Alfred – Umhey – Traduction : Robert Ouvrard
L’armée prussienne de 1806 était une armée de paix. Depuis 12 ans elle n’avait pas été engagée dans un conflit, dont elle aurait pu tirer des leçons. Du point de vue purement militaire, le roi Frédéric-Guillaume III était un personnage ambivalent. D’un côté il avait un penchant pour tout ce qui était militaire, d’autre part il haïssait la guerre et n’aspirait qu’à l’éviter, avec pour conséquence que même s’il plaçait la chose militaire très haut, l’instruction se limitait aux parades.
Après sa victoire dans la guerre de Sept Ans, l’armée prussienne était considérée comme invincible et, la plupart des armées européennes la prenaient pour exemple. Sa puissance de tir, sa rapidité dans le chargement des armes ainsi que les mouvements, impressionnaient ses ennemis comme ses admirateurs.
Au fil des années, toutefois, le concept tactique victorieux, à l’origine le résultat de l’action concomitante des différentes armes, se réduisit à des exercices standardisés des unités de fantassins. L’instruction individuelle, en particulier dans des tâches requérant l’initiative individuelle, ne se voit attribuer aucun intérêt particulier. Le soldat doit agir en formation et obéir dans la masse. Ce qui entraîne, naturellement, une réaction de masse dans le cas de fuite ou de défaite.
« L’égalité est la plus belle chose chez le militaire ». Voilà ce que l’on peut encore lire dans le Règlement du 15 mars 1798[1]. La doctrine s’y limite à une progression constante après le feu de peloton « anéantissant », pour déloger l’ennemi à la baïonnette. Une adhésion entêtée à la tradition, ajoutée au refus fondamental des nouveautés tirées des guerres des Coalitions, fait que, au début du 19e siècle, l’armée prussienne se trouve encore au siècle précédent. On ne s’y exerce ni aux avant-postes, ni au service de campagne, pas plus qu’à l’effet combiné des différentes armes. Il n’existe également aucune structure semblable à celle de l’armée française, permettant à des unités importantes d’agir séparément.
Pourtant, en Prusse également, les combats de tirailleurs n’étaient pas inconnus. Durant la guerre de Sept Ans, le royaume avait eu sous les armes un grand nombre de corps francs, agissant la plupart du temps de cette manière. A vrai dire ces troupes avaient dans l’armée une mauvaise réputation, de par le matériel humain dont elles étaient composées. Chez les officiers on parlait « d’exécrable vermine » [2] et cette impression négative resta attachée aux troupes légères.
Quoi qu’il en soit, Frédéric-Guillaume II avait malgré tout constitué, avec les brigades de fusiliers, une infanterie légère forte, dont le champ d’action devait être les combats de tirailleurs
Ce n’est que sous le successeur du Grand Frédéric[3] qu’il y eut des améliorations.
Dans le nouveau Règlement cantonal de 1792, on se rapproche d’un service militaire généralisé :
« Comme quiconque jouissant de sa protection, ne peut se soustraire à l’obligation de défendre l’État, cette obligation ne souffre aucune exception autre que celles expressément indiquées dans ce Règlement, pour le bien de l’État[4]. »
La durée du service, jusque-là à vie, est réduit à 20 ans. Mais il y a encore de nombreuses exceptions, exemptant de service toute la noblesse, de nombreuses classes de fonctionnaires ainsi que les habitants de nombreuses régions (Frise orientale, parties des régions du Rhin méridional, les régions montagneuses de Silésie ainsi que Berlin, Postdam, Brandenburg, Magdeburg, Breslau, Danzig et Thorn).
Pour accélérer la mobilisation, l’artillerie et le train, jusque-là concentrés à Berlin, sont dispersés dans les provinces.
Le nombre des mercenaires[5] est réduit, la proportion devant être, dans l’infanterie, de 76 pour 93, dans la cavalerie lourde, de 66 pour 96, chez les hussards de 66 pour 96.
Les régiments de garnison ont été dissous, chaque régiment se voyant doté, en contrepartie, d’un bataillon de dépôt, à trois compagnies. Dès lors, chaque régiment est formé de trois bataillons (1 de grenadiers, 2 de mousquetaires), de 4 compagnies chacun.
La levée des recrues dans les arrondissements (Kanton) assignés à chaque régiment, tout comme l’enrôlement, est de la responsabilité du chef de compagnie. Cet enrôlement est financé par la mise en congé, durant la période d’exercice, la moitié des hommes, dont on garde la solde. Cela s’applique aux Prussiens, qui, à partir de la deuxième année, peuvent être en congé jusqu’à onze mois par an.
Parmi les 76 mercenaires restants, chaque commandant peut mettre en congé, à l’intérieur de la garnison, 26 « Freiwächter [6]» et également garder leur solde. Pour les petites soldes, les officiers sont avisés de recourir à cette procédure. Le nombre des « Freiwächter » est cependant si élevé, qu’il ne reste alors guère plus de 30-40 hommes. Ceux-ci doivent donc accomplir le service d’une compagnie, en particulier les gardes, ce qui rend pratiquement impossible d’assurer l’instruction de plus de la moitié des hommes.
Les Prussiens nouvellement enrôlés, qui doivent pourtant accomplir leur première année de service sous les drapeaux, sont libérés dès 10 semaines, quel que soit leur niveau d’instruction.
Par le biais des congés, le service de 20 ans des Prussiens se réduit ainsi à tout juste 20 mois (tout de même 2 ans et 7 mois dans la cavalerie).
« A peine la moitié des mercenaires était constituée d’individus volages, mais pas totalement corrompus, l’autre moitié étant constituée d’individus inutilisables, dont la vie passait à déserter d’un régiment pour un autre, pour pouvoir se griser de ce nouvel argent de poche, mais qui, dans le même temps, au moyen des fraudes et des vols, le complétaient au sein de leur garnison. Avec une telle racaille sous les drapeaux, et les excès et vols incessants qu’ils commettaient tous les jours, non seulement la condition de soldat perdait la considération des citoyens, mais il devenait nécessaire, ou en tous les cas habituel, d’utiliser la force contre les soldats. »
Au pays, le souci permanent des capitaines était d’éviter les désertions. Chaque nuit, les officiers et les sous-officiers recevaient l’ordre d’être prêts à intervenir. Dans les garnisons importantes, des canons d’alarme étaient en permanence chargés, pour donner un signal aux villages avoisinants, qui avaient l’obligation, moyennant une prime, d’occuper les routes et de s’emparer des déserteurs.
Pour les hommes en service, c’est-à-dire ceux qui restaient toute l’année sous les drapeaux, il était très rare d’obtenir l’autorisation de franchir les portes. Beaucoup n’avaient même pas le droit de quitter les rues, voire même leur caserne. On faisait coucher chaque homme peu sûr dans la même chambre qu’un homme sûr. Ce dernier était responsable du premier et avait le droit, durant la nuit, d’enfermer ses chaussures. Il était normalement puni de coups de baguettes si, malgré ces précautions, son camarade de lit profitait d’un moment de sommeil pour s’échapper. » [7]
Cette caricature du fantassin battu résultait du fait qu’effectivement seuls les mercenaires faisaient le service toute l’année et qu’ils étaient le plus mal lotis financièrement. Alors que les hommes en congé et les « Freiwächter » pouvaient gagner de l’argent, eux devaient vivre de leur maigre solde. D’où naturellement un mécontentement, des fraudes et, pour finir, la désertion.
Ces « revenus parallèles » avaient aussi un effet particulièrement corrupteur sur le reste des soldats. Ceux-ci, pour la plupart mariés, perdaient ce revenu supplémentaire dès l’instant qu’ils entraient en campagne. Ils laissaient donc leurs familles sans soutien, ce qui ne pouvait qu’avoir une influence négative sur le moral.
La Commission d’organisation militaire continua son travail sous Frédéric-Guillaume III, qui avait succédé à son père en 1797. A dire vrai, le nouveau roi attacha encore plus d’importance à l’image de l’armée. Par exemple, la coupe de l’uniforme fut modernisée, mais pas la structure de l’armée.
Au contraire, on fit marche arrière dans la réorganisation de l’infanterie, et l’on forma de nouveau à 5 compagnies les deux bataillons de mousquetaires, tandis que les grenadiers furent de nouveau séparés de leurs régiments d’origine et constitués en bataillons à deux compagnies.
Les états de 1806[8] nous renseignent sur l’âge des officiers. Dans l’infanterie, sur 66 colonels, 28 ont déjà passé la soixantaine. Des 281 majors, 86 ont plus de 55 ans, 190 plus de 50 ans. La plupart des commandants de divisions ou des généraux occupant des postes similaires ont entre 50 et 60 ans, ce qui n’est en aucun cas un âge très avancé.
Le commandement supérieur, souvent qualifié de vieillot, avait très certainement une moyenne d’âge plus élevée que celle des Français, qui avaient pour la plupart entre 35 et 40 ans. En déduire une incapacité pour la conduite d’une guerre serait cependant trop simple.
Beaucoup d’officiers de la campagne de 1806 occuperont aussi des postes de commandement durant les Guerres de Libération, combattant de façon exceptionnelle[9] : de ces 7000 officiers, plus de 4000 seront encore en activité en 1813-1814.
Disons aussi qu’en aucun cas, les officiers de la campagne de 1806 n’ont manqué de courage. Il y eut dans leurs rangs environ 1100 tués ou blessés, dont 116 rien qu’à Iéna.
Il est certain que l’occupation des postes clés par le duc de Brunswick, le feld-maréchal von Möllendorf et le prince de Hohenlohe forma une combinaison peu heureuse. Clausewitz accorde certes au duc de Brunswick „qu’il était plein d’esprit, rempli de connaissances et d’expérience de la guerre (…) qu’il avait une grande expérience dans la conduite des troupes, le courage personnel et le calme dans le danger »,
mais ceci était cependant contrebalancé par un trait de caractère, que l’écrivain Lombard résume ainsi :
„il ne pouvait se résoudre à abandonner l’ancien chemin, qui pourtant ne menait pas à la célébrité. [10]»
Von Treuenfeld[11] rapporte un récit de von Boyen, qui jette un éclairage particulier sur la singularité du commandement supérieur :
« Pendant notre séjour à Erfurt les généraux, les officiers d’état-major et les aides de camp se réunissaient tous les jours à 11h du matin devant le logement du roi pour recevoir le mot de passe. Un matin une conférence chez le duc, où était présent le roi, s’était prolongée au-delà de cette heure, si bien que, pour recevoir le mot de passe, les officiers allèrent au logement du duc. Quand celui-ci sortit, pour donner le mot reçu du roi, il remarqua à son grand effroi qu’il manquait le sous-officier et les quatre hommes, qui habituellement assuraient la sécurité du cercle recevant le mot de passe. Cela embarrassa fortement le duc. Il ne voulait pas envoyer sa garde chercher l’équipe manquante car alors son logement serait resté sans garde. Son esprit habitué aux minutieux processus de l’état de guerre ne pouvait pas non plus se décider à délivrer le mot de passe sans escorte. Aussi allait-il çà et là et se plaignait à haute voix de cet état de fait, jusqu’à ce quelqu’un lui fasse la proposition d’utiliser comme protection ses deux sentinelles, ce qui fut immédiatement fait. Mais manquaient encore deux hommes et un sous-officier ! Alors le hasard vint à son secours et la voiture à pain d’un bataillon de grenadiers vint à passer, d’où l’on put prendre l’escorte nécessaire ainsi que le sous-officier. Mais nouvel embarras, car le sous-officier n’était pas armé de l’indispensable esponton, mais celui-ci avait été attaché sur la voiture. Aussi fallut-il qu’il soit détaché sur ordre spécial de tous ces chefs de guerre rassemblés et ce n’est qu’après que tous ces obstacles aient été levés et que la situation normale soit finalement rétablie que le duc, le visage rasséréné, put faire part du mot de passe longuement désiré. »

Le quinquagénaire feld-maréchal von Möllendorf, un vétéran de toutes les guerres du Grand Frédéric, n’était vraiment pas, en dépit d’une jeunesse « imperturbable » et d’une activité digne des héros[12], à la hauteur des temps nouveaux.
Deux faits influencèrent particulièrement la prestation du prince Hohenlohe. Au début de la campagne, il était malade et incapable de supporter les fatigues corporelles. Par ailleurs, il était extrêmement myope, ce qui le rendait totalement dépendant de son chef d’état-major, le colonel von Massenbach.
Ce dernier joua, pour l’armée prussienne, un rôle tout aussi malheureux que Mack pour l’armée autrichienne l’année précédente. Chandler le qualifie de « mauvais génie » de l’armée prussienne. Lettow-Vorbeck [13] commente à ce sujet ses Mémoires :
« Le malaise que ressent le lecteur, est proche de la douleur physique. Les idées confuses, présentées dans un style emphatique et répugnant sont chassées l’une après l’autre, et cependant cette impression pénible est encore accentuée, d’abord par l’arbitraire avec lequel les documents historiques sont traités, mais encore par la vanité pharisienne, qui clame l’auteur comme étant le seul intelligent… »
De son côté, Clausewitz, écrit à propos de Massenbach[14] :
„Le plus terrible avec ce genre de personnage, est que leur agitation intérieure suscite des actions magnifiques, qui ne sont pas à la hauteur de leur intelligence. Ils veulent alors entraîner les autres avec eux, et lorsqu’ils n’y parviennent pas et qu’ils échouent par leur faute, ils deviennent méchants ».
Von der Goltz le décrit presque comme un esprit fantasque formé de deux caractères opposés. De toute façon, il ne fut pas pour peu dans la confusion du quartier général prussien, dont à la fin les Français tirèrent profit.
Beaucoup plus néfaste que l’utilisation de ces honorables vieux personnages et de Massenbach, fut l’absence d’une structure unifiée de commandement, d’un état-major et de responsabilités claires. Comme toutes les décisions devaient être prises au cours de réunions interminables, ceci ne pouvait entraîner qu’un handicap considérable face aux décisions rapides prises au quartier général français. Les hésitations du Roi, qui, en raison de son manque d’expérience personnelle dans la conduite d’une campagne, s’en remettait aux généraux, ne pouvaient que conduire au même résultat.
A l’initiative de Scharnhorst, l’armée de campagne (troupes saxonnes et prussiennes) fut, à la fin du mois de septembre 1806, organisée en 14 divisions. Elles devaient former des unités tactiques indépendantes, ayant leur propre intendance.
Ce n’est que pendant les quatre semaines d’entraînement au printemps, qu’il y eut enfin la possibilité de manœuvrer en grandes unités. Dans ces conditions, les performances individuelles des soldats furent remarquables. La plus grande importance fut attachée, durant ces exercices, aux manœuvres et à l’exécution précise des gestes et des évolutions. Tout cela se déroula avec la précision d’un mouvement d’horlogerie, à la grande satisfaction du Roi.
Malheureusement, cette image développa une impression totalement erronée de la capacité d’engagement du soldat.
En automne, il y eut des manœuvres. Pour celles de Berlin, l’ennemi fut non seulement individualisé, il put également, dans certaines limites, agir à sa guise. Dans les provinces, où les manœuvres furent limitées à deux jours, et où l’on ne disposait que de petites unités, l’ennemi ne fut pas représenté.
Un incident au sein du régiment Alt-Larisch, montre l’incapacité au „petit service“ : durant l’offensive, le 13 octobre, pour former des patrouilles chargées de secourir des unités isolées, il ne resta que des soldats habitués au service en rangs serrés.[15]
Durant les batailles d’Iéna et d’Auerstaedt, on put observer également parmi les officiers, une gaucherie et un désarroi effrayants. Habitués à l’exécution mécanique et littérale des ordres donnés, ils ne furent pas capables de réagir correctement dans des situations évoluant rapidement.
Cela conduisit, en particulier, au maintien de l’infanterie prussienne sous le feu des fusils et canons français, des heures durant et sur un terrain ouvert, devant Kapellendorf le 14 octobre 1806.
A Auerstaedt, la nombreuse cavalerie prussienne se retira sans avoir essayé de changer le destin de la journée. Le général Blücher avait bien tenté d’obtenir du Roi l’autorisation de charger, mais cela lui fut refusé, sans explications.
Malgré de nombreux blocages et retards provoqués par la Commission d’organisation, quelques décisions furent cependant exécutées. La plus importante fut l’organisation d’une milice, avec laquelle on espérait renforcer l’armée, en cas de besoin.
Un an après la présentation du projet, parut le décret du 17 août 1805, qui prévoyait la formation de 78 bataillons de réserve, à 600 hommes chacun. Les Prussiens exemptés et les jeunes soldats des « villes franches » devaient former les unités, destinées à former les garnisons de leurs villes natales.
Après la parution du décret, on commença bien à préparer des listes, mais pas à former des unités, de sorte qu’au déclenchement de la guerre de 1806, pas un seul bataillon n’était prêt.
Les consultations du „Ober-Kriegskollegium“ (Conseil supérieur de la guerre) sur la mobilité de l’armée ne conduisirent à rien. Les deux réformes essentielles dans ce domaine furent ajournées.
„Réduire le nombre des tentes, ou celui des chevaux de monte et de trait des officiers, apparaît contraire á l’esprit spécifique de l’armée prussienne et ne pourrait avoir que des conséquences négatives. »
On peut éventuellement le comprendre pour ce qui est des tentes. Plus loin, on peut lire :
„Tout aussi nécessaires à l’armée sont les boulangeries et les charrois de farine, et la façon de se nourrir de l’armée française ne pourrait être copiée avec succès. »
Cela aussi peut s’expliquer, car, l’année précédente, la suppression de ces services dans l’armée autrichienne avait été une des causes de la catastrophe d’Ulm.
Le train de l’armée était assurément trop important. Par exemple, un régiment d’infanterie (deux bataillons, 1600 hommes) avait à lui seul 293 chevaux, en particulier à cause des chevaux nécessaires au transport des tentes (7 chevaux par compagnie) et aussi parce que chaque officier subalterne possédait un cheval de monte et un cheval de trait. A ceci s’ajoutaient 72 chevaux pour les canons de bataillon et les charrois de pain.
Les seules modifications relatives à une réduction des bagages fut la suppression des canons dans les bataillons de fusiliers, ainsi que la réunion des quatre pièces de bataillon en une batterie par régiment.

Par décret du 5 juillet 1806, l’organisation de l’infanterie est de nouveau modifiée. On retrouve la structure prévalant sous Frédéric-Guillaume II et au moment de l’accession au trône de son fils.
Les régiments sont de nouveau à 3 bataillons de campagne (1 de grenadiers, 2 de mousquetaires) à 4 compagnies et un dépôt. Pour l’ensemble de l’armée cette modification ne pourra toutefois être menée à bien avant le début de la guerre.
Seules les unités sous les ordres du général von Rüchel essayèrent de mettre ces changements en pratique. Mais, compte tenu du nombre réduit d’hommes, il ne fut possible de former qu’un bataillon à quatre compagnies, les autres en ayant trois. Pour compenser cette faiblesse apparente, Rüchel ordonna de se former en deux lignes, considérant que la troisième ligne était totalement inutile :
L’armement ne correspond plus aux impératifs d’une armée moderne. Certes, il y a le nouveau fusil Nothardt[17], mais seuls 7 bataillons (sur 147) en sont équipés. La majorité de l’infanterie prussienne est encore, en 1806, équipée du fusil Mle 1780/1787. Celui-ci est l’héritier du modèle 1740, plusieurs fois amélioré, les dernières fois en 1773 par l’introduction d’une baguette conique, et en 1780, avec la modification de la lumière (autorisant une meilleure introduction de la poudre dans cette dernière)
Désormais chaque compagnie possède 10 tireurs d’élite équipés de fusil à canon rayé[18] mais seuls ces derniers s’exercent à la cible avec des balles réelles[19]. Tous les autres s’exercent à charger rapidement et ne tirent que des balles d’exercices. On a fait souvent remarquer que le nettoyage fréquent usait tellement le canon que les fusils n’étaient plus utilisables pour des tirs précis. On peut s’imaginer dans quel état se trouvaient les canons des fusils, du fait du polissage et du nettoyage permanents, en sachant que dans le régiment von Zweifel, en août 1806, les armes ne résistèrent pas au tir à balles réelles. [20]
Pour l’exercice, toutes les vis sont tellement desserrées que l’on peut « entendre » l’exécution des mouvements, ce qui use le mécanisme et brise la culasse.
En campagne, chaque soldat est équipé de 60 cartouches, contenues dans une grosse cartouchière, 30 dans un magasin en bois, le restant déballé au-dessus.
En campagne chaque bataillon de grenadiers et de mousquetaires a deux pièces de 6, tirées par six chevaux, et un charroi à quatre chevaux transportant 50 boulets et 30 boîtes à mitraille par pièce.
Armement[21]
Outre l’infanterie on trouve 24 bataillons de fusiliers (infanterie légère) et un régiment de chasseurs à pied équipés de carabines à canon rayé[22].
Ces carabines ont une portée nettement plus grande que les armes utilisées en général dans l’infanterie. La précision est également meilleure. Toutefois le chargement en est relativement plus long, en raison de l’introduction plus difficile de la balle dans le canon. Les troupes légères se battirent avec beaucoup de succès, remportant, le 26 octobre, l’une des seules victoires prussiennes.
On voit donc qu’au total il y eut suffisamment de troupes légères, qui, en partie, étaient mieux équipées que leurs opposants français, et qu’elles furent effectivement engagées. Par contre, dans l’engagement, elle furent tactiquement inférieures aux unités françaises, car il leur manquait l’exercice pratique. [23]
En plus du fusil et de la baïonnette, les fantassins prussiens sont équipés d’un sabre, conforme aux règlements de 1726 et 1743. Ce sabre (Mle 1715) n’a pas été modifié depuis cette époque-là, de sorte que les unités d’infanterie, en 1806, sont équipées de ce modèle.
Les sous-officiers des unités de mousquetaires et de grenadiers utilisent encore, en 1806, des armes courtes. Ce n’est qu’avec la réforme de 1808 qu’elles seront définitivement abolies dans l’infanterie prussienne.
L’uniforme est de mauvaise qualité, car on économise au niveau de la coupe. Il n’y a pas de manteaux, seuls les fusiliers ont une couverture, transportée cependant dans les bagages !
État de l’armée prussienne au début de la guerre contre la France
Infanterie
Garde : 4 bataillons (6 compagnies – 821 hommes).
Infanterie : 57 régiments à 2 bataillons, soit 114 bataillons à 793 hommes (chacun à 5 compagnies).
Grenadiers : 29 bataillons à 783 hommes (chacun à 4 compagnies).
Ces chiffres incluent 16 à 18 artilleurs ainsi que 8 à 10 sapeurs qui, durant le combat (s’ils ne sont pas occupés à d’autres tâches) sont affectés au service des canons. Chaque compagnie a 10 tireurs d’élite, qui sont répartis derrière les lignes.
Fusiliers : 24 bataillons à 662 hommes, chacun à 4 compagnies.
Trois bataillons forment une brigade. Les compagnies ont 10 tireurs d’élite, disposés sur l’aile gauche des lignes.
En temps de guerre, chaque bataillon mentionné ci-dessus doit avoir un dépôt de 106 hommes.
Chasseurs à pied : un régiment à 3 bataillons de 4 compagnies, total 532 hommes.
Un régiment d’infanterie encore en formation, à deux compagnies.
Total : 174 bataillons de campagne et 2 compagnies.
58 troisièmes bataillons, à 524 hommes (en temps de guerre jusqu’à 856 hommes) servant de relève aux bataillons de campagne.
Cavalerie

Cavalerie lourde
13 régiments de cuirassiers à 5 escadrons (total : 654 escadrons) y compris les gardes du corps.
12 régiments de dragons à 5 escadrons, total 60 escadrons.
2 régiments de dragons à 10 escadrons, total 20 escadrons (régiments de la Reine et Auer).
Total : 145 escadrons à 160 chevaux : 23.200 chevaux.
Les escadrons de cavalerie lourde sont composés de 13 sous-officiers, 3 trompettes, 10 carabiniers, 134 cavaliers et 160 chevaux.
Cavalerie légère
9 régiments de hussards à 2 bataillons de 5 escadrons, total : 90 escadrons.
1 régiment de hussards (Bila) à 5 escadrons.
Total : 95 escadrons à 150 chevaux, soit 14.250 chevaux.
Régiment Towarcys, à 10 escadrons.
Bataillon Towarcys à 5 escadrons (lanciers, en majorités des Polonais).
Soit : 15 escadrons à 120 chevaux, total : 1000 chevaux.
Total général de la cavalerie : 255 escadrons, 29.250 chevaux.
Chaque escadron de hussards est composé de 15 sous-officiers, 3 trompettes, 12 carabiniers, 120 hussards et 150 chevaux.
Un régiment de cavalerie prussien incorpore les officiers suivants : 1 chef de régiment, 1 commandeur, 3 officiers d’état-major (chefs d’escadrons), 1 major, 4 capitaines de cavalerie et 27 sous-officiers.
L’armement des cavaliers prussiens se compose d’une arme blanche, d’une carabine et de deux pistolets. Les cuirassiers ont la Pallasch (dérivée de l’épée de cuirassiers de 1732) à lame tranchante ; la carabine de cuirassiers Mle 1787 et deux pistolets Mle 1789. Les pistolets de cavaliers lourds se distinguent de ceux des hussards par leur longueur. On ne porte plus de cuirasse depuis 1790. Les unités de hussards ont le sabre, la carabine courte 1801 et deux pistolets Mle 1789.
L’utilité des armes à feu dans la cavalerie faisait l’objet de débats (difficulté de chargement, imprécision et faible portée, bruit effrayant la monture). Toutefois, il n’était pas question de les supprimer aux hussards engagés dans « la petite guerre », les avant-postes et la reconnaissance.
L’utilisation de la carabine et du pistolet est décrite de la façon suivante (attaque groupée, formation en deux rangs) [24]:
«Le premier rang fait feu de ses carabines, puis le deuxième rang s’avance et fait également usage de ses carabines. Le premier rang s’avance alors et fait feu d’un de ses pistolets, le 2e rang s’avance et en fait autant. L’usage du 2e pistolet s’effectue de la même manière. »
Mais en général on attache plus d’importance, dans la cavalerie, á l’usage de l’arme blanche.
A l’exception du régiment Towarczys, chaque régiment de cavalerie a un dépôt d’environ 130 chevaux. Les chevaux les plus jeunes restent en général à l’arrière, et les effectifs sont rarement complets : on est aux environs de 20% en dessous de ce qui est prévu dans les états.
La plupart des chevaux viennent des haras prussiens (principalement en Prusse orientale) et polonais, quelquefois du Holstein pour la cavalerie lourde. Les hussards montent en majorité les chevaux venant de la Moldavie.
Individuellement, l’instruction des cavaliers prussiens est très bonne et ils sont supérieurs aux cavaliers français, mais il leur manque la pratique des grandes unités, la cavalerie prussienne étant souvent répartie, tactiquement, en régiments, voire en escadrons, en non pas en brigades ou divisions.
Il n’y a pas de grande réserve de cavalerie, comme dans la Grande Armée. Cela aura un effet particulièrement négatif durant la campagne de 1806. Le Major Rauch, de l’Etat-major, ainsi que Scharnhorst ont réclamé la formation d’une réserve de 20-25 escadrons. Suite à leurs réclamations, l’armée de campagne, se voit attribuer fin septembre 1806, une brigade de cavalerie de 10 à 15 escadrons et une batterie attelée par « division »,

En 1806, l’armée prussienne dispose des unités d’artillerie suivantes :
4 régiments d’artillerie de campagne (artillerie à pied), à 4 compagnies. L’artillerie attelée a été, en 1805, renforcée de 3 compagnies, et se compose désormais de 20 batteries. En temps de guerre, il doit y avoir 71 batteries, En plus, chaque bataillon de grenadiers et de mousquetaires a deux pièces de 6. Dans les places se trouvent également 15 compagnies d’artillerie de siège. Durant la campagne de 1806, on utilise surtout les canons de 6 et de 12, ainsi que les obusiers de 7 et de 10.
Chaque batterie est composée de six canons et de 2 obusiers. L’attelage des pièces de 6 se compose de 6 chevaux ; pour les pièces de 12, il faut 6 chevaux. L’instruction est excellente, même si, là aussi, la coopération avec les autres était absente.
Au moment de l’entrée en campagne, le moral de l’armée, en dépit des insuffisances mentionnées ici, est tout à fait excellent, voire presque débordant.
« L’attitude guerrière, le courage et la joie de combattre de toutes les troupes prussiennes est sans limites », annonce, le 24 septembre, le correspondant de Hambourg dans la gazette « Zeitung für die elegante Welt »[25].
Blücher lui-même annonce au Roi :
« Si les Français commencent les hostilités, je sais ce que je dois au service de Votre Majesté, à l’honneur des troupes et à moi-même. Les troupes que je commande sont remplies de courage…. Je ne crains pas leur arrivée ! » [26]
Cependant, à la veille de la bataille d’Iéna, même si le moral de l’armée est encore haut, la faim, l’humidité et le froid, les marches et contremarches et l’impression laissée par la défaite de Saalfeld font apparaître au sein de l’armée, les premiers signes de désordre.
Le 11 octobre, la rumeur de l’arrivée des Français entraîne même, parmi les troupes prussiennes vaincues qui traversent Iéna, un mouvement de panique.
« Les soldats se pressaient comme des fous à travers la ville et par-dessus les fossés et se hâtaient sans savoir eux-mêmes vers où. Si cela avait été possible, ils seraient passés par-dessus les maisons, tellement la peur les poussait. Les canons étaient tirés sur les pavés avec une telle violence, que deux ou trois se brisèrent. » [27]
Le tableau est effrayant :
« Tous les chemins et tous les champs étaient parsemés d’armes abandonnées, de baïonnettes, de cuirasses et de pièces d’équipement ; sacs de fourrage vides et gibernes gisaient ci et là ; 3 ou 4 canons et caissons de munitions démontés avaient été abandonnés dans les fossés par leurs servants. Les Prussiens avaient pillé les bagages saxons, les Saxons à leur tour avaient dévalisé les bagages prussiens, coupé les attelages et démonté les chariots » [28].
Ces scènes désolantes mirent en doute le mythe de l’invincibilité de l’armée prussienne et semèrent les germes de la défaite.
Des individus venus des camps situés au-dessus d’Iéna et près de Weimar, se faufilaient partout à la recherche de la nourriture ou du bois pour se chauffer, de sorte que des ordres sévères furent donnés contre les maraudeurs.
On agit ave une rigueur exagérée en faisant frapper presque à mort des hommes surpris à déterrer des pommes de terre dans les champs déjà récoltés. Un colonel s’y rendit d’ailleurs célèbre :
« Regardez, mes hommes ont leur camp dans un champ de choux, et il n’en manque pas une tête ! » [29]
L’armée prussienne va donc s’engager dans une bataille décisive, affamée et composée de soldats qui ont déjà ressenti les frayeurs d’une défaite. Ils sont emmenés au combat par des officiers rigides et commandés par des généraux sans détermination.
Malgré cela, les unités vont combattre avec courage et opiniâtreté en s’exposant inutilement au feu ennemi, et attaqueront des positions dont ils ne pouvaient s’emparer. L’infanterie qui combattra à Vierzehnheiligen épuisera par quatre fois ses munitions, l’artillerie par deux fois.
En fin de compte, dans cette guerre, les Anciens dépassés furent les victimes des Modernes, trop puissants.
Sic transit gloria mundi !
Bibliographie:
Borcke, J. v. Kriegerleben, Berlin 1888
Clausewitz, C. v. Nachrichten über Preußen in seiner großen Katastrophe
Fiedler, S. Grundriß der Militär- und Kriegsgeschichte, Bd. 3 Napoleon gegen Preußen, München 1978
Goltz, C. Frhr. v.d. Von Roßbach bis Jena, Berlin 1883 und 2. Auflage 1906
Höpfner, E. v. Der Krieg von 1806 und 1807, Berlin 1850
Lehmann, M. Scharnhorst, Leipzig 1886
Lettow-Vorbeck, O.v. Der Krieg von 1806/07, Berlin 1899
Lombard. Matériaux pour servir a l’histoire des années 1805, 1806 et 1807; dédies aux Prussiens par un ancien compatriote. A Francfort et Leipzig chez Frédéric Nicolai
Merta, K.-P. Das Heerwesen …Bd. 2, Die Uniformierung, Berlin 1991
W., C.v. (= Müffling, F.) Operationsplan der Preußisch- Sächsischen Armee im Jahre 1806, Weimar 1807
Schreckenbach, P. Der Zusammenbruch Preußens im Jahre 1806, Jena 1913
Treitschke, H.v. Deutsche Geschichte im 19 Jahrhundert, Berlin o.J.
Yorck v. Wartenburg. Napoleon als Feldherr, Berlin 1887, 1888
Stammliste aller Regimenter und Corps der Königlich Preußischen Armee, Berlin 1806
NOTES
[1] V.d. Goltz, Von Roßbach bis Jena, Berlin 1906 , p.191
[2] Ibid p. 192
[3] Il règne de 1786 à 1797.
[4] Lettow-Vorbeck, Vol. I, p. 43
[5] Sous ce terme sont réunis tous ceux qui n’étaient pas Prussiens.
[6] C’est-à-dire exempts du service de garde.
[7] Boyen Vol. I, p. 202, cite en extrait dans Lettow-Vorbeck Vol. I p. 49
[8] Voir aussi : « Statistische Nachrichten über das preußische Offizierkorps von 1806 und seine Opfer für die Befreiung Deutschlands », Kunhardt v. Schmidt, 10. Beiheft zum Militär-Wochenblatt 1901
[9] Scharnhorst, Gneisenau, Blücher, Tauentzien, Yorck, etc.
[10] Matériaux pour servir à l’histoire…
[11] v. Treuenfeld, Beilagen S. 107
[12] v.d. Goltz 2. Ed. p.116
[13] Lettow -Vorbeck, Vol.I p. 113, d’après Lehmann, Scharnhorst, vol. I. p. 417
[14] v.d. Goltz 2. Ed. p.126
[15] Lettow-Vorbeck Vol. I p. 48, Borcke, p.17
[16] Höpfner Vol. I, Annexe D XXI
[17] Approuvé par le « Kabinettsorder » du 14 février 1801, avec baquette de fer cylindrique, trou d’ignition conique, poids réduit et crosse d’une forme améliorée, le dernier modèle de fusil de l’ancienne Prusse.
[18] Les 10 tireurs d’élite de chaque compagnie de grenadiers et de mousquetaires ont le Mle 1787. Les tirailleurs sont devant lors d’une attaque et d’une défense, pour désorienter et désorganiser l’ennemi par leur tir ajusté.
[19] Selon le règlement, 60 tirs par an, en réalité sûrement une faible fraction de ce chiffre.
[20] Lettow-Vorbeck vol. 1 p. 50
[21] Höpfner vol. I, p. 50
[22] Les unités de chasseurs étaient pourvues, entre 1757 et 1791, avec la carabine Brandenburg-Ansbach-Bayreuthschen Jägerbüchse, puis avec le modèle amélioré 1796/1801.
[23] Lossau vol. 2, p.224 : » Tactiquement il ne manquait à l’armée prussienne de 1806 que la formation de colonnes d’attaque et des lignes de tirailleurs ».
[24] Reglement vor die preuß. Husaren Regimenter Berlin 1743, p.108, cité dans Müller, « Die Bewaffnung » p.149
[25] v.d. Goltz 2. Ed. p.161
[26] Ibid p.165, d’après Scherrr, Blücher, seine Zeit und sein Leben, Leipzig 1863
[27] Ibid p.165, d’après Scherrr, Blücher, seine Zeit und sein Leben, Leipzig 1863
[28] Danz. Ansicht Jena, p.32
[29] Danz. Ansicht Jena, p.36.