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Les pontons

Extrait de Le Magasin Pittoresque, 1833, 14e année, 1846, p. 238
Le monument de Chatham (Lofthouse. Source Historic England Archive ref: 462543)

Chatham (Kent – 50 km à l’est de Londres)

Près de l’église Saint-George, dans une roseraie, se trouve le monument érigé (en 1869) à la mémoire des prisonniers français de l’époque de la Révolution et de l’Empire, morts et enterrés ici:

« Ici sont réunis, ensemble, les restes de nombreux braves soldats et marins qui, après avoir été les ennemis puis les captifs de l’Angleterre ont trouvé maintenant le repos sur son sol. Ne se rappelant plus l’animosité de la guerre et la tristesse de l’emprisonnement. Ils furent privés de la consolation de fermer les yeux parmi les compatriotes qu’ils aimaient mais ont été déposés dans une tombe honorable par une nation qui sait honorer la valeur et compatir à la malchance. »

Voici la description d’un ponton par deux officiers français qui ont été prisonniers pendant plusieurs années dans la rade de Chatham, sur la Medway, à Gillingham Reach, où le nombre de ces prisons était de neuf en 1813 (l’un des plus célèbres de ces pontons fut le Brunswick, où 460 prisonniers furent entassés la nuit, dans un espace de 125 x 40 pieds, haut de 4 pieds 10 pouces)  (1)

« Les prisonniers occupaient la batterie basse et le faux pont dont on avait retranché à chaque extrémité environ un quart d’étendue. La hauteur du faux pont n’était quelquefois pas suffisante pour qu’un homme de taille ordinaire put s’y tenir entièrement debout. Le gaillard d’avant et le carré de la drome que les Français avaient appelé le parc, étaient les seuls endroits où les prisonniers pussent se promener au grand air. Les cheminées des cuisines, qui passaient au gaillard d’avant, jetaient une fumée épaisse de charbon de terre qui rendait souvent la promenade impossible. »

Après une traversée de dix semaines, le Ramillies entra dans la rade de Portsmouth. Le lendemain même, le 15 mai 1806, je fus transféré, avec une partie de mes compagnons d’infortune, sur le ponton le Protée (…) Je ressens encore l’impression pénible que me causa la première vue du Protée : ancré à la file de huit autres prisons flottantes, à l’entrée de la rivière de Portchester, sa masse noire et informe ressemblait assez, de loin, à un immense sarcophage. (Louis Garneray. Mes pontons.)
Un ponton anglais

Les deux extrémités du navire étaient occupées par les Anglais chargés de la garde des prisonniers; le derrière par le lieutenant commandant le vaisseau, les officiers et quelques soldats, et le devant par les soldats seulement. Une forte cloison en planches séparait les Français des Anglais; elle était renforcée de grosses têtes de clous et percée de meurtrières par lesquelles on pouvait faire feu sur les prisonniers lorsque l’on avait à réprimer une émeute ou une révolte.

L’espace de la prison proprement dite était d’environ 130 pieds de longueur et 40 de largeur. On y logeait onze cents hommes. Dans les bâtiments de 74, il y avait huit cents hommes. On recevait le jour par les sabords dans les batteries et dans le faux pont par des hublots d’un quart de la grandeur des sabords, pratiqués à cet effet. Ces ouvertures étaient garnies de grilles en fonte épaisses de 2 pouces carrés, et à l’épreuve de la lime. On fermait tous les soirs les hublots par des mantelets en madriers.

Autour du bâtiment, à deux pieds et demi au-dessus de la mer, régnait une galerie dont le fond était à claire voie, afin qu’il fut impossible de passer par-dessous dans être aperçu par les sentinelles, au nombre de quatre pendant le jour, de sept pendant la nuit.

Les neuf pontons de la rade de Chatham étaient placés à des distances qui ne permettaient pas aux prisonniers de communiquer ensemble par la voix ou par signes. Ils étaient amarrés par des chaînes aux deux extrémités, au milieu de vases fétides et stagnantes découvertes à chaque marée.

Une société de médecine de Londres, consultée sur l’insalubrité des pontons, avait répondu que des hommes qui auraient vécu pendant six années dans ces prisons ne pourraient espérer pour le reste de leur vie qu’une santé languissante

La vie des prisonniers sur un ponton

Pendant la nuit, un officier, un sergent et quelques matelots de quart faisaient continuellement la ronde pour observer s’il ne s’échappait personne. Tous les quarts d’heure les sentinelles criaient : All is well (Tout est bien !) ; à six heures du soir en été, à deux heures en hiver, on venait avec des barres de fer frapper toutes les grilles et sonder tous les murs du bâtiment pour s’assurer si les uns et les autres n’avaient point été endommagés par quelque tentative de désertion. Une heure après, des soldats armés venaient successivement dans chaque batterie pour faire monter tous les prisonniers sur le pont et les compter à mesure qu’ils redescendaient.

Il n’y avait point d’autre meuble qu’un banc autour des parois. Chaque prisonnier, officier ou soldat, recevait seulement à son entrée au ponton un hamac, une couverture de laine et un mince matelas de bourre pesant deux ou trois livres.  Les hamacs étaient suspendus à des raquets contre les barreaux.

Il y avait près de quatre cents prisonniers dans chacune des batteries. Il en résultait la nécessité de placer les hamacs les uns au dessus des autres. Cet encombrement d’hommes, dont la plupart étaient malsains et affaiblis par les privations et la misère, remplissait l’air de miasmes pestilentiels.

 

 En Espagne, ce n’est guère mieux

Dans la rade de Cadix flottent un dizaine de gros coffres noirs semblables à des cercueils, qui semblent un défi à cette lumière d’Orient. Sans agrès, sans cordages, dénudés, rasés; cales remplies d’une boue noire et fétide; faux ponts sans air où l’on ne voit pas clair en plein jour; batteries ouvertes au contraire à tous les vents mais où l’on peut se tenir debout… une misère à part, exilée et comme pestiférée. C’est là que sont entassés près de 14.000 prisonniers, capitulés de Baylen, soldats de Vedel, marins de Rosily, les victimes de 1808 .

L’aspect des pontons est si lugubre que dès leur arrivée certains ne supportent pas l’idée d’y être enfermés : un jeune officier, tremblant de fièvre, quitte sa paillasse pourrie, rampe sur le pont, chante : Ô Richard, ô mon roi… et se laisse tomber à la mer. Cette agglomération d’hommes offre un champ magnifique au développement des épidémies, dysenterie, typhus, scorbut; 99 morts au début de février 1809, et comme les cadavres restent sur les pontons, la pestilence augmente. On songe à établir un hôpital à terre, mais l’administration est lente à s’émouvoir… Chaque jour, des bateliers accostent les pontons, embarquent « la récolte » de la veille, attachent les morts par chapelets avec des cordes et les traînent au rivage. C’est ce que les lettrés appellent la besogne de Charon. Et ces misérables dépouilles ne sont pas à l’abri des insultes : les soldats de garde les lardent de coups de baïonnette, crachent sur elles; enfin on les enterre au cimetière ou dans le sable même de la plage où la marée les découvre.

Avant la mort, c’est pis. Les malades considérés comme perdus sont relégués dans un coin des pontons : « le lieu des abandonnés », et l’idée d’être compris dans cette catégorie terrifie le malheureux dont le sort est sans remède; ses camarades se plaignent de l’incommodité de son voisinage, l’engagent à se faire soigner; il affirme qu’il se sent,bien, supplie qu’on le laisse où il est; mais d’autorité on le transporte « aux abandonnés »; il y mourra.

Ces chambrées méphitiques finissent avec le temps par ressembler aux « bouges » de l’enfer dantesque; certains deviennent fous; pendant la nuit l’un imite les cris d’animaux, l’autre répète sans cesse : huel dial huhol et dans les ténèbres des protestations s’élèvent : « Il ne crèvera donc pas !»

Pour ceux qui résistent à l’épidémie, la vie n’est point souriante. Le commissaire espagnol qui les passe en revue « tient son mouchoir sous le nez » tant la puanteur est forte. Sur le pont au moins, on respire, mais les spectacles qui s’offrent ne sont pas faits pour ragaillardir : des barques passent remplies de dames et de messieurs qui adressent aux prisonniers « d’absurdes obscénités » ou des gentillesses comme celle-ci : « Prenez patience; si on ne vous a pas fait mourir de faim et de soif, on viendra pendant la nuit mettre une chemise de soufre à votre bâtiment ! » D’autres, en manière de divertissement, tirent sur le ponton avec de petites carabines, et des paysans que la vue des aigles sur les shakos a le don d’exaspérer, brandissent leurs poignards en hur lant : « Cortal Cortal ! Coupe, coupe ! »

Les plus solides cependant gardent une espèce de gaîté; il y a parmi eux des musiciens, des peintres, dont un élève de David (NDLR. Il s’agit de Louis Garneray), qui organisent des représentations avec orchestre; il y a même un danseur, mais dont le talent ne peut se déployer que sur le pont, car les plafonds sont trop bas… Tout de même, ces captifs n’ont qu’une pensée : s’enfuir. Des pontons, ils aperçoivent la terre à l’horizon, et, chaque fois qu’ils entendent une fusillade du côté de l’île de Léon, s’imaginent que les Français arrivent, crient : « Vive l’Empereur ! » En mars 1809, des officiers de l’escadre Rosily achètent d’un pêcheur une chaloupe à voile pouvant contenir trente hommes. Ils sont six cents; on tire au sort sans distinction de grade, quelques-uns vendent leur liberté; la chaloupe passe à travers les vaisseaux anglais qui bloquent la rade, et malgré la poursuite d’une frégate atterrit en Afrique où treize des fugitifs sont massacrés.

(In Napoléon devant l’Espagne. J. Lucas-Dubreton, Paris, 1946.)

Prisonniers français. (http://napoleonic-pow.blogspot.co.at/p/samson-sanson-pierre-barthelemy.html)

L’habillement de chaque prisonnier consistait en un gilet, une petite veste et un pantalon, deux chemises de coton bleu, une paire de bas de laine, et une paire de souliers de lisière avec des semelles de bois. La couleur des vêtements était jaune, à la marque du transport Office, afin qu’il fut plus facile de reconnaître les prisonniers en cas de désertion.

La nourriture était loin d’être suffisante. Les sept jours de la semaine étaient divisés en cinq jours gras et deux jours maigres (le mercredi et le vendredi). La ration de chaque prisonnier se composait d’une livre et demie de pain bis et d’une demi livre de viande; on donnait de la soupe à midi et trois onces de gruau (orge mondé) par homme, ou une demi livre de légumes verts et une once d’orge, une once d’oignons et sel pour quatre hommes, ou une once de poireaux pour trois hommes. Les deux jours maigres, à la place de la soupe et de viande, la ration se composait, savoir : le mercredi, d’une livre de hareng saur et d’une livre de pommes de terre; le vendredi d’une livre de morue sèche et d’une livre de pommes de terre. La livre anglaise n’équivalait qu’a quatorze onces poids de marc. On ne recevait, du reste, jamais cette quantité complète pour les légumes. De plus, les prisonniers s’imposaient forcément des retenues pour que la nourriture fut partagée également entre eux tous, malgré la suppression d’une partie des aliments imposée chaque jour comme châtiment à plusieurs d’entre eux. On n’avait d’autres ustensiles pour prendre la nourriture qu’un bidon en fer blanc; on n’avait ni cuiller, ni couteaux, ni plat. Quelquefois, le pain était d’une qualité si mauvaise, que les prisonniers, malgré leur faim, étaient obligés de le refuser.

L’eau était portée le long des pontons dans des barques; les prisonniers étaient obligés de hisser les barriques pour les mettre dans la cale du ponton et de descendre les barriques vides.

A bord de chaque ponton, il y avait un certain espace du logement des prisonniers séparé du reste de la prison par une simple cloison : c’était l’hôpital. Il était extrêmement difficile à un prisonnier d’obtenir la permission d’aller visiter un parent ou un ami malade.

Les prisonniers avaient établi entre eux une sorte de police pour punir les vols, les actes d’immoralité, l’espionnage. Mais les punitions étaient très rares. C’était surtout le crime de trahison qui excitait au plus haut degré l’irritation des prisonniers. On cite plusieurs Français qui, ayant dénoncé pour quelques shillings leurs compagnons de captivité prêts à s’évader, furent châtiés de la manière suivante : on leur écrivait sur le visage, en grosses lettres imprimées sur la peau, et marquées avec des pointes d’aiguilles très fines trempées dans de l’encre de Chine : « J’ai trahi mes frères, et je les ai vendus aux Anglais dans les prisons d’Angleterre« .

Pour s’évader on avait recours à un grand nombre de stratagèmes. Le plus ordinaire consistait à pratiquer des trous dans le faux pont, à fleur d’eau, sous les pieds des sentinelles : on se mettait à l#eau sans vêtements, emportant seulement un sac de forte toile très épaisse, goudronnée et graissée en dehors pour empêcher l’eau de pénétrer. Une fois parvenu à terre, on s’habillait le plus proprement possible. Mais souvent les fusils des sentinelles, les canons des pontons, avertissaient les habitants, qui sortaient armés de fourches ou de fusils, et on leur échappait rarement. Quelques prisonniers ont réussi à s’évader en plein jour en s’embarquant sous le costume, soit d’ouvriers, soit de fournisseurs, ou en s’enfermant dans les barriques vides. Une fois, à bord du Canada, un prisonnier se mit dans un cercueil, à la place d’un homme mort à bord. Il fut porté à terre et descendu dans une grande fosse dont le fond était plein d’eau. Le pauvre homme défonça le couvercle, prit la fuite au grand effroi des Anglais; mais malheureusement il ne tarda pas à être repris. On cite un autre prisonnier qui s’était attaché sous une vieille cage à poulets jetée à la mer : il parvint ainsi à franchir un assez long espace; mais au moment où il passait près d’un bâtiment, il lui prit fantaisie à un matelot de pêcher la cage, et, dans l’impossibilité de se détacher à temps pour plonger, le prisonnier fut découvert et hissé à bord.

La misère était si grande à bord des pontons, qu’un prisonnier s’estimait heureux s’il pouvait gagner quatre ou cinq sous par jour au moyen d’une industrie quelconque. Officiers, soldats, tous s’ingéniaient pour travailler lucrativement. Plusieurs étaient parvenus à sculpter l’od admirablement. Ils faisaient de petits vaisseaux, des jeux d’échecs, des dés, des cuillers, des fourchettes, des joyaux de toute sorte. Quelques-uns tissaient des cheveux pour en faire des bracelets, des colliers, des bagues, des cordons de montre. D’autres étaient devenus très habiles à faire de charmants dessins en paille sur des nécessaires en bois et des boites de toutes espèces : les terrains, les arbres, les édifices étaient imités avec une perfection merveilleuse dans quelques-unes de ces oeuvres de patience et de goût; mais les ciels offraient toujours des difficultés insurmontables. Un soldat avait formé une académie de jeunes chiens savants. Un officier avait organisé un petit théâtre de marionnettes, et, moyennant une modique rétribution, il divertissait les soldats anglais, et leur faisait dire souvent de dures vérités par des acteurs en bois.

Il resterait à indiquer les rigueurs de la discipline, les actes impitoyables, les souffrances de toute nature que les prisonniers français ont eu à souffrir dans les pontons anglais. Tous ceux qui ont écrit sur ce sujet n’hésitent pas à dire que le sort des français y était beaucoup plus misérable que celui des forçats dans les bagnes. Mais nous voulons rester fidèles à notre résolution en n’entrant point dans les détails que nous avons sous les yeux, et qui ne justifieraient que trop cette assertion; nous nous bornerons à citer, en terminant, ces lignes de M. M***, lieutenant au 45e régiment d’infanterie de ligne, qui avait été détenu dans le ponton Prince-Royal, près de Chatham :

« Il est difficile de concevoir, dit-il, combien il était destructif d’entasser ainsi des hommes, les uns sur les autres, dans un antre étroit, ténébreux et fétide, où l’aire, toujours comprimé et presque continuellement infecté, gâtait les poumons et attaquait la vie jusque dans ses sources; où le manque d’exercice, la nourriture mauvaise et insuffisante, paralysaient insensiblement toutes les forces physiques; où le chagrin, le souci, la douleur, la rage et le désespoir même souvent, dévoraient sans cesse l’esprit et abattaient l’âme; où le sentiment constant de la plus profonde relâchait peu à peu le ressort de la morale, et où tous ces cruels pouvoirs, sapant à la fois les fondements de l’existence, n’en laissaient enfin à ceux qui la conservaient que ce qu’il en fallait pour en sentir tout le poids et toute l’horreur. Les cimetières anglais en rendaient témoignage, et les corps décharnés, les figures hâves, les esprits affaiblis, les âmes à demi éteintes de ceux qui , après cinq, sept, neuf années, eurent le bonheur tardif de revoir leur patrie, ont assez montré à leurs compatriotes quels horribles tourments ils avaient subis. »

(1) On se rappellera que Magwitch, le héros de Charles Dickens des « Grandes Espérances« , s’échappe d’un de ces pontons de Medway, « à peu de distance du rivage, comme une méchante Arche de Noé«