Les masques de Napoléon au musée Rollett de Baden (Autriche)

A 32 km de Vienne, la petite ville de Baden doit son nom à des sources thermales sulfureuses attirant de nombreux curistes. Si l’on dispose de suffisamment de temps, on y arrivera par la Bundesstrasse n°17, qui, par Mödling et Gumpelskirchen, serpente au travers des vignobles en se rapprochant de la forêt viennoise.

Ville des jardins et des roses, Baden est la ville Bidermeier par excellence et offre un charme indéfinissable. Elle fut le séjour estival habituel de la Cour durant la première moitié du XIXe siècle, acquérant alors un renom européen.

Les touristes visiteront  le centre ville, le parc thermal, la maison où habita, une année durant, Ludwig van Beethoven, et Flora-Villa, où séjourna séjourna fréquemment le fils de Napoléon Ier et de Marie-Louise de Habsbourg, le duc de Reichstadt, l’Aiglon.

Napoléon, justement. 

Pourtant, peu auront l’idée, sinon le temps, de passer quelques instants au Muset Rollett (Weikersdorfer Platz 1).

Et pourtant ! Ils auraient là l’occasion de découvrir, au milieu de l’étonnante collection de crânes et de masques du Docteur Franz Joseph Gall (1758 – 1830), deux masques de Napoléon !

Le docteur Joseph Gall
Le docteur Joseph Gall

Le docteur Joseph Gall naquit à Tiefenbronn im Schwarzwald. Il fait des études de médecine à Strasbourg et Vienne (Autriche). Après son diplôme, il exerce la médecine et spécialise dans l’anatomie du cerveau. C’est à lui que l’on doit la théorie de la « localisation ». Il dirige alors des cours sur les formes crâniennes. Pour ce faire, il collecte, à partir de 1796, les masques vivants ou mortuaires de tout ce qui, à Vienne, a un nom et un rang, mais aussi d’anonymes, condamnés, suicidés, fous.

Ses théories suscitent beaucoup de querelles (Goethe en était partisan !). Finalement, en 1802, les cours sont interdits par l’empereur François. Gall s’expatrie en Allemagne et en Hollande, puis, en 1807, à Paris. C’est là qu’il va continuer ses conférences sur la « phrénologie », déclenchant les passions, jusqu’au sein de l’académie des Science, où Laennec et Cuvier n’y sont pas fondamentalement opposés.

Gall avait du laisser à Vienne sa collection de crânes et de bustes. Il en constitue une nouvelle et plus importante (aujourd’hui dans les réserves du Musée de l’Homme. En 1825, il donne sa collection viennoise au docteur Anton Rollett, de Baden, un chaud partisan de ses théories.

Gall meurt à Paris en 1828. La même année, le Saint-Siège l’avait mis à l’Index.

L’un est un masque mortuaire, donné au musée en 1907. D’après l’historien Paul Tausig (article paru dans le journal Wiener Illustrierter Zeitung) il s’agit là d’un masque descendant du type « Antommarchi ». Mais il n’a ni sceau, ni numéro, comme c’est le cas de tous les exemplaires « Antommarchi », exécutés après 1833.

L’autre est ce qu’il est convenu d’appeler le masque pris du vivant. Son l’histoire est pour le moins curieuse, et c’est celui-là qui va nous intéresser ici.

Nous sommes le 8 juillet 1830. L’Impératrice Marie-Louise arrive pour un séjour à Baden. Comme le précise le registre de la police de la ville, « Sa Majesté la Sérénissime Archiduchesse Marie-Louise de Parme » prend logis au numéro 83 des Bâtiments de la Cour Impériale et Royale. Elle est accompagnée de sa dame de compagnie, comtesse von Wallis et de sa dame de palais, la baronne von Bianchi. Les autres membres de sa Maison descendent soit au 86 de la Frauengasse, soit au 404 de la Bädergasse.  Parmi eux, le baron von Amelin, le grand-maître de sa Cour, et le baron von Werklein, secrétaire d’État de Marie-Louise.

Le jour suivant, le fils de Marie-Louise, le duc de Reichstadt, arrive lui aussi à Baden. Parmi les gens de sa suite, le vice-grand-maître, le comte Maurice de Dietrichstein.

Dans les jours ou les mois qui suivent, le grand-maître (ici, on supposera qu’il s’agit de von Amelin, sans qu’il soit possible d’en être totalement certain) fait appeler le docteur Anton Rollett pour s’occuper de l’un de ces enfants. Au moment d’arriver, les autres enfants du grand-maître viennent à la rencontre de ce dernier. Comme tous les enfants de leur âge, ils jouent, avec tout ce qu’ils trouvent. Ce jour-là, ils traînent une « voiture ». Rollett s’aperçoit rapidement que ce que les enfants traînent au bout d’une ficelle est un masque de plâtre. Arrivé sur les lieux, le baron von Amelin s’aperçoit, avec stupéfaction, que ses enfants ont simplement emprunté le masque de Napoléon, dont il a la garde, et interdiction qu’il soit transmis au duc de Reichstadt, le fils de l’Empereur.

D’où venait donc de masque ? Là, il faut bien admettre qu’un certain mystère demeure. Quels sont les éléments en notre possession ?

Le docteur Antommarchi, de retour de Sainte-Hélène, avait rendu visite à Marie-Louise, alors dans son duché de Parme. Il évoque bien cette visite dans ses Mémoires, parues en 1825. Mais il ne mentionne pas de remise d’un masque.

Dans un inventaire manuscrit du musée, datant de 1866, on trouve la mention « Masque de Napoléon mort, 1821. Exemplaire original d’intérêt particulier, envoyé de Sainte-Hélène, pour le duc de Reichstadt« .

En 1894, les faits rapportés ci-dessus sont rendus publiques par le docteur Rollett, qui précise que la marque sur le nez, bien visible sur le masque, est dû à l’usage insolite qu’en firent les enfants. 

Le 11 mai 1907, le Badener Bote, journal local, rapporte que l’on a fait don au musée (récemment) d’un « masque mortuaire réalisé après la translation de Napoléon à Paris » (!)

Au Musée Anton Rollett, la collection du docteur Gall rassemble 119 bustes, 78 crânes, 25 masques et 20 modèles, en cire, de crânes humains et animaliers. À coté des deux masques dont il est question ici, se trouvent également le masque mortuaire du duc de Reichstadt, ceux du couple héritier du trône des Habsbourg, François-Ferdinand et Sophie, assassinés en 1914, un moulage en plâtre du crâne de Ferdinand Raimund, un moulage de la main de Marie-Antoinette, sans oublier….le crâne du fondateur du Musée : Anton Rollett

Cette annonce attire l’attention de l’historien  Paul Tausig et l’encourage à continuer des recherches qu’il a déjà entrepris sur les masques de Napoléon. Dans le « Wiener Illustrieter Zeitung« , parlant du masque pris du vivant, il conclut que soit « il ne s’agit pas de Napoléon », soit « c’est un faux de son masque »

Dans son livre « Le masque mortuaire de Napoléon », Pascal Antomarchi (sic), essaye d’y voir clair, et notamment de savoir comment ce masque serait parvenu à Marie-Louise : il n’apporte aucune réponse déterminante à ce sujet.

En 1981, un professeur du lycée de Wiener Neustadt (près de Vienne), Franz Pilss. s’intéresse à son tour aux deux masques du musée, en particulier au masque pris du vivant. Il remarque d’abord que ce « type de moulage ne se trouve dans aucun autre musée ». Comparant ensuite le moulage aux différents portraits ou sculptures représentant l’empereur dans ses dernières années, où l’on voit que Napoléon présente un visage plus fort et plus lourd, il conclu pour une certaine ressemblance, voire une ressemblance certaine, avec le masque pris du vivant. Et de conclure que ce masque, très vraisemblablement, a été pris du vivant de Napoléon, très vraisemblablement (selon Pilss) « avant ou pendant le premier exil » (c’est à dire à l’île d’Elbe). L’empereur aurait alors céder à la tristesse de la séparation de sa famille et aurait décider de lui envoyer ce masque. Quoiqu’il en soit, et Pilss le reconnaît, il n’y a à ce sujet aucun témoignage permettant d’étayer cette éventualité.

En 1992, la Neue Badener Blätter publie un article du médecin et historien Gerd Holler, qui s’est penché sur les deux masques du musée. Pour lui, le masque pris du vivant a bien été pris du vivant de Napoléon. Aux arguments de Pills il ajoute que les mesures physiologiques plaident d’ailleurs pour cette hypothèse.

Enfin, en juin 2001, A. Martin, sur le site Internet Napoleon Ier, dans le cadre d’une plus large enquête sur l’authenticité des masques Antommarchi, s’est attaché, par des moyens électroniques modernes (« morphing ») de comparer le masque pris du vivant avec celui exposé à Londres (Royal United Service Museum), appelé communément Death Mask. Pour lui, pas de doute : le masque de Baden et le Death Mask ont été moulés sur le même individu (ce qui, notons-le, ne veut pas dire à la même époque). 

Crédit : A. Martin

Pour être complet, nous vous livrons ici l’interprétation de l’historien Bruno Roy-Henry.

« Des divers indices, tirés de la confection des deux masques (le Death Mask of  Napoleon et le Lebendmaske), on peut ­assurément- conclure qu’il  a été pris sur le même individu, à des moments différents. Le premier est incontestablement pris sur un mort et il est d’une exécution parfaite comme le reconnaissait d’ailleurs le baron de Veauce ; le second a pu être fait plus tôt. Certainement pas à Sainte-Hélène, car alors, on n’aurait pas eu besoin d’Antommarchi pour « ébaucher » un autre masque (celui qui porte son nom et qui continue de passer pour le masque authentique de Napoléon).

Avant toute chose, il convient de rappeler que le masque Antommarchi n’a aucune ressemblance, de près ou de loin, avec les masques précités. Le travail réalisé par Albert Martin, avec notre collaboration, le prouve de manière irréfragable !

A quelle époque ce Lebendmaske a-t-il pu être réalisé ? Avant 1830 : c’est prouvé ! Mais encore ? Albert Martin penche pour une réalisation en 1814, quand Napoléon se morfondait à l’île d’Elbe ; c’est aussi ce que pensent les spécialistes autrichiens qui ont examiné la relique.

Mais ceci peut-être contesté, du moins tant que l’on n’aura pas trouvé de documents attestant de l’exécution de ce travail. Une autre hypothèse peut-être formulée ; elle possède l’avantage d’expliquer l’intervention assez mystérieuse du sculpteur Canova dans le processus d’élaboration du masque mortuaire.

Il paraît établi qu’Antommarchi a rencontré Canova pour lui remettre un masque mortuaire en vue de réaliser « le bel archétype » dans le marbre. Ce n’était certainement pas le masque dit d’Antommarchi (qui n’est autre que celui réalisé à partir de l’empreinte de Cipriani, ainsi que je l’expose dans mon livre). Non, selon nous, Antommarchi s’est rendu chez Canova avec le masque mortuaire authentique (c’est-à-dire l’original du Death Mask). On sait que Madame Mère l’avait réceptionné en septembre 1821 en provenance de Londres. Quand Antommarchi se présenta devant-elle en novembre de cette même année, ils convinrent que l’on ne pouvait donner à la postérité cette image tragique du nouveau César.

Canova était certainement le sculpteur capable d’en gommer les imperfections. C’est ce qu’il fit en redressant le front et en ramenant le menton à sa place naturelle (le retrait du menton suit toujours le décès à la suite du relâchement des muscles de la mâchoire). De même qu’il  « effaça » les rides et l’expression tragique du visage consécutive à la terrible agonie de l’Empereur. Le masque pris du vivant (Lebendmaske) ­ dans ce cas- serait une copie « améliorée » du Death Mask !

Mais alors, pourquoi n’est-il pas parvenu à la postérité ? Pourquoi cette comédie du masque Antommarchi ? Pour « officialiser » le masque pris du vivant (Lebendmaske) que l’on destinait au Roi de Rome, devenu le duc de Reichstadt, il était indispensable d’obtenir l’accord de Marie-Louise. Celle-ci s’y refusa, ne voulant donner aucun prétexte à ce que son fils se souvienne qu’il était français ! De plus, elle ne restitua pas le premier « essai » de Canova !

Ce dernier était mort entre-temps (1822). Antommarchi flaire le bon coup ! L’idée qu’il a eue certainement en commun avec l’épouse du Grand Maréchal Bertrand (elle était devenue sa maîtresse à Sainte-Hélène), c’est d’imposer la physionomie de Cipriani (qui présente une vague ressemblance avec le « Bonaparte idéalisé » de la campagne d’Italie !

Que faire ? Le masque « Canova » est devenu impossible ! La famille impériale hésite (Madame Mère, son frère le Cardinal Fesch). Connaissent-ils seulement la tentative « Canova » ? Antommarchi ressort son masque de sa boîte ! La tête de Cipriani… Oui, Madame-Mère se souvient de Cipriani. Pour la légende, ne vaudrait-il pas mieux « lancer » ce masque ?

Antommarchi pense ainsi se remplir les poches… et rendre service à ses amis Bonapartistes.

Notons – ce détail est d’une grande importance- que la souscription publique qui lance « officiellement » le masque dit d’Antommarchi, date de 1833. Il était, en effet, impératif de s’assurer que le Roi de Rome ne couperait pas court à ce processus s’il parvenait à connaître l’existence du masque pris du vivant (Lebendmaske). Or, il est mort prématurément en 1832.

C’est le début de la tragique imposture qui dure encore…

Notons encore que dans l’une ou l’autre hypothèse: masque pris du vivant ou copie « améliorée » du Death Mask, ceci rend parfaitement compte du refus de Marie-Louise et de l’aubaine (supposée) pour Antommarchi. »

Alors ?

Nous laissons nos lecteurs en juger.

 Le « masque pris du vivant » du Musée Rollett de Baden (Autriche)
Photos : R. Ouvrard (© Ouvrard – 2002) – avec l’aimable autorisation de Dr. Rudolf Maurer, directeur du Musée

Remerciements

Nous tenons à remercier Hr. Dr. Rudolf Maurer pour sa pertinente coopération.

Sources

Hermann Rollett. Neu Beträage zur Chronik der Stadt Baden bei Wien. 1894, 1898
Pascal Antomarchi. Le masque mortuaire de Napoléon. Les légendes , la Vérité, Marseille, 1938
Hans Henning Freiherrn Grofe. Doktor Rollets Fund. Velhagen & Klasings Monatshefte, 56. Jg.(1941)/n°42
Franz Pilss. Die beiden Napoleonmasken des Badner Rollett-Museums. Unsere Heimat. Heft 3/81
Gerd Holler. Der Wundartz Anton Rollett. Neue Badener Blätter. 3. Jahrgang, nummer V. Verlag der Gesellschaft der Freunde Badens. 1992.
Bruno Roy-Henry. Napoléon. L’énigme de l’exhumé de 1840. L’Archipel. 2000.