Après avoir traversé Moscou au cours de la journée du 14 septembre, les troupes du maréchal Koutousov s’étaient ostensiblement engagées sur la route de Riazan, en direction du Sud-Est. Sur l’ordre de l’Empereur, les cavaliers de Murat s’étaient aussitôt lancés à leurs trousses. Après une brève poursuite, ils les avaient rejointes et bousculées, mais à leur grande stupéfaction, l’armée ennemie estimée à 70 000 hommes avait disparu. Pendant plusieurs jours, Murat avait vainement battu la campagne pour tenter de la retrouver et était finalement rentré à Moscou pour rendre compte à l’Empereur de son échec.

La raison en était simple. A quelques kilomètres de l’ancienne capitale, le Russe avait donné l’ordre à ses arrière-gardes de continuer leur marche vers Riazan tandis que le gros de ses forces obliquait vers le Sud en direction de Kalouga. Il s’était arrêté à une centaine de kilomètres à peine de Moscou, aux environs du village de Taroutino, en arrière des rives marécageuses de la rivière Nara. Une fois de plus, le vieux troupier avait réussi à berner son impérial adversaire.
Koutousov allait profiter de ce répit pour faire souffler ses hommes, leur procurer des vivres frais, rassembler des vêtements d’hiver dont il savait qu’ils auraient bientôt besoin. Surtout il allait organiser cette lutte de partisans qui devait porter des coups cruels à l’ennemi et saper son moral
En effet, arrivaient chaque jour à Taroutino des centaines, voire des milliers de paysans, certains ayant abandonné leurs maisons contre la volonté de leurs maîtres, pour venir se battre contre l’envahisseur. Koutousov, conscient du rôle important que ces volontaires pouvaient jouer pour l’aider à libérer la patrie, allait confier au colonel Denys Davidov, un ancien aide de camp du général Bagration, le soin de veiller à leur équipement et à leur instruction.
Soutenus bientôt par l’arrivée de 26 nouveaux régiments de Cosaques venus de leurs steppes lointaines pour apporter leur soutien à l’armée régulière, ces corps auxiliaires vont très rapidement semer la panique dans les rangs des armées de Napoléon en attaquant les convois, brûlant les ponts difficilement relevés par les hommes du génie, abattant des arbres sur les routes, exposant toute colonne partie à la recherche de ravitaillement ou de fourrage dans la campagne avoisinant la capitale à tomber dans une embuscade.
En apprenant la décision de Koutousov de s’arrêter à Taroutino, Alexandre, mal renseigné par les rapports fielleux du général Bennigsen dont les relations avec son supérieur étaient de plus en plus tendues, avait violemment reproché au commandant en chef son inaction alors que Napoléon se prélassait au Kremlin et que la route de Saint-Pétersbourg demeurait dangereusement ouverte.
Le vieux maréchal lui avait fait respectueusement remarquer qu’il avait pu ainsi reconstituer ses effectifs, qu’à la suite des actions de plus en plus audacieuses des bandes de partisans les Français étaient désormais encerclés et en quelque sorte prisonniers de leur victoire, qu’il leur interdisait la route de Kalouga et des riches provinces du Sud au cas où ils tenteraient de s’échapper dans cette direction et qu’enfin il demeurerait prêt à intervenir dès que les circonstances lui offrirait une occasion favorable. Le Tsar qui n’ignorait pas l’immense popularité dont jouissait Koutousov dans les rangs de l’armée qui ne disposait d’aucun général capable de le remplacer, s’était incliné.
On en était là, lorsque le 4 octobre dans la soirée, le général Lauriston se présente aux avant-postes et demande à être conduit auprès du commandant en chef. Aussitôt avertis, tous ceux qui se veulent les plus acharnés à la poursuite de la guerre et que nous appellerions aujourd’hui les » faucons » s’agitent. A leur tête se trouve, bien entendu, le général Bennigsen, auquel se joint le commissaire anglais attaché au quartier général russe, sir Robert Wilson, et deux beaux-frères du Tsar, le duc de Wurtemberg et le duc d’Oldenbourg. Craignant sans doute que la » décrépitude du maréchal ne le rende plus ou moins enclin à la conciliation « , ils lui rappellent qu’il a reçu l’ordre formel de ne pas traiter avec l’ennemi et l’invitent, par conséquent, à éconduire l’importun.
» C’est moi qui commande l’armée, leur répond-il, et je sais mieux que quiconque ce qu’exigent les intérêts confiés à ma garde « .