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22 avril 1806 : la mort de l’amiral Pierre-Charles de Villeneuve, suicide ou assassinat ?

L'amiral Villneuve
L’amiral Villeneuve

Un amiral désespéré

15 avril 1806, l’amiral Pierre-Charles de Villeneuve, revient d’Angleterre, où il vient de passer presque six mois, prisonnier des Anglais, qui s’étaient saisis de lui, le 21 octobre 1805, à Trafalgar. Il vient d’être libéré sur parole, et débarque à Morlaix. Puis il se rend à Rennes, où il descend, le 17, à l’Hôtel de la Patrie, 21 rue des Foulons, que tient un dénommé Déan. Il va loger au premier étage, dans la chambre portant le numéro 5, qui jouxte un cabinet, dont l’accès est fermé par une porte munie seulement d’un loquet.

L’amiral est accompagné du docteur Perron et d’un domestique, Jean-Baptiste Bacqué. Mais le médecin va bientôt quitter Rennes (le 21 ou le 22 avril) par la diligence de Paris et l’amiral va donc demeurer seul avec son serviteur.

On ne va guère le voir dans les rues de Rennes. Car l’amiral n’est pas d’humeur à fréquenter les promenades et les lieux publics ni à se mêler aux conversations. « Il paraissait plongé dans une sombre mélancolie« , dira, plus tard, un témoin.

En fait, il ne cesse de songer à ces derniers mois, durant lesquels ses relations avec l’empereur Napoléon sont allées en s’aggravant. Les images défilent devant ses yeux…..

Des relations tumultueuses

L’empereur comptait sur lui pour qu’il barre la route aux Anglais, leur empêcher l’accès dans la Manche et permette ainsi ce débarquement en Angleterre qu’il préparait depuis des mois sur les côtes du nord de la France. Pour cela, il avait échafaudé un plan, pour le moins aventureux, par lequel les escadres françaises devaient entraîner les anglais loin de leurs bases, aux Nouvelles Indes, et là, leur fausser compagnie et revenir à toutes voiles vers la France. Mais l’Anglais n’avait pas été totalement dupe et s’était tenu à la poupe de nos vaisseaux.

Fin juillet, Villeneuve avait livré combat sur la route du Ferrol :

Camp de Boulogne, 9 août 1805

Napoléon à  Fouché

Le 3 thermidor, à trente lieues du Ferrol, il y a eu un combat entre l’amiral Villeneuve et une escadre anglaise composée de 14 vaisseaux, dont 3 à trois ponts. Il eût été à notre avantage et des plus glorieux , si 2 vaisseaux espagnols à trois ponts ne s’étaient perdus. On craint qu’ils soient dérivés, pris ou coulés. Faites connaître et sentir que cette affaire est avantageuse. 

Villeneuve a rempli son but : la jonction. L’escadre anglaise a pris chasse et refusé trois jours le combat. L’avantage de 3 vaisseaux à trois ponts contre une escadre qui n’en avait pas équivaut à une différence de 8 vaisseaux, tous accoutumés à la mer et parfaitement exercés. Enfin, l’escadre française a peu souffert; elle est toute gréée et en état d’aller outre.

Comme tout ceci sera assez désagréable pour les Espagnols, faites l’éloge de Gravina et faites mille conjectures sur le sort des Espagnols; qu’on ne sait s’ils sont pris véritablement. Cependant, en mon particulier, je pense qu’ils se sont fait pincer.

L’escadre, au reste, a fait à l’ennemi pour une vingtaine de millions de dommages. Trois vaisseaux anglais sont bien certainement démâtés; un a coulé bas.

A Boulogne, cependant, Napoléon commençait à s’impatienter

Camp de Boulogne, 10 août 1805

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, je vous envoie une lettre que je reçois de La Haye; vous y verrez que, indépendamment du Windsor-Castle, le Malta aussi a été obligé de rentrer dans les ports d’Angleterre; et, comme nous savons que nos escadres sont en état, si Villeneuve a un nouvel engagement avec Calder, il ne trouvera plus que 12 vaisseaux.

Il paraît que, le 12 thermidor, il n’était pas encore arrivé au Ferrol. Envoyez dans la journée un courrier extraordinaire au Ferrol. Faites part de ces nouvelles de Londres au vice-amiral Villeneuve; dites-lui que j’espère qu’il aura continué sa mission, et qu’il serait trop déshonorant pour les escadres impériales qu’une échauffourée de trois heures et un engagement avec 14 vaisseaux fissent manquer de si grands projets; que l’escadre ennemie est affaiblie de 2 vaisseaux, et que, d’après son propre aveu , il paraît qu’elle a beaucoup souffert. Écrivez aussi au prince de la Paix pour lui faire connaître que j’ai appris avec peine la perte de 2 vaisseaux espagnols; qu’il paraît que l’escadre anglaise a beaucoup souffert dans l’action; que 2 vaisseaux ennemis sont arrivés coulant bas à Plymouth; qu’il ne faut pas se décourager; qu’il faut persister fortement dans ses projets; que je compte sur la ferme résolution du roi d’Espagne, et qu’il donnera des ordres pour que, l’escadre du Ferrol étant jointe à mes escadres, elles suivent avec activité leur destination.

Je vous envoie aussi une note sur les bois de la Corse; c’est un objet fort important. Il me semble qu’il faut d’abord faire payer ce qui est dû, et demander un rapport à Toulon. Je désire beaucoup encourager cette exploitation.

Villeneuve était finalement entré au Ferrol

Camp de Boulogne, 11 août 1805

A M. Schimmelpenninck

(…) Je viens de recevoir un courrier du Ferrol; mon escadre y est entrée. Elle a trouvé effectivement l’escadre de l’amiral Calder et lui a donné la chasse. Le vent était ouest grand frais, ce qui a empêché l’escadre du Ferrol de sortir; les fanfaronnades des Anglais tomberont bientôt, et il sera bien constant que l’escadre anglaise est battue, puisqu’elle a pris chasse trois fois, et a laissé l’amiral Villeneuve remplir sa mission. J’ai donc dans ce moment au Ferrol 35 vaisseaux réunis. Ces détails ne sont que pour vous.

Mais deux vaisseaux espagnols avaient été perdus, ce qui n’avait pas eu l’heur de plaire à l’Empereur :

Camp de Boulogne, 11 août 1805

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, (…) vous verrez que les escadres ont mouillé à la Corogne (…) que Villeneuve, qui du reste a du talent, met trop de temps à se décider; que, s’il avait fait la manœuvre que vous avez dite, il aurait sauvé les bâtiments espagnols, pris les bâtiments anglais démâtés, et que le succès aurait été complet; que cette bête de Gravina, au contraire, n’est que génie et décision au combat. Si Villeneuve avait ces qualités, l’affaire aurait été la plus belle possible (…)

Le vice-amiral Decrès
Le vice-amiral Decrès

Bientôt, le ton avait changé, car Villeneuve ne se décidait pas à sortir du Ferrol.

Camp de Boulogne, 13 août 1805

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, expédiez un courrier extraordinaire au Ferrol. Témoignez à l’amiral Villeneuve mon mécontentement de ce qu’il perd un temps aussi important (…) que j’espère qu’aussitôt que les vents lui auront permis de sortir, il l’aura fait, et qu’il manœuvrera pour faire sa jonction avec Allemand, soit à l’un, soit à l’autre des points de rendez-vous (…) Villeneuve verra dans mon calcul que je désire qu’il attaque toutes les fois qu’il est supérieur en nombre (…)  qu’on épargne au pavillon la honte d’être bloqué au Ferrol par une escadre inférieure. Les matelots sont braves, les capitaines animés, les garnisons nombreuses; il ne faut pas se laisser périr d’inaction et de découragement (…)

Napoléon ressassait ses griefs sur les opérations de la Martinique :

Camp de Boulogne, 13 août 1805

Au vice-amiral Decrès

(…) mes îles de la Martinique et de la Guadeloupe ont été un moment très-compromises. Tout cela est l’effet de l’épouvante qu’a eue Villeneuve. (…) Tout cela me prouve que Villeneuve est un pauvre homme, qui voit double, et qui a plus de perception que de caractère (…).

mais maniait le chaud et le froid, car il croyait toujours en son projet :

Camp de Boulogne, 13 août 1805

Au vice-amiral Villeneuve

Monsieur le Vice-Amiral Villeneuve, j’ai vu avec plaisir, par le combat du 3 thermidor, que plusieurs de mes vaisseaux se sont comportés avec la bravoure que je devais en attendre. Je vous sais gré de la belle manœuvre que vous avez faite au commencement de l’action et qui a dérouté les projets de l’ennemi. J’aurais désiré que vous eussiez employé le plus grand nombre de vos frégates à secourir les vaisseaux espagnols qui, se trouvant les premiers engagés, devaient nécessairement en avoir le plus besoin. J’aurais également désiré que, le lendemain de l’affaire, vous n’eussiez pas donné le temps à l’ennemi de mettre en sûreté ses vaisseaux le Windsor-Castle et le Malta et les deux vaisseaux espagnols qui, étant dégréés, rendaient sa marche embarrassée et lourde. Cela eût donné à mes armes l’éclat d’une grande victoire. La lenteur de cette manœuvre a laissé le temps aux Anglais de les envoyer dans leurs ports. Mais je suis fondé à penser que la victoire est restée à mes armes, puisque vous êtes entré à la Corogne. J’espère que cette dépêche ne vous y trouvera pas, que vous aurez repoussé la croisière, pour faire jonction avec le capitaine Allemand, balayer tout ce qui se trouvait devant vous, et venir dans la Manche, où nous vous attendons avec anxiété. Si vous ne l’avez pas fait, faites-le; marchez hardiment à l’ennemi. L’ordre de bataille qui me paraît le préférable, c’est d’entremêler les vaisseaux espagnols avec les vaisseaux français, et de mettre près de chaque vaisseau espagnol des frégates pour le secourir dans le combat, et utiliser ainsi le grand nombre de frégates que vous avez. Vous pouvez encore l’accroître au moyen de la Guerrière et de la Revanche, en y employant les équipages de l’Atlas, sans cependant que cela retarde vos opérations. (…) 

Si vous paraissez ici trois jours, n’y paraîtriez-vous que vingt-quatre heures, votre mission sera remplie. Prévenez, par un courrier extraordinaire, l’amiral Ganteaume de votre départ. Enfin jamais, pour un plus grand but, une escadre aura couru quelques hasards, et jamais mes soldats de terre et de mer n’auront pu répandre leur sang pour un plus grand et un plus noble résultat. Pour le grand objet de favoriser une descente chez cette puissance qui, depuis six siècles, opprime la France, nous pourrions tous mourir sans regretter la vie. Tels sont les sentiments qui doivent vous animer, qui doivent animer tous mes soldats (…)

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Camp de Boulogne, 14 août 1805

Au vice-amiral Decrès

(…) J’imagine que ma dépêche à l’amiral Villeneuve est partie par le courrier qui a passé ici ce matin. Je vous répète ce que je vous ai déjà dit : je n’entends pas que 30 vaisseaux français soient bloqués au Ferrol par moins de 24 vaisseaux anglais; et, une fois Villeneuve réuni à Allemand, je n’entends pas que l’escadre combinée soit bloquée par moins de 29 vaisseaux anglais.

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Camp de Boulogne, 15 août 1805

Au vice-amiral Decrès

(…) Il est impossible d’avoir manœuvré plus mal que Villeneuve ne l’a fait; il est cause des maladies de l’Alqésras et de l’Achille, et de la disette d’eau qu’ils ont éprouvée, par le nombre d’hommes qu’il a gardés. Il a affaibli mes colonies autant que possible, et enfin, avec 30 vaisseaux, il n’a pas le sens de marcher au secours de 5 qu’il sait être dans ces parages, de balayer l’escadre anglaise;  (…) Il me semble qu’il était tout simple que Villeneuve fût croiser avec ses vaisseaux devant le Ferrol. Il valait bien la peine de faire quelques mouvements pour sauver une escadre si importante. En se tenant ainsi, et lui expédiant 2 frégates, il en eût été joint en peu de jours.

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Camp de Boulogne, 22 août 1805

Au vice-amiral Decrès

(…) J’estime que Villeneuve n’a pas le caractère nécessaire pour commander une frégate. C’est un homme sans résolution et sans courage moral. Deux vaisseaux espagnols se sont abordés; quelques hommes sont tombés malades à bord de ses vaisseaux; joignez à cela une contrariété de deux jours dans les vents, un bâtiment ennemi qui est venu l’observer, un bruit que Nelson est réuni à Calder : et ses projets sont changés, lorsque, isolément, ces objets les uns auprès des autres ne sont rien.

Ce qu’il y a surtout d’impertinent, c’est que, dans une expédition aussi composée, il ne donne aucun détail, ne dit pas ce qu’il fera, ce qu’il ne fera pas. C’est un homme qui n’a aucune habitude de la guerre et qui ne la sait pas faire. (…)

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Camp de Boulogne, 22 août 1805

Au vice-amiral Villeneuve

Monsieur le Vice-Amiral Villeneuve, j’espère que vous êtes à Brest. Partez, ne perdez pas un moment, et, avec mes escadres réunies, entrez dans la Manche. L’Angleterre est à nous. Nous sommes tous prêts, tout est embarqué. Paraissez vingt-quatre heures, et tout est terminé.

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Lorsqu’il avait compris que, faute d’une protection navale, son projet de débarquement en Angleterre ne pouvait être mené à bien, Napoléon avait tourné ses regards vers le centre de l’Europe. Le 3 septembre, il quittait Boulogne et les jours qui suivaient, il n’avait pas décoléré :

La Malmaison, 4 septembre 1805 

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, je vous renvoie vos lettres. L’amiral Villeneuve vient de combler la mesure; il donne, à son départ de Vigo, l’ordre au capitaine Allemand d’aller à Brest, et vous écrit que son intention est d’aller à Cadix. Cela est certainement une trahison. (…) Cela n’a plus de nom. Faites-moi un rapport sur toute l’expédition. Villeneuve est un misérable qu’il faut chasser ignominieusement. Sans combinaisons, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu’il sauve sa peau (…) Rien n’est comparable à l’ineptie de Villeneuve. Je désire avoir un rapport sur toutes ses opérations. 1° Il a pris une peur panique et n’a point débarqué à la Martinique et Guadeloupe le 67e et les troupes que l’amiral Magon avait à bord; 2° Il a exposé nos colonies, en ne renvoyant que par quatre frégates 1,200 hommes de l’élite des garnisons; 3° Il s’est lâchement comporté dans le combat du 3, en ne réattaquant pas une escadre dégréée, qui avait deux vaisseaux à la traîne; 4° Arrivé au Ferrol, il a laissé la mer à l’amiral Calder, quand il attendait une escadre 5 vaisseaux, et n’a point croisé devant le Ferrol jusqu’à l’arrivée cette escadre; 5° Il a été instruit que l’escadre voyait des vaisseaux ennemis mener la frégate la Didon à la remorque, et il n’a point chasser ces vaisseaux pour dégager la frégate; 6° Il est parti le 26, au lieu de venir sur Brest, il s’est dirigé sur Cadix, violant ainsi ses instructions positives. Enfin il a su que l’escadre du capitaine Allemand devait venir le 25 thermidor à Vigo prendre des ordres, et, le 26, il a appareillé du Ferrol, sans donner de nouveaux ordres à cette escadre, lui ayant, au contraire, fait remettre au Ferrol des instructions tout opposées qui compromettent cette escadre, puisqu’elle avait ordre de se rendre à Brest, tandis que lui, Villeneuve, allait à Cadix.

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Saint-Cloud, 6 septembre 1805

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, je vous renvoie vos dépêches. J’imagine que vous êtes aussi indigné que moi de la conduite infâme de Villeneuve. Pour moi, j’en suis si confondu que je ne puis m’expliquer et je ne puis concevoir comment il a été assez lâche pour exposer ainsi l’escadre du capitaine Allemand. Je n’en puis voir d’autre raison, si ce n’est que le manque de courage qui l’a empêché d’aller à Brest lui a fait penser qu’il ne devait pas se réunir avec l’escadre de Rochefort, parce qu’il aurait été plus coupable.

Mais, en route pour Austerlitz, il avait donné l’ordre à Villeneuve 

d’opérer une diversion puissante en dirigeant dans la Méditerranée nos forces navales réunies au port de Cadix, combinées avec celles de Sa Majesté Catholique, nous vous faisons savoir que notre intention est que, aussitôt les présentes reçues, vous saisissiez la première occasion favorable pour faire appareiller l’armée combinée, et vous porter dans cette mer.

ce qu’il confirmait au ministre :

Saint-Cloud, 15 septembre 1805

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, je vous renvoie vos dépêches; il parait par leur contenu que, depuis quinze jours, la jonction avec l’escadre de Carthagène n’est pas faite; que l’amiral Villeneuve la juge dangereuse, et qu’il est à peu près bloqué par 11 vaisseaux de guerre anglais. Je désirerais que mon escadre sortît, se rendit devant Naples et débarquât sur un point quelconque le corps de troupes qu’elle a à bord, pour le joindre à l’armée du général Saint-Cyr (…) L’existence d’une escadre si considérable à Toulon aura des résultats incalculables; elle me fera une puissante diversion. Voilà le parti le plus utile que je puisse tirer de cette escadre dans ces circonstances-ci. J’estime donc qu’il faut faire deux choses : 1° envoyer un courrier extraordinaire à l’amiral Villeneuve, pour lui prescrire de faire cette manœuvre; 2° comme son excessive pusillanimité l’empêchera de l’entreprendre, vous enverrez, pour le remplacer, l’amiral Rosily, qui sera porteur de lettres qui enjoindront à l’amiral Villeneuve de se rendre en France pour rendre compte de sa conduite. Si l’amiral Rosily trouve l’escadre, il en prendra le commandement; s’il ne la trouve plus (le cas ne sera pas prévu), il devra revenir et se rendre à Toulon pour en prendre le commandement à son retour. Le sang-froid avec lequel Villeneuve parle de l’escadre d’Allemand est remarquable.

Decrès avait retransmis les ordres de son maître, ajoutant, un peu perfidement:

Quels que soient les reproches que Sa Majesté m’a ordonné de vous faire, (…) sa bienveillance et ses grâces n’attendent que la première action d’éclat qui signalera votre courage.

Villeneuve s’était donc vu remplacé par ce Rosily-Mesros, de 15 ans son aîné, qui s’était certes fait un nom à l’époque de Suffren, aux Indes, mais qui, pour l’heure, s’occupait plus d’hydrographie que de guerre maritime ! Mais cette nomination, Decrès ne lui avait même pas annoncée, et il s’était donc retrouvé le « pacha » au moment de Trafalgar.

Puisque Sa Majesté pense qu’il ne faut que de l’audace et du caractère pour réussir en marine, je ne laisserai rien à désirer

avait-il répondu, fataliste, à Decrès.

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Non ! Être le vaincu de Trafalgar n’est pas la meilleure forme de célébrité !

Dans sa chambre, l’amiral médite donc et envisage avec angoisse la suite des événements. A quarante-trois ans, il a des raisons de craindre que sa carrière ne soit à jamais brisée. Si ce n’était que cela ! Mais il craint par dessus tout que son honneur ne soit entaché d’infamie, car cette défaite de Trafalgar, il sent bien qu’elle est de celles que l’on ne pardonne pas : le 21 octobre 1805, jour où les 27 vaisseaux et les 2.368 canons de Nelson ont écrasé les 18 vaisseaux français, les 15 vaisseaux espagnols et les 1.780 pièces d’artillerie de la flotte impériale, Napoléon a vu disparaître définitivement l’espoir de réduire l’Angleterre. 

« L’Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir », avait proclamé Nelson, au matin de ce jour, avec une laconique simplicité tout britannique.

England extects that every man will do his

Napoléon en attendait tout autant de ses marins. Mais, à la nuit tombante, il ne restait presque rien de ses escadres.

Villeneuve, prisonnier à bord d’un vaisseau anglais, s’en était allé vers le « cautionnement » de Reading, une de ces résidences forcées assignées aux officiers prisonniers et où ils pouvaient vivre dans une liberté relative, mais sans pour autant être à l’abri de certaines humiliations, ni, surtout, des manifestations de haine de la population. 

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A Reading, il avait été logé dans la même maison que ses principaux officiers,  mangeait à leur table. Mais il était toujours sombre et rêveur, ne manifestant de brefs accès de joie que lorsque les journaux annonçaient une victoire française.

D’octobre 1805 à avril 1806, les jours avaient parus bien  longs et mornes à l’amiral et, quand enfin avait sonnée l’heure de la liberté, son retour en France ne lui avait pas apporté la paix de l’esprit. Le drame de la défaite et ses inquiétudes l’avaient rendu malade et l’on avait du faire appel à des médecins. Il savait bien qu’une épreuve, plus redoutable que les boulets anglais, l’attendait: rendre compte, comparaître devant l’Empereur, sans doute devant un Conseil de guerre.

Villeneuve savait bien ce que Napoléon avait écrit, au lendemain du désastre :

Il ne manque à la marine française qu’un homme de caractère et d’un courage froid et audacieux. Cet homme se trouvera peut-être un jour et, alors, on verra ce que peuvent nos marins.

En attendant d’aller à Paris, il a écrit au ministre de la marine, l’amiral Decrès. 

Je suis profondément affecté par l’ampleur de mon malheur et par toute les responsabilités que que ce terrible désastre impliquent. Mon plus grand désire est de pouvoir, le plus tôt possible, porter aux pieds  de Sa Majesté ou bien la justification de ma conduite, ou moi-même, comme la victime qui doit être sacrifiée, non pas au nom du drapeau qui, j’ose le dire, reste sans tache, mais pour ceux qui ont pe´ri par mon imprudence, mon manque de clairvoyance ou encore les manquements à certaines de mes tâches.

Celui-ci a été, est sans doute encore, son ami. Il va lui répondre, Villeneuve en est sûr.

Le ministre, en effet, lui avait écrit le 17 :

Je n’ai pu encore prendre les ordres de Sa Majesté en ce qui vous concerne. Quoiqu’il en soit du retard que cela peut éprouver,, je vous préviens qu’il ne me parait point que vous deviez présumer défavorablement des intentions de Sa Majesté.

Allons, tout n’était pas perdu !

 

Le « suicide »

Le 22 avril, Villeneuve dîne, comme d’habitude, dans sa chambre.  Bacqué, le domestique, lui demanda l’autorisation d’aller se promener; et, bien sûr,  Villeneuve la lui accorde.

Vers cinq heures, en rentrant à l’hôtel, le domestique frappe à la porte de la chambre; personne ne répond. Peut-être l’amiral est-il sorti ? Bacqué revient un peu plus tard, frappe de nouveau; toujours pas de réponse.

La nuit est maintenant venue; le domestique s’inquiète de ce silence prolongé, d’autant plus angoissant que, il s’est renseigné, personne n’a vu sortir l’amiral. Il décide de prévenir l’hôtelier et tous deux montent à l’étage, à la lumière d’une chandelle. Ils frappent encore une fois en vain. Examinant de près la serrure, ils observent la clé était sur la porte, à l’intérieur. L’amiral s’est donc enfermé et, peut- être, a-t-il été pris de malaise, ce qui explique sans doute son silence.

Néanmoins ils n’osent, de leur propre autorité, enfoncer la porte et choisissent d’alerter la police.

Celle-ci dépêche deux commissaires, Alexandre Bacon et Noël-Vincent Bart, qui arrivent bientôt, accompagnés d’un serrurier. On frappe une nouvelle fois sans obtenir de réponse; après quoi, les policiers décident de forcer la serrure.

La chambre est vide, le lit n’a pas été défait.

Sur la table, divers papiers, ainsi que deux portefeuilles de maroquin rouge. Le tout est disposé bien en évidence.

L’un des commissaires pousse alors la porte du cabinet de toilette. 

La surprise tragique est là !

Villeneuve gît sur le dos, les bras sur le carrelage. Il porte un pantalon de drap bleu et des bottes, celles-là même avec lesquelles il a maintes fois arpenté le pont de son vaisseau-amiral, le Bucentaure. Son torse est presque complètement nu jusqu’à la ceinture, dans un gilet de flanelle sans manches, largement échancré sur le devant.

La poitrine est inondée de sang : un couteau à manche noir – un couteau de table – s’enfonce sous le sein gauche, de toute la longueur de la lame.

Muets de stupeur, les cinq hommes contemplent un instant ce sinistre spectacle. Mais, très vite, les deux commissaires réalisent que la mort de cet illustre particulier n’est pas de celles qui doivent passer inaperçue.

Demandé en toute hâte, un maître en chirurgie  examine le cadavre : les jambes et les cuisses sont déjà raides, le corps est froid. La mort remonte donc à plusieurs heures. Comme minuit a déjà sonné, on remet au lendemain l’autopsie.

L’affaire Villeneuve ne fait que commencer.

Crime ou suicide ?

Bien vite, la porte de la chambre ayant été trouvée fermée et les fenêtres closes, on privilégie la version du suicide. D’ailleurs, il existe une autre « preuve », cette lettre, la dernière, que Villeneuve a envoyée à son épouse, « née Dantoine », à Valensole (Basses-Alpes).

Ma tendre amie,

Comment recevras-tu ce coup ? Hélas je pleure plus sur toi que sur moi. C’en est fait, j’en suis arrivé au terme où la vie est un opprobre et la mort un devoir.

Seul ici, frappé d’anathème par l’Empereur, repoussé par son ministre qui fut mon ami, chargé d’une responsabilité immense dans un désastre qui m’est attribué et auquel la fatalité m’a entraîné, je dois mourir.

Je sais que tu ne peux goûter aucune apologie de mon action. Je t’en demande pardon, mille fois pardon, mais elle est nécessaire et je suis entraîné par le plus violent désespoir. Vis tranquille, emprunte les consolations des doux sentiments de religion qui t’animent, mon espérance est que tu y trouveras un repos qui m’est refusé.

Adieu, adieu : sèche les larmes de ma famille et de tous ceux auxquels je puis être cher. Je voulais finir, je ne puis.

Quel bonheur que je n’aie aucun enfant pour recueillir mon horrible héritage et qui soit chargé du poids de mon nom. Ah ! je n’étais pas né pour un pareil sort; je ne l’ai pas cherché, j’y ai été entraîné malgré moi. 

Adieu, adieu.

Villeneuve

Auprès de la lettre on avait trouvé plusieurs paquets contenant de l’argent destiné aux domestiques.

Le ministre de la police envoie la lettre au ministre de la marine en lui expliquant :

Je pense qu’il serait bon d’obtenir de Mme de Villeneuve, soit cette pièce, soit une copie authentique, afin de pouvoir, s’il y a lieu, être à même de détruire les bruits qu’on pourrait essayer de répandre sur le genre de mort de cet ancien général.

Car, en effet, bientôt, les rumeurs circulent : crime ou suicide ? 

Saint-Cloud, 26 avril 1806

Au vice-amiral Decrès

Monsieur Decrès, je pense qu’il faut que vous fassiez faire une relation par le médecin de l’amiral Villeneuve pour être mise dans les journaux de lundi, et, s’il est possible, même demain , afin d’empê cher que de fausses directions s’emparent de cette affaire. Vous ferez imprimer les deux lettres que vous lui avez écrites et celles qu’il vous a répondues, la relation du médecin et le rapport du maréchal Moncey qui dit comment on l’a trouvé mort. Il est inutile de parler de la lettre à sa femme.

Napoléon

Suicide, conclut l’enquête officielle.

Assassinat, va bientôt proclamer la rumeur publique. Villeneuve mort va devenir l’instrument des ennemis de l’Usurpateur !

L’exécution du duc d’Enghien, dans les fossés de Vincennes, avait été une maladresse insigne, une flaque de sang indélébile et inutile. Mais un assassinat plus discret, hors des rites de la Justice, était un procédé aussi radical que le peloton d’exécution, mais moins compromettant, si l’on savait l’entourer de quelque mise en scène. Naturellement, certains l’avancèrent, il y avait sûrement, comme on disait à l’époque, « la main de l’Angleterre », Albion n’étant pas fâchée de discréditer aux yeux des Français son terrible ennemi.

Toutefois, même ceux qui acceptèrent la thèse du suicide donnaient les détails les plus fantaisistes : les uns prétendaient que Villeneuve, pour échapper au Conseil de guerre, s’était brûlé la cervelle. Se fondant sur les mémoires d’O’Meara, le médecin britannique qui soigna Napoléon à Sainte-Hélène, d’autres rapportèrent que Villeneuve s’était tué en s’enfonçant dans la poitrine une longue épingle qui avait pénétré jusqu’au cœur.
Un libellé intitulé : Histoire secrète du cabinet de Saint-Cloud et signé Lewis Goldsmith, raconta que Villeneuve avait été assassiné par quatre mameluks, « déguisés en gendarmes sur l’ordre de Napoléon » !

Un curieux personnage

C’est alors que, en 1826, entre en scène un curieux personnage, avec la publication des Mémoires de Robert Guillemard, sergent en retraite, suivis de documents historiques, la plupart inédits, de 1805 à 1823.

Ces Mémoires sont dédiées aux sous-officiers de l’armée française. Ils obtiennent un tel succès que, dès l’année suivante, il faut en tirer une seconde édition. Or, la mort de Villeneuve y est racontée par l’auteur, qui avait été fait prisonnier à Trafalgar en même temps que l’amiral et qui, disait-il, était revenu avec lui en France.

Citons-le :

L’air du sol français parut donner à l’esprit de l’amiral une sérénité que je ne lui avais point vue depuis que je l’accompagnais. L’amiral se proposait de rester peu de jours à Rennes pour s’y reposer et de partir ensuite pour Paris où je devais l’accompagner. Il sortait peu, réfléchissait beaucoup et je ne le quittais presque pas. Il ne recevait qu’un très petit nombre de personnes. Les dispositions de notre voyage étaient terminées, les malles placées sur une chaise de poste dont l’amiral avait fait l’acquisition, et, le lendemain, à la pointe du jour, notre départ devait s’effectuer.

Dans l’après-midi du dernier jour, il arriva à l’hôtel quatre individus à moustaches, portant un habit bourgeois fort propre, auquel ils paraissaient peu faits.

Leur accent et leur teint cuivré montrent à Guillemard, qu’ils ne sont pas, à l’évidence, Français. Ils posent mille et une questions sur l’amiral, ses habitudes, son voyage. Guillemard, trouvant leur curiosité à l’égard d’un homme aussi célèbre toute naturelle, leur répond sans arrière-pensée et franchement.

Continuons notre lecture.

Et voici qu’un cinquième personnage survint.

Celui-ci était un Français : du moins une prononciation fortement accentuée indiquait qu’il appartenait à nos provinces méridionales; je crus même y reconnaître le Rouergue. Il pouvait avoir quarante-cinq ans; petit, brusque, la tête blanche et poudrée, quelques cheveux réunis en petite queue courte et pointue, des traits ignobles, un regard perçant et vif, un teint annonçant l’habitude de l’ivrognerie, des jambes grêles : tel était cet homme.

A son tour, il interroge Guillemard. Le ton de sa voix et le respect que lui témoignent les quatre autres individus révèlent qu’il est leur chef. A dix heures, l’amiral va se coucher. Guillemard l’aide à se déshabiller puis monte à sa chambre, qui est à l’étage supérieur, se met au lit et s’endort. Quant au domestique, Pieur ou Pierre, il loge à la poste aux chevaux où attend la voiture.

Guillemard poursuit :

Je fus éveillé en sursaut par un grand bruit que je crus partir de l’appartement de l’amiral. Il redouble; des voix confuses s’y joignirent, et bientôt, des cris de douleur ne me laissèrent plus de doute.

Je m’élançai de mon lit et, ne me donnant que le temps de saisir la lumière et un sabre que l’amiral m’avait acheté en arrivant à Morlaix, je franchis en un instant les degrés qui me séparaient de l’étage où était sa chambre, et j’entendis très distinctement les pas précipités de plusieurs personnes.

Je redoublai de vitesse et, au-dessous de moi, j’aperçus le dernier individu qui m’avait parlé la veille se glisser et descendre au rez-de-chaussée. J’ai réfléchi depuis qu’il n’y avait aucun changement dans son costume et que certainement il ne s’était pas déshabillé. Quelque chose me disait de le poursuivre, mais ma première idée m’entraîna vers la chambre de l’amiral dont je trouvai la porte ouverte.
Je fis quelques pas de plus et je trouvai l’infortuné que les boulets de Trafalgar avaient respecté, étendu, pâle et sanglant sur son lit dont les couvertures étaient éparses sur le parquet. Palpitant et livide, il se débattait encore contre les douleurs du dernier moment. Il me reconnut, voulut en vain se soulever et s’efforcer de prononcer quelques mots sans suite, interrompus, dont je ne pus saisir que celui de
commissaire ou de secrétaire, et rendit le dernier soupir avant que j’eusse pu penser à lui procurer le dernier secours.

Cinq blessures profondes perçaient sa poitrine et aucun fer, aucune arme quelconque n’était auprès de lui. J’appelai, je sonnai de toutes mes forces. En un instant, les maîtres de l’hôtel, les voyageurs qui l’occupaient remplirent l’appartement; l’agitation fût extrême et la première, la seule idée fut que l’amiral était mort victime d’assassinat.

Quelques temps plus tard, Guillemard est convoqué chez l’Empereur à qui il fait, en présence de Decrès, le récit de l’événement.

Une enquête est ouverte; elle n’aboutit pas.

Plus loin, Guillemard raconte :

Trois ou quatre jours après cet interrogatoire, je rencontrai sur les boulevards l’individu de Rennes. Il portait un uniforme bleu de ciel à collet rouge, avec une broderie en argent. Il passa tout à côté de moi sans paraître me remarquer.

C’était donc un officier de marine qui avait assassiné l’amiral de Villeneuve et dans le signalement donné par Guillemard le capitaine de vaisseau Magendie crut pouvoir se reconnaître

Portrait d’un suspect

Jean-Jacques Magendie
Jean-Jacques Magendie

Originaire de Bordeaux, homonyme et, sans doute, parent du médecin bordelais (François Magendie, 1783-1855), Jean-Jacques Magendie, officier de la Légion d’honneur, chevalier de Saint-Louis, décoré du Lys, Magendie avait commandé à Trafalgar le vaisseau de 80, le Bucentaure, arborant le pavillon de l’amiral de Villeneuve. Il a donc été sous ses ordres directs avant, pendant et après la bataille, et son compagnon de captivité à Reading.

Comme chef de pavillon, il a participé à cette dramatique contre-poursuite à laquelle nos escadres se livrèrent – dès que, le 2 mars 1805, Napoléon avait envisagé de concentrer toutes nos forces navales aux Antilles, avant de les retourner en masse vers la Manche pour surprendre les Anglais. Villeneuve et lui avaient déjoué la surveillance de Nelson devant Toulon, cinglé vers la Martinique, remis le cap sur l’Europe, relâché à Cadix où l’escadre espagnole de Gravina s’était jointe à nos vaisseaux pour, finalement, affronter les canons anglais à Trafalgar.

Magendie l’a racontée, cette journée tragique qui vit l’agonie du Bucentaure :

dégréés, complètement démâtés, ayant perdu tous les hommes des gaillards, la batterie de 24 entièrement démontée, le côté de tribord engagé par la mâture, hors d’état de se défendre, ayant près de 450 hommes tant tués que blessés, n’étant secourus par aucun vaisseau, nous étions isolés au milieu de cinq vaisseaux ennemis qui faisaient un feu très vif sur nous.

Je remontais dans ce moment sur le pont, lorsque l’amiral Villeneuve a été forcé d’ordonner d’amener, afin d’éviter de faire tuer plus de braves gens sans pouvoir riposter, ce qui a été exécuté après trois heures et quart de combat avec le plus grand acharnement et presque toujours à portée de pistolet. Les débris de l’aigle ont été jetés à la mer ainsi que tous les signaux.

Nous avons été amarinés par le vaisseau anglais le Conqueror et conduits à bord du vaisseau le Mars, l’amiral Villeneuve, Contamine et moi et deux adjudants de l’amiral. Arrivés à bord du Mars, on nous a fait descendre dans le faux-pont, le combat partiel continuant toujours.

La journée avait coûté de part et d’autre 8.200 morts. Sur 33 navires de Villeneuve et de Gravina, 18 étaient coulés, hors de combat ou pris. Nelson était mort de ses blessures; Gravina allait succomber aux siennes. Des  » trois grands  » un seul survivant : Villeneuve, à qui le dieu des combats avait accordé un sursis.

Tels étaient les souvenirs communs que pouvaient évoquer Villeneuve et Magendie. Et c’était précisément l’ancien chef de pavillon qu’on accusait d’avoir assassiné son amiral, sur l’ordre du ministre de la Marine !

Et pourquoi ? 

Parce que Decrès aurait eu un intérêt à faire disparaître Villeneuve et que, par ambition, Magendie n’aurait pas répugné au meurtre.

Stupéfait, furieux de tant d’infamie, Magendie s’emploiera avec la dernière énergie à répondre aux calomnies qui l’accablent, notamment dans un livre qu’il publiera en 1814 : Notice historique sur la vie du amiral Villeneuve« . Il accumule les témoignages démontrant que ni matériellement, ni moralement, il n’a pu commettre le forfait qu’on lui impute.

Quant à Decrès, qui aurait armé le bras du meurtrier, il avait été atterré par la tragique nouvelle. L’un de ses collaborateurs rapportera :

Il est un fait,  c’est que, lorsque je reçus la lettre de Rennes qui annonçait la mort de l’amiral de Villeneuve, je passai chez lui, faisant tous mes efforts pour dissimuler la douleur que j’éprouvais. Il me suivit dans mon cabinet et, là, il donna libre cours à l’affliction que lui causait un événement aussi cruel qu’inattendu. Je le vis pleurer, et pleurer amèrement.

Une habile supercherie

En dépit des efforts de Magendie et d’autres, pour démontrer que ces accusations ne sont pas fondées, la calomnie courait toujours 

Soudain, le 8 octobre 1830, coup de théâtre : les Annales maritimes et coloniales publient des aveux stupéfiants, signés d’un certain Lardier, ancien agent comptable de la Marine. Celui-ci a lu une notice sur Villeneuve, rédigée par Magendie.

Ce Lardier écrit en effet :

Les détails donnés sur les derniers moments de l’amiral et la lettre qu’il écrivit à sa femme, la veille de sa mort, furent le résultat d’un suicide et démentent les bruits répandus dans le temps sur son assassinat. J’ai peut-être moi-même contribué à propager cette erreur par la publication des Mémoires du Sergent Guillemard, où la mort de l’amiral se trouve retracée avec des détails très circonstanciés et que plusieurs journaux ont reproduits.

Mais Guillemard n’est qu’un personnage d’imagination et ses prétendus Mémoires ne sont qu’un roman historique où j’ai réuni à mes souvenirs personnels quelques événements peu connus, et qui, par leur obscurité, pouvaient fournir matière à un intérêt dramatique.
Ainsi, tout ce qui dans cet ouvrage se rapporte au sujet en question est purement fictif. Lorsque je l’écrivis, je pensais que l’amiral avait été assassiné et, sur cette simple donnée, je groupais les incidents et les personnages qui me servirent à la développer.

Le mystère subsistera toujours

L’affaire Villeneuve était-elle donc éclaircie ? 

Pas vraiment, car, après un siècle et demi, des doutes subsistent. 

Car, comme le souligne le rapport de police : Villeneuve a été tué de six coups de couteau.

Or, a-t-on vu souvent un désespéré se frapper six fois de suite ? Certes, on peut admettre qu’il réussira du premier coup à se faire une blessure mortelle avec une lame parfaitement aiguisée (or, en l’occurrence il s’agissait d’un vulgaire couteau de table), mais on peut douter qu’un individu parvienne, à six reprises, à surmonter la douleur d’une lame taillant les chairs. 

C’est d’ailleurs ce qui avait amené à la prudence l’un des enquêteurs, François Martin, magistrat de sûreté pour l’arrondissement de Rennes, qui prescrivit l’ouverture d’une enquête :

Ayant été instruit que cette mort est le résultat de plusieurs coups de couteau : que, dans pareille circonstance, il est nécessaire d’épuiser toutes les preuves pour connaître parfaitement les causes ou les auteurs d’un pareil événement, nous avons rendu plainte d’office contre tous auteurs, fauteurs ou complices de ce meurtre

Les autres indices ne sont pas une preuve absolue du suicide. La lettre ? un habile faussaire a pu l’écrire et elle ne contient rien qu’une tierce personne n’aurait pu écrire. La clé dans la serrure ? Il existe des moyens de fermer une porte de l’extérieur et de faire tourner la clé à l’intérieur. Le tout est de disposer de gens habiles, adroits, discrets…

Et puis, le ministre de la police d’alors s’appelait Fouché, qu’on savait capable, oui, capable de tout !

Le 7 mai 1808, trois ans après les faits, Napoléon faisait accorder à Catherine Villeneuve une pension de 4.000 francs, en considération des services de son mari. Mais la veuve de l’amiral Bruix, se voyait, elle, octroyer 6.000 francs. De quoi alimenter les commentaires…

Les rumeurs auraient pu s’éteindre à la mort de Napoléon. Mais la publication du livre de O’meara (Napoléon en exil) leur redonne vie. En effet, le chirurgien irlandais rapportait une version quelque peu différente de la mort de Villeneuve, version donnée, selon O’Meara, par Napoléon lui-même :

Villeneuve pris sa défaite si à personnellement qu’il se mit à étudier l’anatomie, dans l’idée de se suicider et acheta même un certain nombre de gravures montrant l’anatomie du cœur. Lorsqu’il revint en France, je lui ordonnais de rester à rennes et de ne pas venir à Paris. Villeneuve craignait d’être traduit en cour martiale pour avoir désobéit à mes ordres et entraîné la perte de la flotte. Mes ordres étaient qu’il ne mît pas à la voile et qu’il n’engageât pas de combat avec les anglais (…) Il était donc décidé au suicide, et compara les gravures avec sa propre poitrine. Il marqua le centre de la gravure avec un long stylet, qu’il enfonça ensuite dans sa poitrine, jusqu’à la tête. Le stylet pénétra le cœur, et il mourut instantanément. Lorsque sa chambre fut ouverte, on le trouva avec le stylet dans la poitrine, et la marque sur la gravure correspondait à l’emplacement de la blessure. Il n’aurait pas du faire cela; c’était un brave homme, bien qu’il manquât de talent.

Alors ?