Le 13 octobre, la ville se réveille sous une mince couche de neige qui fondra d’ailleurs rapidement. Sans l’avouer, Napoléon prend cette première manifestation de l’hiver comme un avertissement.
Pourtant, pendant plus de dix jours encore, il va hésiter. Des nuits entières, il arpente ses appartements en proie à une vive agitation. A plusieurs reprises, il prend ses dispositions en vue d’une prochaine évacuation de la ville, mais au dernier moment, revient sur sa décision. Cependant, il fait transporter des malades et des blessés à Mojaïsk, donne des ordres pour que des animaux de boucherie soient acheminés de Pologne vers Smolensk et que des stocks de vêtements chauds y soient entreposés.
Il fait même descendre à grand renfort d’échafaudages la lourde croix en fer doré qui surmonte le clocher de la chapelle d’Ivan-le-Grand qu’il veut ramener à Paris et faire ériger au sommet du dôme des Invalides. Bien qu’elle se soit brisée au cours de la manœuvre, il en fait charger les morceaux sur un chariot qui prend lui aussi la direction de Smolensk. Malheureusement, cette relique, qui était objet d’une véritable vénération de la part des Moscovites, sera perdue en route et jamais retrouvée.
Dans l’après-midi du 18 octobre, alors qu’il passe en revue dans la cour du Kremlin les divisions du maréchal Ney, il perçoit dans le lointain le bruit d’une canonnade. Dans la soirée, il apprend que les troupes du maréchal Murat fortes d’une vingtaine de mille hommes et qui se trouvaient depuis plusieurs jours au contact des Russes aux environs de Taroutino, avaient été brusquement attaquées par l’ennemi et perdu plus de 2 000 soldats, 36 canons, 50 caissons de munitions et un drapeau.
Cet événement malheureux revêt aux yeux de Napoléon une importance considérable. Pour la première fois, en effet, depuis l’entrée des Français dans Moscou, les Russes venaient de passer à l’offensive et de remporter un succès. Il en déduit que le maréchal Koutousov (il ignore que l’affaire avait été montée contre son gré par le général Bennigsen assisté de quelques généraux particulièrement pressés d’en découdre avec les Français) est parvenu à reconstituer ses forces et pourrait, s’il s’attardait davantage à Moscou, réussir à lui barrer la route de Kalouga qu’il compte emprunter pour gagner Smolensk, de préférence à celle de Mojaïsk qu’il sait dévastée et sans cesse menacée par les Cosaques.
Aussitôt, sa décision est prise :
» Il faut laver I ‘affront de cette surprise s’écrie t-il, et surtout qu’on ne puisse pas dire qu’un échec nous a forcés à nous retirer … Marchons sur Kalouga et malheur à ceux qui se trouveront sur mon passage ! «
Le 19 octobre à sept heures du matin, par un beau soleil d’automne, les premiers Français commencent à quitter la ville. De nombreuses unités ont toujours fière allure, mais beaucoup d’hommes sont mal vêtus, mal chaussés, bien des chevaux paraissent incapables de soutenir un long effort. Napoléon constate lui-même que » sa cavalerie et son artillerie se traînent plutôt qu’elles ne marchent « . De plus, un nombre incalculable de voitures chargées de butin entravent considérablement la marche de l’armée.
» Bah, dit-il, le premier raid de Cosaques et la fatigue auront raison de tout cela « .
A dix heures, il quitte à son tour le Kremlin. Le lendemain et le surlendemain, le morne défilé se poursuit sans interruption. Le 22 octobre, à l’heure du coucher de soleil, près de 100 000 hommes, Français et alliés, ont abandonné la ville martyre. Seuls sont demeurés sur place les 8 000 hommes du maréchal Mortier auquel l’Empereur a donné l’ordre de miner le palais et les principaux édifices publics encore debouts et de les faire sauter avant de se retirer.
A l’heure où les derniers Français franchissent la porte de Kalouga, un Moscovite qui a réussi à tromper leur surveillance, galope dans la nuit et à travers les fondrières en direction du quartier-général de l’armée russe où il parvient au début de la matinée du lendemain. Aussitôt introduit auprès du maréchal Koutousov, il lui annonce la nouvelle.
Le maréchal, assis sur son lit, ne peut en croire ses oreilles :
» Raconte-moi ce que tu sais, mon ami, raconte-moi vite. Napoléon a quitté Moscou ? As-tu bien vu ? Est-ce vrai ? «
L’homme recommence son récit. Très ému, Koutousov essuie une larme, puis, tombant à genoux devant l’icone du Sauveur, dit d’une voix étouffée :
» Seigneur, Créateur de toutes choses, enfin tu as écouté mes prières. Dès cet instant, la Russie est sauvée « .
Elle allait l’être en effet.