Les émeutes de 1812 à Caen

Depuis 1810, la région de Caen connaît une crise notamment dans l’industrie. À cela s’ajoute une mauvaise récolte du blé en 1811. En conséquence, le prix du grain, élément de base de l’alimentation, augmente. De plus les neiges et pluies ont été particulièrement importantes en janvier 1812 avec des inondations, principalement dans le Pays d’Auge. Tout ceci entraîne la cherté des grains, surtout à partir de février, du chômage, de la mendicité et des abandons d’enfants. Les mendiants se font de plus en plus nombreux dans les rues de Caen. Un dépôt de mendicité est ouvert le 1er février 1812 dans les locaux de l’abbaye aux dames[.
2 mars 1812
C’est dans ce contexte que des Caennais [1] se pressent le matin du 2 mars 1812 à la halle aux grains de la place Saint-Sauveur [2]. Ils réclament du « travail et du pain ».

Rapidement alertés, le préfet du Calvados, Alexandre Méchin (1772 – 1849 – portrait ci-contre) et le maire de la ville, Jacques-Guy Lentaigne de Logivière (1769 – 1816), après avoir informé le colonel Guérin [3], commandant la 2e légion de gendarmerie, arrivent sur les lieux, accompagnés des seuls deux gendarmes alors disponibles [4]. Ils sont accueillis par des quolibets.
Nous trouvâmes, dit le préfet [5], aux portes de la halle une foule très agitée, tandis que l’intérieur retentissait de vociférations. À l’extrémité, à droite, je me fis faire place et me transportai sur ce point où je trouvai un groupe d’une quarantaine de femmes furieuses et, parmi elles, quelques hommes qui paraissaient les animer. Ma présence suspendit un instant leurs cris. Je leur représentai le mal qu’elles se faisaient à elles-mêmes par une semblable démarche et tachai de leur faire comprendre que ce n’était que par le maintien du bon ordre qu’on pouvait attirer l’approvisionnement, qu’il n’était au pouvoir de qui que ce fût de faire que le blé fût à meilleur compte… Après de longs efforts, je commençais à être entendu favorablement, lorsqu’une femme me cria : «J’ai six enfants et pas un quarteron de pain à leur donner, point d’argent pour en acheter »
Puis, le maire est directement pris à parti et il est poussé sur un sac de blé. Quant au préfet Méchin, il lance de l’argent à ses agresseurs.
L’état de cette malheureuse me toucha et je lui donnai une pièce de 4 franc, en lui ordonnant de se retirer. Au même instant, toutes les autres femmes levèrent les mains pour obtenir quelques pièces. J’avais environ 18 francs de cette monnaie et je les leur jetai. Cette libéralité, que je confesse intempestive (mais j’avais à dissiper ce noyau contre lequel je n’étais point en mesure d’employer la force), augmenta momentanément le désordre par l’avidité avec laquelle hommes et femmes se ruaient les uns sur les autres pour ramasser quelques pièces tombées à terre.
Les deux représentants de l’État quittent les lieux. Un colonel arrive du château en renfort avec 25 hommes et fait évacuer puis fermer la halle. Les manifestants se regroupent sur la place Saint-Sauveur puis 200 d’entre eux se décident à prendre la direction du moulin de Montaigu (dont le propriétaire, un certain Motelay, est soupçonné d’expédier son grain à l’étranger) situé dans le quartier de Vaucelles. Sur la route, certains lancent des cailloux sur les bureaux de la préfecture. Les soldats les suivent mais ils ne peuvent s’opposer au pillage du moulin. Des sacs de farine sont éventrés et pillés. Les émeutiers repartent ensuite chez eux et le calme revient sur la ville.
Quoiqu’il en soit, à la préfecture, le préfet s’affaire pour empêcher toute nouvelle émeute. Mais il ne dispose que de peu de forces. Il fait donc appel à des renforts de Cherbourg et envoie un télégramme au ministère de l’Intérieur.

La répression
À partir de la matinée du 3 mars, de nombreuses patrouilles de soldat circulent en ville afin d’éviter de nouveaux incidents. Le même jour, le général commandant la place de Cherbourg décide de l’envoi de 200 fantassins. Ils arrivent le 5 mars au matin. Le lendemain, c’est une troupe de 1000 hommes (de la Garde impériale) qui fait son entrée dans la ville. Elle est dirigée par le général Antoine Durosnel (1771 – 1849 – portrait ci-contre), aide de camp de l’Empereur.
J’ai reçu, Monsieur le baron [6], le courrier extraordinaire que vous m’avez adressé. Le rapport dont il était porteur a été soumis à Sa Majesté. Je ne puis qu’applaudir aux mesures que vous avez prises, qui sont sages, et qui ont été promptes. Vous avez bien fait de ne rien brusquer dans le moment de l’effervescence, mais il ne faut y rien perdre lorsqu’elle sera calmée; et c’est là que le colonel Guérin doit particulièrement être employé. Il ne faut point faire grâce aux sortes de propos qui ont été tenus, tels que ceux dont vous me rendez compte, par exemple la provocation à l’assassinat en rappelant le meurtre de M. de Belzunce.
Puisqu’on s’en souvient, il faut saisir cette occasion de châtier sévèrement ceux qui ont le projet de renouveler cette scène. L’Empereur envoie à Caen le général de division Durosnel, son aide-de-camp, qui partira demain matin à 8 heures. L’intention de S. M. est que vous veniez vous-même à l’avant-dernière poste, à la rencontre du général Durosnel, pour conférer avec lui et recevoir sa direction, puisqu’il se rend dans le pays, chargé des pouvoirs de l’Empereur. Il commandera la 14° division militaire. S. M. fait diriger sur le Calvados environ 4,000 hommes de troupes, qui y arriveront trois ou quatre jours après lui.
Je fais partir de Paris plusieurs agents de police qui seront à ses ordres, et je vous invite à mettre également à sa disposition tous ceux de la police de Caen. M. le commissaire Moreau de La Rochelle ira également prendre ses ordres, et vous lui ferez connaître mes intentions à cet égard. Je ferai face à toutes les dépenses nécessaires à la recherche des hommes que le général Durosnel aura jugé à propos de faire arrêter.
Durosnel arrive à Caen le 6 mars. La répression peut ainsi commencer et elle va aller bon train.
Plusieurs personnes sont arrêtées dans les jours suivants (pour leur majorité ouvriers du textile, dentellières et journaliers) et conduites à la prison située à côté du palais de justice. Elles sont 61 au total dont 20 femmes ; elles ont entre 13 et 62 ans.
Sur ordre de Napoléon, le général Durosnel met en place une commission militaire afin de juger les émeutiers. Elle se tient dans l’enceinte du château. Elle se compose de MM. Jouy, major du 46e régiment d’infanterie de ligne, membre du conseil de recrutement, président ; Bongini, chef de bataillon au 113e régiment d’infanterie de ligne ; Mercier, capitaine aux dragons de la garde impériale ; Dodeman, capitaine d’artillerie de 1e classe ; Labbé, lieutenant en premier de la gendarmerie d’élite ; Souvrain, maréchal-des-logis chef aux dragons de la garde impériale ; Pantin-Wilder, capitaine, commandant la gendarmerie impériale au département du Calvados, faisant fonctions de rapporteur et de procureur impérial ; ils sont assistés d’un greffier (le gendarme Morin) nommé par le rapporteur.
L’instruction se termine le 13 mars. Les procès[7] se déroulent le 14 mars, les émeutiers comparaissent en tant qu’« auteurs, fauteurs ou complices de cris de sédition et de meurtre contre les magistrats et de rassemblements ayant pour but de porter la dévastation et le pillage ». Les peines[8] sont sévères (mais onze personnes sont acquittées) :]
- 25 condamnés à 5 ans de surveillance (dont 8 qui sont obligés de servir dans la marine)
- 9 condamnés à 5 ans de réclusion à la prison de Beaulieu
- 8 condamnés à 8 ans de travaux forcés
- 8 condamnations à mort [9] : Lhonneur, 41 ans, maître d’écriture; Samson, 19 ans, équarrisseur; Barbanche, 33 ans, marin ; Françoise Gougeon, 28 ans, dentellière ; femme Prévost, 48 ans, dentellière ; Jacques Vesdy, 51 ans, blanchisseur; fille Trilly, 20 ans, rentière, contumace; femme Retour, filassière, 28 ans, contumace.
Le 15 mars 1812, à 9 heures du matin, 4 hommes et 4 femmes sont exécutés, en dehors de l’enceinte du château. Le 16, Durosnel quitte la ville, suivi, le lendemain, des troupes qui occupaient la ville.
La rapidité et la brutalité de la sentence montrent la volonté d’imposer la terreur de la part du pouvoir et de faire un exemple sanglant. La conjoncture peut expliquer une telle réaction. Dans toute la Normandie, en dehors du Calvados et de la Manche, jusqu’au Pays de Bray et toute la France ont connu au printemps 1812 des incidents du même genre que ceux de Caen. Mais ce sont surtout les préparatifs de la campagne de Russie (le détachement de la Garde ne resta que 10 jours dans le Calvados) qui permettent d’expliquer cette violence. Napoléon craint en effet la montée des oppositions en son absence et en celle de son armée, et il veut à la fois briser toute manifestation de mécontentement qui pourrait être exploitée par ses adversaires intérieurs et inspirer la peur sociale aux possédants afin qu’ils continuent à le soutenir, alors que l’enthousiasme en sa faveur a fortement baissé depuis plusieurs années.
Après l’abdication de Napoléon en 1814, le duc de Berry, de retour d’Angleterre, fait une halte à Caen le 17 avril 1814. Pour démontrer le changement de régime, il ordonne la libération des personnes détenues à la prison de Beaulieu[].
Je me suis fait rendre compte de la condamnation encourue par quelques individus qui, le 2 mars 1812, se sont portés à des excès condamnables. Mais ils les ont expiés par une peine sévère et prolongée.
Je désire que ma présence dans cette ville les délivre, qu’ils jouissent provisoirement de leur liberté, à charge de se représenter à la première réquisition; je n’excepte pas les deux femmes condamnées à mort par contumace et les détenus au bagne de Cherbourg.
Caen, le 17 avril 1814.
Charles Ferdinand [10]
Un spectacle est alors donné en l’honneur du duc au Théâtre [11]. Après l’assassinat du duc, en 1820, les Caennais lui rendront hommage en érigeant une colonne en granit devant l’église Saint-Etienne (place Monseigneur des Hameaux).

NOTES
[1] Leur meneur est un certain Lhonneur, maître d’écriture.
[2] C’est l’église Saint-Sauveur qui depuis 1791 fait office de halle aux grains.
[3] „Un beau et grand vieillard, robuste comme un chêne, blanc comme un cygne, brutal comme Henriot et non moins redouté »
[4] Les autres sont occupés aux opérations de recrutement de la dernière levée, alors en cours
[5] Lettre à Savary
[6] Lettre de Savary au baron Méchin, en réponse au rapport fait par ce dernier, après les évènements du 2.
[7] On ne sait pratiquement rien des délibérations, car toutes les pièces officielles ont disparues et, bien évidememnt, la presse ne fut pas admise.
[8] Le procès ne dure pas plus de 17 heures !
[9] En vertu de l’article 91 du Code des délits et des peines, appliquant cette peine qu’aux émeutiers convaincus d’avoir porté la dévastation, le massacre et le pillage dans une ou plusieurs commune !.
[10] Cette pièce avait été habilement préparée par Méchin, le duc de Berry n’eut plus qu’à y apposer sa signature.
[11] On joue „La partie de chasse d’Henri IV » une comédie en 3 actes, en prose, de Charles Collé (1709-1783), qui fait partie de son Théâtre de société.