort de Leclerc (2 novembre) et l’arrivée de Rochambeau au Cap (15 novembre). Cette brève période fut sans doute celle du … Continue reading fut de faire torturer de manière ignoble le général noir Maurepas, avant de l’exécuter avec sa famille et ses proches. Cet acte barbare poussa à la défection la quasi-totalité des troupes de couleur encore fidèles aux Français !
Recevant peu après sa prise de commandement les renforts si longtemps attendus par son prédécesseur, Rochambeau les lance à l’assaut de plusieurs positions perdues (Fort-Dauphin le 1er décembre 1802, Port-de-Paix le 8 janvier 1803) plutôt que de les employer à soulager les places résistant encore : c’est que le nouveau capitaine général veut annoncer rapidement une série de victoire éclatante. Lancés dans les combats dès leur débarquement, ces bataillons sont rapidement décimés par le feu et la maladie, et Rochambeau réduit à la même situation que Leclerc : se cramponner aux villes côtières en attendant les renforts.
Rochambeau n’a très vite plus de masse de manœuvre autre que sa rutilante Garde, aussi l’engage-t-il en masse pour reprendre la ville de Petit-Goave, récemment tombée. Menée par le chef de brigade Netherwood, la Garde est anéantie dans des assauts frontaux stériles (30 mars 1803), son commandant étant mortellement blessé. Petit-Goave est définitivement perdu, et la Garde se replie.
Lorsqu’une nouvelle vague de renfort arrive des ports de la Méditerranée (fin mars-début avril), Rochambeau commet la même erreur qu’à sa prise de pouvoir et les engage sans attendre : il affecte ces troupes, en majeure partie polonaise, au général Brunet [26]Jean-Baptiste Brunet (1763 – 1824), dans le Sud, afin d’opérer une grande manœuvre concentrique autour des Cayes. Ce plan, mis au point par Brunet lui-même, l’un des favoris de Rochambeau, a pour but d’encercler et d’écraser les insurgés du général noir Ferou [27]Laurent Férou (ca 1776 – 1807). Quatre colonnes partent donc de Jérémie, les Cayes, l’Anse-à-Veau et d’autres points sur la côte, ayant pour mission de pousser devant elles les troupes de Ferou pour les regrouper et les écraser. Mais ce dernier, jouant sur les lignes intérieures, ne laisse que des détachements face à ses colonnes, chargés de leur mener une guerre d’embuscades, pendant qu’avec le gros de sa troupe il attaque une à une, séparément, les diverses colonnes : toutes sont battues ou contraintes de se replier en hâte sur les Cayes. L’échec est total, les pertes sont lourdes, dont plusieurs officiers supérieurs, et le moral des nouveaux arrivants tombe dramatiquement bas.
Livré à lui-même, le capitaine général applique une politique de la terreur vis-à-vis des rebelles, qui répliquent de même : une terrible spirale de violence s’initie. Les prisonniers sont noyés par milliers, on offre du « pâté de nègres » aux nouveaux arrivants dans la colonie, des chiens mangeurs sont amenés de Cuba pour donner la chasse aux noirs (ils ne dévoreront que quelques blessés français avant d’être abattus par les soldats français eux-mêmes). Rochambeau organise même un bal (avril 1803) auquel il convie toutes les femmes noires et mulâtres du Cap : à l’issue du bal, elles sont introduites dans une salle drapée de noir, et décorée de crêpes funèbres. Rochambeau leur annonce alors qu’elles viennent de danser aux funérailles de leurs maris et frères : le lendemain, ceux-ci sont arrêtés et exécutés.
La reprise de la guerre avec l’Angleterre isole un peu plus l’île de la métropole, et donc des renforts que celle-ci pourrait lui envoyer. Peu à peu, toutes les places fortes côtières tenues par les Français sont isolées et assiégées. La Royal Navy bloquant par mer la dernière voie de ravitaillement de ces places, celles-ci tombent une à une, généralement aux mains des Britanniques, auxquels les Français préfèrent se rendre plutôt qu’aux rebelles.
Pendant ce temps, Dessalines, avec l’aide de Pétion, a unifié sous son commandement les diverses bandes d’insurgés et les a fondu en demi-brigades régulières. En octobre, son armée est prête, et les Français ne sont plus retranchés qu’au Cap, au Môle Saint-Nicolas et dans l’ancienne partie espagnole de l’île. Dessalines marche alors directement contre la capitale de la colonie avec l’essentiel de son armée. L’apprenant, Rochambeau marche à sa rencontre avec les maigres troupes à sa disposition, sans attendre le renfort de la division La Poype [28]Jean-François Cornu, marquis de La Poype (1758 – 1851) et des milliers d’irréguliers noirs « congos » favorables aux Français, avançant pourtant à marche forcée pour le rejoindre. Le capitaine général établit sa ligne défensive le long d’une série de redoutes et d’habitations fortifiées.
L’une d’entre elles, celle de Vertières, donnera son nom à la bataille qui s’engage le 18 novembre 1803 entre les vingt mille hommes de l’armée haïtienne et moitié moins de Français solidement retranchés. Pendant une bonne partie de la journée, l’armée « indigène » monte vaillamment à l’assaut des retranchements français (souvent au chant de la Marseillaise), jusqu’à ce que le général noir Capois s’empare d’une hauteur négligée par Rochambeau, la position Charrier. De l’artillerie y est hissée qui bombarde les fortins français en contrebas. Une averse tropicale stoppe les combats dans l’après-midi : les troupes de Rochambeau tiennent toujours, mais les pertes ont été trop lourdes, et le bombardement depuis la position Charrier anéantit tout espoir de pouvoir continuer à tenir longtemps. Rochambeau ordonne la retraite et rentre au Cap.
La bataille de Vertières sonne le glas de la présence française à Saint-Domingue : Rochambeau comprend qu’il n’y a plus d’espoir, et entre en pourparlers avec Dessalines pour négocier l’évacuation de l’armée expéditionnaire. Celui-ci accorde aux Français jusqu’au 30 novembre pour quitter l’île paisiblement, mais la flotte britannique qui bloque le Cap n’entend pas être liée par cet accord et fait savoir qu’elle s’emparera de tout navire tentant de sortir. Rochambeau tente de négocier avec l’amiral anglais, mais celui-ci exige la capitulation totale du corps expéditionnaire.
Le 30 novembre 1803, Dessalines annonce qu’il bombardera la flotte dans la rade du Cap si elle n’en sort pas sur l’heure, conformément aux accords passés. Chargé de blessés et de réfugiés, Rochambeau se sait incapable de forcer le blocus anglais et accepte finalement le jour même de faire capituler son armée expéditionnaire devant les Anglais, à la condition que ses officiers et lui-même soient rapatriés en France. Condition qui lui est accordée, mais qui ne sera que très partiellement respectée.
Il ne reste plus alors de troupes françaises à Saint-Domingue qu’au Môle Saint-Nicolas, commandé par le général de Noailles [29]Louis-Marie d’Ayen, comte de Noailles (1756 1804). Sans espoir d secours, il décide d’évacuer la ville et de se rendre à Cuba. Par une manœuvre audacieuse (nuit du 3 au 4 décembre 1803), il parvient à se faufiler avec plusieurs navires entre les mailles du filet tendu par la Royal Navy : il réussit là l’exploit d’évacuer toute la garnison, ses blessés et la population blanche de la ville, avec lesquels il rallie d’autres rescapés français à Cuba, colonie espagnole toujours alliée à la France à cette époque.
Le général de brigade Lavalette du Verdier, officier le plus ancien parmi les rescapés, y reforme une petite brigade qui doit rejoindre Santo Domingo, la partie espagnole de Saint-Domingue, où quelques troupes françaises se trouvent toujours sous le commandement du général Kerverseau. Mais ces renforts périront presque tous en mer, au cours d’un naufrage dans les « Jardins de la Reine », récif de corail séparant Cuba de Saint-Domingue.
VI – Le général Ferrand [30]Jean-Louis Ferrand (1758 – 1808) à Santo Domingo (janvier 1804-novembre 1808) :
Le général Kerverseau qui, on s’en souvient, avait été détaché à Santo Domingo dès les premiers jours du débarquement de février 1802, n’avait pas connu les mêmes difficultés que ses collègues dans la partie française. Certes, les troupes européennes sous ses ordres avaient été également décimées par les maladies, mais au moins la population noire restait calme, et les gardes nationales espagnoles parvenaient plus ou moins à contenir les incursions de rebelles venant de la partie française. Vers la fin de l’année 1803, de nombreux débris d’unités françaises en retraite, coupées du Cap et bloquées par mer par la Navy, se replient vers Santo Domingo et grossissent les forces de Kerverseau.
Lorsque le général de brigade Ferrand, qui commande les troupes sur la frontière entre les deux parties de l’île, apprend la capitulation de Rochambeau, il comprend que l’ennemi qui l’avait jusqu’alors laissé dans une certaine tranquillité va bientôt se tourner contre lui : il réunit tous ses détachements et ralliant à lui le général Barquier, se replie aussi vite que possible vers la ville de Santo Domingo. Il y parvient le 20 décembre 1803, et réclame sur-le-champ le commandement supérieur des forces françaises de Santo Domingo, quoique Kerverseau fut plus ancien que lui, s’appuyant sur le fait qu’il se trouve à la tête de bien plus de troupes que ce dernier. Kerverseau désirait depuis longtemps rentrer en France : il « capitula » d’autant plus vite et s’embarqua pour la métropole.
Ferrand rallia à lui tous les soldats français, détachements perdus, officiers isolés, anciens colons volontaires, rescapés de Cuba ou des États-Unis, afin de se constituer une petite force capable de défendre l’ancienne partie espagnole. Finalement, il parviendra à regrouper un peu moins de trois mille hommes, en comptant les gardes nationales espagnoles.
Pendant toute l’année 1804, Ferrand administre efficacement ce dernier vestige colonial français à Saint-Domingue, s’attachant les Espagnols par une politique habile. A plusieurs reprises, il repousse les sommations de la flotte anglaise l’enjoignant de rendre la place.
Mais en février 1805, la guerre se rappelle à la garnison de Santo Domingo : Dessalines, ayant organisé le nouvel état voisin d’Haïti et mâté les derniers opposants à son pouvoir, a réuni une armée de huit mille hommes pour marcher contre la partie espagnole. Les avant-postes français sont repoussés et se replient sur la ville, devant laquelle l’armée haïtienne met le siège le 13 mars. Ferrand résiste pendant deux semaines, lorsque le 27 mars la cloche d’alarme de la ville annonce l’approche d’une escadre : c’est la flottille française de l’amiral Missiéssy [31]Edouard-Thomas de Burgues, comte de Missiéssy (1756 – 1837), portant l’expédition du général Lauriston [32]Jacques-Alexandre-Bernard Lauriston (1768 – 1828) qui devait renforcer la Guadeloupe et la Martinique et s’emparer de plusieurs colonies mineures anglaises.

Cette opération entrait dans le cadre de la grande manœuvre de Napoléon pour attirer Nelson loin de la Manche en vue de débarquer en Angleterre.
En France, on était incertain quant à la présence de troupes françaises à Santo Domingo, les seules nouvelles à ce sujet venant de la Guadeloupe. C’est là que Missiéssy et Lauriston eurent vent du siège : ils décidèrent alors d’aller s’en rendre compte par eux-mêmes, et firent irruption au plus fort de la bataille ! L’apparition de cette flotte battant pavillon français jette la stupeur dans les rangs de Dessalines, ce que Ferrand met à profit pour lancer une sortie de la garnison, qui s’empare de plusieurs retranchements ennemis. Dès le lendemain, l’armée haïtienne abandonne le siège. L’escadre française décharge des vivres et des munitions, ainsi qu’un renfort de cinq cents Piémontais, avant de repartir, laissant de nouveau la garnison de Santo Domingo dans l’isolement.
Au moins sait-on désormais à Paris que Ferrand et une poignée d’hommes conservent une tête de pont dans l’île. Quelques maigres renforts leur sont encore envoyés en 1806.
Pendant deux ans, la situation reste calme. Mais en juillet 1808, la nouvelle parvient de l’invasion de l’Espagne par la France : la population de Santo Domingo, restée espagnole de cœur malgré son rattachement officiel à la France, se retourne contre les Français. Le gouverneur de Puerto Rico envoie à Santo Domingo un petit corps expéditionnaire autour duquel se greffent des milliers de colons espagnols de Santo Domingo. Ferrand n’a alors plus que mille cinq cents hommes pour toute garnison, ce qui ne l’empêche pas de marcher à la rencontre de l’ennemi dans les premiers jours d’octobre avec une colonne de seulement trois cent cinquante hommes, auxquels il attache en chemin une centaine de gardes nationaux espagnols qu’il croit fiables.
Le 7 novembre, les quatre cent cinquante hommes de Ferrand rencontrent les deux mille hommes de don Ramirez à Ceybo (ou Palo-Inclinado pour les mémorialistes français). Malgré son infériorité numérique, Ferrand ordonne l’assaut, et se fait tailler en pièces, d’autant que les gardes nationaux et dragons espagnols qui l’accompagnent l’abandonnent au milieu du combat. Ses aides de camp entraînent le général loin du champ de bataille, mais celui-ci profite de la première halte pour se loger une balle dans la tête.
VII – Le dernier carré (novembre 1808-juillet 1809)
Les rescapés parviennent à rentrer dans Santo Domingo, où ils s’enferment sous le commandement du général Barquier [33]Joseph.David Barquier (1757 – 1844). Il a pris son commandement le 7 novembre, après le suicide de Ferrand.. Une fois encore, la ville est assiégée, mais par les Espagnols cette fois-ci (à partir du 26 novembre 1808), et la seule escadre à paraître est celle de la Royal Navy qui bloque la rade à compter du 16 mai 1809. Cette fois-ci, la garnison ne se contente pas de soutenir les assauts ennemis, mais au contraire orchestre plusieurs violentes sorties qui mettent à mal les assiégeants, les contraignant même en une occasion (27 février 1809) à rompre le siège pendant plus d’une semaine, qui est mise à profit pour remplir les magasins de la garnison.
Barquier et ses troupes réduites à quelques centaines d’hommes épuisés sont finalement contraints à capituler devant les Britanniques le 7 juillet 1809, toujours sous condition de rapatrier les officiers en France. Cette fois-ci, la Navy applique avec scrupule toutes les clauses, témoignant le plus grand respect aux spectres qui se rendent à eux. C’est le dernier acte de la présence française dans l’île de Saint-Domingue …
Au total, on estime que seuls trois mille des soixante mille hommes [34]Peyre-Ferry avance même le chiffre de quatre-vingt mille hommes. (officiers, soldats, marins, médecins, employés civils de l’armée ou du gouvernement) envoyés à Saint-Domingue entre 1801 et 1809 ont pu rentrer en France avant la première abdication de Napoléon, la grande majorité étant des officiers évacués pour raisons sanitaires. La première Restauration vit alors le retour de bon nombre de prisonniers, malheureusement très difficilement comptabilisables …
Matthieu Brevet
LIEUX DE MÉMOIRE
A Haiti, le visiteur peut retouver la trace des évènements relatés ci-dessus
- A Cap Haitien subsistent des restes du palais qu’habita Pauline Leclerc, face à l’Océan
- A Milot se trouve la citadelle La Ferrière, construite pour Henri Christophe, devenu roi. Sa tombe se trouve sur l’esplanade principale. Parmi les nombreux canons on peut reconnaitre un canon français orné du « N ». On peut également visiter les restes du Palais Sans-Soucis, détruit par le tremblement de terre de 1842.
- A Port-au-Prince se trouvent
le mausolée de Anne-Alexandre Sabes, dit Pétion

les statues de Jean-Jacques Dessalines

la statue de Henri Christophe

- A Saint-Marc, se trouvent les ruines du fort de la Crête-à-Pierrot
(Le Guide Napoléon)
References[+]
↑1 | André Rigaud (1761 – 1811 |
---|---|
↑2 | François-Marie Périchou, dit de Kerverseau (1757 – 1825 |
↑3 | Victoire-Emmanuel Leclerc (1772 – 1802 |
↑4 | Jean-Joseph-François-Leonard Damarzit de Laroche, Sahuguet (1756 – 1802 |
↑5 | Donatien-Marie-Joseph de Vimeur, vicomte de Rochambeau (1755 – 1813), le fils du maréchal. |
↑6 | Edme-Etienne Borne, comte Desfourneaux (1767 – 1849 |
↑7 | Charles-François-Joseph Dugua (1744 – 1802 |
↑8 | Jean Boudet (1769 – 1809 |
↑9 | Jean Hardÿ (1762 – 1802). Le général de Saint-Domingue signait bien « Hardÿ », par contre son fils ou petit-fils, et principal biographe (ce qui a sans doute influencé Six) signait « Hardy de Perin(n)i ». |
↑10 | Philibert Fressinet (1767 – 1821 |
↑11 | Jean-Joseph-Amable Humbert (1767 – 1823), qui a mené l’expédition d’Irlande en 1798 |
↑12 | Jean-Louis Villatte (1751 – 1802 |
↑13 | Jean-Pierre-Baptiste L’Eveillé ( ? – 1802 |
↑14 | Philippe-Antoine Ornano (1784 – 1863), aide de camp de Leclerc |
↑15 | Frère du futur duc de Padou, le capitaine Arrighi de l’armée de Saint-Domingue meurt de maladie dans cette île dans la semaine même de son débarquement. |
↑16 | Jean-Baptiste Salme (1766 – 1811 |
↑17 | Antoine Richepance (1770 – 1802 |
↑18 | Charles-Mathieu-Isidore Decaen (1769 – 1832 |
↑19 | Thomas Mignot Lamartinière (1768 – 1813 |
↑20 | Gilbert-Désiré-Joseph Bachelu (1777 – 1849 |
↑21 | François-Joseph-Pamphile Lacroix (1774 – 1841 |
↑22 | Anne-Alexandre Sabes, dit Pétion (1770 – 1818 |
↑23 | François Watrin (1772 – 1802 |
↑24 | Henri Christophe (1767 – 1820) |
↑25 | C’est l’ordonnateur en chef Daure qui assura l’intérim entre la mort de Leclerc (2 novembre) et l’arrivée de Rochambeau au Cap (15 novembre). Cette brève période fut sans doute celle du gouvernement le plus éclairé de l’île depuis l’arrivée de l’armée expéditionnaire. Même les Haïtiens les plus farouchement anti-français reconnurent ses qualités humaines et administratives … Ce répit fut malheureusement de courte durée. |
↑26 | Jean-Baptiste Brunet (1763 – 1824 |
↑27 | Laurent Férou (ca 1776 – 1807 |
↑28 | Jean-François Cornu, marquis de La Poype (1758 – 1851 |
↑29 | Louis-Marie d’Ayen, comte de Noailles (1756 1804 |
↑30 | Jean-Louis Ferrand (1758 – 1808 |
↑31 | Edouard-Thomas de Burgues, comte de Missiéssy (1756 – 1837 |
↑32 | Jacques-Alexandre-Bernard Lauriston (1768 – 1828 |
↑33 | Joseph.David Barquier (1757 – 1844). Il a pris son commandement le 7 novembre, après le suicide de Ferrand. |
↑34 | Peyre-Ferry avance même le chiffre de quatre-vingt mille hommes. |