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Le général Lejeune au siège de Saragosse

Louis-François, baron Lejeune (D'après Jean-Urbain Guérin -Versailles)Louis-François, baron Lejeune (D'après Jean-Urbain Guérin -Versailles)

M. le maréchal, entouré de son état-major, reçut les députés avec beaucoup d’égards, mais avec une sévérité apparente ; il insista d’abord pour que la ville se rendît à discrétion. Et quoique son cœur se sentît vivement pressé d’accorder une capitulation honora­ble à des troupes dont il admirait le courage, cepen­dant il lui importait aussi beaucoup de terminer son entreprise dans la circonstance présente, parce que son armée, fort affaiblie par les fatigues et les mala­dies, commençait à manquer des approvisionnements de l’artillerie, qui étaient indispensables pour conti­nuer le siège avec succès. (On se souvient que tout ce matériel de poudres et de projectiles arrivait devant Saragosse avec les plus grandes difficultés par Pampelune et Bayonne.) Ainsi, M. le maréchal, feignant de céder aux instantes prières qui lui furent adres­sées, de ne point réduire aux dernières extrémités des malheureux qui préféraient la mort au joug honteux que leurs députés auraient pu être forcés de subir, consentit à leur accorder une capitulation.

Les députés essayèrent alors de se montrer exi­geants. Parmi les requêtes qu’ils présentèrent, celle du clergé voulait que l’on maintînt et que l’on garantit les revenues ecclésiastiques; que l’on reconnût Fer­dinand VII; enfin ils articulèrent d’autres prétentions également inadmissibles, M, le maréchal lit alors déplia alors sous leurs yeux le plan du siège, pour qu’ils pussent juger et comprendre !e peu d’espoir qu’il leur restait : il leur montra l’emplacement de six énormes fourneaux de mines établis sous le Cosso. Il ajouta qu’ils étaient prêts à recevoir le feu, à l’instant même et que chacun contenait une charge de trois milliers de livres de poudre. A ce mot, qui parut produire sur eux une profonde impression de terreur, tous ces députés firent vivement plusieurs signes de croix; et l’un d’entre eux, qui avait suivi avec une extrême in­quiétude, comme les autres, les indications de M. le maréchal sur ce plan, s’écria avec l’accent de la dou­leur, en traçant rapidement avec son pouce cinq ou six croix sur son front et sur sa bouche : « Ah ! la casa Ciscala ! » C’était son propre hôtel. Aux excla­mations des députés, nous apprîmes les noms des divers édifices menacés, le palais ducal de Villa-Hermosa, l’hôtel d’Olivar, de Cerezo, la Comédie, etc. Les députés, frémissant d’inquiétude, s’empressè­rent de se soumettre, pour prévenir ces nouveaux désastres, et signèrent les articles suivants :

– Un pardon général est accordé à la ville de Saragosse.

– La garnison sortira avec les honneurs de la guerre.

– Elle déposera les armes à deux cents pas de la porte del Portillo.

– Les officiers conserveront leurs épées; les soldats garderont leurs sacs.

– Ils seront conduits en France, où ils resteront prisonniers de guerre.

– Les bourgeois rendront leurs armes.

– Les propriétés seront garanties.

– La religion sera maintenue et respectée.

– Les paysans retourneront librement chez eux.

– Les fonctionnaires prêteront serment de fidélité au roi Joseph.

Ces clauses étant ainsi arrêtées, les députés, ac­compagnés de deux officiers de M. le maréchal, quit­tèrent le quartier général à dix heures du soir; et n’o­sant pas s’exposer à rencontrer la population furi­bonde et inquiète qui attendait en masse dans les rues de Saragosse, ils se dirigèrent vers le château de l’Inquisition, hors de la ville, et firent connaître à Palafox et à la junte le résultat de leur mission. Bazile et quelques autres membres de la junte furent très affligés de cette capitulation. Cependant cette as­semblée se soumit en silence à des conditions qu’elle n’osait même espérer; et pour en assurer promptement l’exécution, elle ordonna au commandant des gardes qui entouraient le château d’Aljaferia de livrer ses postes aux troupes françaises, qui les occupèrent immédiatement.

Cette nouvelle, que l’on désirait tenir secrète jus­qu’au lever du jour, fut cependant promptement con­nue de toute la ville. Plusieurs troupes de furieux n’avaient pas attendu le retour des députés pour se porter à de violents excès. Ils s’étaient emparés de l’artillerie dans le but de prolonger la défense; ils doublèrent les gardes qu’ils avaient placées à tous les bateaux pour empêcher l’évasion des membres de la junte qui avaient excités leurs soupçons. Ces agitateurs extravagants étaient en très petit nombre. Ce­pendant. Leur énergie et leur irritation devenaient si menaçantes, qu’il semblait être difficile de les forcer à se soumettre aux termes de la capitulation. Ils crièrent à la trahison et parcoururent les rues en profé­rant des cris de mort contre les députés ; ils voulaient même assassiner ceux qui ne partageaient pas leurs fureurs.

Le colonel Marco del Pon, commandant d’un corps de grenadiers aragonais, et plusieurs autres chefs militaires, occupés en même temps à surveiller l’ennemi extérieur, à contenir et à calmer l’insurrection du peuple, passèrent la nuit, au milieu des ré­voltés, dans les plus vives alarmes. Cependant la multitude, épuisée et trop souffrante pour soutenir plus longtemps un parti si violent, s’empressa d’a­bandonner les agitateurs et d’applaudir à la détermination que la junte avait prise. Les plus irrités, se voyant sans appui, renoncèrent à prolonger la résis­tance; et cette nuit si longue et si pleine, à la fois, de désordres, d’espérances et de craintes, ne fut pas une des moins pénibles pour les malheureux assiégés.

Dès que nos postes furent établis autour du palais de l’Inquisition et dans l’intérieur, l’on se hâta d’al­lumer des torches pour aller délivrer l’infortuné prince Pignatelli, marquis de Fuentès, grand d’Es­pagne, qui avait vécu plusieurs années à Paris dans notre intimité, et que nous chérissions pour ses ai­mables qualités. Il était venu, l’année précédente, remplir, de la part de l’Empereur, une mission con­ciliatrice pour Saragosse ; et depuis ce jour il gé­missait dans les cachots de l’Inquisition, sans que la protection de Palafox pût adoucir son sort.

Ce sei­gneur aragonais avait à peu près perdu la raison par suite des traitements cruels que la junte lui avait fait éprouver. Aux bruyantes acclamations que nous fî­mes entendre en accourant vers lui, à la lueur sinistre des flambeaux, l’épouvante s’empara de son cœur, car il pensait que l’on arrivait pour le traîner au supplice : néanmoins, lorsqu’il se sentit pressé dans nos bras, il nous reconnut et nous nomma presque tous. Mais lorsqu’il put respirer à l’air libre, sa sur­prise et son bonheur furent si grands, qu’il fut hors d’état d’en soutenir la vive impression, et mourut au bout de quelques heures. Le général Guillielmi, an­cien capitaine général de l’Aragon, remplacé par Pa­lafox, et plusieurs autres personnes qui avaient été emprisonnées dès le commencement du siège, parce qu’on les avait soupçonnées d’être favorables aux Français, furent mises également en liberté et con­duites chez M. le maréchal.

Le 21, à la pointe du jour, tous les postes exté­rieurs de la ville étaient occupés par les Français. A midi, notre armée, peu nombreuse, mais imposante pourtant par sa belle tenue, était rangée en bataille, mèche allumée, faisant face à l’Èbre, sur la route d’Alagon; elle avait ses réserves bien placées pour les cas d’évènements. La colonne espagnole sortit d’abord en ordre avec ses drapeaux et ses armes. Jamais peut-être un spectacle plus triste et plus touchant ne vint affliger dos regards. Treize mille hommes malades, portant dans le sang le germe de la conta­gion, et tous d’une maigreur hideuse, la barbe lon­gue, noire et négligée, et ayant à peine la force de soutenir leurs armes, se traînant lentement au son du tambour. Leurs vêtements étaient sales et en désor­dre. Enfin, tout en eux retraçait le tableau de la plus affreuse misère.

Un sentiment d’orgueil et de fierté indéfinissable perçait encore à travers les traits de leurs visages livides, tout noircis par !a fumée de la poudre, et sombres de colère et de tristesse. La cein­ture espagnole de couleur vive dessinait leur taille, le large chapeau rond surmonté de quelques plumes de coq noir ou de vautour ombrageait leur front, et le manteau brun ou la couverture de mulet, jeté négligemment sur tous ces costumes variés d’Aragonais, de Catalans, de Valenciens, donnaient encore de la grâce et presque de l’élégance à leurs vête­ments déchirés dans de si nobles fatigues, et aux haillons rembrunis dont ces spectres vivants étaient couverts. Leurs femmes et leurs enfants en pleurs, qui encombraient les rangs, se tournaient fréquem­ment vers la madone, qu’ils imploraient encore.

Au moment où ces braves déposèrent les armes et nous livrèrent leurs drapeaux, beaucoup d’entre eux exprimèrent un violent sentiment de désespoir. Leurs yeux étincelaient de colère, et leurs regards farou­ches semblaient nous dire qu’ils comptaient nos rangs, et qu’ils regrettaient vivement d’avoir faibli devant un si petit nombre d’ennemis. Ils partirent pour la France, et Saragosse était conquise ! Ainsi se termina ce siège mémorable.


Note : Nous ne présentons ici que la fin du chapitre VII des Mémoires de Lejeune, entièrement consacré (100 pages) au siège de Saragosse.