6 avril 1814 – L’Aigle blessé – Première abdication de Napoléon

Souvenons-nous : à la mi-octobre 1813, face à une Coalition déterminée, Napoléon, malgré l’héroïsme de ses généraux et de ses soldats, avait dû s’avouer battu à Leipzig, durant la mémorable Bataille des Nations, et retraiter en direction de la France.

Après un sursaut d’orgueil à Hanau, où il balaye les Bavarois qui tentent de lui barrer la route, il rejoint la France et Paris, où il arrive le 9 novembre 1813.

Mais il le sent, les Alliés ne vont pas se contenter de leur victoire. Ils l’ont d’ailleurs proclamé, le 4 décembre, à Francfort : leur but n’est pas – du moins pour  l’instant – de mettre la France à genoux, mais de se débarrasser de Napoléon. S’ils font des offres de paix, c’est en fait avec l’arrière-pensée qu’elles seront repoussées par l’empereur des Français. Pour le faire plier, il n’est pas d’autre moyen que d’aller jusqu’à  Paris !

France 1814 - L'invasion
France 1814 – L’invasion

Napoléon sait donc qu’il doit s’attendre à ce que le territoire de la France – l’ancienne France – soit bientôt envahi.

De fait, les armées alliées, au nombre de trois, se sont partagé les objectifs.

  • L’armée du nord, aux ordres du Prussien Bülow et du Français Bernadotte, entrera en Belgique.
  • L’armée de Silésie (65.000 hommes), commandée par le Prussien Blücher, franchira le Rhin du côté de Coblence.
  • L’armée de Bohème , la plus importante (120.000 hommes), enfin, avec à sa tête l’Autrichien Schwarzenberg, après avoir violé sans vergogne la neutralité suisse, s’avancera vers le plateau de Langres.

Durant deux mois, d’une lutte éperdue, gigantesque, des efforts et des prodiges ont être accomplis, devant lesquels l’esprit reste confondu. Difficile, en effet, de comprendre, de croire, les exploits inimaginables qui vont être réalisés par la poignée de héros, constituant tout ce qui reste de la Grande Armée.

La campagne de France - Meissonier.
La campagne de France – Meissonier.

 Unis dans l’effort, dans la misère, les restes des vieilles bandes qui ont trainé leurs semelles du Caire au fond de la Russie, qui, pour certains, ont combattu à Rivoli, Hohenlinden, aux Pyramides, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, en Espagne, à Wagram, enfin à Leipzig, vont voir, à leurs côtés, des conscrits imberbes rivaliser de bravoure et de sacrifice. Les uns et les autres vont mettre une sorte d’ivresse désespérée, à défendre, au prix d’immenses fatigues, mais aussi de leur sang, chaque mètre de leur sol natal.

A leur tête, redevenant le génie militaire qu’il avait été pendant presque deux décennies, Napoléon va déployer, jour et nuit, toutes les ressources de son intelligence, de son talent de stratège, de son tempérament de guerrier. Longtemps, il va se refuser à la défaite, forçant la victoire, avec la même audace, la même décision qui l’avaient révélé à l’Europe stupéfaite lors de la première campagne d’Italie, 18 ans plus tôt.

Avec quelques milliers d’hommes harassés, souvent mal vêtus, et sachant à peine le maniement du fusil reçus quelques semaines, voire quelques jours, auparavant, il va se jeter sur une armée trois fois plus importante, la battre, puis se tourner contre une autre, encore plus nombreuse, la forçant à reculer. Seul, ou presque, car ses maréchaux se traînent à sa suite, plus qu’ils ne le secondent, tant ils sont, eux aussi, épuisés et las, il va ainsi assumer tout le poids de cet immense labeur, sans ménager en aucune façon les forces de son cerveau et de son corps

Cambacérès
Cambacérès

Marie-Louise
Marie-Louise

Joseph Bonaparte
Joseph Bonaparte

Après avoir  confié, pour la seconde fois, la régence à Marie-Louise, lui donnant pour conseillers un Cambacérès vieilli, et un Joseph qu’il sent pourtant bien incapable de faire face à la situation, l’Empereur entre en campagne le 26 janvier 1814.

Châlons, le 26 janvier, à 9 heures du matin.

Mon amie. Je suis arrivé à Châlons. Il fait froid. Au lieu de 12 heures, je suis resté 18 heures en route. Ma santé est fort bonne. Je vais me rendre à Vitry, à 6 lieues d’ici. Adieu, mon amie. Tout à toi.

(On consultera parallèlement avec intérêt la correspondance de Marie-Louise durant cette même période)

Retrouvant la virtuosité de ses jeunes années, il vole d’un adversaire à un autre.

Il arrête d’abord l’armée de Silésie à Brienne-le-Chateau, en Champagne, le 29 janvier 1814, près de cette école militaire où il a suivi ses études ! Blücher manque même de peu d’être fait prisonnier !

Campagne de France - Janvier -Mars 1814
Campagne de France – Janvier -Mars 1814

Piney, le 2 février.

Mon amie. Tu me demandes si tu dois aller à l’Opéra voir l’Oriflamme. Tu as bien pressenti mon opinion : il ne faut pas y aller. Tant que le territoire de l’empire sera couvert d’ennemis, tu ne dois aller à aucun spectacle. Le seul qui serait digne de toi, ce serait de se rendre à Sainte-Geneviève pour prier. (…) Je serai demain à Troyes. Ma santé est fort bonne, quoiqu’il ait fait aujourd’hui un temps fort désagréable. Adieu mon amie. Tout à toi.

 Il livre encore bataille à Montmirail le 11 février et à Château-Thierry le 12.

Bataille de Montirail
Bataille de Montirail

Au faubourg de Château Thierry, 12 février. (Lettre)

J’ai été toute la journée à cheval, ma bonne Louise. J’ai fait enlever toute l’arrière-garde ennemie forte de 4 bataillons russes et trois prussiens et 2 pièces de canon. Tout a été pris, même le général qui la commandait ; c’est un général-major russe. L’ennemi a perdu toute son artillerie, tous ses bagages et les 2/3 de son armée, et a été obligé  de se sauver et de passer la Marne à Château-Thierry pour se diriger sur Soissons. Tous ses hôpitaux et sa ligne sur Châlons et Vitry ont été prises.

Ma santé est fort bonne. La communication étant ouverte avec la Ferté-sous-Jouarre, j’aurai de tes nouvelles en peu d’heures. Adieu mon amie, soit gaie et contente.

Il bat ensuite l’armée de Bohème à Montereau le 18 février !

Bataille de Montereau
Bataille de Montereau

Devant une telle impétuosité, les Alliés commencent à douter de leur capacité de vaincre et Schwarzenberg en suggère même de solliciter un armistice.

Nangis, 18 février, 7 heures du matin.

Ma bonne amie. Mes affaires vont si bien que Schwarzenberg m’a demandé un armistice cette nuit. Je ne lui ai pas répondu. J’espère que nous aurons la paix dans peu de jours, mais une paix stable, digne de moi et de la France. Donne un baiser à mon fils et crois à tout mon amour. Adieu ma bonne Louise.

Le 24 février, l’empereur entre triomphalement dans Troyes.

Troyes, le 24 février 1814, à 8 heures du soir.

Ma bonne amie. Il fait bien froid. Je suis un peu fatigué. J’ai poussé au sud de la Marne jusqu’à Bar-sur-Seine et vais continuer. Papa François était à Troyes fort triste et fort ennuyé et voyait peu les Russes. Ils s’aiment peu entre eux. Les Français aiment mieux les Autrichiens que les autres. Ma santé est bonne. Je te donne un baiser. Adieu, mon amie.

 

Mais le tsar Alexandre 1er fait signer à ses alliés  le pacte de Chaumont le 1er mars, par lequel Anglais, Prussiens, Russes et Autrichiens s’engagent à ne pas conclure de paix séparée et à maintenir un effectif total d’au moins 150.000 hommes jusqu’à la victoire.

C’est donc reparti ! Napoléon remporte de nouveaux succès sur l’armée de Silésie à Craonne le 7 mars et à Laon le 9 mars.

Bataille de Craonne
Bataille de Craonne

L’Ange Gardien, le 8 mars, 11 heures du matin.

Je t’ai écrit ce matin de Braie, ma bonne Louise, mais je suppose que cette lettre t’arrivera avant parce qu’elle passe par Soissons, d’où j’ai chassé l’ennemi. J’ai battu hier à Craonne l’armée russe de Winzingerode, Langeron et Voronzof. Je t’ai écrit de faire tirer 30 coups de canon pour cela. Ma santé est fort bonne quoiqu’il fasse bien froid ce matin. Je marche sur Laon. Adieu ma bonne amie. Un baiser au petit roi. Tout à toi.

À Méry-sur-Seine, il contraint l’armée de Bohème à la retraite. Là-dessus, remontant sur Saint-Dizier (Haute-Marne), il tente de couper les lignes de ravitaillement des Alliés et de les obliger ainsi à renoncer à Paris.

Bataille de Saint-Dizier
Bataille de Saint-Dizier

Ceux-ci sont, hélas, informés par de la correspondance interceptée entre Marie-Louise,  ses ministres (notamment Savary) et Napoléon, qui leur révèle le véritable objectif de leur adversaire (c’est-à-dire les éloigner de Paris), et notamment cette lettre du 23 mars, révélant sa position exacte (Saint-Dizier), mais aussi ses projets (marcher sur les communications de l’ennemi) :

Lettre de Napoléon à Marie-Louise
Lettre de Napoléon à Marie-Louise

Mon Amie,

J’ai été tous ces jours-ci à cheval. Le 20 j’ai pris Arcis-sur-Aube. L’ennemi m’y a attaqué à 8 heures du soir; le même jour je l’ai battu et lui ai fait 400 morts. Je lui ai pris 2 pièces de canon, il m’en a pris 2, cela fait quitte. Le 21, l’armée ennemie s’est mise en bataille pour protéger la marche de ses convois sur Brienne et Bar-sur-Aube. J’ai pris le parti de me porter sur la Marne et sur ses communications afin de le pousser plus loin de Paris et me rapprocher de mes places. Je serai ce soir à Saint-Dizier. Adieu, mon amie. Un baiser à mon fils.

Ils jouent alors leur va-tout. Ignorant ce mouvement sur leurs arrières, ils se dirigent vers la capitale et l’investissent le 29 mars.  Ce jour-là, Napoléon est encore victorieux, à La Fère-Champenoise. (12)

Bataille de La Fère-Champenoise
Bataille de La Fère-Champenoise

Après une tentative, désespérée, de se défendre, la ville capitule le lendemain sans se faire prier.  (14)

Déjà, Bordeaux, le 12 mars  et Lyon,  le 20 mars, se sont livrées elles aussi à l’ennemi (mais Toulouse, la porte des Pyrénées, résistera quant à elle jusqu’au 10 avril).

Entrée des Alliés à Paris
Entrée des Alliés à Paris

Le 31 mars les Alliés entrent en vainqueurs à Paris, Alexandre Ier en tête (l’empereur d’Autriche, Metternich et Castlereagh sont encore à Dijon).

Bivouac russe sur les Champs-Élysées

Les habitants, stupéfaits, découvrent les Cosaques campant sur le Champ-de-Mars ! Par chance, la haine n’est pas au rendez-vous, on reste entre gens du monde et  la gente féminine, dit-on, ne sera pas insensible à leur belle apparence !

Les Russes à Paris et les Parisiennes
Les Russes à Paris et les Parisiennes

De son côté, Napoléon, lorsqu’il avait appris que la capitale était menacée, avait renoncé à son coup de poker en Lorraine, et avait rebroussé chemin, espérant encore sauver Paris.

Combats de Fère Champeoise
Combats de Fère Champeoise

En vain : le 25 mars, Marmont et Mortier avaient été battus à La Fère-Champenoise par Schwarzenberg, et le 30 mars, il apprenait la capitulation de Paris, où le vieux maréchal Sérurier, gouverneur des Invalides, avait fait brûler, dans la cour de l’hôtel de Ville, les 1417 drapeaux ennemis dont il avait la garde !

Le château de Fontainebleau
Le château de Fontainebleau

Le 31 mars, à six heures du matin, il arrive au château de Fontainebleau, précédant les 60.000 hommes qui lui restent.

La Cour de France, le 31 mars, à 3 heures du matin.

Mon Amie. Je me suis rendu ici pour défendre Paris, mais il n’était plus temps. La ville avait été rendue dans la soirée. Je réunis mon armée du côté de Fontainebleau. Ma santé est bonne. Je souffre de ce que tu dois souffrir.

Napoléon à Fontainebleau - Delaroche
Napoléon à Fontainebleau – Delaroche

Fatigué, l’Empereur se  laisse tomber sur une simple chaise, dans l’embrasure d’une fenêtre de son cabinet de travail (dans les petits appartements du 1er étage, le long de la galerie de François Ier).

Il sait, ou devine, que le sort de sa couronne et celui de sa dynastie vont se jouer dans les heures, dans les jours qui viennent. En même temps, il ne se fait guère d’illusions sur la valeur des cartes qui lui restent encore dans les mains.

Le regard sombre, et comme perdu, sa célèbre mèche aplatie sur son front, sa redingote grise ouverte sur l’uniforme de grenadier de sa Garde, le bicorne au sol, son épée sur un guéridon, c’est ainsi que le représentera, en 1840, le peintre Paul Delaroche, dans une image saisissante de tragédie.

Dans la soirée, il écrit encore à Marie-Louise :

Fontainebleau, le 31 mars

Ma bonne Louise. Je n’ai pas reçu de lettre de toi. Je crains que tu ne sois trop affectée de la perte de Paris. Je te prie d’avoir du courage et de soigner ta santé qui m’est si précieuse. La mienne est bonne. Donne un baiser au petit roi, et aimes-moi toujours. Ton Napoléon.

Désormais, le rideau va se lever sur cette sorte de drame antique, que l’Histoire a retenu sous l’expression « l’Agonie de Fontainebleau ».

Vendredi 1er Avril 1814.

Toute la nuit, l’empereur a échafaudé des plans de reconquête de la capitale, dont il se plait à croire à la fidélité de ses habitants, prêts à le soutenir.

 La veille, il avait sondé quelques-uns de ses généraux, Drouot, Flahaut, Gourgaud, et ceux-ci ont vainement tenté de lui expliquer que le mieux est, encore, de reprendre la route de la Lorraine, ne serait-ce que pour forcer les maréchaux à le suivre, loin de la tentation de se réfugier dans Paris, ou encore d’être contactés par les émissaires à la dévotion de l’ennemi.

Le général Drouot
Le général Drouot

Le général Flahaut
Le général Flahaut

Le général Gourgaud
Le général Gourgaud
Auguste Fredéric Louis Viesse de Marmont
Auguste Fredéric Louis Viesse de Marmont

Il a également reçu Marmont, qui lui donne les raisons (bonnes selon lui) de la capitulation qu’il a acceptée, sans lui parler – et pour cause – de l’entrevue qu’il a eu avec Talleyrand. Napoléon, lorsqu’il l’a congédié, tard dans la nuit, peut encore croire en la fidélité de l’un de ses meilleurs lieutenants.

Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram (1753-1815) portrait de Chatillon Auguste de, d'après Pajou Augustin - Muzeo
Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram (1753-1815) portrait de Chatillon Auguste de, d’après Pajou Augustin – Muzeo

Lorsque le jour se lève, l’empereur est déjà au travail, avec Berthier : ayant abandonné son idée de « coup de main » sur Paris, il lance les ordres pour concentrer son armée entre l’Essonnes et Fontainebleau : il est bien décidé à se lancer à l’attaque quatre jours plus tard.

Dans l’après-midi, il se rend non loin d’Essonnes, où il inspecte les positions tenues par Marmont et Mortier. Quand il arrive, les régiments entrent dans une sorte de délire : d’un seul geste, tous les shakos  sont élevés, à la pointe des baïonnettes, au-dessus des têtes, et les cris de Vive l’Empereur sortent de toutes les poitrines. Il est reçu  non comme un souverain au bord de la chute, mais comme l’imperator  prêt à être élevé sur le pavois !

 

Parade à Fontanebleau
Parade à Fontanebleau
Charles Nicolas Fabvier
Charles Nicolas Fabvier

Là, il rencontre le colonel Fabvier, aide de camp de Marmont, arrivant de Paris, qui lui rend compte de l’entrée des troupes alliées dans Paris, et de la déclaration du tsar de ne plus traiter avec l’empereur des Français. Napoléon l’écoute avec calme et sang-froid.

Après cette escapade équestre, il rentre à Fontainebleau, où il va travailler une partie de la nuit. Il reçoit également une dépêche envoyée par Caulaincourt, dans laquelle ce dernier l’informe de la situation et lui confirme la position des alliés : jamais ils ne traiteront avec Napoléon.

Cette dépêche conforte celui-ci dans sa position : puisqu’aucune négociation n’est possible, il lui faut en appeler aux armes. Et, derechef, il dicte à Berthier de nouveaux ordres, nets, précis.

Au même moment, dans son quartier général d’Essonnes, Marmont reçoit des émissaires des Alliés, venus de Paris !

 

Samedi 2 avril 1814.

Toute la matinée, Napoléon travaille sur son plan d’attaque de la capitale. Pour ce faire, il ordonne même de renforcer le corps de Marmont, par l’envoi des 2500 hommes de la division Souham, et de compléter son artillerie et celle de Mortier, pour la porter à 60 pièces ! Funeste décision !

À midi, l’aide de camp de service vient annoncer que la Vieille Garde vient d’arriver à Fontainebleau, et que deux bataillons vont prendre leur service au palais.

Grenadier à pied de la Garde
Grenadier à pied de la Garde

Chasseur à cheval de la Garde
Chasseurcà cheval de la Garde

Bientôt, c’est chose faite : grenadiers et chasseurs sont en place dans la cour du Cheval-Blanc. Mais, après trois mois de marches, de combats et de bivouacs par tous les temps, leurs uniformes, jadis bleu et blancs, sont aujourd’hui d’une couleur uniforme, celle de la boue et de la terre. L’image même de la misère ! Qu’à cela ne tienne, le menton net et haut (ils sont tous rasés de près), ils l’attendent et, lorsqu’il apparaît, l’accueillent, comme si de rien était, avec des Vive l’Empereur ! C’est contraire au règlement, car seules les troupes de ligne peuvent ainsi l’acclamer, mais qu’importe !

La parade de la garde montante terminée, Napoléon doit rapidement faire de nouveau face à la réalité. De retour dans son cabinet de travail, il y trouve Maret, qui lui présente des nouvelles de Paris, transmise dans une sèche note du préfet de police de Paris, Pasquier, par laquelle il informe l’empereur que le Sénat a formé un gouvernement provisoire et prononcé sa déchéance.

Vers dix heures du soir, une berline s’arrête devant le grand escalier de la cour du Cheval-Blanc. C’est Caulaincourt, qui revient de Paris. Sans se préoccuper de la ruée des officiers et généraux qui l’entourent aussitôt, il rejoint le cabinet de l’Empereur, à qui il rend compte de ses démarches à Paris, de ses conversations avec le tsar Alexandre et avec Schwarzenberg. Ce ne sont là que des confirmations de ce qu’il avait écrit dans sa dépêche de la veille, mais le duc de Vicence complète son rapport en laissant entendre que l’abdication – le mot est lâché – est le seul parti à prendre.

(30) Dans la journée, Napoléon a écrit à son épouse : (fac similé)

Lettre de Napoléon du 2 avril 1814
Lettre de Napoléon du 2 avril 1814

Fontainebleau, le 2 avril

Ma bonne Louise. J’ai appris avec bien de la peine, par ta lettre, que tu étais incommodée et que tu te donnais bien de l’inquiétude. Je te prie de te calmer et de te bien porter. Tu sais combien il est essentiel pour mon bonheur que je te sache tranquille. Je verrai aussitôt que possible à nous réunir. Ma santé est fort bonne. Donne un baiser à mon fils, et ne doute jamais de ton Napoléon.

 

(31) Dimanche 3 avril 1814.

Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram (1753-1815) portrait de Chatillon Auguste de, d'après Pajou Augustin - Muzeo
Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram (1753-1815) portrait de Chatillon Auguste de, d’après Pajou Augustin – Muzeo

François Joseph Lefebvre (vers 1810)
François Joseph Lefebvre (vers 1810)

Bon Adrien Jannot Moncey
Bon Adrien Jannot Moncey

Dès le lever du jour, Napoléon monte à cheval, pour aller de nouveau visiter les avant-postes à Essonnes, accompagné de quelques aides de camp et officiers d’ordonnance. Il apparaît sombre et silencieux. Il y a de quoi : durant la nuit les mauvaises nouvelles se sont accumulées : Soult, dans le sud, a dû se replier sur Toulouse ; à l’est, Augereau a abandonné Lyon, reculant jusque sur l’Isère. À ceci s’ajoute que Marmont lui a fait parvenir – dans quel but ? –le texte de la proclamation de sa déchéance, publié à Paris.De retour à Fontainebleau, vers 9 heures, il y trouve une atmosphère bouillonnant de cette perspective : l’abdication ! Il y a là, en plus de Berthier, Ney, Lefebvre, Moncey, Oudinot, qui, tous, sans vergogne, discutent, comme s’il s’agissait d’une affaire terminée, du départ de leur chef, de leur bienfaiteur, qu’ils n’hésitent pas à vilipender, à traiter de bourreau de la France !

Napoléon va les sonder, tour à tour : sont-ils décidés à approuver son projet d’attaquer l’ennemi sous Paris, à lui apporter leur concours sans réserve ? Devant celui qui les a, ces dix dernière années (parfois plus, pour certains) menés d’un bout de l’Europe à l’autre, les maréchaux, ébranlés, perdent pied. Mais, s’ils se disent prêts à reprendre la lutte, ils proposent de se retirer sur la Loire, pour récupérer d’autres forces (et ce serait éventuellement possible).

 

(Même Caulaincourt, à qui il confie sa déconvenue de l’attitude des maréchaux, semble vouloir aller dans le même sens.

L'ambassadeur Caulaincourt (Fondation Napoléon)
L’ambassadeur Caulaincourt (Fondation Napoléon)

Napoléon indique donc à son ministre que son intention est de lancer son offensive le 5 au matin.

 

À 11 h, l’empereur passe en revue les divisions Friant – Vieille Garde – et Henrion – Jeune Garde, arrivées la veille à Fontainebleau, massées des deux côtés de la cour du Cheval-Blanc. Cette fois, c’est une revue dans les règles. L’empereur passe lentement dans les rangs, fixant chaque homme dans les yeux. Certains combattent sous ses ordres depuis l’Italie et l’Égypte : ils ont des larmes dans les yeux quand il s’adresse à eux, sur un ton familier.

La revue terminée, Napoléon ordonne aux officiers et sous-officiers de sortir des rangs et de former un cercle autour de lui, puis, d’une voix claire, il leur adresse la parole :

 « Soldats ! L’ennemi en nous dérobant trois marches, s’est rendu maître de Paris. Il faut l’en chasser. D’indignes Français, des émigrés, auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints à nos ennemis : les lâches !… Ils recevront le prix de ce nouvel attentat… Jurons de vaincre ou de mourir et de faire respecter cette cocarde tricolore qui, depuis vingt ans, nous trouve toujours dans le chemin de la gloire et de l’honneur. »

Cette courte harangue électrise tout le monde, et cette fois les cris de Vive l’Empereur !, de A Paris ! de Mort aux Traitres ! retentissent, et ces cris sont loin de réjouir les maréchaux ! Car si un tel enthousiasme se répand dans toute l’armée, alors, pensent-ils, une nouvelle victoire n’est pas impossible, et tout recommencera comme avant : finie la paix, fini le repos ! Pas question ! Il faut définitivement mettre un terme à une telle hypothèse !

Toute l’après-midi, Napoléon travaille avec Berthier et Belliard, préparant la bataille qu’il appelle de tous ses vœux.

Il écrit rapidement à Marie-Louise, qui se trouve à Blois, depuis le 2 avril au soir 

Fontainebleau, le 3 avril, trois heures de l’après-midi.

Ma bonne Louise. J’ai reçu tes lettres du 1er et 2 avril. J’espère que le repos que tu as pris aujourd’hui à Blois t’aura réparé et remis de tes fatigues. Ta santé m’alarme beaucoup. Tu as tant de peine que je crains que tu ne puisses y suffire, c’est une partie de mes maux. Tâche cependant de prendre courage et de te bien porter. Donne un baiser à mon fils et ne doutes jamais de mes sentiments.

Le soir, après un rapide souper, il fait venir Caulaincourt, et lui fait part de son souhait de faire intervenir l’empereur François en faveur de sa fille. Caulaincourt se montre très pessimiste de la réussite d’une telle entreprise, mais suggère à Napoléon de faire venir près de lui, lorsqu’il est encore temps, sa femme et son fils. L’empereur repousse toutefois cette idée, la remettant « après la bataille ».

En fin d’après-midi, il mande à Marie-Louise :

Fontainebleau, le 3 avril, à 6 heures du soir

Mon Amie. L’auditeur Palavicini arrive, et m’a donné de tes nouvelles. Tu peux 1° rester à Blois, 2° m’envoyer qui tu veux et prendre de la latitude, 3° faire des proclamations et assemblées, ce que fait le gouvernement provisoire de Paris, 4°écrire une lettre très vive pour te recommander, toi et ton fils, à ton père. Envoies-y le duc de Cadore. Fais sentir à ton père que le moment est arrivé qu’il nous aide. Adieu, mon amie, portes-toi bien. Tout à toi.

Lundi 4 avril 1814.

Durant toute la journée, les derniers corps d’armée arrivent à Fontainebleau, hélas dans un état déplorable, hâves, déguenillés, presque une armée en déroute. Mais ils viennent d’effectuer sept journées de marche forcée, et ils ne comprennent pas – comment d’ailleurs le pourraient-ils – pourquoi, après les avoir emmenés en Lorraine, on leur a brusquement ordonné de revenir, à toutes jambes, pour défendre Paris, et leur annoncer, finalement, que Paris est aux mains des ennemis !

A midi, Napoléon, comme tous les jours, passe l’inspection de la garde montante. Il a été, une fois de plus, accueilli avec des acclamations, peut-être encore plus vibrantes que d’ordinaire.  

Mais dans sa suite, il peut entendre la voix de stentor du Brave des Braves, le maréchal Ney, qui s’exclame « il n’y a que l’abdication qui puisse nous tirer de là ! », mais il ne bronche pas, continuant sa revue sans même tourner la tête.

À la fin de la revue, il rentre dans son cabinet de travail. Il fait entrer, avec Maret et sa maison militaire, les maréchaux et les généraux qui, comme à l’accoutumée, l’avaient suivi. Il y a là : Berthier, Macdonald, Ney, Kellermann, Lefebvre, Oudinot.

Il leur expose alors franchement les faits, leur dit que la haine, les menaces de l’ennemi ne sont en fait dirigées que contre sa personne, que, trompés par les déclara­tions des souverains alliés et par leurs assurances d’intérêt pour la France, quelques hommes peuvent en être dupes ; que l’espoir de la paix, la perspective du repos peuvent sourire à beaucoup de gens et les tromper, mais que tout cela sont des leurres pour diviser, parce que les alliés n’ont pas pu vaincre. Il répète que le salut n’est que dans l’union, dans le courage. Il les assure que, pour ce qui est de sa personne, il ne tient pas au trône, mais que lui seul, peut garantir l’indépendance, la sûreté, les fortunes, l’existence des familles.

 

Le soir, Napoléon a une nouvelle et longue discussion avec Caulaincourt, à qui il demande de retourner une nouvelle fois à Paris. À la demande de celui-ci, il lui adjoint le maréchal Ney ainsi que le maréchal Marmont. Il se ravise un peu plus tard, lorsque Macdonald arrive, remplaçant finalement Marmont par le duc de Tarente.

C’est à ce moment qu’il se décide à rédiger un acte d’abdication réservant les droits de Napoléon II et de la régence de l’Impératrice, et que ses envoyés devront négocier à Paris.

Les puissances alliées ayant déclaré que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l’Impératrice et du maintien des lois de l’Empire. Fait en notre palais de Fontainebleau le 4 avril 1814.

L'abdication du 4 avril 1814
L’abdication du 4 avril 1814

Tendant la feuille aux maréchaux, il leur dit : « Je cède à vos désirs. Allez maintenant à Paris soutenir les droits de mon fils, la régence de l’Impératrice  et le maintien de nos lois. »

L’abdication du 4 avril 1814

 Nuit du 4 au 5 avril 1814.

Après que les plénipotentiaires aient quitté le château, Napoléon, resté seul, réfléchi qu’ils ont en fait bien peu de chances de réussir dans leur mission : les Alliés ne sont sûrement pas assez naïfs ou conciliants pour confier la régence à Marie-Louise. Décidemment, il a raison, la solution se trouve dans une nouvelle bataille, dont l’issue ne peut lui être que favorable. Mais l’armée, est-il si sûr qu’elle le suivra ? Le meilleur moyen est de lui demander. Il donne donc l’ordre à Berthier de convoquer au château tous ceux qui ont un commandement indépendant – maréchaux et généraux – pour s’y présenter à 22 heures. Sont ainsi convoqués Marmont, Mortier, Oudinot, Lefebvre, Moncey, ainsi que Gérard, Friant, Sébastiani, Lefol et Krazinsky. Par précaution, il fait, à l’intention de Marmont et Mortier, doubler le message écrit par un message verbal, que Gourgaud est chargé d’acheminer.

(40) Se retirant avec Fain  dans son cabinet de travail, il écrit à Marie-Louise pour la tenir informée de sa décision d’abdiquer en faveur de son fils.

 

Vers 22 heures, les généraux convoqués arrivent, un à un, au château. Gourgaud revient, lui aussi, de sa mission : à l’écart, il informe l’empereur qu’il n’a pu joindre Marmont, ce dernier étant parti pour Paris, laissant son commandement au général Souham, après avoir fait lire à ses troupes un ordre du jour annonçant l’abdication de Napoléon !

Retournant vers les généraux convoqués, il s’assure qu’ils sont bien décidés à lui rester fidèles, et leur donne l’ordre de faire signer aux soldats dont ils ont la responsabilité une adresse où ils jureront leur fidélité aux trois couleurs.

Mais les évènements vont bientôt se charger de s’opposer à cette décision.

Retiré dans sa chambre, Napoléon repasse dans sa tête ce qu’il vient d’apprendre au sujet de Marmont, lorsque, vers 4 heures du matin, une grande agitation se fait entendre dans les couloirs du château. Bientôt apparaît le général Belliard, accompagné d’un officier de cuirassiers. D’une voix altérée, l’aide-major général annonce à Napoléon : Sire, le corps du maréchal Marmont est passé à l’ennemi !

Même s’il a pu, un instant, douter de la trahison de Marmont, d’autres témoins vont bientôt arriver et la confirmer, comme cet escadron de chevau-légers polonais, qui, comprenant la situation, avait fait demi-tour et galopé jusqu’à Fontainebleau !

Les forces de Napoléon, à cette confirmation, l’abandonnent : il se laisse aller sur un canapé, le regard fixe, plongé dans une sorte de torpeur, que les témoins – Belliard, Flahaut, Fain – contemplent sans pouvoir prononcer un seul mot.

Lorsque ces derniers, impuissants, se retirent, Napoléon reste un moment seul, puis se dirige vers sa chambre, sans doute pour essayer de dormir quelques instants. Constant l’entend dire : « Le malheureux ! Je l’aimais ! ».

Mais rapidement, il se ressaisi et fait appeler le baron Fain, et lui dicte une proclamation à l’armée, longue tirade contre le Sénat, qui se termine cependant par ces mots :

« S’il se doit considérer comme le seul obstacle à la paix, il fait volontiers le dernier sacrifice à la France. Il a en conséquence envoyé le prince de la Moskowa et les ducs de Vicence et de Tarente à Paris pour entamer la négociation. L’armée peut être certaine que l’honneur de l’Empereur ne sera jamais en contradiction avec le bonheur de la France ! » 

Cette proclamation l’ayant sans doute raffermi, il se met en devoir, rapidement, de donner les ordres pour que le dispositif militaire, malmené par la défection de Marmont, soit réajusté, puis, les cartes sous les yeux, de définir par quelle manière il va pouvoir porter son armée sur la Loire, pour y rassembler toutes les réserves encore disponibles et, les négociations étant rompues – ce dont il ne doute pas – y accepter la bataille.

 

Mardi 5 avril 1814

En fin de matinée, Napoléon reçoit, quand même, un étonnant témoignage de fidélité. Il émane du général Krazinski, commandant le corps polonais :

« Sire, des maréchaux vous trahissent ! Les Polonais ne vous trahiront jamais. Tout peut changer, mais non leur attachement. Notre vie est nécessaire à votre sureté. Je quitte mon cantonnement sans ordre pour me rallier près de vous et vous former des bataillons impénétrables. »

Et ce brave officier se présentera effectivement, en début d’après-midi, à la tête de 1650 soldats d’élite !

À midi, l’empereur passe la revue des débris du 7e corps.

Le soir, entre 10 et 11 heures, alors qu’il s’est assoupi dans sa chambre, Caulaincourt, Macdonald et Ney reviennent au château.

On a beaucoup de peine à réveiller et à faire lever l’empereur ; il faut pour cela que Caulaincourt entre lui-même dans sa chambre et le secoue assez rudement.

Les plénipotentiaires relatent à Napoléon l’échec de leur mission, et lui redonnent son abdication conditionnelle en faveur de son fils. L’abdication absolue est nécessaire. Le tsar lui garantit la souveraineté de l’île d’Elbe.

Dans un premier moment, semblant exaspéré, il les congédie, leur donnant rendez-vous pour le lendemain, puis, il se ravise, et rappelle Caulaincourt. Calmement, il reprend la conversation avec son ministre, se renseignant sur l’état d’esprit des gens, et se montre très frappé par la défection de Marmont.

Les deux hommes vont s’entretenir ainsi pendant de longs moment, ou plutôt, l’empereur va monologuer, d’un calme presque terrifiant, jusqu’à ce qu’il dise à Caulaincourt :

Si je résiste, la France a la guerre civile. J’aime trop la France ! Je n’ai jamais voulu que sa gloire ; je ne ferai pas son malheur. Je ne veux pas que ce beau pays soit ravagé pour moi ! On veut que j’abdique… Eh Bien ! J’abdiquerai !

 

 Mercredi 6 avril 1814

Il est à peine six heures, que Napoléon fait une fois encore demander Caulaincourt. Ils vont, de nouveau,  avoir un long entretien, durant lequel Napoléon donne ses instructions.

Puis il a également un entretien avec les maréchaux. A Ney qui lui apprend que certains généraux se sont déclarés prêts à la désobéissance, il s’exclame : Vous voulez du repos ? Eh bien, ayez-en donc !

 Et, s’asseyant et attirant à lui un guéridon – qui deviendra le célèbre guéridon de Fontainebleau –  il rédige sa deuxième formule d’abdication, par laquelle il renonce, pour lui et ses héritiers, aux couronnes de France et d’Italie.

Le célèbre guéridon
Le célèbre guéridon

Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux Trônes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à l’intérêt de la France.

Fait au palais de Fontainebleau le (11) avril 1814.

La plume écorche le papier, l’encre bave, des mots sont raturés : tel apparaît à nos yeux cet éloquent témoin, plus éloquent, sans aucun doute, que ceux qui, plus tard, se sont exprimés.

Caulaincourt, Ney et Macdonald repartent ensuite pour Paris, où ils doivent négocier, avec les Alliés, les termes du futur traité de Fontainebleau.

Durant la nuit, Napoléon s’occupe, avec Maret, d’un projet de jonction avec l’armée d’Italie.

 

Jeudi 7 avril 1814.

Comme chaque jour, il y a parade à midi. Napoléon, qui passe en revue les 2e et 7e corps, est de nouveau acclamé. Ayant fait venir Oudinot, celui-ci refuse de l’assurer de l’obéissance de ses troupes. En fait, à ce moment, Napoléon n’a plus vraiment de projet fixe, et fait même preuve d’une fébrilité étonnante, envisageant même de demander à Caulaincourt d’arrêter les négociations en cours :

Il écrit à Marie-Louise  une lettre, dont le ton ne laisse pas deviner que, pourtant, il vient de signer son abdication. Sans doute craint-il, en étant trop direct, pour la santé de son épouse.

Fontainebleau, le 7 avril

Ma bonne Louise. J’ai reçu ta lettre du 6 avril. J’y vois avec plaisir que ta santé se soutient. Je craignais bien que les évènements aussi fâcheux que ceux qui se passent ne détruisissent ta santé. J’ai bien des sollicitudes pour toi et mon fils, tu penses que j’en ai peu pour moi. Ma santé est bonne. Donne un baiser à mon fils et écris à ton père tous les jours, enfin qu’il sache où tu es. Adieu, Ma bonne Louise, mon cœur se serre de penser à tes peines. Tout à toi.

 

Vendredi 8 avril – lundi 11 avril 1814.

Pratiquement seul avec lui-même, Napoléon a un incessant échange de correspondance avec l’impératrice, lui demandant notamment, le 9 avril, de ne pas quitter Orléans.

Fontainebleau, 8 avril

Mon Amie. J’ai reçu ta lettre du 7. J’ai vu avec plaisir que ta santé était meilleure que l’on devait le penser des inquiétudes que tu dois avoir. Un armistice a été conclu, et un aide-de-camp de l’empereur de Russie doit s’être rendu près de toi, pour t’escorter jusqu’ici, mais je t’ai fait dire de t’arrêter à Orléans, moi-même étant sur le point de partir. J’attends à cet effet que Caulaincourt ait arrangé les affaires avec les Alliés. La Russie désirait que j’eusse la souveraineté de l’île d’Elbe et que j’y demeurasse et toi la Toscane pour ton fils après toi, ce qui t’aurait mis à même d’être avec moi tant que cela ne t’aurait pas ennuyé et de pouvoir exister dans un bon pays favorable à ta santé. Mais Schwarzenberg s’y oppose au nom de ton père. Il parait que ton père est notre ennemi le plus acharné. Je ne sais pas donc ce qui s’est réglé. Je suis fâché de n’avoir plus qu’à te faire partager ma mauvaise fortune. J’eusse quitté la vie si je ne pensais que cela serait encore doubler tes maux et les accroitre.  Si Madame Montesquiou veut achever l’éducation du roi, elle en est maîtresse, mais ne doit pas s’imposer de trop grands sacrifices. Je suppose que Mme Mesprigny s’en retourne à Paris. Je ne sais ce que voudra faire la duchesse, toutefois je pense qu’elle voudra d’abord t’accompagner. Il faut faire donner 1 million au roi Joseph, autant au roi Louis, autant au roi Jérôme, autant à Madame, autant à la princesse Pauline et Élisa, ce qui fait l’emploi de 6 millions. Prends un décret pour cela. Et que les princesses se rendent à Marseille et Nice, par Limoges, ce qui diminue tes embarras. Tes conseillers d’État et ministres peuvent s’en retourner à Paris. Prends dans tes voitures 1 million en or. Fais en prendre autant dans les voitures du roi. Fais-moi un projet pour réduire ta maison à ce qui est de bonne volonté et t’est nécessaire. 2 dames suffisent avec toi, cela diminuera l’embarras de la route. Beauharnais et Aldobrandini te suivront. Fais payer les gages de tout le monde  et de ce qui doit te suivre jusqu’au 1er juillet. Nous voyagerons avec les attelages de l’écurie et les chevaux de selle.

Adieu ma bonne Louise. Je te plains. Écris à ton père pour lui demander la Toscane pour toi, car pour moi je ne veux plus que l’île d’Elbe.

Adieu mon amie. Donne un baiser à ton fils.

Il pense même à rejoindre sa femme et son fils. Le 11 avril, il écrit de nouveau à Caulaincourt, pour que celui-ci ne fasse pas usage de son acte d’abdication. Mais il est trop tard.

Fontainebleau, 11 avril, 7 heures du soir.

Mon amie, je reçois ta lettre du 11 ce matin. Tes inquiétudes et l’état de ta santé me déchirent l’âme. Dis-moi si l’arrangement d’aller ensemble jusqu’à Parme te convient : tu irais de là aux bains de Lucques ou de Pise. Demande à Corvisart ceux de ces bains qui te sont le plus favorable. Bausset te remettra cette lettre ; tu en recevras une autre que je t’écrirai lorsque j’aurai vu Caulaincourt que j’attends cette nuit. Ma santé est très bonne, je suis plein de courage, pourquoi la tienne ne lui ressemble-t-elle pas ? J’en donnerai volontiers la moitié. Tes lettres sont pleines des sentiments qui remplissent ton cœur, elles me touchent bien et me consolent, je voudrais pouvoir en faire autant pour toi. Je fais écrire à Méneval. Adieu ma bonne Louise, mon malheur m’afflige plus pour toi que pour moi. Tout à toi.

 

Mardi 12 avril 1814.

Le matin, il reçoit une lettre de Marie-Louise, apportée par le chambellan de Bausset. Il lui répond aussitôt :

Mon amie, j’ai reçu ta lettre en réponse à celle que Fouler t’a remise. Je suis bien inquiet de te savoir si triste et en si mauvais état de santé. J’espère que me soins et les expressions des sentiments que je te porte  te feront du bien et rétabliront ta santé. J’attends Caulaincourt. Je t’écrirai aussitôt. L’on me propose de me rendre un bataillon de 1.100 hommes de ma garde en Provence, et de là à l’île d’Elbe. Nous irons aussi doucement que l’exigera ta santé. Adieu ma bonne Louise, le changement de ma fortune ne me touche que pour toi. Aimes-moi bien et ne doute jamais de ton Napoléon.

Je pense que nous pourrions nous réunir à Briard ou Gien, d’où nous prendrons par l’Italie ou par la Provence.

Effectivement, partis de Paris après avoir signé le traité d’abdication définitive, Caulaincourt et Macdonald, alors que le comte d’Artois vient de faire son entrée dans Paris, arrivent à Fontainebleau dans l’après-midi. Ney a préféré rester dans la capitale. Se composant un visage empreint de la plus parfaite quiétude, Napoléon les reçoit avec une très grande affabilité, les remerciant  de leur dévouement pour la défense de sa cause.

Il commente, avec ses plénipotentiaires, les différents articles du traité, se déclarant en particulier satisfait d’avoir obtenu gain de cause en ce qui concerne les indemnités demandées, et obtenues, pour les membres de sa famille et ses meilleurs serviteurs. Il s’indigne du refus de la Toscane en faveur de Marie-Louise et de son fils. La conversation dure une grande partie de l’après-midi.

Alors qu’il est près de six heures du soir, il retient les plénipotentiaires à dîner, mais, au moment de passer à table, il leur dit qu’il ne se sent pas bien, et qu’il préfère aller se mettre au lit.

Plus tard, il appelle Caulaincourt, qui n’a alors devant lui qu’un être à la dérive, accablé, poussant sans arrêt des soupirs, auxquels succèdent des phrases, lourdes de sous-entendus :

J’ai trop vécu ! Pauvre France, je ne veux pas voir ton déshonneur ! La vie m’est insupportable !

Il affirme de nouveau qu’il ne signera pas le traité, dont il pense, d’ailleurs, qu’il ne sera pas exécuté.

À quoi bon un traité, puisqu’on ne veut pas régler avec moi ce qui concerne les intérêts de la France ! Du moment qu’il ne s’agit plus que de ma personne, il n’y a pas de traité à faire ! Je suis vaincu, je cède au sort des armes. Je demande seulement à ne pas être prisonnier de guerre, et, pour me l’accorder, un simple cartel suffit !

Plusieurs fois, en soupirant, il s’exclame :

Ah ! Caulaincourt, j’ai déjà trop vécu… Pauvre France ! Je ne veux pas voir ton déshonneur ! Quand je pense à sa situation actuelle, à l’humiliation que lui imposeront les étrangers, la vie m’est insupportable !

Après une courte absence, pour accueillir l’envoyé russe apportant les ratifications signées par le tsar, Caulaincourt retrouve, à sa demande, Napoléon, qui vient d’apprendre que Berthier a décidé de partir à Paris, sans le revoir, et qu’il n’ira pas à Elbe :

Qui m’eût dit qu’il serait un des premiers à me quitter ! Il a des enfants, sa femme ; cela impose aussi des devoirs, il espère conserver sa fortune en restant ; de fait on pourrait lui confisquer ses biens à Neuchâtel s’il me suivait, tandis que Schwarzenberg les lui fera conserver : ce sont des considérations dans sa position. C’est de quitter Fontainebleau avant mon départ, qui me choque.

La conversation va se porter, bientôt, sur les mérites respectifs des individus l’ayant servi : Gaudin, Mollien, Decrès, par exemple.

Au bout de ce long entretien avec Caulaincourt, Napoléon s’avoue très fatigué et congédie son ministre, lui annonçant qu’il l’appellera de nouveau durant la nuit.

 

 Nuit du 12 au 13 avril 1814.

C’est dans la nuit que le drame va éclater.

A trois heures du matin, effectivement, un valet vient chercher Caulaincourt, l’Empereur le demandant de toute urgence.  Lorsqu’il entre dans la chambre, seulement éclairée d’une lampe de nuit, Napoléon est couché. D’une voix très faible, il demande à Caulaincourt de s’asseoir près de lui.

En fait, trompant la surveillance de son entourage, Napoléon vient d’absorber le poison que, durant la retraite de Russie, après qu’il ait bien failli tomber vivant dans les mains d’un parti de Cosaques, il s’était fait préparer par son médecin Yvan, et qu’il portait toujours sur lui.

Il donne alors les raisons de son geste, expliquant qu’il sent bien qu’on va le séparer de l’Impératrice et de son fils, qu’on va chercher à l’humilier, qu’on va même peut-être chercher  à l’assassiner, que de toutes façon on ne le laissera pas arriver à l’île d’Elbe. C’est, ajoute-t-il, après avoir bien réfléchi, qu’il a pris sa décision.

A Caulaincourt en larmes, il tend une lettre pour Marie-Louise, qu’il vient d’écrire :

Ma bonne Louise, j’ai reçu ta lettre. J’approuve que tu ailles à Rambouillet où ton père viendra te rejoindre. C’est la seule consolation que tu puisses recevoir dans nos malheurs. Depuis huit jours j’attends ce moment avec empressement. Ton père a été égaré et mauvais pour nous, mais il sera bon père pour toi et ton fils. Caulaincourt est arrivé. Je t’ai envoyé hier la copie des arrangements qu’il a signés qui assurent un sort à ton fils. Adieu, ma bonne Louise. Tu es ce que j’aime le plus au monde. Mes malheurs ne me touchent que par le mal qu’ils te font. Toute la vie tu aimeras le plus tendre des époux. Donne un baiser à mon fils. Adieu, chère Louise. Tout à toi.

À plusieurs reprises, Caulaincourt supplie, en vain, l’empereur de lui permettre d’appeler de l’aide.

Le mélange d’opium et de belladone, suffisant pour tuer deux hommes, selon les dires d’Yvan, a sans doute mal vieilli.  L’empereur est pris de nausées, de hoquets de plus en plus fréquents, il finit enfin par vomir.

Après des  heures de tortures, après qu’enfin Caulaincourt a pu appeler à l’aide, après avoir même, en vain, supplié Yvan, qu’on a fait venir en urgence auprès de l’empereur, de lui administrer une nouvelle dose de poison, Napoléon comprend que, comme sur beaucoup des champs de bataille où il s’est exposé, la mort ne veut pas de lui.

Finalement, vers sept heures du matin, il est hors de danger, condamné à vivre !

 

Mercredi 13 avril 1814.

Vers 9 heures, il s’entretient une nouvelle fois avec Macdonald, en présence Maret et Caulaincourt.  

C’est à lui qu’il confie la tâche d’emmener à Paris le traité, qu’il se fait présenter et qu’enfin, il signe. Ce traité qui lui donne, lui qui a régné de Hambourg à Rome, la souveraineté de l’île d’Elbe !

En témoignage de remerciement, Napoléon lui donne le sabre de Mourad-Bey, qu’il portait à la bataille du Mont-Thabor.

Dans la journée, une visiteuse inattendue se présente au château : Marie Walewska. Mais, prostré dans ses pensées, épuisé par son agonie de la nuit, ses pensées sont toutes tournées vers Marie-Louise et le roi de Rome, et il oublie sa chère Marie… Celle-ci attendra toute la journée et la nuit suivante. La porte impériale ne s’ouvrira pas…

Jeudi 14 avril 1814.

Dans la nuit, il écrit à Marie-Louise

Fontainebleau, 14 avril, 1 heure du matin

Ma bonne Louise. Je t’envoie le général Flahaut qui te donnera de mes nouvelles et m’apportera des tiennes. Je connais le mauvais état de ta santé et je crains que le voyage de nuit ne t’ait fatiguée. La mienne est bonne ; il me tarde que nous puissions partir. L’on dit que l’île d’Elbe est un très bon climat. Je suis si dégouté des hommes que je n’en veux plus faire dépendre mon bonheur. Toi seule tu y peux quelque chose. Adieu mon amie. Un baiser au petit roi, bien des choses à ton père, prie-le qu’il soit bon pour nous. Tout à toi.

Toute la journée il s’occupe de son voyage, dictant à ce sujet une longue lettre à Caulaincourt. Il ne peut pas encore partir vers son nouveau « royaume », car il faut attendre la ratification du traité par toutes les parties. Elles le seront les 15 et le 16.

 Vendredi 15 au lundi 18 avril 1814.

Napoléon ne va pratiquement pas quitter son petit appartement, attendant le retour du traité, passant le plus clair de son temps à lire de la documentation sur l’île d’Elbe. Il fait néanmoins quelques promenades dans le parc du château, entre la chapelle et la galerie des cerfs, accompagné de Maret, et le grand air semble lui faire du bien.

Il compte toujours que Marie-Louise va le rejoindre

Fontainebleau, 15 avril, 4 heures après-midi.

Ma bonne Louise. Tu dois avoir vu à cette heure ton père. L’on dit que tu vas pour cet effet à Trianon. Je désire que tu viennes demain à Fontainebleau, afin  que nous puissions  partir ensemble et chercher cette terre d’asile et de repos, où je serai heureux si tu peux te résoudre à l’être et oublier les grandeurs du monde. Donne un baiser à mon fils et crois à tout mon amour.

Le 16, Caulaincourt, de retour de Paris, dîne pour la dernière fois avec Napoléon. Dans leurs conversations, l’empereur déchu, fait l’éloge, notamment, de Maret, Belliard, Mortier, Soult. Il évoque aussi la difficulté de gouverner une nation comme la France, tout en revenant sur l’œuvre accomplie :

L’avancement que j’accordais, mes institutions, mes codes que je vous laisse, font foi que j’ai respecté la légalité. Si j’eusse eu le temps d’accomplir mes grands desseins, notre organisation sociale eût fait l’admiration de nos derniers neveux comme leur bonheur. Le monde enviera même ce que je vous laisse, si la Restauration ne veut pas tout changer.

Le soir, il reçoit une lettre de l’empereur François, lui faisant savoir qu’il a ordonné à sa fille, Marie-Louise de se rendre dans sa famille, pour quelques mois. Le dernier espoir de la revoir, ainsi que son fils, s’estompe définitivement.

Ce même 16 avril, les commissaires alliés chargés d’accompagner Napoléon durant son voyage à Elbe arrivent à Fontainebleau : le Russe Pavel Shuvalov, l’Autrichien Franz von Koller, l’Anglais Campbell, le Prussien Ludwig Truchess von Waldburg.

Napoléon les reçoit individuellement le lendemain 17 avril, l’Anglais Campbell bénéficiant de l’entretien le plus long et qui se souviendra plus tard d’avoir eu devant lui un petit homme à l’air actif, arpentant rapidement son appartement, semblable à un animal sauvage dans sa cage et portant un vieil uniforme vert à épaulettes d’or, des pantalons bleus, des bottes à revers rouges, n’ayant ni la barbe faite, ni les chevaux peignés.

Le soir, il écrit à Marie-Louise :

Fontainebleau, 17 avril, 6 heures du soir

Ma bonne Louise. J’ai reçu ta lettre ; j’y vois toutes tes peines, ce qui accroit les miennes. Je vois avec bien du plaisir que Corvisart t’accompagne. Je lui en sais un gré infini ; il justifie, par cette noble conduite toute l’opinion que j’avais de lui. Dis-le lui de ma part. Qu’il m’envoie un petit bulletin fréquemment de ton état. Tâches d’aller de suite aux eaux d’Aix, que l’on m’a dit que Corvisart t’avait conseillé. Porte toi bien, conserve ta santé pour ton meilleur ami et pour ton fils qui a besoin de tes soins. Je vais partir pour l’île d’Elbe d’où je t’écrirai et ferai tout arranger pour te recevoir. Écris-moi souvent, adresses tes lettre au vice-roi et au roi de Naples et à ton oncle si, comme on le dit, il est fait grand-duc de Toscane.

Adieu ma bonne Louise, ma vie sera tout entière pour toi et mes sentiments ne changeront jamais. Donne un baiser à mon fils. Ton fidèle Napoléon.

 

Le 19, le départ pour Elbe se confirme.

Fontainebleau 19 avril, 3 heures après midi.

Ma bonne Louise, j’ai reçu par Laplace ta lettre du 18. Tout ce qu’il m’a dit m’a vivement touché, et l’espérance que ta santé surmontera toutes les contrariétés du sort me soutien. Isabey m’a apporté un portrait de toi ; c’est celui où tu tiens ton fils embrassé. Il m’a fait par là un grand plaisir. Je crois que je pourrai enfin partir demain, et j’espère être arrivé à l’île du repos avant le 1er mai. Fais envoyer à Méneval un article sur cette île, qu’a fait un officier du génie qui y a demeuré trois ans. Je suis fâché que l’on ait l’indiscrétion de te fatiguer  par des visites importunes dans la disposition de ton cœur. Adieu mon amie, aimes-moi et ne doutes jamais des sentiments de ton Napoléon.

 Mercredi 20 avril 1814.

L’heure du départ a sonné ! Le ciel  est couvert et il fait relativement froid.

Napoléon s’est levé tôt, et a eu un long entretien avec Maret. À 8 heures, il reçoit  la petite vingtaine d’officiers qui l’entourent encore, les exhortant à bien servir le nouveau gouvernement de la France. Puis il écrit une courte lettre à Marie-Louise :

Fontainebleau, le 20 avril, 9 heures du matin.

Ma bonne amie, je pars pour coucher ce soir à Briare. Je partirai demain matin pour ne plus m’arrêter qu’à Saint-Tropez. Bausset, qui te remettra cette lettre, te donnera de mes nouvelles et te dira que je me porte bien et que j’espère que ta santé se soutiendra et que tu pourras venir me rejoindre. Montesquiou, qui est parti à deux heures du matin, doit être arrivé. Je n’ai point de tes nouvelles d’hier, mais j’espère que le préfet du palais me rejoindra ce soir et m’en don­nera. Adieu, ma bonne Louise. Tu peux toujours compter sur le courage, le calme et l’amitié de ton époux. Un baiser au petit Roi.

Dès le matin, les voitures qui doivent emmener Napoléon, ceux qui ont décidé de l’accompagner et les commissaires alliés, chargés de sa sécurité, s’étaient rangées au pied de l’escalier du Fer à Cheval, dans la cour du Cheval-Blanc. Les hommes du 1er régiment de grenadiers de la Garde impériale attendent, alignés sur deux rangs. Les vieux soldats semblent accablés par la douleur, le regard baissé. Aucun ne crie Vive l’Empereur ! Mais leurs yeux où roulent leurs larmes, leur sombre silence, rompu par des sanglots, disent leur amour et leur douleur.

La foule s’amasse derrière les grilles : il y a là des citadins venus de la ville, des paysans des environs. Aucun cri hostile, mais un silence respectueux.

À 11 h 30, les commissaires entrent, un à un, dans le salon qui précède le cabinet de l’Empereur. Il  expédie rapidement le prussien, est un peu plus amène avec l’anglais, avant de s’épancher avec l’autrichien, lui reprochant l’attitude  de « papa François », notamment vis-à-vis de Marie-Louise.

Lorsque l’aide de camp de Bertrand vient annoncer que tout est prêt pour le départ, Napoléon, irrité, lui répond :

Le grand-maréchal ne me connaît-il donc pas ? Depuis quand dois-je me régler d’après-sa montre ? Je partirai quand je voudrai, et peut-être pas du tout !

Et il prend encore le temps de s’en prendre au père de son épouse, qu’il qualifie d’homme sans loi ni foi, qui a tout fait pour séparer sa fille de son mari, ainsi qu’au tsar Alexandre, responsable, selon lui, que Marie-Louise ne l’a pas rejoint à Fontainebleau.

Finalement, à 13 heures, Bertrand – qui va suivre Napoléon à Elbe – se présente en haut des marches, et lance un vibrant « l’Empereur ! ». Les trompettes sonnent  Pour l’Empereur. Et il parait, un léger sourire aux lèvres ! Lorsqu’il commence à descendre l’escalier, appuyé au bras de Bertrand, les tambours battent aux champs. D’un geste, il les fait taire, puis il continue, d’un pas assuré, suivit, à petite distance, des quatre généraux étrangers, eux aussi gagnés par l’émotion, puis du groupe des derniers fidèles, parmi lesquels, d’Ornano, Belliard, Corbineau, Kosakowski, Fain, Maret, Bertrand Drouot, Gourgaud.

Arrivé au centre de la cour, il porte sur les soldats un regard attendri, puis il prononce, d’une voix très claire, les paroles devenues immortelles :

Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l’honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps, comme dans ceux de notre prospérité, vous n’avez cessé d’être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était pas perdue; mais la guerre était interminable : c’eût été la guerre civile, et la France n’en serait devenue que plus malheureuse. J’ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie; je pars : vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée; il sera toujours l’objet de mes vœux ! Ne plaignez pas mon sort; si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore, à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !… Adieu, mes enfants ! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur; que j’embrasse au moins votre drapeau !…

Écartant les bras tout grand, il parait, aux yeux des soldats, une nouvelle fois immense.

Le général Petit, commandant la Garde, se jette dans les bras de l’Empereur, lequel se saisit ensuite de l’Aigle et, la pressant sur sa poitrine, ajoute, rempli d’une émotion bien visible :

Adieu encore une fois mes vieux compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs !

L’émotion est à son comble, beaucoup des grognards présents ne peuvent retenir leurs larmes

 S’arrachant au groupe qui l’entoure, il s’élance alors dans sa voiture, où se trouve déjà le général Bertrand.

Le cocher ramasse les guides, et, élevant son fouet, enlève les chevaux. Le général Drouot le précède. Les quatre commissaires suivent, chacun dans sa propre voiture, et le cortège est complété par huit autres voitures. Les grenadiers à cheval ferment la marche.

Quelques minutes plus tard, Napoléon roule sur le chemin de l’exil !

Le lendemain, il écrira à Marie-Louise, de Briard :

Je me rends à Saint-Tropez, je ne resterai pas en route, je pense que je serai  rendu dans 4 jours. Je suis très content de l’esprit de la population qui me montre beaucoup d’attachement et d’amour.

Et le 4 mai, il lui fera savoir que « l’île d’Elbe est très jolie, mais que les logements y sont médiocres ».

Merci à mes amis Martin et Michel !

Conférence présentée le 2 avril 2014 à l’Institut francais de Vienne