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Junot et le siège de Saragosse

Junot était toujours à Saragosse, et le plus malheu­reux des hommes. Chaque matin on commençait le siège d’une maison, et chaque soir on disposait une nouvelle attaque pour le lendemain… Mon beau-frère, qui re­vint alors de Saragosse à Paris, me donna des détails qui me frappèrent. Une lettre de Junot accrut encore mon inquiétude :

Quand l’homme souffre, me disait-il, il doit avoir le pouvoir autorisé pour se guérir, et le suicide est sans doute l’action la plus raisonnée et raisonnable qu’il puisse commettre.

Je parlai de cette lettre à Duroc, il voulut la voir. Après l’avoir lue il se frappa le front… Excellent ami !. il savait que depuis trois jours le maréchal Lannes avait reçu l’ordre d’aller à Saragosse, investi du commande­ment en chef du siège… de ce siège que Junot condui­sait depuis deux mois !. Que le maréchal Moncey avait commencé, et que de plus le duc de Trévise devait l’ai­der à mettre la chose à fin avec Junot.

Le coup que mon mari reçut en voyant Lannes arri­ver pour lui arracher en un jour le fruit de tant de travail, d’un travail stérile dans tout son cours, et qui ne devait être fécond que le jour de l’entière soumission de la ville, ce coup fut terrible et terrible dans ses suites comme en effet il devait l’être. Je n’ai jamais bien com­pris la conduite de l’empereur dans cette circonstance. Il n’a jamais eu peut-être de notions bien justes sur le siège de Saragosse, et il a cru, en envoyant le maré­chal Lannes, terminer par un coup de vigueur la prise de cette ville ; mais Lannes ne fit que ce que Mortier, et Junot, et mille eussent fait sans lui : on pouvait dire : La ville sera prise tel jour, car il y a encore tant de mai­sons. Junot, arrivé devant Saragosse le 30 décembre, conduisit le siège, ou plutôt la prise des maisons et des couvents érigés en redoutes, jusqu’au mois de février ou de janvier : c’est février, à ce que crois, et Lannes ne fut là, à bien dire, que pour jouir de ce qui avait été fait.  Enfin, pour ne pas faire d’inutile répétition, je dirai qu’une dernière attaque fut dirigée sur Saragosse; on entra dans le Corso avec des batteries roulantes. Junot chercha la mort depuis le matin jusqu’au moment où le feu cessa. Il est inconcevable que lui, qui tou­jours était blessé pour peu qu’il fût à l’ennemi, ne re­çut rien ce jour-là ; et pourtant il marchait sur le feu et au milieu du feu. Il m’écrivit le lendemain de cette affaire, que le maréchal Lannes trouva le moyen de rendre désagréable pour lui, en ne parlant pas plus de lui que s’il eût fait ce même jour le siège de Seringapatam, si ce n’est pourtant pour dire : « Le duc d’Abrantès, pendant ce temps, traversait le Corso. »

Lannes était un brave homme. Il avait la plus belle valeur de l’armée, et Junot lui-même lui rendait justice: il devait la lui rendre également. Le général Rapp, le meilleur des hommes que le Ciel ait créés, re­fusa le commandement du sixième corps, lorsqu’en Russie Junot ayant mécontenté l’empereur, celui-ci voulut lui ôter son corps d’armée ; et l’apparence était contre Junot en Russie, tandis qu’à Saragosse elle était, ainsi que le fond de l’affaire, en faveur de Junot. Lannes a fait une action de mauvais camarade, ce qu’on appelle textuellement dans la langue militaire, en venant à Saragosse. Junot le sentit si bien, qu’il me dit le prin­temps suivant : — Je fis demander mes chevaux; je voulus partir, et puis j’entendis des coups de fusil, et je me suis dît que je ne pouvais m’en aller. Sans
cela ?…

Saragosse pris, les cinquante mille cadavres empestés jetés dans l’Ebre ou dans les fosses, une sorte de tran­quillité sourde rétablie dans la ville, les moines furent examinés dans leur conduite passée pour en faire un exemple. C’était une mesure qu’on jugeait nécessaire et à la bonne heure; mais si elle était nécessaire, elle pou­vait opérer autant et plus de mal que produire de bien, surtout en l’exécutant comme on le fit. On mit des moines dans des sacs, puis on les jeta dans l’Ebre. L’Ebre qui n’aime pas ces poissons-là, les rejeta sur sa rive, et le peuple de Saragosse put voir ses moines étranglés et noyés. Cela fit un effet détestable. Les autres moines eurent peur ; et un beau matin, une députation du chapitre de la cathédrale de Saragosse, qui est Notre-Dame du Pilar, s’en vint s’agenouiller devant le maréchal Lannes, en lui demandant comme une fa­veur d’accepter le petit présent qu’elle lui apportait, et qui était le tiers du trésor de Notre-Dame du Pilar. Ils avaient, disaient-ils, destiné les deux autres tiers au duc d’Abrantès et au duc de Trévise.

Le maréchal Lannes se fâcha contre les chanoines députés ou tels députés chargés de l’affaire, et leur dit qu’avant de venir à lui ils devaient s’en aller au duc d’Abrantès et au duc de Trévise, pour leur offrir ce qui leur était destiné.

Dans la situation d’esprit où était Junot, je laisse à penser comme il reçut les députés. Il leur demanda s’ils se riaient de lui, et les mit dehors presque par les épaules.

Quant au duc de Trévise, qui n’avait pas les mêmes sujets d’humeur que le duc d’Abrantès, il fut plus poli; mais il n’accepta pas. Les chanoines enchantés, rempor­tèrent le trésor de Notre-Dame du Pilar dans son église, et furent les plus heureux du monde de n’avoir pas à donner un seul de ses diamants.

Dans la soirée du même jour, le maréchal Lannes envoya un de ses officiers pour demander le trésor en totalité, et il l’apporta à Paris.

Je dois dire ici que je professe une trop profonde es­time pour le maréchal Lannes, pour que mes paroles puissent avoir un accent d’amertume ou de méchanceté en racontant cette histoire ; mais il faut la vérité avant tout. Je la sais non seulement par tradition orale, mais j’ai les preuves de ce que j’avance écrites en procès-verbal, et laissées par le duc d’Abrantès dans l’intention évidente que j’en fisse usage si par aventure je venais à écrire une sorte d’apologie de sa vie. Ce fait de Saragosse et tout ce qui lui tient formait le sujet constant de ses rêvés, de ses pensées. Plus j’ai réfléchi à ce que je devais faire, et plus j’ai été convaincue que je devais publier la relation de ce qui s’est passé à cette époque en Aragon.             .

Junot voyant la tournure qu’avaient prise les choses, résolut d’emporter avec lui une attestation par laquelle le premier chapelain, gardien du Reliquaire de Notre-Dame du Pilar, certifiait que le trésor avait été remis au maréchal Lannes. Il y joignit une estimation et une relation de chaque objet. Je possède l’original de cette pièce. Je vais le transcrire, avec la traduction à côté. C’est une pièce du plus haut intérêt à lire, maintenant que les temps de superstition sont loin de nous, et que les rois ne font plus de ces présents insensés qui privaient de pain des provinces entières. Cette pièce fut délivrée à Junot un peu avant son départ de Saragosse, lorsqu’il quitta l’Aragon pour aller en Allemagne, lors de la cam­pagne de Wagram.


 

Relation ou note des joyaux et ornements d’or et d’argent du reliquaire et image de la sacristie de la sainte chapelle de Notre-Dame del Pilar, pour les présenter (les offrir) à son excellence et illustre maréchal Lannes, duc de Montebello.

Premièrement. Un joyau conte­nant treize cents diamants, entre lesquels il y en a neuf de singulièrement magnifiques et supérieurs. Ce joyau est fait en forme de coeur; dans le centre est un Saint-Esprit les ailes étendues… Ce bijou fut laissé par dernier testament par dona Barbara de Portugal, reine d’Espagne; il a été taxé à 50,000 pesos (ou 250,000 fr.)

Un œillet jaspé, composé de rubis et de diamants et de topazes, tous brillants, posé sur un pied d’émeraudes orientales très lim­pides, etc., etc. Il fut donné par la Ex. señora dona Maria-Teresa Ballabriga, femme de Ex. seigneur infant d’Espagne, D. Louis de Bourbon, dans l’an 1778. Ce joyau a été taxé et estimé 7,000 pesos (ou 30,000 fr.).

Une couronne que donna de ses deniers don Juan Saenz de Burnaga, archevêque de Saragosse, dans l’année 1775. Elle est tout en or et garnie de diamant, rubis et topaze, tous en brillants, avec un pectoral de très magnifiques to­pazes, ayant au milieu une chrysolithe. Ce bijou taxé et estimé 30,000 pesos (ou 140,000 fr.)

Une autre couronne que fit faire aussi à ses dépens le même seigneur archevêque, en l’an 1780… Elle est tout en or et garnie de diamants, de rubis, tous en brillants, montée sur une croix qui tient à son pied par un cercle d’or sur lequel est un rang de diamants estimée 5,000 pesos (ou 23,000 fr.).

Un bijou dans lequel est renfer­mé le portrait du roi de Portugal recouvert d’un cristal et entouré de soixante-deux diamants, tant petits que gros, mais tous en brillants. Le roi de Portugal le donna au marquis de la Compuerta, et le marquis le laissa par testament à Notre-Dame del Pilar. Estimé à 8,481 pesos (ou 37,164 fr.).

Une paire de pendants d’oreilles avec vingt-huit diamants, roses, montés en or, desquels pendent deux petites poires uniformes de belle blancheur, en forme d’aman­de ; elles furent données par la sénora Ill dona Maria Ignacia, au mois de mars 1743. Estimée 1,855 pesos (ou 7,820 fr.).

Une grande croix de l’ordre de Calatrava, d’or émaillé avec cin­quante-deux diamants de diverses grandeurs, etc. Estimée 3,353 pesos (ou 15,062 fr.).

Un joyau contenant cent soi­xante diamants, rosés, d’une très belle eau et très blancs. Au milieu est un esclavage en or émaillé, noir et blancs ; celui qui le donna à Notre-Dame fut le seigneur très illustre don Juan d’Autriche, le jour de la Conception de l’an 1669. Ce joyau taxé 6,898 pesos (ou 31,036 fr. ).

Une croix de Santiago avec soi­xante-huit diamants montés en or, si beaux par leur belle eau et blan­cheur, qu’ils paraissent être d’une seule pièce. Ce joyau est taxé et estimé 8,418 pesos (ou 37,886 fr.).

Puis il y a quelques articles (11, 12 et 13), bien sim­ples, qu’il est inutile de mentionner.

Deux portraits garnis de diamants en brillants, dont l’un repré­sente l’empereur François Ier, et l’autre l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, reine de Hongrie et de Bohême, son épouse. Ce fut don Antonio de Azlor qui les laissa par son testament et codicille, l’an 1773, le 18 juillet, estimés 16,000 pesos (ou 72,000 fr. ).

Un rameau appelé de la duchesse de Villahermosa, composé de plusieurs fleurs en pierres précieuses, de beaucoup de diamants, rosés et rubis, avec huit émeraudes, donné par la marquise de Camarasa. Taxé 2,302 pesos (ou 35,873 fr.).

Un joyau avec cinquante-sept diamants montés en argent, et le revers émaillé de noir, blanc et incarnat donné à Notre-Dame, par
l’illustre doña Maria-Isabelle  de Savoie, reine d’Espagne. Estimé 4,719 pesos (ou 24,190 fr.)

Total….1,245,236 pesos.

La taxation (estimation) de ces bijoux donne le résultat de un million deux cent trente-six pesos…. monnaie d’Espagne, ainsi que le certifie le livre qui existe dans la  sacristie dont j’ai la charge et à laquelle j’en appelle. Le tout donné par l’ordre de M. le président. Certifie la présente en cette église, à Zaragossa, le 3 avril 1809.

Pasqual Erranz, chapelain de Notre-Dame de Pilar.

 

in  Mémoires de la duchesse d’Abrantès (vol. 8) – Paris 1831