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1812 – Campagne de Russie – Marco Saint-Hilaire

Les Russes, dit M. Eugène Labaume, ont divisé notre retraite en trois époques principales, lesquelles, outre la continuelle pro­gression de nos misères, ont conservé un caractère particulier. La première finit au combat de Krasnoié, la seconde au passage de la Bérésina, la troisième au Niémen.

A l’époque de la seconde période, où va maintenant continuer notre récit, les Russes ont déjà pris à l’armée française trente mille hommes, vingt-sept généraux, cinq cents pièces de canon, trente et un drapeaux, et, outre ses immenses bagages, toutes les dé­pouilles de Moskow qui n’avaient pas été brûlées.

Si, à tant de désastres, on ajoute les quarante mille hommes morts de misère, ou tués dans différents combats livrés depuis l’évacuation de cette capitale, on trouvera que notre armée était réduite à moins de trente mille hommes, parmi lesquels, en comprenant la garde impériale, il n’y avait pas plus de dix mille combattants. Les vingt-cinq pièces d’artillerie que la garde avait sauvées ne pouvaient être comptées, puisqu’on avait la certitude qu’il faudrait les aban­donner le lendemain. Quant à la cavalerie, elle était presque nulle.

Tel est le relevé exact des pertes de l’armée française, faites au bout d’un mois de marche. Et cette armée était à peine à moitié chemin du Niémen, et il lui restait deux montagnes à gravir et trois rivières à traverser !…

Quelque affligeants que soient les détails qu’on va lire, nous n’avons pas cru pouvoir nous dispenser de retracer ici le tableau que présentait la plus grande partie de l’armée française à son arrivée sur la Bérésina :

Généraux, officiers, soldats, tous étaient dans le même accou­trement, et marchaient confondus. L’excès du malheur avait fait disparaître tous les rangs : cavalerie, artillerie, infanterie, tout était pêle-mêle.

La plupart avaient sur leurs épaules une besace remplie de farine, et portaient, pendu à leur côté, un pot attaché avec une corde; d’autres traînaient par la bride des ombres de chevaux, sur lesquels étaient chargés l’attirail de la cuisine et les chétives provisions.

Ces chevaux étaient eux-mêmes des provisions d’autant plus précieuses, qu’on n’était point obligé de les transporter, et que, lorsqu’ils succombaient, ils servaient de pâture à leurs maîtres. On n’attendait pas qu’ils eussent expiré paur les dépecer : dès qu’ils tombaient, on se jetait dessus pour en enlever- toutes les parties charnues      

La plupart des corps de l’armée étant dissous, il s’était formé de leurs débris une multitude de petites corporations, composées de huit à dix individus qui s’étaient réunis pour marcher ensemble, et chez lesquels toutes les ressources étaient en commun.

Plusieurs de ces coteries avaient un cheval pour porter leurs bagages, l’attirail de la cuisine et les provisions, ou chacun des membres était muni d’un bissac destiné à cet usage.

Ces petites communautés, entièrement séparées de la masse générale, avaient un mode d’existence isolé, et repoussaient de leur sein tout ce qui ne faisait pas partie d’elles-mêmes. Tous les individus de la famille marchaient serrés les uns contre les autres, et prenaient le plus grand soin de ne pas se diviser au milieu de la foule ; malheur à celui qui avait perdu sa coterie, il ne trouvait en aucun lieu personne qui prît à lui le moindre intérêt, et qui lui donnât le plus léger secours; partout il était maltraité et pour­suivi durement ; on le chassait sans pitié de tous les feux auxquels il n’avait pas de droit, et de tous les endroits où il voulait se réfu­gier; il ne cessait d’être assailli que lorsqu’il était parvenu à re­joindre les siens. Napoléon vit passer devant ses yeux cette masse vraiment incroyable de fugitifs et d’hommes désorganisés.

Qu’on se figure, s’il est possible, soixante mille infortunés, les épaules chargées d’un bissac, et soutenus par de longs bâtons, couverts des guenilles les plus sales et les plus grotesquement dis­posées, fourmillant de vermine et livrés à toutes les horreurs de la faim. Qu’à ces accoutrements, indices extérieurs de la plus affreuse misère, on joigne des physionomies affaissées sous le poids de tant de maux; qu’on se représente, ces hommes pâles couverts de la terre des bivacs, noircis par la fumée, les yeux caves et éteints, les cheveux en désordre, la barbe longue et dégoûtante, et on n’aura qu’un faible aperçu du tableau que présentait l’armée.

Nous cheminions péniblement, abandonnés à nous-mêmes, au milieu des neiges, sur des routes à peine tracées, à travers des déserts et d’immenses forêts de sapins 

Ici, des malheureux, minés depuis longtemps par les maladies et la faim, succombaient sous le poids de leurs maux, et expiraient au milieu des tourments et en proie au plus violent désespoir ; là, on se jetait avec fureur sur celui qu’on soupçonnait receler des provisions, et on les lui arrachait, malgré sa résistance opiniâtre et ses affreux jurements.

D’un côté, on entendait le bruit que faisait le broiement des cadavres déjà morcelés, que les chevaux foulaient aux pieds, ou qu’écrasaient les roues des voitures; de l’autre, les cris et les gémissements des victimes auxquelles les forces avaient manqué, et qui, gisant sur le chemin et luttant avec effort contre la plus effrayante agonie, mouraient dix fois en attendant la mort.

Plus loin, des groupes, réunis autour d’un cadavre de cheval, se battaient entre eux pour en disputer les lambeaux ; pendant que les uns coupaient les parties charnues extérieures, les autres s’en­fonçaient jusqu’à la ceinture dans les entrailles de l’animal, pour en arracher le cœur et le foie.

Portrait de Constant Wairy, dit Constant (1778-1845), premier valet de chambre de Napoléon Ier jusqu'en 1814 - Johann Heinrich Schmidt - Base de données Joconde
Portrait de Constant Wairy, dit Constant (1778-1845), premier valet de chambre de Napoléon Ier jusqu’en 1814 – Johann Heinrich Schmidt – Base de données Joconde

De toutes parts, des figures sinistres, effrayées, mutilées par la congélation; partout, en un mot, la consternation, la douleur, la famine et la mort…..

«Beaucoup des plus misérables se brûlèrent la cervelle de désespoir : il y avait dans cet acte, le dernier que la nature indique pour en finir avec la misère, une résignation et une froideur qui font frémir. Ceux qui attentaient ainsi à leurs jours se donnaient moins la mort, qu’ils ne cherchaient à mettre un terme à des souffrances insupportables ; et j’ai vu dans toute cette désas­treuse campagne combien sont choses vaines la force physique et le courage humain, là où n’existe pas cette force morale qui naît d’une volonté bien déterminée. » (Constant – Mémoires sur Napoléon.)

Pour surmonter les atteintes de ces affreuses calamités qui pe­saient sur nos têtes, il fallait être doué d’une âme pleine d’énergie et d’un courage inébranlable. Il était indispensable que la force morale s’accrût à mesure que les circonstances devenaient plus périlleuses ; se laisser affecter par les scènes déplorables dont on était témoin, c’était se condamner soi-même à la mort : on devait donc fermer son cœur à tout sentiment de pitié

Ceux qui furent assez heureux pour trouver au dedans d’eux-mêmes une force de réaction suffisante pour résister à tant de maux, développèrent la plus froide insensibilité et la fermeté la plus imperturbable.

Au milieu des horreurs dont ils étaient environnés, on les voyait calmes et intrépides, supporter toutes les vicissitudes, braver tous les dangers, et, à force de voir la mort se présenter à eux sous les formes les plus hideuses, s’accoutumer, pour ainsi dire, à l’envisager sans effroi.

Sourds aux cris de la douleur qui de toutes parts retentissaient à leurs oreilles, si quelque infortuné succombait sous leurs yeux, ils détournaient froidement le regard, et, sans éprouver la moindre émotion, continuaient leur chemin.

Ainsi ces malheureuses victimes restèrent abandonnées sur les neiges, sans recevoir de qui que ce fût un seul mot de conso­lation, et sans que personne se mît en devoir de leur porter le plus petit secours   

Nous marchions constamment et à grands pas, tant que le jour durait, et nous ne nous arrêtions qu’à la nuit fermée.

Excédé de fatigue et de besoin, il fallait encore que chacun de nous s’occupât avec ardeur de trouver sinon un logement, au moins un abri contre l’àpreté de la bise. On se précipitait dans les maisons, les granges, les hangars et tous les bâtiments qu’on rencontrait ; en peu de temps, on y était entassé de manière à ne pou­voir plus ni, entrer, ni sortir        

Ceux qui ne pouvaient s’y introduire s’établissaient en dehors derrière les murailles, et à proximité; leurs premiers soins étaient de se procurer du bois et de la paille pour leurs bivacs; à cet effet, ils escaladaient toutes les maisons environnantes, en enle­vaient d’abord les toitures ; puis, quand elles ne suffisaient pas, ils arrachaient les solives des greniers, les cloisons, et finissaient par démolir le bâtiment de toutes pièces, par le raser entièrement, malgré l’opposition de ceux qui s’y étaient réfugiés, et qui le dé­fendaient de tous leurs moyens    

Si l’on n’était pas chassé de cette manière des chaumières où l’on cherchait un asile, on courait risque d’y être dévoré par les flammes       

Très-souvent quand on ne pouvait entrer dans les maisons, on y mettait le feu pour en faire sortir ceux qui s’y trouvaient ; c’est surtout ce qui arrivait quand des officiers généraux s’en étaient em­parés, après en avoir expulsé les premiers occupants…..

Il fallait donc se résoudre à se mettre au bivac. Aussi, au lieu de se loger dans les maisons, on avait pris l’habitude de les dé­molir de fond en comble, et d’en disperser les matériaux au milieu des champs, pour s’en construire des abris isolés        

Dès qu’on s’était pourvu, autant que le permettaient les loca­lités, de ce qui était nécessaire pour établir ses bivacs, on allumait le feu. Il ne fallait pas moins de deux heures pour faire prendre le bois vert qu’on était aller couper dans les forêts. Les seuls membres de la coterie y pouvaient prendre place. Tout autre, quel­que fût son grade ou son rang élevé, était impitoyablement repoussé.

« Voici, dit M. de Chambray [1]Histoire de l’expédition de Russie , ce dont je fus témoin oculaire:

Des militaires de toutes armes entouraient un feu de bivac; un général, transi de froid, les ayant priés de lui accorder une place, n’en reçut point de réponse; mais ayant réitéré sa demande : « Apporte ta bûche, » lui répondit l’un d’eux. Peu après arriva un commissaire des guerres, qui tenait à la main un mouchoir dans lequel il y avait des pommes de terre. Il voulait en faire cuire quel­ques-unes sous la cendre; mais, chaque fois qu’il s’approchait, on le repoussait avec menaces. Il fut obligé de chercher un bivac plus hospitalier : je doute qu’il l’ait rencontré. »

M. le baron Denniée cite un fait du même genre, beaucoup plus étonnant, et pour ainsi dire incroyable [2]Itinéraire de l’empereur Napoléon :

« Dans la marche de Tolotzina a Bobr, dit-il, nous eûmes à traverser un bois de sapins, où quelques militaires isolés avaient allumé des feux. L’empereur, que le froid avait forcé de mettre pied à terre, ayant témoigné l’envie de s’y réchauffer, le duc de Vicence [3]Caulaincourt , après s’être approché de l’un d’eux pour y obtenir place, jugea, aux propos qui s’y tenaient, plus prudent que l’empereur ne s’arrêtât pas !… Nous continuâmes donc la route en suivant l’em­pereur, qui, ce jour-là, appela plusieurs fois le colonel Flahaut pour causer avec lui: »

Puis, le feu étant allumé, chacun des membres de la com­munauté s’empressait de concourir à la préparation du repas.

Pendant que les uns s’occupaient de la confection d’une bouillie, les autres pétrissaient des galettes, et les faisait cuire sous la cendre. Chacun tirait de son bissac les tranches de viande de cheval qu’il avait conservées, et les jetait sur les charbons pour les faire rôtir         

La bouillie était la nourriture la plus ordinaire du soldat ; or voici ce que c’était que cet aliment: comme il était impossible de se procurer de l’eau, parce que la glace couvrait toutes les sources et tous les marais, on faisait fondre dans une marmite une quantité suffisante de neige, pour produire le volume d’eau dont on avait besoin. On délayait ensuite dans cette eau, qui était noire et bour­beuse, une portion de farine plus ou moins grossière dont on était pourvu, et on faisait épaissir ce mélange jusqu’à consistance de bouillie; ensuite on l’assaisonnait avec du sel, ou, à défaut de sel, on y jetait deux ou trois cartouches, qui, en lui donnant le goût de la poudre, lui ôtait son extrême fadeur, et la teignait d’un noir foncé, qui la faisait ressembler beaucoup, pour sa couleur, au brouet des Spartiates.

Pendant que l’on préparait ce potage, on surchargeait les char­bons de chair de cheval coupée en filets, que l’on couvrait également de poudre à canon. D’autres fabriquaient des galettes qu’ils fai­saient cuire au feu devant lequel ils étaient assis, en les tenant appuyées sur la pointe de leurs pieds. Les cantinières remplissaient leurs bouilloires où elles faisaient du café qu’elles vendaient jusqu’à cinq francs la tasse.

Dans cet affreux désarroi, quelques indus­tries se produisaient encore : des soldats, intrépides pour la maraude, confectionnaient des galettes et des petits pains, qu’ils se hâtaient d’apporter sur la grande route, où on les leur achetait au poids de l’or. Le repas achevé, chacun se plaçait autour du feu, et s’endormait bientôt, accablé de fatigue et affaissé sous le poids de ses maux, pour recommencer le lendemain    

A la pointe du jour, sans qu’aucun instrument militaire donnât le signal du départ, la masse entière levait spontanément son bivac, et reprenait son mouvement, etc.

Une partie des détails qui précèdent ont été empruntés à la ­relation de M. René Bourgeois, chirurgien-major. Nous y ajoute­rons, pour clore le présent chapitre, une touchante anecdote ra­contée par M. de Langeron :

« Je vis, près du chemin, un jeune officier français, couché nu pied d’un arbre. Il avait la cuisse emportée et se mourait; une jeune femme échevelée et fondant en larmes, le serrait dans ses bras en répétant sans cesse: « Mon cher Adolphe!… » Près d’elle, un enfant de trois ans était déjà mort, et un autre plus grand expirait : le comte Mantenfeldt envoya chercher sa calèche, pour les enlever et les faire soigner; elle ne put arriver qu’au bout d’une heure, et ces quatre infortunés n’existaient plus… »

 

PRÉLIMINAIRES DU PASSAGE DE LA BÉRÉSINA. LES PONTS.

Jean-Baptiste Éblé
Jean-Baptiste Éblé

Le 24, avant de quitter Bobr, Napoléon ordonna aux généraux Éblé, Chasseloup et Jomini de se rendre en toute hâte près d’Oudinot, sous les ordres duquel il les mettait : ils devaient aider le maréchal dans la reconnaissance de la Bérésina. Les deux premiers étaient chargés en outre de s’occuper de l’établissement des ponts.

Ce qui restait de pontonniers, de marins, de sapeurs et de mineurs, avec ce qu’ils avaient conservé de matériel, reçut l’ordre de se rendre à Borisow à marche forcée. Indépendamment de ces mesures relatives à l’établissement des ponts sur la Bérésina, Napoléon, appréciant le danger de sa position, et voulant, à quelque prix que ce fût, diminuer ses bagages et conserver ce qui lui restait de bouches à feu et de munitions, au moins jusqu’à ce que le passage fût effectué, fit réitérer à toute l’armée l’ordre de brûler les voitures inutiles.

Le maréchal Michel Ney
Le maréchal Michel Ney

La garnison de Mohilow, composée de troupes polonaises et forte d’environ douze cents hommes, ayant rejoint l’armée à Bobr, Napoléon la mit sous les ordres de Ney ; il y mit également Zayonscheck, qui avait conservé plus de la moitié de son artillerie, mais dont le corps ne comptait plus qu’environ cinq cents hommes. Avec ces troupes réunies, Ney reçut l’ordre de prendre position à Bobr, afin de pouvoir soutenir Davoust et Eugène, qui devaient se retirer lentement jusqu’à ce qu’on eût assuré le passage de la Bérésina.

Prompt à se persuader ce qu’il désirait, Napoléon sem­blait convaincu qu’Oudinot aurait, dans la journée même, établi les ponts sur la Bérésina, et assuré le passage. Cela n’était pour­tant point probable : en effet, le maréchal était trop faible pour forcer le passage si Tchitchagoff s’opposait à l’établissement des ponts, et les moyens qu’on venait de mettre à sa disposition, aussi bien que les troupes de la garde envoyées pour le soutenir, ne de­vaient atteindre la Bérésina que le lendemain 25 novembre.

Toutes les dispositions que l’on vient de faire connaître, prises et exécutées, autant que le temps et les circonstances le permettaient, Napoléon partit avec son état-major, à dix heures du matin, et vint établir son quartier général à Losnitza.

L’armée savait que Tchitchagoff avait coupé le pont de Borisow, et s’oppo­sait au passage de la Bérésina ; que Wittgenstein était sur la droite, à peu de distance, et l’on croyait être suivi par Kutuzoff. Les esprits étaient remplis d’une vive inquiétude ; les mesures que l’on venait de prendre contribuaient à l’augmenter. Dans l’après-midi, le canon se fit entendre sur la droite, mais on n’était plus au temps où ce bruit présageait des succès; cette canonnade résultait de l’attaque, exécutée au delà de Batury, par environ six mille hommes du corps de Wittgenstein, contre l’arrière-garde de Victor, com­mandée par Delaître, et composée ce jour-là d’une brigade d’in­fanterie et d’un régiment de cavalerie. Delaître arrêta l’ennemi assez longtemps pour que l’artillerie et les bagages du neuvième corps pussent sortir d’un bois où ils étaient engagés.

Pendant la journée du 24, au dégel succéda la gelée ; ce chan­gement fut favorable dans les circonstances où l’on se trouvait; car, quoique le dégel n’eût pas été prononcé, les rivières éprou­vaient de l’accroissement, et la route était devenue excessivement bourbeuse dans les endroits les plus bas.

Le maréchal Oudinot
Le maréchal Oudinot duc de Reggio

Oudinot, dans la nuit du 23 au 24, avait fait faire des reconnaissances au-dessus et au-dessous de Borisow. Il apprit qu’au-dessous de cette ville, le point le plus rapproché où l’on pût passer la Bérésina, était au village d’Ukoloda, situé sur la rive gauche, à environ trois lieues de Borisow ; mais que la route de Borisow à ce village n’était praticable pour l’artillerie que par les fortes gelées. D’ailleurs, les chemins que l’on se fût ouverts de ce côté conduisaient à Minsk par des détours qui devaient nécessairement rapprocher l’armée en retraite de celle de Kutuzoff, que l’on sup­posait déjà près de franchir la Bérésina plus au sud.

Au-dessus de Borisow, le premier point où l’on put passer la rivière était situé vis-à-vis Stakowa, village qui se trouve à une lieue et demie de Borisow; le second point était à Studianka, village situé sur la rive gauche et à quatre lieues de Borisow; le troisième était à Weselowo, au nord de la même ville.

Carte des environs de StudiankaLes cartes de la Russie indiquaient, en effet, un gué en cet endroit. Ce renseignement devait laisser l’empereur dans l’incer­titude; car on n’avait eu que trop d’occasions de reconnaître l’inexactitude des meilleures cartes de ce pays. Une circonstance heureuse servit alors à fixer les irrésolutions à cet égard.

Depuis la bataille de Polotsk, la sixième brigade de cavalerie légère avait été dirigée sur la rive droite de la Bérésina. Le général Corbineau, qui commandait cette brigade, reçut l’ordre de se rallier au deuxième corps, au moment où le maréchal Oudinot s’approchait de Bobr, sur la rive gauche de la rivière. Corbineau s’empressa d’exécuter cet ordre. Dans sa marche, il découvrit un gué à Studianka, non loin de Weselowo, traversa la Bérésina le 21 novembre, à minuit, et rejoignit le maréchal le 22, à Losnilza.

Il lui fit connaître que ce gué avait trois pieds et demi de profon­deur, et que la rive droite était bordée par un marais alors impra­ticable aux voitures, par suite du dégel. Ce jour-là même, Oudinot adressa le rapport du général Corbineau à l’empereur.

On sut ainsi avec certitude que le gué n’existait pas à Wese­lowo, mais qu’il se trouvait un peu plus près de la ville, en face du bourg de Studianka, où passe le chemin de Lepel à Zembin, petite ville de laquelle on peut, par la traverse, aller gagner à Malodeczno la grande route de Vilna.

Oudinot ne pouvait s’exposer à tenter le passage à Stakowa, à cause de la proximité de Tchitchagoff, qui était devant Borisow avec la plus grande partie de ses forces; il avait appris que la rivière était plus profonde à Weselowo qu’à Studianka; ce dernier endroit était le seul, sur la droite de Borisow, où les abords de la Bérésina eussent été reconnus sur les deux rives; la gelée, avons-nous dit, avait remplacé le dégel : ainsi l’on pouvait espérer que le marais allait devenir praticable aux voitures.

Par toutes ces rai­sons, et considérant qu’il n’avait pas un instant à perdre, Oudinot choisit, pour y effectuer le passage de la Bérésina, le point de Studianka, malgré les inconvénients qu’il présentait. Il ordonna donc au général Aubry, qui commandait son artillerie, de s’y rendre sur-le-champ, et de préparer les matériaux nécessaires à la construction d’un pont, en évitant d’être vu de la rive opposée.

Le 14 au soir, Aubry adressa à Oudinot un rapport, duquel il résultait que la rivière, devant Studianka, avait environ quarante toises de largeur; que le gué, qui n’avait que trois pieds et demi de profondeur le 21 novembre, en avait actuellement cinq; qu’il fallait, en sortant de la rivière, traverser un marais impraticable aux voitures, excepté pendant le temps des fortes gelées; enfin, qu’une division ennemie occupait, sur une colline qui dominait le point de passage, une position située à environ trois cent cinquante toises du fleuve.

Aubry concluait de toutes ces circonstances que le passage serait impossible ou très-difficile, si l’ennemi amenait une nombreuse artillerie. Ce rapport était alarmant; mais le temps pressait, et le point de Studianka semblait le plus favorable. On continua donc à y préparer des matériaux pour l’établissement d’un pont. Pendant ce temps, Oudinot redoublait ses démonstra­tions à Stakowa, à Borisow et à Ukoloda, mais surtout dans ces deux derniers endroits.

Cependant, aucun obstacle ne s’opposant à ce que Wittgenstein se porta de Jkolopwiai sur Studianka, et Thitchagoff pouvant également réunir son corps en quelques heures vis-à-vis de ce village, où il avait déjà une division, il semblait impossible que Napoléon réussît dans son entreprise.

Ainsi, tout faisait présumer que les destinées de cet homme extraordinaire allaient se terminer près des rives de la Bérésina, par une épouvantable catastrophe. Cette confiance aveugle dans le succès de toutes ses entre­prises ne put l’abuser entièrement sur le sort qui le menaçait. La lettre suivante, qu’il fît écrire à l’un de ses généraux, ne laisse aucun doute à cet égard :

LE PRINCE DE NEUFCHATEL  ET  DE WAGRAM

Losnitza, le 25 novembre, à cinq heures du matin. « L’empereur ordonne, général, que vous vous mettiez en mouvement de bonne heure, pour vous porter entre Losnitza et Niémanitza ; vous passerez le ravin qui est entre ces deux endroits. L’empereur vous ordonne de faire brûler toutes les voitures de ceux qui n’ont pas le droit d’en avoir. Quant aux généraux qui y ont droit, ils doivent se borner à une seule voiture. L’empereur a vu que le général *** en a quatre, vous deux ou trois. J’ai vu, à la suite de mes équipages, une voiture du capitaine *** ; aucun soldat ni vivandier ne doit avoir de voiture. Faites donc brûler. Il faut le dire, dans vingt-quatre heures, nous serons peut-être obligés de tout brûler; donnez tous les bons chevaux à l’artillerie.

« Alexandre. »

Du côté de Studenzia, on avait encore la crainte d’être prévenu par Wittgenstein. Heureusement, au lieu de se porter de Lepel sur la rive droite de la Bérésina, ce général, s’attachant à la poursuite de Victor, marchait lentement derrière lui par Czéréia, Protilza et Cholopetriczi. L’empereur, informé de cette circonstance par le rapport du maréchal, lui donna l’ordre d’attaquer Wittgen­stein et de s’efforcer de le repousser, ou de ralentir du moins son mouvement le plus longtemps possible.

Le gué de Studianka ne pouvait donc être disputé à Napoléon que par une partie des forces de Tchitchagoff, auquel il fallait donner le change en se hâtant d’attirer son attention sur un autre point. A cet effet, l’empereur rassembla, dans les journées du 24 et du 25, un grand nombre de troupes ainsi que la masse entière des combattants à Borisow, et poussa des détachements considé­rables, avec de l’artillerie, au-dessous de la ville, du côté d’Ukoloda.

Ce stratagème produisit tout l’effet qu’il s’en était promis. Persuadé que Napoléon, comptant toujours sur l’arrivée de Schwarzenberg, se proposait de forcer le passage à Borisow pour aller à Minsk au-devant de ce puissant secours, l’amiral Tchitcha­goff conserva pendant ces deux jours sa position devant la tête du pont ; il se contenta de placer à Zembin la division Tschaplitz, afin d’observer la route de Vilna et les passages de la rivière de ce côté, en attendant l’arrivée de Wittgenstein.

Cependant, l’empereur ayant chargé Oudinot de tout disposer pour jeter deux ponts au gué de Studianka, l’artillerie du deuxième corps se mit aussitôt à l’ouvrage. Des arbres, choisis dans les bois voisins, furent abattus et façonnés en poutres ; la démolition des maisons du village fournit abondamment des planches et du fer ; on fit des chevalets. Si cette opération eût été bien conduite, elle aurait pu être achevée dès le soir du 24; mais le général Éblé, en arrivant ce jour-là, jugea les chevalets incapables de servir ; il fallut tout recommencer.

Quoique, faute d’attelages, on eût été forcé de sacrifier, à Orsza, deux équipages complets de ponts, l’empereur avait fait conserver avec soin les outils, les forges, le charbon, tous les ustensiles nécessaires à ce genre de construc­tion; et le général Éblé commandait plusieurs compagnies de sapeurs d’élite. Des matériaux mieux conditionnés sortirent alors des mains d’ouvriers plus habiles; mais ces travaux employèrent les journées et les nuits entières du 25 au 26.

Tandis qu’ils s’achevaient, le maréchal Oudinot ayant chargé son aide de camp Jacqueminot de sonder la Bérésina, cet officier reconnut qu’au gué de Studianka le lit de !a rivière avait alors cinq à six pieds de profondeur, sur une largeur de plus de cin­quante toises. La Bérésina coule lentement à travers un pays plat, dont la pente est insensible vers le sud ; elle l’inonde de ses eaux fangeuses qui forment au loin, sur les deux bords, des marais impraticables pour les voitures. Le dégel, objet de tant de vœux, venait d’empirer cet état de choses, particulièrement à l’endroit de la rive droite où l’armée devait déboucher dans la plaine.

Mais, le 24, le froid, devenu tout à coup plus âpre, raffermit en peu d’heures le terrain près de la rivière ; le lendemain, la gelée ayant encore augmenté pendant la nuit, les fondrières et les étangs bourbeux des deux rives se couvrirent d’une glace épaisse, assez forte pour résister au poids de l’artillerie.

Tout semblait donc promettre alors à l’entreprise de Napoléon une issue moins défavorable que celle qu’on avait redoutée d’abord. Le 25, à huit heures du matin, Napoléon monta à cheval et se dirigea sur Borisow. Pendant ce trajet, il reçut fréquemment des nouvelles de la Bérésina, il mit pied à terre à cinq reprises diffé­rentes, et, s´arrêtant sur le bord de la route, il regardait passer les troupes et cette masse désorganisée qui les accompagnait.

Il dut être livré à de bien cruelles réflexions à la vue du déplorable état de son armée dans des conjonctures si fatales ! Une heure avant la nuit, il atteignit Borisow ; cette ville était en partie brûlée ; il la parcourut, ainsi que les bords de la Bérésina dans le voisinage du pont, puis il vint s’établir dans la première maison que l’on trouvait en arrivant d’Orsza.

Oudinot, pendant cette journée, avait continué à occuper Borisow, Ukoloda et Stakowa, en attendant que les préparatifs, pour jeter un pont à Studianka, fussent exé­cutés.

Le deuxième corps, étant destiné à protéger ces travaux et à passer le premier, s’était, à la chute du jour, dirigé de Borisow sur Studianka; Oudinot l’avait devancé de sa personne; Murat avait accompagné Oudinot. Ces deux généraux devaient hâter les travaux et reconnaître les lieux.

Il fut d’abord convenu qu’Eblé, avec les moyens de l’artillerie, construirait deux ponts, et Chasseloup un troisième avec ceux du génie; mais Chasseloup, en ayant reconnu l’impossibilité, réunit ses moyens à ceux d’Eblé, et ces deux généraux travaillèrent ensemble à préparer des matériaux pour la construction des deux ponts.

Pendant que l’on se disposait ainsi à jeter des ponts à Studianka, voici quelle était la position de l’armée française et de l’armée ennemie.

Le 25 au soir, nous l’avons dit, Napoléon, de sa per­sonne, occupait Borisow, et sa garde les environs. Le deuxième corps marchait sur Studianka ; Ney était entre Losnitza et Niémanitza, Eugène à Nacza, Davoust entre Nacza et Rupki ; Victor avait pris position à Ratuliczi pour couvrir Eugène et Davoust.

Tchitchagoff était, de sa personne, devant Borisow avec la plus grande partie de ses forces ; une de ses divisions observait les gués de Studianka et de Weselowo ; des détachements étaient placés à Stakowa et devant Ukoloda; Wittgenstein était à Baran avec son armée, diminuée de six mille hommes qui suivaient Victor. Kutuzoff avait son quartier général à Kopys, où il avait fait établir des ponts sur le Dnieper ; son avant-garde, commandée par Miloradowitch, était à la Starozelie.

Napoléon, ignorant le retard survenu à la préparation des ma­tériaux pour la construction des ponts, avait ordonné de les com­mencer à dix heures du soir; mais cet ordre ne pouvait recevoir d’exécution ; on ne pouvait même être en mesure de commencer les travaux que le lendemain dans la matinée.

Deux chemins mènent de Borisow à Studianka : l’un est la route de Weselowo, qui passe tout près de Studianka; l’autre, un chemin de traverse plus rapproché de la Bérésina, et qui la côtoie pendant une lieue et demie.

Napoléon quitta Borisow à dix heures du soir, et transporta son quartier général à Staroï-Borisow, petit village situé à droite du chemin de traverse, dans la partie qui borde la Bérésina. La garde, après quelques heures de repos, se dirigea pendant la nuit sur Studianka; Napoléon y arriva le 26, à sept heures du matin, et se rendit aussitôt chez Oudinot.

Le village de Studianka, situé sur le penchant d’une colline qui borde la Bérésina, était éloigné de cette rivière d’environ soixante toises. Le terrain qui séparait le village de la rivière était solide ; mais, après avoir passé la Bérésina, l’on trouvait un marais, que dominait la colline sur le penchant de laquelle était Studianka, et au delà de ce marais, le terrain s’élevait et offrait, à environ trois cent cinquante toises, une position où l’ennemi pouvait placer avan­tageusement des batteries, s’il voulait s’opposer à l’établissement des ponts; plus loin encore, à environ sept cents toises, passait la route de Borisow.

De nombreux feux de bivacs avaient couvert pendant la nuit cette position favorable à l’établissement de bat­teries. Ainsi l’on devait s’attendre à éprouver une vive résistance. Des bois entouraient de tous côtés le terrain découvert qui se trou­vait sur la rive droite, devant Studianka, et sur la gauche de ce village, ils n’étaient éloignés que d’une portée de canon.

A huit heures du matin, on fit passer la rivière à la nage à quel­ques cavaliers, et au moyen de deux radeaux, contenant chacun dix hommes, on jeta successivement environ quatre cents hommes d’infanterie sur la rive ennemie : l’artillerie du deuxième corps couronnait la crête de la colline de Studianka, pour foudroyer tout ce qui se présenterait; celle de la garde arriva bientôt.

L’en­nemi n’opposa aucune résistance ; quelques coups de canon et le feu des tirailleurs suffirent pour contenir les Cosaques. Deux pièces seulement débouchèrent du bois sur la gauche du point de pas­sage, et tirèrent deux coups de canon, mais elles se retirèrent aus­sitôt après, accablées par le feu de l’artillerie française.

Le 26 novembre au matin, lorsque l’on commença la construc­tion des ponts sur la Bérésina, Napoléon ne disposait plus que d’environ vingt-neuf mille sept cents combattants. Le nombre des militaires isolés était presque aussi grand.

Tandis que l’on jetait ainsi des troupes sur la rive ennemie, on travaillait toujours à la construction de deux ponts; ils étaient situés vis-à-vis de Studianka, et éloignés l’un de l’autre d’environ cent toises. Les glaces couvraient entièrement la Bérésina en plusieurs endroits, mais vis-à-vis de Studianka, ses bords seuls étaient gelés. Le lit de cette rivière était vaseux et inégal, son cours lent; elle charriait des glaçons. On reconnut, comme l’avait déjà fait Jacqueminot, qu’au lieu de quarante toises de largeur, elle en avait cinquante-quatre, et que sa plus grande profondeur était de six pieds. Les difficultés à vaincre se trouvèrent donc plus grandes qu’on ne l’avait calculé.

Napoléon hâtait les travaux par sa présence ; ils marchaient trop lentement au gré de son impatience. Les difficultés n’arrêtaient point les pontonniers et les marins qui déjà, durant le cours de cette campagne, avaient donné tant de preuves de courage et du plus généreux dévouement, quoique affaiblis par les maux qu’ils endu­raient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs el d’aliments substantiels, on les vit, plongés jusqu’à la poitrine, dans l’eau gelée, luttant contre le courant et les énormes glaçons, pour accomplir leur tâche. C’était courir à une mort presque certaine, mais l’armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut.

Malgré les précautions prises jusqu’alors pour dérober à Tchitchagoff la connaissance du lieu choisi pour le passage, les éclaireurs de la division russe, postée à Zembin, ayant aperçu, la veille, des mouvements près de Studianka, en avaient donné avis au général Tschaplitz.

Aussi, dès le matin, vit-on quelques détachements en­nemis s’approcher de la rivière; mais, comme on l’a vu, les cavaliers et les quatre cents fantassins que l’Empereur avait envoyés sur la rive droite, éloignèrent les Cosaques. En même temps le général Gourgaud reconnaissait le terrain, qu’il trouva praticable pour l’ar­tillerie, et retournait sur-le-champ en faire son rapport à l’empereur. Tranquille à cet égard, Napoléon, afin de protéger les travailleurs, déploya, sur les hauteurs qui dominent le cours de la rivière près de Studianka, de nombreuses batteries prêtes à balayer au loin la plaine qui s’étend de l’autre côté.

Le pont de droite fut terminé à une heure de l’après-midi; l’autre pont, trois heures plus tard.

Bien que nous nous soyons déjà beaucoup étendu relativement à la construction des deux ponts, on ne lira pas sans intérêt quelques nouveaux détails sur cette opération, qui était d’une grande im­portance dans les conjonctures où se trouvait l’armée.

La construction des ponts sur la Bérésina ne fut possible que parce que le général Eblé avait conservé un matériel consistant en :

1° Deux forges de campagne ;

2° Deux voitures chargées de charbon;

3° Six caissons qui contenaient des outils d’ouvriers en bois et en fer, des clameaux, des clous, des haches, des pioches et du fer. Ce général avait eu aussi la précaution, à son passage par Smolensk, d’y faire prendre à chaque pontonnier un outil et quel­ques clous et clameaux, que presque tous avaient conservés, et qu’ils déposèrent à l’endroit où l’on fit les préparatifs du passage.

On ne possédait point une seule des pièces de bois nécessaires à l’établissement des ponts; la construction toute particulière des villages russes permit de se les procurer en démolissant les mai­sons de Studianka. Les murailles de ces maisons, comme dans tous les villages russes, sont construites avec des bois de sapin non équarris, placés horizontalement.

On remplaça les bateaux et na­celles dont on manquait par des radeaux qui étaient d’une très-petite dimension, celle des bois dont on disposait ne permettant pas de les faire plus grands. Ils servirent d’abord, comme on l’a vu précédemment, à transporter des fantassins sur la rive ennemie, et ensuite à la construction des ponts ; mais ils ne pouvaient se diriger avec autant de rapidité et de facilité que des nacelles ou des bateaux.

La hauteur des chevalets variait depuis trois jusqu’à neuf pieds, et il y en avait vingt-trois à chacun des ponts. On n’eut point le temps d’équarrir les bois avec lesquels on les construisit, non plus que ceux qu’on employa au lieu de poutrelles. Quant aux madriers, ils furent remplacés, au pont destiné pour les voitures, par des rondins de quinze à seize pouces de longueur, et à celui réservé aux piétons, par un triple lit de planches de quelques lignes d’épais­seur, provenant de la couverture des maisons du village.

La construction des ponts (Anonyme)
Construction des ponts à la Bérézina

On avait couvert les tabliers des ponts de chanvre ou de foin, qu’on fut obligé de renouveler fréquemment. On conçoit avec quel zèle, quelle intelligence et quelle activité il fallut travailler pour, dans une seule nuit, avec des soldats harassés de fatigue, abattre des maisons, et en préparer les bois de manière à pouvoir en construire deux ponts.

II y avait à Orsza un équipage de pont de soixante bateaux, muni de tous ses agrès, et que l’on avait brûlé le 20 novembre. Si l’on eût amené quinze de ces bateaux, on aurait pu, en moins de deux heures, construire un pont; et si l’on eût seulement conservé six bateaux pour les placer au pont pour voitures, dans la partie la plus profonde de la rivière, on aurait diminué de moitié la lon­gueur et la difficulté des travaux. [4]Chambray,

 

Les Russes n’ont encore rien deviné; ils n’ont pas encore arrêté leurs regards sur les travaux qu’on poursuit depuis quarante-huit heures à Studianka. Tout de la part des Français, jusqu’à l’impru­dence et la négligence même, produit l’effet de la ruse la mieux combinée.

Moins ils dissimulent, plus l’amiral est persuadé qu’ils veulent lui donner le change; et, dans la nuit, comme pour mieux les favoriser, Tchitchagoff vient d’appeler sur la basse Bérésina le corps de Tchaplitz, posté d’abord entre Borisow et Studianka. Napoléon ne peut pas supposer que l’illusion de l’ennemi soit aussi complète; il doit croire du moins qu’elle touche à son terme. Aussi ne néglige-t-il aucune précaution : quarante pièces de canon sont établies sur le plateau de Studianka.

Le 26 novembre, à une heure après midi, aussitôt que le pont de l’infanterie est achevé, l’empereur y fait défiler le corps du duc de Reggio. La brigade du général Castex passe la première, et court rejoindre celle de Corbineau ; elle est suivie de la brigade d’infanterie du général Albert et de toute la division Legrand. Viennent ensuite la division française du général  Maison, les Croates et les Suisses du général Merle, et deux pièces de canon, les seules qu’on puisse encore transporter sur l’autre bord. Le duc de Reggio s’empresse d’occuper le débouché des bois qui con­duisent à Borisow.

Il marche contre les Russes, et les repousse jusqu’au delà de Brilowa ; ils lui ont d’abord opposé peu de résistance, mais ayant reçu des renforts, ils se maintiennent à Stakowa. En même temps que le maréchal Oudinot les repousse ainsi dans la direction de Borisow, il dirige un petit détachement sur Zembin.

Rien n’était plus important que d’occuper cette route qui, à une lieue de Stu­dianka, traverse un bois marécageux impraticable, et n’a en cet endroit que la largeur nécessaire pour livrer passage à une voiture. Le détachement envoyé par le duc de Reggio atteint Zembin sans rencontrer d’ennemis. Quelques Cosaques qui occupaient ce bourg se retirent à son approche.

Par ce premier mouvement, la route de retraite que l’armée doit suivre à droite pour gagner Vilna est mise à couvert. Il était temps! déjà l’ennemi reparaît.

Le général Tchaplitz se repliait sur Borisow ; il allait même atteindre cette ville, lorsque des Cosaques, accourant à bride abattue, lui ont appris que notre passage s’opérait. Tchaplitz, alors, n’a plus pensé qu’à rebrousser chemin. Le duc de Reggio est là, avons-nous dit, pour recevoir les Russes et les mener bat­tant sur Borisow, tandis qu’à Studianka les embarras s’accumulent.

A quatre heures après midi, le plancher du second pont étant établi sur les chevalets, on livre passage aux voitures. C’est d’abord l’artillerie du duc de Reggio qui en profite pour aller rejoindre son corps. Celle de la garde suivra.

La gelée a rendu le marais que l’on traverse en débouchant du pont, assez solide pour qu’il puisse supporter l’artillerie. Ce­pendant, il tremble sous les voitures et se défonce en quelques endroits, ce qui rend le passage très-difficile. Deux jours plus tôt, il aurait été impraticable.

Le général Neigre, qui conduit le grand parc, n’a pas moins de trois cents voitures, dont cinquante pièces de réserve. Enfin, la file d’artillerie qui se forme présente encore un total de deux cent cinquante bouches à feu, avec leurs approvisionnements.

Quant aux calèches et aux chariots qui s’entassent aux environs de Studianka, le nombre en est incalculable.

Sous les premiers ébranlements de cette charge roulante, les chevalets s’enfoncent dans la vase, et les accidents ne tardent pas à se déclarer. Souvent le passage s’interrompt ; mais la présence de l’empereur est encore toute-puissante, parce qu’elle agit ici sur des hommes dévoués.

Nos pontonniers, nos marins, nos sapeurs, savent que, dans cette grande circonstance, le salut de l’armée exige d’eux ce qui partout ailleurs serait impossible, et ils s’y résignent. Plongés dans l’eau glacée jusqu’aux épaules, ils travail­lent sans relâche, bravant le froid, la fatigue, l’épuisement, la mort même. Le pont n’est réparé qu’au bout de trois heures.

La garde était arrivée à Studianka, quand le duc de Reggio a traversé la rivière. Napoléon, qui s’attend à voir paraître Witt­genstein d’un moment à l’autre, tient toujours une réserve prête pour le recevoir.

Tandis que les corps qui ouvraient la marche de l’armée française franchissaient la Bérésina, ceux qui les suivaient se hâtaient pour mettre également cette rivière entre eux et les Russes. Le duc de Bellune quitta sa position de Ratuliczi le 26 au matin, atteignit la grande route à Losnitza, y laissa Partouneaux avec sa division et la division Fournier (cavalerie), et passa ce même jour à Borisow, qu’il occupa avec ses deux autres divisions.

Ce fut pour l’armée de Moscou un spectacle nouveau que celui de soldats ayant conservé leurs uniformes, leurs armes et leurs rangs, et, pour le neuvième corps, un spectacle inattendu que celui du déplorable état auquel se trouvait réduit cette armée : il en fut frappé d’étonnement et de stupeur.

Davoust atteignit Losnitza le 26 au soir, et cessa de faire l’arrière-garde; elle fut confiée à Partouneaux.

Eugène bivaqua à Niemonitza. Ney étant arrivé à Studianka, reçut l’ordre de pas­ser la rivière dans la nuit, de prendre position derrière Oudinot, et de le soutenir s’il était attaqué le lendemain. On réunit à son com­mandement la division Ciaparède; elle devait le rejoindre dans ta matinée du 27.

Cependant, Wittgenstein étant arrivé le 26 à Kostritza, se trou­vait à peu près à la même distance de Studianka que Victor, et par conséquent plus près de ce village que les troupes françaises, qui étaient encore en arrière de Borisow. Ainsi ces troupe» pou­vaient se trouver coupées, si Wittgenstein se dirigeait rapidement sur Studianka. Partouneaux devait s’arrêter à Borisow et y tenir jusqu’à nouvel ordre. [5]Chambray, Histoire de Vexpédition de Russie, tome II, page 308.

La nuit venue, l’empereur s’est renfermé dans une maison du village de Studianka, Mais les soins qui le pressent pour la journée du lendemain ne lui laissent guère de repos : la suite et l’amélioration du passage ; la résistance à opposer sur la rive droite à Tchitchagoff; sur la rive gauche, à Wittgenstein, importent à la fois au salut de son armée, et tout repose sur lui seul.

L’empereur attendit le jour dans cette mauvaise bicoque. Le matin il dit au prince Berthier :

« Eh bien, Berthier, comment sortir de là? »

II était assis dans sa chambre; de grosses larmes coulaient len­tement le long de ses joues, plus pâles que de coutume. Le prince était près de lui.

Mais à peine échangèrent-ils quelques mots. L’empereur pa­raissait abîmé dans sa douleur. Il laissa à penser ce qui se passait dans son âme. Ce fut alors que le roi de Naples s’ouvrit avec franchise à son beau-frère, et le supplia, au nom de l’armée, de songer à son salut, tant le péril était imminent. De braves Polonais s’offrirent pour former l’escorte de l’empereur; il pouvait remonter plus haut la Bérésina et gagner en cinq jours Vilna. L’empereur hocha la lêle en signe de refus, et ne dit rien de plus. Le roi le comprit, et il n’en fut plus question.

Dans les grandes infortunes, le peu de bien-être qui nous arrive est doublement senti.

J’ai pu, dit Constant, faire mille fois cette observation pour Sa Majesté et sa malheureuse armée. Sur les bords de la Bérésina, alors qu’on avait à peine jeté les premiers appuis du pont, le maréchal Ney et le roi de Naples accoururent bride abattue vers l’empereur, en lui criant que l’ennemi avait abandonné sa position menaçante. Je vis l’empereur, tout hors de lui, et n’en pouvant croire ses oreilles, aller lui-même au pas de course jeter un coup d’œil du côté où l’on disait que s’était dirigé l’amiral Tchitchagoff ; le fait était vrai. L’empereur, transporté de joie, et tout essoufflé de sa course, s’écria :

« J’ai trompé l’amiral ! »

Le duc de Reggio fait dire à Napoléon que le général russe Tchaplitz, rejeté derrière le ravin de Stakow, y a reçu du se­cours; que le général Palhen, qui tenait encore la tête du pont de Borisow, est accouru au cri d’alarme, et que tous deux ont pris position le soir dans les bois; que nos avant-postes sont restés échelonnés entre les hameaux de Brilowa et de Stakow; que la journée a été brillante, mais que le général Legrand a été blessé; que Tchitchagoff n’est qu’à une journée de marche, que mainte­nant il doit être tout à fait détrompé, et qu’il faut s’attendre à le voir arriver au pas de course.

Aussitôt, le duc d’Elchingen est envoyé sur l’autre bord pour soutenir le duc de Reggio ; la division Claparède, avons-nous dit, lui est donnée comtne renfort. Six mille hommes sont ainsi réunis sous sa main.

Après le maréchal Ney, le duc de Trévise traversera la rivière et formera une troisième ligne devant Tchitchagoff ; mais il ne doit quitter Studianka que lorsque d’autres troupes l’auront relevé dans cette position, qui est la clef du passage, et qui ne peut pas rester un instant dégarnie.

Les corps du vice-roi et du prince d’Eckmühl sont à quelques lieues en arrière, sur la grande route d’Orsza; on leur expé­die des officiers pour qu’ils se hâtent de rejoindre . Le duc de Bellune est déjà à Borisow ; on lui transmet l’ordre de venir prendre à Studianka la position d’arrière-garde qui lui est réservée. Ses divisions, encore intactes, doivent s’y replacer en ligne devant Wittgenstein, et couvrir contre lui les derniers instants du passage.

Les instructions du major général, pour les troupes qui sont aux environs de Borisow, sont portées par le lieutenant-colonel Galbois et par le major d’Ambrugeac. L’empereur envoie égale­ment à Borisow son officier d’ordonnance Laplate, et lui recommande d’observer ce que fait l’ennemi de l’autre côté du pont.

Pendant la nuit du 26 au 27, une seconde rupture survenue au pont pour les voitures interrompt le passage. La réparation exige quatre heures de travail. Cet accident est surtout nuisible, parce qu’il augmente l’encombrement qui commence déjà à se former entre la rivière et Studianka.

On espérait néanmoins que les traîneurs, profitant de la nuit qui avait suspendu le passage des corps organisés, se hâteraient de mettre la rivière entre eux et les Russes ; mais, au jour, la rive gauche n’en est guère moins encombrée que la veille. Ces malheureux sont dispersés dans tous les bivacs ; on n’a pu les en arracher. Tombés dans un excès de misère qui n’a même plus d’instinct, ils ne savent pas prévoir le danger du lendemain. Le besoin unique qui les maîtrise est celui des aliments et des abris… La nuit a donc été à peu près perdue pour l’écoulement de la foule.

Les premiers officiers qui reviennent de Borisow, annoncent que le duc de Bellune arrivera dans la matinée ; que le vice-roi le suit; que le prince d’Eckmuhl ne rejoindra pas avant l’après-midi ; le duc de Bellune va laisser la division Partouneaux à Borisow pour garder ce débouché jusqu’à la sortie de nos derniers bataillons et pour continuer d’en imposer à l’ennemi par de fausses démonstra­tions.

Ainsi donc, deux journées sont encore nécessaires pour ache­ver le passage ! Que de chances deux journées peuvent amener contre nous ! [6]Le baron Fain, Manuscrits de 1812.

L’empereur passe encore la matinée du 27 à Studianka, prêtant l’oreille et craignant d’entendre à la fois d’un côté le canon de Tchitchagoff, de l’autre celui de Wittgenstein. Mais aucun événe­ment ne trouble cette matinée, et le passage se continue sous les yeux de Napoléon.

Il s’occupe personnellement, afin d’accélérer le passage, à ré­tablir l’ordre continuellement troublé près des ponts. Quand il s’éloigne, Berthier, Murat ou Lauriston le remplacent, mesure très-utile, lorsque le passage est livré aux militaires isolés ; car alors aucune autorité n’est assez puissante pour maintenir l’ordre; il faut nécessairement employer la force.

Le vice-roi le rejoint à l’entrée du pont ; il précède ses troupes de quelques lieues. Bientôt l’arrivée du duc de Bellune est annoncée ; il amène avec lui les divisions Girard et Daëndels. Le général Partouneaux est le seul qui n’ait pas quitté Borisow.

Wittgenstein peut se présenter quand il voudra, le duc de Bellune est en mesure de couvrir le passage. L’empereur lui-même, n’hésite pas à franchir la Bérésina, pour aller de l’autre bord pré­sider à la réception de Tchitchagoff.

Ce moment dissipe bien des craintes. Napoléon est au milieu de sa vieille garde. Le duc de Dantzick la commande toujours avec une infatigable activité. Autour de l’empereur se pressent ses amis et ses serviteurs les plus dévoués : le roi de Naples, qui, depuis la dispersion et la ruine de la cavalerie, ne s’est plus séparé de la personne de Napoléon ; son fils adoptif, le prince Eugène; ses anciens compagnons, le prince de Neufchatel et le duc d’Istrie, celui-ci, resté comme le roi de Naples, sans commandement ; les grands officiers, le duc de Frioul et le duc de Vicence; les aides de camp généraux, comte Lauriston, comte Rapp, comte de Narbonne, comte de Lobeau, duc de Plai­sance, comte Durosnel; les aides de camp polonais, comte Kossakowski, prince Sangwsko et comte Paç ; le ministre secrétaire d’Etat comte Daru; l’intendant général comte Mathieu Dumas, enfin tous les officiers attachés au service militaire et civil de la maison impériale, et au grand état-major de l’armée.

Les Polonais doivent être mis au premier rang des étrangers qui suivent tou­jours avec le même empressement les pas et la fortune de Napoléon. Trois de leurs généraux viennent d’être nommés. On en trouvera d’autres à l’avant-garde : Poniatowski, Zayonschek et Dombrowski ont leur place auprès du duc de Reggio. On en trouvera à l’avant-garde : toute la division Girard, du duc de Bellune, est composée de Polonais, Les uns courent en avant pour nous ouvrir les che­mins ; les autres demeurent en arrière pour protéger notre retraite. Ceux-ci bravent les périls pour porter nos dépêches, ceux-là pour guider nos colonnes ; ils sont partout.

Les équipages de la maison impériale formaient une espèce de convoi à la tête duquel était notre voiture [7]Mémoires de Constant. . Venait ensuite le four­gon du trésor de la couronne, quelques autres fourgons de la mai­son, la voiture de la chambre de l’empereur, etc., puis celle du général Belliard, qui n’était pas encore rétabli de la blessure qu’il avait reçue sur le champ de bataille de la Moskowa ; ensuite le général Dumas, intendant général de l’armée, atteint d’une maladie chronique, dont le médecin en chef, le célèbre et bon Desgenettes, commençait à le guérir. M. Méjean, secrétaire des com­mandements du vice-roi, venait après, etc. La dernière voiture du cortège était celle du comte Daru ; elle renfermait les papiers de la chancellerie et les provisions des auditeurs, qui s’en écar­taient le moins possible.

Le comte Daru n’occupa jamais sa voiture; toujours fidèle et courageux, il fut, pendant cette longue et désas­treuse campagne, constamment à cheval auprès de l’empereur. Un esprit supérieur, une âme vigoureusement trempée, conservèrent à M. le comte Daru l’attitude la plus noble, la plus calme, la plus imposante.

Nous marchions escortés par une compagnie de la jeune garde et par un petit détachement de la gendarmerie d’élite. Pendant que nous cheminions paisiblement pour nous rendre à Zembin avec le corps d’avant-garde, dont le yice-roi avait pris le commandement depuis le passage de la Bérésina, nos braves con­tenaient le général Tchitchagoff.

Le peu de résistance qu’il opposa au passage de la Bérésina, qui venait d’être exécuté en plein jour avec lenteur, et dans une partie de la rivière où il devait soupçonner que Napoléon cherche­rait à la passer, tint à une circonstance extraordinaire.

Le 25 no­vembre, il avait reçu une dépêche de Kpiuzoff par laquelle ce général l’instruisait que Napoléon marchait sur Bérésino pour y passer la Bérésina, et se diriger de là par Igumeii sur Minsk, qu’ainsi il fallait qu’il se portât sur Bérésino avec la plus grande partie de ses forces. Tchitchagoff, qui aurait dû être instruit par Platoff de la marche de l’armée française, et qui pouvait d’ailleurs se procurer directement, et avec une grande facilité, les renseignements les plus précis à ce sujet, l’avait négligé; mais la seule présence des troupes françaises qui remplissaient Borisow et couvraient les environs, et leurs démonstrations au-dessus et au-dessous de Borisow, lui faisaient craindre que Kutuzoff n’eût été induit en erreur.

Ce général lui écrivait d’ailleurs de la rive gauche du Dnieper; les renseignements qu’il lui transmettait ne pouvaient lui avoir été donnés que par Platoff, et la position de l’armée française avait changé depuis cttle époque.

Michail Illarionovich Kutuzov
Michail Illarionovich Kutuzov

Les généraux qui entouraient Tchitchagoff pensaient que le renseignement transmis par Kutuzoff était évidem­ment faux, qu’ainsi il fallait conserver les positions que l’on occupait à Borisow et sur la gauche de cette ville ; néanmoins, Tchit­chagoff exécuta en partie l’ordre qu’il venait de recevoir ; il se porta de sa personne avec la division Woinon, à Szabaszewiczi, et fit pousser des reconnaissances de cavalerie jusqu’à Bérésino. Langeron resta devant Borisow, Tchaplitz reçut l’ordre de se réunir à lui avec la plus grande partie de ses troupes ; mais avant d’exécuter cet ordre, il rendit compte que l’ennemi allait indubitablement tenter le passage à Studianka.

Tchitchagoff n’ayant pas ajouté foi à ce rapport, et ayant renouvelé ses ordres, la plupart des troupes qui étaient devant Studianka se retirèrent sur Borisow dans la nuit du 25 au 26 novembre. Il ne resta devant ce village qu’un régi­ment d’infanterie, un de hussards, quelques Cosaques et douze bouches à feu, forces bien insuffisantes pour empêcher le passage.

Toutefois, si celui qui les commandait avait fait mettre en batterie ses douze bouches à feu et tiré sur les travaux des ponts, jusqu’à la mort de son dernier canonnier, le bruit de cette canonnade et de celle des batteries qu’on lui aurait opposées, aurait été le meilleur et le plus prompt avertissement qu’il pût donner à Tchitchagoff. Celui-ci aurait pu arriver assez tôt pour s’opposer au passage de l’armée française.

A peine l’empereur est-il sur la rive droite, qu’il se porte aux avant-postes du duc de Reggio. Dombrowski s’y tient en première ligne, dans les bois entre Brilowa et Stakow. Le duc d’Elchingen forme une seconde ligne derrière le maréchal Oudinot. Cette infanterie est soutenue par les cuirassiers du général Doumerc, et par les brigades légères de Castex et de Corbineau. Leurs esca­drons n’ont pas été à Moskow. Il en est de même de la division Fournier, qui, de l’autre côté de la Bérésina, flanque le corps du duc de Bellune. C’est tout ce qui nous reste en cavalerie.

La journée s’écoule sans qu’on ait entendu parler de Tchitchagoff ni de Wittgenstein. Il y a évidemment une grande hésitation dans les mouvements des généraux ennemis. Sans doute les fortes masses qu’ils voient couronnant les deux rives de la Bérésina leur imposent; ils ue peuvent distinguer à quoi se réduit le nombre des combattants, et ce qui n’est que la foule devient à leurs yeux une grande armée.

L’empereur voudrait se hâter de profiter de la fortune. Il lui semble que le passage pourrait se terminer dans la nuit ou dans la matinée du lendemain au plus tard.

On lui annonce que les divi­sions du prince d’Eckmühl commencent à arriver à Studianka; aussitôt il ordonne aux troupes du prince Eugène de gagner la rive droite. Le prince d’Eckmühl le suivra au point du jour, et le duc de Bellune, qui aura été rejoint par la division Partouneaux, pourra lui-même commencer ses dispositions de retraite, en faisant filer sur l’autre bord la division Daëndels. Il faudrait surtout que l’intervalle de la nuit ne fût pas perdu pour les hommes isolés, comme il l’a été la veille. Des officiers passeront dans tous les bivacs pour décider ceux qui s’y trouvent à passer les ponts et à s’écouler par la route de Zembin.

Jusque-là, on est parvenu à conserver quelque ordre près des ponts; le passage n’a été interrompu que par les deux ruptures dont nous avons parlé. À quatre heures de l’après-midi, une troi­sième rupture a lieu au même pont, et le passage n’est rétabli qu’à dix heures du soir. Les militaires isolés et les traîneurs com­mencent alors à arriver en foule, amenant avec eux une grande quantité de voitures et de chevaux ; leur marche tumultueuse et confuse occasionne un tel encombrement, que le terrain entre la rivière et Studianka se trouve couvert d’hommes, de chevaux et de voitures. Aussi n’est-ce plus qu’avec des peines infinies et qu’après avoir couru de grands dangers que l’on peut pénétrer jusqu’aux ponts.

Il devient alors impossible de rétablir l’ordre, et le passage est souvent interrompu par les embarras qui se forment aux culées, et par suite des disputes et des rixes qui s’y élèvent entre ceux qui veulent passer. Ce qu’Eugène, Davoust et Latour-Maubourg conservaient encore de combattants traversa la rivière pendant cette nuit et avec beaucoup de peine. Ainsi, il ne resta sur la rive gauche de la Bérésina que les divisions Partouneaux et Girard, et deux brigades de cavalerie légère.

A la nuit, le quartier général vient s’établir à Zaniwki, dans une cabane de bois qui a deux chambres. Celle du fond est réservée pour l’empereur et la première est aussitôt remplie par sa suite. On s’y couche pêle-mêle, entassés comme un troupeau dans la plus étroite bergerie.

Dans la nuit du 27 au 28, Napoléon, au milieu de tant de soins qui l’assiègent, trouve un moment pour réexpédier M. A. Ce gen­tilhomme polonais avait été envoyé secrètement de Vilna, porteur de dépêches chiffrées du duc de Bassano et il allait retourner lui porter la nouvelle du passage de la Bérésina.

« L’empereur, dit un témoin, était encore à Zembin le 28 au ma­tin. Une neige épouvantable ne l’empêcha point de monter à cheval pour se rendre à l’arrière-garde, qui était aux mains avec les Russes de Tchitchagoff. Avant d’y aller, il donna l’ordre de faire partir l’avant-garde. Le vice-roi l’exécuta sans délai ; et comme nous ne nous attendions pas à ce départ précipité, notre convoi ne fut prêt à partir qu’une heure après l’avant-garde. Sous la seule protection de notre escorte ordinaire, nons cheminions assez bien depuis deux heures lorsque nous fûmes attaqués par un détachement de Cosaques qui vinrent brandir leurs longues piques autour des dernières voitures.

Le général Dumas, malgré la fièvre qui le dévorait, des­cendit de sa voiture, pour monter sur l’un de ses chevaux de selle, que l’un de ses gens conduisait en main ; les généraux Ornano et Belliard en firent autant, malgré leurs blessures. Moi qui n’avais point de chevaux, attendu que depuis longtemps on les avait man­gés, je mis pied à terre, et vins me mêler, avec mes pistolets bien chargés, parmi les braves de la jeune garde, qui voulurent bien re­cevoir l’intrus qui se présentait à eux avec une allure assez hétéro­clite. Mais si mon bonnet fourré, mes bottes fourrées et ma pelisse formaient un costume étrange, celui du général Belliard était au moins aussi remarquable que le mien.

Cherchant à se garantir de vingt-sept degrés de froid, il se couvrait dans sa calèche avec toutes les fourrures que ses gens avaient pu se procurer depuis Moscou : ce spirituel guerrier ne s’amusa point à mettre son uni­forme de colonel général des dragons; il monta à cheval et donna les ordres de défense dans le costume qu’il avait habituellement dans sa calèche : il portait des bottes fourrées, un bonnet fourré et une espèce de spencer de satin rose, doublé également de fourrures.

Cosaque
Cosaque

Notre corps d’armée présentait une force assez imposante pour em­pêcher ces insolents Cosaques de venir attaquer la tête du convoi où nous avions réuni tous nos moyens de défense ; mais la queue se trouva dépourvue de protection. Dans cette bagarre, le major Donnai, aide de camp du comte Dumas, forcé de rester dans la voi­ture de son général, à cause du mauvais état de sa santé, reçut, à travers la glace, un coup de lance dans l’épaule. La voiture du comte Daru, qui était la dernière du cortège, fut enlevée après avoir été vaillamment défendue par les auditeurs, qui se replièrent sur nous. Un d’entre eux, M. de Coëtlogon, qui, je crois, était le dernier arrivé à Moskou, se voyant attaqué par un seul Cosaque, ne se pressait pas de se retirer. Ce brave jeune homme n’évitait la longue pique du Tartare que par la souplesse de ses jarrets et en tournant continuellement autour de la voiture.

Le Cosaque à la fin se lassa de ses élans inutiles, et appela en renfort des gens de son espèce. M. de Coëtlogon ne jugea pas à propos d’attendre cette bande d’oiseaux de proie; circulant de voiture en voiture, il se rapprocha de nous. Sans le coup de lance que le major Donnai reçut et dans une toute autre circonstance que celle de notre fatale retraite, cette échauffourée n’aurait été que fort insignifiante. L’État perdit les pa­piers de la chancellerie du ministre, et les auditeurs, les provisions de bouche qui leur étaient assurées : c’était faire la plus grande perte possible dans la position où nous étions.

Notre bonne conte­nance empêcha ces indiscrets de nous approcher : pour moi, c’est la seule fois dans ma vie que je me sois senti saisir de l’envie d’atteindre un ennemi…. ; mais ils eurent la prudence de se tenir hors de portée, ils se bornèrent pendant quelques instants à caracoler sur la hauteur, ils disparurent, et nous continuâmes notre route jusqu’à Kamenn, où nous retrouvâmes l’avant-garde dont nous ne nous séparâmes plus. »

Cependant plusieurs des officiers dépêchés à Borisow sont de retour : ils annoncent qu’ils ont laissé la ville gardée par la divi­sion Partouneaux ; que l’ennemi a fait dans la journée une ten­tative pour y rentrer à l’aide d’une escalade sur le pont brûlé ; que Tchitchagoff, revenu de la basse Bérésina, assistait à ce coup de main; mais que les assaillants ont été vigoureusement repoussés. D’autres officiers ont quitté Borisow plus tard ; ils rapportent que le général Partouneaux était dans l’intention d’évacuer cette ville et d’en partir à quatre heures du soir; que les coureurs de Kutuzoff, arrivant par la grande route d’Orsza, commençaient à se mon­trer aux environs ; et qu’enfin on parlait d’un autre corps ennemi qui s’avançait par la plaine entre Studianka et Borisow; on le sup­posait être l’avant-garde de Wittgenstein.

L’approche simultanée des deux armées russes paraît avoir décidé le général Partouneaux à ne pas tenir plus longtemps, et ce général s’attend même à être obligé de passer sur le ventre de l’ennemi pour atteindre Studianka.

Ces rapports jettent dans l’esprit de l’empereur un commence­ment d’inquiétude sur le sort de la division Partouueaux.

On n’en a pas de nouvelles, et les heures de la nuit s’écoulent. Le major général a envoyé plusieurs fois à sa rencontre; l’empe­reur lui-même a fait partir son officier d’ordonnance Gourgaud.

Celui-ci trouve sur la route, à une lieue de Studianka, un ba­taillon du 55e appartenant à la division Partouneaux; il demande si la division est encore loin.

« Elle doit être devant moi, répond le commandant. Nous sommes la dernière arrière-garde ; il n’y a plus que des Russes après nous. »

Gourgaud revient donc sur ses pas, et son retour jette l’empereur dans une grande perplexité. Il se demande comment la division qui s’est mise en marche avant la chute du jour n’est pas encore arrivée ; comment, du moins, ce bataillon, parti longtemps après elle, ne l’a pas rejointe. Ils ont donc pris des chemins différents? Le rapport du commandant, le seul indice à consulter, est conçu dans les termes suivants :

« A la sortie de Borisow, le général Blamont est venu me don­ner ordre de faire face en arrière. « Vous resterez là, m’a-t-il dit, « jusqu’à ce que je vous envoie une ordonnance. Si vous êtes attaqué, pas de retraite; il faut vous faire hacher. » Nous nous sommes donc arrêtés dans cette position ; nous n’avons pas été attaqués, et l’ordonnance a paru enfin en nous criant de suivre. Je me suis mis en route. Arrivé à la croisière des chemins, comme il faisait très-brun, je me trouvai incertain sur le choix de la route. On entendait des voitures rouler sur la gauche; je piquai mon cheval et les eus bientôt atteintes. Je demandai quelles étaient ces voitures. On me répondit : « Ce sont les équipages du général Partouneaux. » Je demandai au chef s’il était sur la route. Il me dit que c’était l’aide de camp du général qui l’avait invité à le suivre. J’ai cru devoir le suivre aussi. Le chemin nous a fait re­monter la rive gauche de la Bérésina, en traversant un bois; à la sortie du bois, je vis des feux épars, et je m’en approchai. Je m’in­formai aux hommes qui les entouraient, de quelle division ou corps d’armée ils faisaient partie; aucun ne voulut me répondre. J’allai à différents prendre les mêmes informations; un me dit : « Nous n’avons ni corps d’armée ni division. » C’étaient tous des traineurs. J’entrai dans un village que je trouvai le long de la Bérésina (c’était probablement Novoï-Slakow), pour chercher un pont et passer; mais inutilement. Je m’informai alors aux paysans où je pourrais trouver un passage; ils me demandèrent si je n’étais pas Français. Je répondis affirmativement. Alors ils me dirent que cette armée que je voyais .sur la rive droite, était l’armée russe. (Les bivacs de Tchaplitz à Stakow.) Je leur demandai s’ils savaient où avait passé l’armée française. Ils me répondirent qu’on disait qu’elle marchait sur la route de Vilna. Je m’informai si j’en étais peu éloigné. Ils me répondirent : A deux grandes lieues, et qu’il me serait impossible de me retrouver, parce qu’il fallait traverser une forêt. Je les priai de me fournir un guide, que je le payerais géné­reusement. Ces braves habitants me répondirent qu’ils voulaient bien me conduire; mais qu’ils ne voulaient aucun salaire. C’est un d’eux, en effet, qui m’a conduit… »

II n’y a plus à douter, c’est par les chemins de la droite que le général Partouneaux s’est dirigé. Ces chemins, qui bordent la crête du vallon, longent les plaines où les Russes de Wittgenstein s’établissent; en ce moment on voit les feux des bivacs sur les hauteurs de Staroï-Borisow. La division Partouneaux serait-elle tombée dans un danger? Elle n’a plus que trois mille baïonnettes; mais une telle troupe, conduite par de bons généraux, a de grandes ressources dans les circonstances désespérées… On se flatte qu’elle n’est qu’égarée, qu’au premier coup de fusil elle aura pu se dé­gager, descendre le coteau et gagner les chemins du bas… Il faut attendre le jour.

Quelle que soit l’incertitude où l’on demeure, le 28 novembre, sur le sort de la division Partouneaux, plusieurs faits importants résultent des rapports de la nuit précédente.

D’abord l’arrivée de Wittgenstein, qui, par un chemin diagonal, débouche sur les Français, entre Borisow et Studianka; ensuite la jonction de l’avant-garde de Kutuzoff avec Wittgenstein, aux portes de Borisow; enfin, l’évacuation de cette ville par notre arrière-garde, évacuation dont la conséquence immédiate a dû être, pour Tchitchagofï, le rétablissement du pont et l’ouverture d’une communication prompte et directe avec Wittgenstein et Kutuzoff.

Ainsi, cette nuit même, les chefs des trois armées ont dû s’entendre, et combiner les opé­rations qui leur restent à essayer sur nous. La journée qui va com­mencer sera rude; mais nous tenons le passage; il est presque entièrement effectué. Nous sommes en possession de la route de retraite, qui conduit à Vilna, et maintenant, quelque concertés que soient les efforts des trois armées russes, nous pouvons en recevoir le choc.

L’empereur n’a qu’un regret, c’est que la rive gauche, que nous serons forcés d’abandonner d’un moment à l’autre, soit encore en­combrée de traineurs qui ne veulent rien entendre. Pendant la nuit, à chaque officier venant de Studianka, Napoléon ne cessait de demander si ces pauvres gens et les bagages continuaient de passer, et toujours on lui répondait que le passage était libre, mais que l’on ne se pressait pas d’en profiter. Le prince Eugène a eu les plus grandes peines à décider la queue de sa colonne à traverser d’une rive à l’autre. Cette seconde nuit, comme la première, n’a donc pas été employée ainsi qu’elle aurait pu l’être.

Karl Philipp Fürst von Wrede (1767-1838), Hanstaengl, Lithographie 1828
Karl Philipp Fürst von Wrede (1767-1838), Hanstaengl, Lithographie 1828

Le vice-roi et le prince d’Eckmûhl reçoivent l’ordre de filer par la route de Zembin, et d’y entraîner tout ce qu’ils pourront. Par cette route, ils rejoindront le général de Wrède. Un émissaire polonais, qui apporte de ses nouvelles, l’a laissé à Docktzitzi. Cet émissaire rapporte aussitôt au général bavarois l’ordre de gagner Vileika, d’y réunir des vivres, et de nous garder le passage de la Willia. Cinquante napoléons seront remis au Polonais s’il réussit à s’acquitter de son message en quinze heures de temps.

Le duc de Bellune vient d’envoyer sur la rive droite la division Daëndels; il n’a plus, pour tenir à Studianka, que la division Gi­rard et la cavalerie du général Fournier. L’empereur craint que ce ne soit se dégarnir trop vite, et il rend au maréchal les troupes de Daëndels.

A sept heures du matin, c’est-à-dire à la pointe du jour, le ca­non se fait entendre dans les bois vers Borisow. C’est Tchitchagoff qui attaque vivement le duc de Reggio. L’Empereur monte à cheval et y court au galop. A peine a t-il mis pied à terre dans une éclaircie de bois, qu’il voit le duc de Reggio blessé qu’on emporte. Il confie aussitôt le commandement au duc d’Elchingen.

Dans le même moment, le canon gronde aussi de l’autre côté de la rivière. C’est Wittgenstein qui, descendu de Staroï-Brisow, en est aux mains avec le duc de Bellune.

La crise est donc arrivée ! Les deux batailles sont engagées, l’une en deçà, l’autre au delà des ponts, et les deux rives de la Bérésina en retentissent à la fois.

 

Aussitôt la bataille engagée, tous ceux, qui ne sont pas combat­tants, et qui n’ont pu traverser la rivière, se pressent alors d’accou­rir aux ponts. Celui qui était réservé pour les chevaux et les voi­tures a cédé sous le poids de l’encombrement. Il faut employer la force pour avoir l’espace nécessaire aux réparations. Mais bientôt les chevalets faiblissent, le pont n’est plus susceptible d’être remis en état. Les bagages et l’artillerie cherchent à se frayer une route sur l’autre rive.

Il s’engage alors une lutte affreuse entre les gens de pied, ceux à cheval et ceux qui conduisent les voitures, les pièces d’artillerie et les caissons; une foule de malheureux em­ployés, de femmes et d’enfants qui s’étaient sauvés de Moskou et avaient suivi l’armée jusque-là, se précipitent vers ce passage; les isolés, qui s’étaient arrêtés pendant le passage de l’armée, jugeant le dernier moment venu, accourent en foule sur le même point.

Alors le pont est bientôt encombré de cadavres et de fourgons; il faut, pour approcher de la rivière, monter sur le corps de ceux qui ont été écrasés; il y en a qui, précipités à terre, respirent en­core et rassemblant leurs forces épuisées, cherchent à se relever, et s’accrochent aux individus qui ne sont pas tombés ; mais ceux-ci les repoussent avec violence, les foulent aux pieds, et s’efforcent d’avancer, pour aller à leur tour succomber quelques pas plus loin.

Pendant qu’on se débat avec acharnement dans les environs du pont, la multitude toujours croissante se rapproche de la rivière; les obstacles et les victimes se multiplient; tous se pressent, se culbutent et veulent passer à la fois : les hommes à cheval renversent les piétons; les voitures qui roulent au milieu de ces scènes d’horreur se font faire place, en écrasant sous leurs roues tout ce qui se trouve devant elles : on entend de toutes parts les cris aigus de la douleur, ou les vociférations de la rage et du désespoir.

On voit de pauvres femmes tenir leurs enfants au-dessus de l’eau, comme pour retarder de quelques secondes leur mort et la plus affreuse des morts; scène d’amour maternel vraiment admirable, que le génie de la peinture a devinée en traçant une scène du déluge et dont nous avons vu la touchante et affreuse réalité ! L’Empereur voulait retourner sur ses pas, espérant que sa présence ramènerait l’ordre ; on l’en dissuada d’une manière tellement significative, qu’il lutta contre l’impulsion de son cœur et demeura, et certes ce n’était pas sa grandeur qui l’attachait au rivage.

On voyait tout ce qu’il éprouvait de souffrance, quand, à chaque’instant, il demandait où en était le passage, si l’on entendait encore les canons rouler sur pont, si les cris cessaient un peu de ce côté-là.

« Les imprudents! pourquoi n’ont-ils pas attendu un peu? » disait-il.

Il y eut de beaux exemples de dévouement dans cette malheu­reuse circonstance.

Des officiers s’attelèrent eux-mêmes à des traîneaux pour em­mener quelques-uns de leurs compagnons que leurs blessures avaient rendus impotents ; ils enveloppaient ces malheureux le plus chaudement possible, de temps à autre les réconfortaient avec un verre d’eau-de-vie, quand ils pouvaient s’en procurer, et leur pro­diguaient les soins les plus touchants.

Il y en eut beaucoup qui se conduisirent ainsi ; et pourtant com­bien dont on ignore le nom ! combien peu revinrent jouir dans leur pays des plus beaux souvenirs de la vie!

Le pont fut brûlé à huit heures du matin. Le 29, l’Empereur quitta les bords de la Bérésina, et nous allâmes coucher à Kamenn ; Sa Majesté y occupait une mauvaise maison de bois; un air glacial y arrivait de tous les côtés par de méchantes fenêtres dont presque toutes les vitres avaient été brisées. Nous fermâmes avec des bottes de foin les ouvertures laissées au vent. A quelque distance de nous, sur un vaste emplacement, on avait parqué comme du bétail de malheureux prisonniers russes que l’armée chassait devant elle.

J’avais peine, vraiment, à comprendre cette allure de victorieux que nos pauvres soldats se donnaient encore, en trainant après eux un misérable luxe de prisonniers qui ne pouvaient que les gêner en appelant leur surveillance. Quand les vainqueurs meurent de faim, où en sont les vaincus? aussi ces malheureux Russes, exténués par les marches et par le besoin, périrent presque tous dans cette nuit. On les vit le matin serrés pêle-mêle les uns contre les autres, ils avaient espéré trouver ainsi un peu de chaleur.

Les plus faibles avaient succombé, et leurs cadavres raidis furent, pendant toute la nuit, accolés à ceux qui survécurent, sans que ces derniers s’en aperçussent ; il y en eut qui, dans leur voracité, mangèrent leurs compagnons morts. On a souvent parlé de la dureté avec laquelle les Russes supportent la douleur ; j’en puis citer un trait qui passe toute croyance.

Un de ces malheureux, étant éloigné du corps au­quel il appartenait, avait été atteint d’un boulet qui lui avait coupé les deux jambes et tué son cheval. Un officier français allant en re­connaissance sur le bord de la rivière où le Russe était tombé, aperçut, à quelque distance, une masse qu’il reconnut pour un cheval mort, et pourtant il distingua que cette masse n’était pas sans mouvement ; il s’approche et voit le buste d’un homme dont les extrémités étaient cachées dans le ventre du cheval ; ce malheu­reux était là depuis quatre jours, s’enfermant dans son cheval pour y chercher un abri contre le froid et se repaissant des lambeaux infects de ce gîte effroyable. [8]Mémoires de Constant

Plus loin, hors de la foule, quelques soldats sont immobiles : ils veillent sur les corps mourants de leurs officiers qui se sont confiés à leurs soins ; ceux-ci les conjurent en vain de ne plus songer qu’à leur propre salut; ils refusent ; et, plutôt que d’aban­donner leurs chefs, ils attendent la mort ou l’esclavage.

Au-dessus du premier passage, pendant que le jeune Lauriston se jetait dans le fleuve pour exécuter plus promptement les ordres de son souverain, un frêle batelet de bouleau, chargé d’une mère et de ses deux enfants, sombra sous les glaces ; un artilleur, qui luttait comme les autres sur le pont pour s’ouvrir un passage, s’en aperçut; tout d’un coup, s’oubliant lui-même, il se précipite, s’ef­force et parvient enfin à sauver une de ces trois victimes. C’était le plus jeune des deux enfants : l’infortuné appelait sa mère avec des cris de désespoir; et l’on entendait le brave canonnier lui dire, en l’emportant dans ses bras, « qu’il ne pleurât point, qu’il ne l’avait pas sauvé de l’eau pour l’abandonner sur le rivage ; qu’il ne le laisserait manquer de rien, qu’il serait son père et sa famille. »[9]Le comte de Ségur, Histoire de Napoléon et de la grande armée en 1812.

« Nous avions, au quatrième corps, pour inspecteur aux revues, M. de Labarrière, homme respectable et d’une grande aménité de caractère. Son âge avancé, et surtout son faible tempérament, l’avaient depuis longtemps rendu inhabile à marcher, et, comme tant d’autres, il se trouvait couché dans un traîneau. Par hasard, ayant aperçu un officier de ses amis, quoiqu’il eût peine à se sou­tenir, il alla à lui, et, se jetant dans ses bras, se recommanda à son humanité. Cet officier était blessé ; mais trop généreux pour refuser ses faibles secours, il lui promit de ne plus le quitter. Alors tous les deux, s’embrassant étroitement, allèrent vers le pont avec cette assurance et ce courage qu’éprouvent deux amis, lorsqu’ils ont encore la consolation de mourir ensemble ; s’appuyant l’un sur l’autre, ils se perdirent dans la foule, et depuis lors on ne les a plus revus.

« II y eut aussi une femme, marchant avec les équipages de Na­poléon, que son mari avait laissée un peu en arrière, tandis qu’il allait lui-même reconnaître le pont où il pouvait se hasarder de passer. Pendant ce temps, un obus vint éclater près de cette épouse infortunée ; la foule qui était autour prit la fuite ; elle seule resta; bientôt l’ennemi, en s’avançant, fit refluer nos troupes tout près du pont, et, dans leur marche confuse, elles entraînèrent cette malheureuse, qui voulut revenir où son mari l’avait quittée. Battue par ces flots tumultueux, elle se vit égarée, puis perdue : de loin on l’entendait appeler son époux ; mais sa voix touchante se perdait à travers le bruit des armes et les cris des combattants; alors, pâle et sans voix, se meurtrissant le sein, elle tomba évanouie au milieu des soldats, qui ne l’avaient ni vue ni entendue. »

Cependant Tchitchagoff avait attaqué le duc de Reggio sur la rive droite. Les troisième et cinquième corps servaient de réserve au deuxième et étaient en position à la tête du bois de Brilowa. La garde avait été disposée dans les marais de Weselowo, prête à soutenir le duc de Reggio ou le duc de Bellune sur l’une et l’autre rive. Les troisième et cinquième corps ne tardèrent pas à prendre part à l’ac­tion ; le combat se soutint avec l’acharnement le plus vif. Le duc d’Elchingen qui avait pris le commandement des deuxième, troi­sième et cinquième corps, fit si bien par ses savantes dispositions et son brillant courage, qu’il réussit à contenir Tchitchagoff : une charge exécutée par le général Doumerc, à la tête de sa division de cuirassiers, força l’amiral, qui avait engagé jusqu’à sa réserve, à se retirer à la nuit.

L’attaque de Tchitchagoff vient donc d’échouer. Ses lieutenants Tchaplitz et Pahlen n’ont pu percer les lignes de Polonais et de Français que Ney leur a opposées, et notre cavalerie a terminé cette résistance par une éclatante victoire. Notre cavalerie ! c’est sur des chevaux mourant de fatigue et de faim que les braves cuirassiers de Doumerc ont fourni les charges qui ont enfoncé les carrés ennemis ! Les Russes, sabrés, renversés, se replient en déroute sur Tchitchagoff, qui est encore en arrière à Stakow. Ils nous laissent dix-huit cents prisonniers; mais qu’en faire?

Sur la rive gauche, l’agression des Russes n’a pas été plus heu­reuse. Le duc de Bellune ayant pris position, avec quinze mille hommes, pour protéger le passage, fut attaqué à dix heures du matin par Wittgenstein, à la tête de quarante-six mille hommes. La position qu’il occupait avec les deux divisions qui lui restaient n’était pas très-avantageuse ; sa droite était bien appuyée à la ri­vière, mais sa gauche était en l’air, et son front n’était pas assez étendu pour atteindre un bois qui se trouvait à proximité, et qui aurait pu le couvrir.

La brigade de cavalerie du général Fournier, placée à la gauche, répara ce défaut de position ; la droite fut dé­fendue par une batterie de la garde placée sur l’autre rive. Malgré l’énorme disproportion du nombre, le duc de Bellune tint long­temps la victoire indécise ; le général Fournier exécuta plusieurs charges brillantes ; mais enfin, après des efforts inouïs dé courage, après la défense la plus héroïque, le neuvième corps fut obligé d’a­bandonner sa position, et la poignée de braves qui le composaient se replièrent vers le pont.

Mais l’affreux désordre du passage de la nuit régnait encore ; des bataillons envoyés à l’avance pour débarrasser le pont, ne purent résister à cette foule de malheureux que le désespoir ren­dait furieux.

Vainement plusieurs généraux se présentèrent pour arrêter quel­ques moments la multitude épouvantée, ils ne furent pas écoutés; la voix de l’empereur eût été méconnue en cet instant terrible. Chacun se précipitait avec fureur sur le pont; on ne se connaissait plus, la rage égarait tous les esprits; on se frayait un passage à coups de sabre, à coups de baïonnette, et en renversant tout ce qu’on rencontrait devant soi.

Les voitures, les pièces d’artillerie, heurtées les unes par les autres, étaient culbutées sur les malheu­reux qui se trouvaient à proximité; les hommes, les chevaux étaient écrasés impitoyablement ; un grand nombre furent poussés dans la rivière; plusieurs s’y jetèrent volontairement, dans l’espé­rance de se sauver à la nage ; peu parvinrent à gagner la rive op­posée, les autres périrent au milieu des glaçons. L’artillerie de l’ennemi et la fureur de ses hordes de Cosaques vinrent bientôt redoubler l’horreur de ces scènes de destruction: aux cris affreux qui s’élevaient de toutes parts, aux gémissements des hommes et des chevaux abattus et écrasés, se joignaient le sifflement des boulets, l’explosion des obus, le choc de ces corps sur les voi­tures de  bagages qu’ils brisaient,  et dont les  éclats, lancés avec violence, multipliaient les effets meurtriers de la mitraille, et produisaient des mutilations effroyables.

L’Empereur était de retour à son quartier général de Zaniwki, quand le canon redouble sur l’autre rive et des clameurs qui s’é­lèvent, fixent son attention. Une agitation surnaturelle a bouleversé la foule qui remplit le fond de la vallée. Des voix se font distincte­ment entendre, et bientôt, parmi les broussailles du marais, on voit sortir des hommes nus qui se sont élancés à travers les glaçons pour franchir la rivière à la nage.

Le colonel V… est de ce nombre. On a peine à le reconnaître dans sa nudité sauvage. Un moment après arrive le docteur Larrey, à moitié étouffé, entouré de quel­ques soldats qui l’ont tiré de la foule et l’ont ramené sur leurs bras. Il était allé chercher sur l’autre rive une caisse d’instruments de chirurgie que le nombre croissant de nos blessés ne rendait que trop nécessaire. Peu s’en fallut qu’il ne devînt victime de son dé­vouement.

C’est une batterie avancée par les Russes sur le bord de la rivière qui a causé ce nouvel accès de désordre. Pour comble de malheur, le pont, mal assuré, se rompt encore une fois. Impatients de se voir retenus, ne pouvant avancer ni reculer, les uns s’élancèrent sur des trains de glace, dont ils s’imaginent pouvoir s’aider pour gagner l’autre bord; d’autres aiment mieux se jeter à la nage. Quelques-uns de ceux qui sont moins engagés dans la foule, gar­dent assez de sang-froid pour se tenir à l’écart sur le rivage et s’en remettre à la merci des Russes.

Cependant, le duc de Bellune a promptement forcé Wittgen­stein de reculer sa batterie. Le tumulte se calme peu à peu, mais il a laissé des débris trop pénibles à décrire. Beaucoup des nôtres ont péri. On ne passe plus le dernier pont que sur des cadavres d’hommes et de chevaux.

Sur les deux rives, le combat a repris un nouvel acharnement. Wittgenstein et Tchitchagoff ont fait avancer leurs réserves. Ce dernier a reçu en outre le secours des Cosaques de Platoff et de l’infanterie d’Yermoloff, détachés de l’avant-garde de Kutuzoff; mais ni l’un ni l’autre des généraux ennemis ne réussissent à forcer nos positions ; ils sacrifient inutilement leurs meilleures troupes.

Ici la victoire se réduit, pour nous, à ne pas reculer, et nous l’obtenons complète. Le duc de Bellune a même un moment percé le centre de la ligne de Wittgenstein. On cite le 7e régiment de cuirassiers qui s’est précipité sur un carré de sept mille Russes, et leur a fait mettre bas les armes [10]le colonel Dubois sera nommé général de brigade ; le brave Zayonscheck a eu le genou fracturé. Larrey y court, et, sous le canon de l’ennemi, lui fait l’amputation de la cuisse. Outre le duc de Reggio, le général Legrand et le général Zayonscheck, nous comptons parmi nos blessés de la rive droite le général polonais Dombrowski; sur la rive gauche, du côté du duc de Bellune, les généraux Fournier, Girard et Damas, qui n’ont pas voulu quitter leur poste ; on ne cite encore parmi les morts qu’un seul de nos généraux, le général Candras.

Le jeune Alfred de Noailles, aide de camp du prince de Neufchâtel, a été massacré par des Cosaques, dans une charge de cavalerie russe, au moment où le cheval de cet officier venait de s’abattre.

Vers le soir, le feu a cessé. Les ordres de l’état-major étaient venus pour que le duc de Bellune se retirât, à la nuit, de Studianka; mais ce maréchal sent sa force; quoiqu’il ne compte plus que six mille soldats contre les trente mille de Wittgenstein, il veut donner encore la nuit entière aux malheureux qui restent sur le rivage, et il envoie annoncer à l’Empereur qu’il ne fera sa retraite que le lendemain, quelques heures avant le jour.

Ainsi, le maréchal sou­tient la lutte jusqu’au bout et hors de toute proportion avec ses moyens. Par son noble dévouement, il a réparé les fausses ma­nœuvres des jours précédents. Cette journée, dit l’Empereur, est une des plus glorieuses de Victor.

Dans la nuit, tous les blessés sont mis en route pour Vilna sur des traîneaux qu’on s’est procurés dans les villages voisins. Le len­demain, au jour, l’armée défile dans la direction de Zembin.

Voilà où aboutissent les combinaisons de Wittgenstein et de Tchitchagoff. Dès les premiers pas, leur coopération, tirée de si loin, aurait dû avorter, si, d’un côté, Schwarzenberg, sur le Bug, et de l’autre le duc de Bellune, sur la Dwina, avaient pu exécuter leurs ordres; mais il en a été autrement.

Les généraux russes ont pénétré jusque sur le chemin de l’armée française; ils devaient, disait-on, nous prendre tous jusqu’au dernier, et, malgré le triste état où nous sommes, ils sont forcés, au défilé fatal, à n’être que les témoins de notre passage… Que seraient devenus les Russes, s’ils s’étaient trouvés sur les pas de l’armée française avant que les deux tiers de ses forces eussent été paralysés par le froid et par la faim!

Cependant, le général Partouneaux est tombé entre leurs mains.

Le duc de Bellune avait laissé la division Partouneaux devant Borisow, d’où elle ne devait partir que le soir. Lorsque la nuit fut venue, le général se mit en route, ainsi que le portaient ses in­structions; mais, dans l’obscurité, il se trompa de direction, ap­puya trop à droite, et suivit la route de Studianka. Cette erreur fut la cause de sa perte : ayant marché sur des feux qu’il prit pour ceux de l’armée française, il se trouva tout à coup au milieu des corps de Platoff et de Wittgenstein, et fut fait prisonnier avec tout son état-major. Sa division, forte de trois mille hommes d’infan­terie, deux faibles régiments de cavalerie et trois canons, fut obli­gée de mettre bas les armes. Un seul bataillon, formant l’extrême arrière-garde, qui avait appuyé plus à gauche, du côté de Bycze, arriva à Weselowo.

Des prisonniers qu’on a faits dans la journée, et quelques-uns des nôtres qui se sont échappés, viennent confirmer toutes les in­quiétudes. Voici ce que les premiers déclarent:

Le général Partouneaux, voyant que l’ennemi lui barrait le chemin de Staroï-Borisow, ne pensait plus qu’à se l’ouvrir l’épée à la main. Sommé dans ce premier moment de ne pas continuer une défense inutile, il a répondu au parlementaire : « Je vous garde; vous serez témoin des efforts que nous allons faire. » Et l’on s’est battu avec une grande résolution, quoique la division fût obstruée dans tous ses mouvements par la masse des hommes désarmés qui s’attachaient à elle. Tout à coup le bruit s’est répandu que le pont de Studianka était en feu! Une grande lueur s’élevait dans cette direc­tion : c’était une ferme qui brûlait ; mais la fausse nouvelle n’en a pas moins produit son effet.

Dès lors on s’est cru sans espoir de rejoindre l’armée. Les généraux ont essayé de lutter encore toute la nuit contre la mauvaise fortune. Malheureusement personne n’a pensé à descendre, à la faveur de l’obscurité, dans les chemins du fond de la vallée, qui ont sauvé le bataillon du 55e. Ce n’est que ce matin même, au jour, qu’ils ont capitulé; mais on ne cite comme compris dans cette capitulation que les généraux Blamont, Delaître et Le Camus, avec leurs brigades. On assure que dès la veille, au soir, leur chef, le général Partouneaux, n’était plus à leur tête,  .

D’autres rapportent que Partouneaux s’est en effet détaché, à dix heures du soir, pour gagner les hauteurs de la droite, avec la brigade Billard, espérant surprendra le passage à travers la plaine et les bivacs de l’ennemi ; mais on ne pouvait dire ce qu’il était de­venu. Enfin, de nouveaux rapports assurent que le général Par­touneaux a succombé [11]Relation complète de la campagne de Russie en 1812, page 398 dès ses premiers pas; que des Cosaqueg qui l’observaient ont donné l’éveil, et que nos soldats, engagés sur la surface d’un lac gelé dont la glace craquait sous les pieds, se sont vus aussitôt renfermés par les Russes.,. Dans cette situation il a bien fallu se rendre !

Enfin, d’après le témoignage de M. Eugène Labaume [12]Relation complète de la campagne de Russie en 18i2, page 398. , le géné­ral Partouneaux, après avoir repoussé les attaques de Platoff et de Tchitchagoff, partit de Borisow à trois heures après midi, avec la troisième brigade, pour s’opposer aux Russes qui s’avançaient en colonnes.

Instruit qu’il allait avoir affaire à des forces considérables, il appela les première et deuxième brigades restées à Borisow, commandées par les généraux Blamont et Le Camus. Cette division se rendait à Wasselowo, cherchant à regagner le gros de l’armée, lorsqu’elle fut arrêtée par des partis ennemis. Quoiqu’elle n’eut que trois mille hommes, elle chercha à se faire jour, et, pendant toute la soirée, soutint un combat qui dura plus de quatre heures, et où furent blessés les généraux Blamont et Delaître.

Au milieu de la neige et avec un temps horrible, nos troupes se mirent en carré, restèrent sur pied toute la nuit, sans avoir rien à manger et ne voulant pas faire de feu, dans la crainte de déceler leur position. Cette situation cruelle dura jusqu’au lendemain, où la division se vit entourée par le corps entier de Wittgenstein, fort de quarante-cinq mille hommes ; alors, perdant l’espoir d’échapper, elle se rendit prisonnière, n’ayant plus que douze cents hommes et deux faibles escadrons, tant les horreurs de la faim, la rigueur du froid et le feu de l’ennemi avaient diminué le nombre de ces braves, qui, dans leur malheur, prouvèrent que les soldats français, jusque dans leur défaite, savent trouver des occasions de gloire!

Voici, sur cet événement, la relation du colonel Boutourlin [13]Histoire militaire de la campagne de Russie, tome II, page 372 :

La division Partouneaux n’avait point encore atteint Staroï-Borisow; le comte Wittgenstein, qui, sur ces entrefaites, était arrivé avec le corps de Steingeh et de Berg, fit ses dispositions pour atta­quer la division coupée. L’armée exécuta un changement de front à gauche, et s’établit perpendiculairement à la Bérésina, faisant face à Borisow. La droite, composée de l’avant-garde de Wlastoff, fut portée derrière Staroï-Borisow, touchant par sa droite à la route de Studianka. Le corps de Steingell forma le centre de la gauche, dans la direction de Doubéna. Le corps de Berg se mit en réserve derrière celui de Steingell. Dans cette position, le comte Wittgenstein attendit la réponse de l’ennemi à un parlementaire que le général Diebitch lui envoya pour le sommer.

Le général Partouneaux retint  l’officier  parlementaire et continua sa marche, avec la résolution de s’ouvrir un passage l’épée à la main. Les hussards de Grodno, qui soutenaient les avant-postes du comte Wittgenstein, furent repliés, et l’ennemi se forma en face de Staroï-Borisow, parallèlement à la position de l’armée russe, dont il attaqua incontinent la droite et le centre : ses co­lonnes de gauche s’avancèrent avec impétuosité, malgré le feu des batteries russes, et pénétrèrent dans la ferme dont on a fait men­tion.

Le général Wlastoff leur opposa les régiments d’Azow et le 25e de chasseurs, qui les empêchèrent de déboucher de Staroï-Borisow. Au centre, le régiment de Nowoguinsk et deux cohortes de la milice de Novogorod, se précipitèrent à l’arme blanche sur les colonnes ennemies, les culbutèrent, et, conversant ensuite à droite, chargèrent en flanc les troupes qui occupaient déjà Staroï-Borisow. L’ennemi, expulsé de la ferme et se voyant hors d’état de résister aux forces supérieures qu’il avait à combattre, se mit en retraite dans la direction de Borisow.

Mais cette ville se trouvait déjà entre les mains des Russes. Le général Platoff, qui avait con­tinué à suivre la grande route, ne trouvant point d’obstacle dans sa marche, y était entré à dix heures du soir, et l’occupait conjointe­ment avec le partisan Seslawin. Cette circonstance rendait la po­sition de la division française désespérée, puisqu’elle se trouvait investie de tous côtés.

Le général Parlouneaux se décida alors à demander à capituler ; mais pendant que l’on était en pourparlers, il crut encore pouvoir échapper, dans l’espérance que les Russes, sur la foi de la négociation entamée, se relâcheraient de leur vigi­lance. A cet effet, il se détacha du gros de sa division avec quatre cents hommes, et essaya de se glisser par sa droite à travers le bois; mais il tomba sur le régiment de Cosaques de Czernozouboff, qui le fit prisonnier avec tous ceux qui raccompagnaient. Le reste de la division ne capitula que le lendemain à sept heures du matin. Les généraux Billard, Le Camus et Delaître mirent bas les armes avec trois pièces de canon et environ sept mille hommes. »

Cet événement est pénible pour Napoléon, qui vient de battre l’ennemi sur tous les points , qui vient de triompher de tant d’obsta­cles ! Les marches les plus longues, les plus disputées, les plus accablantes n’avaient rien produit de semblable ! Et c’est sur un champ de victoire qu’il faut en dévorer l’affront!… Un reproche échappe à l’empereur contre le malheureux général; reproche in­juste, comme on vient de le voir; mais Napoléon n’a pas tardé à revenir de son erreur.

Le 29 novembre, à une heure du matin, le duc de Bellune a commencé son mouvement de retraite. Il traverse la rivière dans un ordre parfait, avec toute son artillerie, ne laissant plus qu’une faible arrière-garde à Studianka. Tout ce qui restait encore sur la rive gauche se précipite alors sur les ponts, et l’on recommence à se tuer pour obtenir un passage que peu d’instants auparavant on aurait pu franchir sans obstacle. Les dernières troupes de l’arrière-garde s’arrêtent encore pour laisser s’écouler cet encombrement.

Enfin, après avoir attendu jusqu’à huit heures et demie du matin, il faut se retirer. Les Russes, toujours renforcés par des troupes fraîches, arrivent en masse, et forcent les restes du neuvième corps, qui combat encore, à passer la rivière. La division polonaise du général Girard se fait jour à travers tous les obstacles, et, gravissant cette montagne de cadavres qui lui ferme la retraite, elle arrive sur l’autre rive, où l’ennemi l’eût infailliblement suivie, si dans l’instant le feu n’eût été mis au pont.

Les fuyards continuent à s’entasser dessus, et à chercher une issue au milieu des flammes, lorsque enfin, les principaux appuis étant consumés, ce pont fatal s’abîme avec un craquement épou­vantable, et disparaît dans le gouffre de la Bérésina.

II est impossible d’évaluer avec précision la perte des Français dans cette journée : plus de six mille hommes furent tués ou blessés, quinze mille au moins demeurèrent au pouvoir de l’ennemi. Les Russes reconquirent à la Bérésina les trophées et les richesses qui avaient été enlevés de Moscou; une immense quantité d’artillerie et de bagages tomba entre leurs mains, et ils se ressaisirent de ces familles infortunées d’artistes et de négociants français, qui cher­chaient à échapper à la vengeance des implacables Moscovites.

Après le passage de la Bérésina, la plupart des corps qui avaient encore conservé quelque apparence d’organisation, se débandèrent complètement : près de trente mille hommes, démoralisés, per­clus, désarmés, marchant en masse comme des troupeaux d’animaux timides, furent faits prisonniers avant d’arriver à Vilna.

Le quartier général était à Zembin à dix heures du matin; le soir, il s’arrête à Kameno. Cette route passe à travers des bois marécageux; elle est coupée par une multitude de ponts. C’est un long défilé facile à défendre contre l’ennemi qui voudrait nous poursuivre; mais la position serait dangereuse contre l’ennemi qui nous attendrait au débouché : or Tchitehagoff peut encore gagner la tête de notre marche par un chemin plus court, qui aboutit sur Plectiniizié.

L’alarme est devant nous! Les Cosaques ont paru en même temps que nos convois de blessés de Plechnitzié. Leur bande sauvage se compose d’environ trois cents individus : ils ont enlevé le général Kamnsky et les bagages de l’intendant général Mathieu Dumas ; ils ont même été sur le point de faire prisonniers le duc de Reggio et le général Pino, blessés tous deux, qui s’étaient fait transporter dans ce village.

Ces deux généraux s’étaient établis dans une maison en bois, avec vingt-cinq hommes, y compris leurs aides de camp. Là un officier de Cosaques les somme en bon français de se rendre ; on lui répond qu’un maréchal de l’empire ne se rend pas,, Alors les Cosaques, s’étant mis en devoir d’escalader le mur de clôture d’une espèce de cour, contraignent nos braves à se retrancher dans leur chétif abri.

Le duc de Reggio, grièvement blessé à l’aine, est étendu sur un grabat, pouvant à peine faire un mouvement; cependant il demande ses pistolets, et veut prendre part à l’action, iI arrache brin à brin la mousse ou le chaume qui joint les interstices de bois arrondis et superposés qui forment les parois de la cabane, et ajuste d’une main ferme les Cosaques qui tentent vainement d’ébranler ce misérable refuge.

Indignés de l’impuissance de tant d’efforts, voyant tomber les leurs, ajusté pour les tuer à bout portant, ils braquent sur cette cabane une pièce de trois. En ce  moment, le maréchal, blessé de nouveau par un éclat cle bois, voit, à son grand étonnement,  des décombres d’un four que le boulet vient de démolir, une douzaine de soldats russes.

C’est alors que le général Pino, le bras en écharpe, se mêt à la tête de son monde, et repousse les Cosaques assez loin pour rallier à sa petite troupe quelques hommes isolés qui, fort heureusement, ne tardèrent pas à être rejoints par l’avant-garde de l’empereur.

La tentative de Tchitchagoff n’était qu’une velléité de Cosa­ques. L’amiral se contente de faire suivre les Français par le gé­néral Tchaplitz. Quant à Wittgenstein, il est arrêté sur les bords de la Bérésina par la difficulté du passage.

Le 30 novembre, le quartier général arrive à Plechnitzié. Voilà donc les Français sortis de tous les cercles qui avaient été tracés autour de leur retraite : il n’y a plus d’armées ennemies devant eux; elles sont maintenant toutes en arrière. La campagne contre les Russes est finie ; mais celle contre le froid va recommencer, plus rude encore.

Pendant que les débris de l’armée française traversent la Bérésina, et se disposent à continuer leur mouvement de retraite, jetons un coup d’œil rétrospectif dans le camp ennemi.

Dans la nuit du 27 au 28, le général Yermoloff arriva à Borîsow. Dans la même nuit, l’amiral Tchitchagoff fit jeter un pont de pon­tons à Borisow. De cette façon, la communication fut parfaitement établie, tant entre les armées du comte Wittgenstein et l’amiral, qu’avec les corps détachés de la grande armée.

Les généraux russes, réunis à Borisow, concertèrent, pour le 28, une attaque générale sur les deux rives à la fois. Tchitchagoff,, soutenu par le détachement de Yermoloff, se chargea des opéra­tions sur la rive droite, contre la partie de l’armée française qui avait déjà passé la rivière, et Wittgenstein se proposa d’attaquer le corps de Victor, demeuré sur la rive gauche pour couvrir l’opé­ration que les Français n’avaient pu encore achever.

A la pointe du jour, le général Yermoloff traversa la rivière au pont de Borisow, et suivit la marche de l’amiral, qui, réuni au détachement du comte Oroufe, se porta à Stakow, où il arriva à neuf heures du matin.

Le général Tchaplitz, renforcé par toute l’infanterie de l’avant garde du comte Pahlen, attaqua, au point du jour, les troupes du maréchal Ondmot. Les 7e, 42e, 14e, 22e, 27e, 24e et 32e de chasseurs se répandirent en tirailleurs dans les bosquets de bois qui s’étendent depuis la forêt de Stakow jusqu’à Brill. Ils étaient soutenus par les hussards de Pawlograd, disposés par escadrons dans les petits champs qui séparaient ces bosquets de bois.

Dans cette position, le général Tchaplitz entretint le combat avec vivacité. Napoléon, qui sentait la nécessité de faire les plus grands efforts pour empêcher l’amiral de pénétrer jusqu’à Brill, renforça Qudinot par la légion de la Vistule, et le reste de quelques bataillons que conduisait Ney.

Celui-ci le fut à son tour par la Garde. Le maréchal Oudinot ayant été blessé, Ney prit le commandement et forma en colonne les cuirassiers de la division Doumerc, et s’élança en avant à la tête de cette masse de cavalerie furieuse, soutenue des colonnes d’infanterie avec de l’artillerie. Mais « l’aval lTétapt, arrêté k §>takow, le gérilral Tchaplitz, afea«çlftlfté, k ses pcoppei force»,, ne put résister davantage. Sa chaîne de tirailleurs rompue et culbutée bu^e, et il m ttmn foreé à,&, ballre en sttj Stafeoi, sans pouvoir rallier environ six cents chasseurs de, mu éh gauche, qui tombèrent entre les mains des Francais.

Qepwtlwl, Croirai, se rendant e«fip au* soUieit|tipfts f-éitérées, du général Tcliaplitz, qui lui 4ö»<4«dail ift|^ini»#| 4n renfort, le décida à le faire soutenir par les huit çégifiBWfrMi&B^e de,i  ditràuHième tSivisious, qu’il pu pus, les, ordres du,

Comme le terrain que ce général avait à courir était très-boisé, il crut devoir répandre en tirailleurs la plus grande partie de son monde, et se préparer à recueillir dans cet ordre les troupes du général Tchaplilz. La cavalerie française, qui le poursuivait vivement, se jeta aussitôt avec résolution sur eux, et les rejeta dans le bois qu’ils venaient de traverser.

Ce désordre aurait pu avoir les plus fâcheuses conséquences pour les Russes, si Tchaplitz lui-même, à la tête de deux escadrons de hussards de Pawlograd, n’eût exécuté une charge qui renversa les escadrons victorieux. Les généraux russes qui commandaient l’infanterie en profitèrent pour la remettre en ordre et la ramener au combat.

Mais les Français avaient déjà gagné du terrain et réussi à se rendre maîtres du débouché du bois. Le deuxième corps s’établit à l’en­trée du bois, vis-a-vis de Stakow, et engagea un combat très-vif contre les bataillons du général Sabanéief. Il était soutenu par les troupes de Ney et de Poniatowski. La garde demeura près de Brill. Le corps de Davoust fila sur Zembin. Celui du vice-roi n’a­vait pas encore défilé, car le passage était devenu de plus en plus difficile par la rupture d’un des ponts. Mais vers le soir, il prit aussi le chemin de Zembin.

Le combat dans les bois, entre Brill et Stakow, devint fort sanglant, et se prolongea jusqu’à onze heures du soir ; la division Legrand, les Suisses et les Polonais y combattirent avec le cou­rage du désespoir, et le maréchal Ney se soutint jusqu’à la nuit.

Le terrain ne permettant pas à l’amiral d’employer sa nombreuse cavalerie, il n’y eut d’engagés que les tirailleurs de l’infanterie et quatre pièces de canon, placées sur le chemin de Stakow à Brill, auxquelles les Français opposèrent une batterie d’égale force. La perte fut considérable de part et d’autre. Du côté des Français, les généraux Legrand et Zayoaschek furent blessés. Ils perdirent en outre cinq mille tués. Les troupes de l’amiral passèrent la nuit à Stakow et dans les bois, entre ce village et Brill- Les généraux Yermoloff et Platoff s’arrêtèrent aussi à Stakow.

Pendant que ces choses se passaient sur la rive droite de la Bérésina, sur la rive opposée, l’avant-garde du général Wlastoff partit de Staroï-Borisow à cinq heures du matin, et se dirigea sur Studianka. Elle fut suivie par la première ligne du corps de Berg; mais la deuxième, qui aurait du marcher à la queue de la première, en fut empêchée par un malentendu, et demeura stationnaire. Le corps de Steingeh fut laissé à Staroï-Borisow, pour opérer le désarmement de la division Partouneaux. Le général Fock, qui, avec la réserve, était encore à Giskowo, reçut l’ordre de marcher aussi sur Studianka.

Le général Wlastoff rencontra les avant-postes français près de Bytczi, et les repoussa jusque près de Studianka, où il se trouva en présence du gros des forces du maréchal Victor. Celui-ci avait posté les divisions Girard et Daëndels sur les hauteurs de Studianka, garnies d’une artillerie assez nombreuse. Son front était couvert par un ruisseau bordé de broussailles, et sa droite appuyait à la Bérésina ; mais comme il n’y avait pas assez de troupes pour étendre sa gauche jusqu’à un bois qui aurait pu lui servir de point d’appui, cette aile se trouva en l’air, et il fut obligé de la couvrir par deux régiments de cavalerie aux ordres du général Fournier.

Le général Wlastoff s’établit parallèlement à la position des Français, sur les hauteurs de la rive gauche du ruisseau, et envoya le colonel Hergross attaquer la gauche de la position avec le régi­ment des hussards réunis et les Cosaques de Rodienoff. Ces derniers s’avancèrent avec vivacité ; mais ils furent chargés et culbutés par le général Fournier, qui fut ramené à son tour par les hussards réunis.

Pendant ce temps, le quartier-maître général Diebitsch établit une batterie de douze pièces contre la droite des Français. Le feu de cette batterie porta le plus grand désordre dans les équipages qui allaient passer la rivière. Les voitures refluèrent avec précipitation vers les ponts et s’entremêlèrent de telle sorte, qu’il devint impossible de les faire avancer. Toutes ces voitures for­mèrent une masse informe et immobile, exposée sans défense aux ravages du canon. Le maréchal Victor jugea qu’il ne pouvait assurer leur écoulement qu’en reprenant l’offensive pour éloigner les batteries.

A cet effet, il poussa contre le centre des Russes des co­lonnes d’infanterie qui, assaillies par le feu de l’artillerie, s’éparpillèrent dans les broussailles dont le ruisseau était bordé, et en ressortirent de nouveau en tirailleurs. Le 24e de chasseurs se porta contre eux et les repoussa«, alors, le maréchal Victor fit avancer sa droite, protégée par une batterie de la garde qui venait de s’établir sur la rive droite de la Bérésina et dont le feu prenait d’écharpe la gauche des Russes.

La première ligne du général Berg arriva fort à propos pour repousser cette attaque. Trente-six pièces de canon furent disposées le long du front des Russes, dont la gauche fut renforcée par le régiment de Sewsk, le 4er de marine et la dixième cohorte de milice de Pétersbourg, et plus tard par le régiment de Perm. La droite des Français fut obligée de rétrograder et la batterie à cheval n° 23, placée à droite des Russes, fit replier la cavalerie du général Fournier qui se mit en potence sur une hauteur à peu de distance des ponts.

Sur ces entrefaites, la réserve du général Foek arriva de Giskow et se porta derrière le centre, où les tirailleurs français avaient de nouveau gagné un terrain. Le général ©iebifesßk lâcha contre eux les régiments de Yesow et de Worotiége, qui les refoulèrent au delà du ruisseau, et s’emparèrent d’une batterie établie sur la rive opposée. Mais le maréchal Victor ayant poussé contre ces régi­ments sa réserve, composée d’infanterie et de cavalerie, ils furent renversés et rejetés d’errière le ruisseau.

Cette réserve, poursuivant ses succès, réussit même à percer le centre de la réserve russe. La batterie n° 11, que le général Föck fit jouer dans ce moment, arrêta d’abord les progrès des Français, qui furent définitivement répoussés par la charge de deux escadrons de cuirassiers et du ba­taillon de grenadiers de Powolowsk.

Les affaires ainsi rétablies au centre, le général Fock, avec une partie de sa réserve, se porta à droite, passa le ruisseau, et poussa contre la gauche des Français. Ce mouvement et le feu de l’artil­lerie russe, qui redoubla de vivacité, décidèrent la retraite du maréchal Victor.

Il replia sa ligne par un mouvement de conver­sion, la gauche en arrière, et se forma en demi-cercle près des ponts. L’obscurité qui survint mit fin au combat. Les Russes bivaquèreht sur le champ de bataille. Dans la soirée , ils furent joints par la deuxième ligne du corps de Berg, et pendant la nuit par les troupes de Steingeh.

Le total des troupes russes engagées au combat de Sîudianka ne s’élevait pas au delà de quatorze mille hommes, savoir : quatre mille hommes de l’avant-garde de  Wlastoff, quatre mille de la pre­mière ligne du corps de Berg, et six mille de la réserve de Foct. Les forces du maréchal Victor n’étaient pas tout à fait aussi consi­dérables. La perte éprouvée par l’armée du comte Wittgenstein, dans les journées du 27 et du 28, peut être évaluée à quatre mille hommes hors de combat. Les deux journées coûtèrent au corps de Victor deux drapeaux, quatre pièces de canon, et près de onze mille prisonniers, en y comprenant les sept mille de la division Partouneaux. Les Français perdirent en outre près de cinq mille tués, dont une grande partie étaient des traîneurs qui n’apparte­naient pas au neuvième corps.

Dans la nuit du 28 au 29, l’armée française fila sur Zembin. Le corps de Victor, profitant des ténèbres, traversa la rivière et prit la même direction; il abandonna sur la rive gauche douze pièces de canon, deux mille traîneurs qui furent faits prisonniers, et une énorme quantité d’équipages, dont la prise procura un riche butin aux troupes du comte Wittgenstein.

Le 29, l’armée française s’étendait de Zembin à Pletchénitza ; le quartier impérial de Napoléon fut porté à Kamenn.

Dès la veille, l’amiral Tchitchagoff, voulant utiliser une partie de sa nombreuse cavalerie, qui ne pouvait être employée sur le terrain boisé où son armée se trouvait engagée, détacha le général Lauskoï, avec vingt escadrons et un régiment de Cosaques, pour tâcher de gagner la tête de l’armée française, et entraver ainsi sa marche.

Le 29, vers midi, ce général fondit sur Pletchénitza, et enleva le général Kaminski et quelques fourriers qui s’y étaient rendus pour y marquer les logements du quartier impérial ; l’ap­proche d’une forte colonne française engagea le général russe à évacuer ce bourg.

Le 29, à la pointe du jour, l’amiral Tchitchagoff, informé de la retraite des Français, poussa son armée jusqu’à Brill. II recueillit, chemin faisant, sept pièces de canon abandonnées et trois mille traîneurs. Le gros de l’armée du Danube ne passa pas Brill ; l’ami­ral se contenta de lancer une nouvelle avant-garde, aux ordres du général Tchaplitz, composée de sept régiments de chasseurs, d’un d’infanterie, de vingt-quatre escadrons de cavalerie reguliere, de huit régiments de Cosaques, et de trois compagnies d’artillerie à cheval.

Les ponts sur la petite rivière de Gaina, et sur les marais qui la bordent, ayant été détruits par les Français, cette avant-garde se serait trouvée arrêtée par des obstacles invincibles, si le froid violent de la nuit précédente n’avait fait geler la rivière et les marais. Le général Tchaplitz les traversa sur la glace , et poursuivit l’arrière-garde française jusqu’au cabaret de Kabinskaïa-Roudnia, où il passa la nuit après avoir enlevé une pièce de canon et ramassé plus de deux cents prisonniers, dont un officier général.

Le maréchal Victor ayant détruit dans sa retraite les ponts sur la Bérésina, le comte Wittgenstein se trouva dans l’impossibilité de la passer, et dut se contenter de faire avancer l’avant-garde du géné­ral Wlastoff jusqu’au bas de la rivière, pour canonner des colonnes françaises qui paraissaient encore sur la rive droite.

Le terrain entre Studianka et la Bérésina présentait un tableau horrible de désordre et de destruction : la plaine que les marais glacés formaient sur les bords de la rivière était encombrée de voitures de toute espèce, entre lesquelles on voyait errer une mul­titude d’hommes, de femmes et d’enfants à demi gelés, que la rupture des ponts abandonnait à leur malheureux sort.

Semblables aux ombres errantes sur les bords du Styx, ces infortunés jetaient des regards douloureux sur les flots qui mettaient un obstacle in­surmontable à leur salut. N’ayant plus de sentiment que pour cher­cher à alléger les souffrances physiques qu’ils enduraient, ils ne s’appliquaient qu’à se dérober aux tourments que la faim et le froid accumulaient sur eux.

Ici l’on voyait des camarades d’infortune se disputer avec acharnement des lambeaux dégoûtants de chair de cheval; là des groupes de malheureux épuisaient leurs dernières forces pour allumer du feu avec des roues de caissons et des crosses de fusils encore tout chargés. Les explosions fréquentes, suites naturelles de ces imprudences, achevaient de donner un caractère hideux à ces épouvantables signes, et augmentaient le nombre des cadavres, dont le ravage du canon, pendant le combat de la veille et l’encombrement da la route près des ponts au moment du passage avaient jonché le sol.

Les pertes étaient d’autant plus sensibles qu’elles portaient principalement sur les corps de Victor et d’Oudinot, les seuls qui eussent encore conservé jusque-là quelque tenue militaire. Leur désorganisation compléta celle de toute l’armée. Les cinquante mille hommes qui la composaient encore ne marchaient plus par corps, mais par bandes informes, qui ne reconnaissaient plus aucune loi de hiérarchie ni de discipline. Tous les efforts des officiers su­périeurs, pour remettre quelque apparence d’ordre parmi cette multitude, demeurèrent sans effet.

Le général Miloradowilch, qui, depuis Toloczin, suivait la grande route de Borisow, se trouvait trop arriéré pour prendre part aux affaires de la Bérésina. Le 27, il se porta à Kzroupka, et arriva à Borisow le surlendemain. Cependant l’armée de Kutuzoff continuait sa marche à gauche de la grande route. Le 27, le prince vint à Krougloié; son avant-garde, aux ordres du général Wassilozikoff, poussa jusqu’à Tsetsergin. Le 28, elle se porta à Oukhwaîy, et l’armée à Whomzi. Le 29, la dernière s’établit à Mikhéiwiczi, et le général Wassyliczikoff à Wychnié-Gorodno. Le lendemain, l’armée séjourna ; mais l’avant-garde poussa jusqu’à Oukholodi, sur la Bérésina.

Le 30, le quartier impérial de Napoléon fut porté à Pletchénitsa. Le général Tchaplitz poursuivit son arrière-garde au delà de Zembin, et lui enleva sept canons et près de quatre cents prison­niers. L’armée du Danube séjourna à Brill. Le pont pour l’armée du comte Wittgenstein ne se trouva prêt que dans la soirée.

Le 1er décembre, le quartier de Napoléon fut transféré à Staïki. Le général Platoff, réuni au général Tchaplitz, poursuivit l’ar­rière-garde française jusqu’à Khotiniczi, et lui enleva cinq canons et plus de cinq cents prisonniers. L’amiral, avec son armée, vint à Zembin. Le comte Wittgenstein, avec la sienne, demeura encore à Studianka, pour laisser écouler les bagages de l’armée du Danube, qui obstruaient le défilé de Zembin. Il se contenta de faire passer la Bérésina à une avant-garde commandée par le général Wlastoff, et composée de cinq bataillons, de six escadrons et d’un régiment de Cosaques, avec quatorze bouches à feu, en tout de trois mille cinq cents hommes. Elle poussa jusqu’à Kamean.

Le 2, le général Tchaplitz pénétra jusqu’à Starinki. L’arrière-garde, profitant du terrain très-boisé, se défendit pied à pied. Cependant on lui enleva encore une pièce de canon et près de quatre cents prisonniers. L’armée de l’amiral, vint à Pletctiénitsa ; celle de Wittgenstein atteignit son avant-garde à Kamenn. Le général Miloradowitch quitta Borisow et se porta à Jouriéwo.

On a vu précédemment que le général de Wrède, avec le sixième corps, s’était placé à Dockcmtzi. A l’approche du déta­chement du général-major Kutuzoff, ce corps battit en retraite par Dolgainöw, sur Wiléika. Toute son arrière-garde fut atteinte le 2, à Doîguinow, par l’avant-garde russe, sous les ordres dn colonel Teitenborn, qui lui enleva un certain nombre de prisonniers. Le même jour, le général-major Kutuzoff, avec le gros de son déta­chement, se porta à Bérésina.

Le 3, Napoléon arriva à Molodeczno. Son arrière-garde, pressée par les généraux Platoff et Tchaplitz, fut poussée au delà de Latigal, avec perte de neuf cents canons et de quinze cents prisonniers. L’amiral séjourna à Pletchénitsa, et le comte Wittgenstein à Kamenn. Le général Miloradowitch se rendit à Kossin.

Dès que le maréchal Kutuzoff eut été informé du passage de la Bérésina par les Français, et de la direction de leur retraite sur Vilna, il ordonna les dispositions suivantes :

Le comte Wittgenstein reçut ordre de se porter à droite de la route suivie par Napoléon, et de tâcher d’intercepter ses communications avec le corps de Macdonald. L’amiral Tchitchagoff dut continuer à suivre les traces de l’armée française. Il fut prescrit au général Platoff de prendre à gauche, afin de harceler sa retraite en l’attaquant en flanc,  et en tâchant même de gagner la tête de ses colonnes. Le général Miloradowitch reçut ordre de se porter, par Logoïsk, Radochkowiczi, Khokhly, Zabrezie, Oicliany, Malyia-Soleehniki et Roudniki, sur Troki, entre l’armée de l’amiral et la grande armée russe, laquelle, après avoir passé la Bérésina à Joukowitz, fut destinée à se porter, par Smolewiczi, Miczany, Zaslaw, Raksw, Wologin, Wichnaw, 01-halymalyia-Solechniki et Roudniki, sur Troki, afin d’empêcher la jonction du prince de Schwarzenberg avec les débris de la grande armée française.

Le 2, l’empereur Napoléon se rendit à Picnitza. Son arrière-garde, toujours poursuivie par les généraux Platoff et Tchaplitz, fut rejetée jusqu’à Molodeschno, et perdit trois canons et près de cinq cents prisonniers. L’amiral vint à Illia, et le comte Wittgen­stein à Khorochew. Le comte Orloff-Denizoff atteignit le corps du général de Wrède à Wiléika, et, après un court combat, l’obligea à continuer sa retraite, qui s’effectua les jours suivants, par Narocz, Nestawchki, Swranki et Nemenczin, sur Vilna. Le comte Orloiï-Denizoff, ayant reçu l’ordre de rejoindre la grande armée, laissa, sous le commandement du général Borosdin, les troupes dont le comte Wittgenstein l’avait renforcé. Le général Miloradowilch se porta à Logoïsk.

Le 3, Napoléon arriva à Smorgoni. Son arrière-garde essaya de tenir ferme à Molodeschuo, derrière la rivière d’Oucha; mais le général Tchaplitz, ayant passé cette rivière à trois verstes au-des­sous de ce bourg, réussit à couper une parlie des troupes qui la composaient, et en poussa les débris jusqu’à Markowa. Dans cette journée, les Français perdirent vingt-quatre canons et deux mille cinq cents prisonniers.

Le général Plaloff, se conformant aux ordres qu’il avait reçus, se porta à gauche. L’amiral vint à Moîodeschno, et le comte Wittgenstein à Doîguinow.

Les calamités de l’armée française croissaient de jour en jour. Il semblait que la Providence eût réservé, pour la dernière époque de sa retraite, les plus durs des maux qu’elle avait résolu de rassembler sur sa tête. À mesure qu’elle se rapprochait de Vilna, le froid de­venait plus vif; il emportait des milliers d’hommes par jour, et cette mortalité était d’autant plus effrayante, qu’elle était hors de pro­portion avec l’effectif de ses cadres déjà si affaiblis. Les chemins étaient couverts de malheureux soldats dont l’épuisement, causé par une disette continue, les rendait d’autant moins propres à soutenir les fatigues et les rigueurs de la saison. La vue de ces désastres et l’impossibilité d’y remédier déterminèrent l’empereur des Français à quitter son armée, dont la destruction paraissait inévitable.

Le 3, tous les principaux officiers furent réunis au quartier général de Smorgoni. Napoléon déclara qu’il confiait, en son absence, le commandement de l’ar­mée au roi de Naples, et se rendit à Paris.

On a jugé diversement ce départ, et cependant rien de plus facile que de le justifier, dit Boutourlin [14]Histoire militaire de la campagne de Russie en 1813 ; tome II, page 392. . En effet, Napoléon n’était pas seulement le chef de l’armée qu’il quittait ; mais, puisque les destinées de la France entière reposaient sur sa tête, il est clair que, dans ces circonstances, son premier devoir était moins d’assister à l’agonie des débris de son armée, que de veiller à la sûreté du grand empire qu’il gouvernait. Il ne pouvait mieux satisfaire à ce devoir, qu’en se rendant à Paris, afin de hâter par sa présence l’organisation des nouvelles armées, devenues nécessaires pour remplacer celles qu’il venait de perdre.

La grande armée russe, s’étant remise en marche le 10, avait passé la Bérésina à Joukwels, et s’était rendue à Orcha. Le général Wassyliczikoff, avec son avant-garde, après avoir passé la Bérésina à Borisow, se rendit à Ouperewiczi. Le 2, le maréchal Kutuzoff, avec la grande armée, se porta à Rawanitsa, et son avant-garde à Skourets. Le 3, l’armée séjourna, et le général Wassyliczikoff vint à Starina, près de la poste de Joukhnowza, où il séjourna le len­demain.

Le maréchal-prince Kutuzoff résolut de se rapprocher de sa per­sonne des armées secondaires, pour diriger leurs opérations, vu que, par la nature des circonstances, elles devenaient principale­ment agissantes. Le 4, il transporta son quartier général à Kossin; le lendemain, à Belorouczié ; et le 6, il arriva à Radochkowiczi, où il trouva l’avant-garde du général Miloradowitch.

La grande armée, dont, en l’absence du maréchal, le général Tormasoff prit le commandement, se porta le 4 à Chipiany, le 5 à Doubowikî, et l’avant-garde à Doubovliany. Le 6, l’armée s’établit à Gorodok, et le général Wassyliczikoff à Laporowiczi, où il séjour­nèrent le lendemain.

On a vu que l’amiral Tchitchagoff avait envoyé le général Touczkoff prendre le commandement des corps de Hertell à Mosyr. Le général Touczkoff se mit en marche de cette ville avec quinze bataillons, quatorze escadrons, deux régiments de Cosaques et deux compagnies d’artillerie, et se dirigea sur Borisow.

Le 27 no­vembre, il coucha à Bobrouïsk ; le 30 à Pobolow; le 2 décembre, à Golynkaj, le 4, à Swoslsez; et le 5, il arriva à Jakchitsy, où il reçut l’ordre du maréchal de se porter sur Minsk.

Le général Essen, avec son corps, avait reçu ordre de rejoindre l’amiral sur la Bérésina, en se portant de Ratoo, où il se trouvait le 29 novembre, par Pinsk. Ayant appris que cette dernière ville était occupée par les Autrichiens, il crut devoir faire un plus grand détour : le 19, il se rendit à Datin ; le 2 décembre, à Czeremouchka; le 3, à Welick; le 4, à Borowiczi, et le 5, à Kolki, sur le Styr, où il séjourna les deux jours suivants.

Le passage de la Bérésina par l’armée française est un événe­ment d’une si haute importance, et a été le sujet de tant de juge­ments contradictoires, que les militaires de tous les pays ne pour­ront manquer de nous savoir gré de leur présenter ici un examen critique des opérations de cette mémorable époque de la cam­pagne. Nous l’empruntons au colonel Boutourlin, le plus impartial de tous les historiens de la campagne de 1812.

Le récit qui précède offre un tableau exact des pertes cruelles dont l’armée française paya ce fameux passage ; cependant, il est vrai de dire que l’événement ne répondit point aux espérances que la marche des armées secondaires sur les communications des Français avait inspirées aux Russes, et qui n’allaient à rien moins qu’à voir toutes les issues fermées pour le retour de Napoléon et de ses troupes. Le renversement de ces espérances causa un mécontentement assez général, dont le mauvais effet rejaillit sur les généraux russes, que l’opinion publique rendit responsables de l’exécution du projet d’opération arrêté.

L’amiral Tchitchagoff, qui, malheureusement pour lui, se trouva le plus en évidence, fut le premier attaqué; mais le comte Witt­genstein et le maréchal Kutuzoff lui-même eurent aussi leur tour.

Tous trois furent jugés et défendus par des militaires ou par ceux qui croyaient l’être. La controverse qui s’établit à ce sujet devint d’autant plus vive, que les passions individuelles qui s’en mêlèrent ne tardèrent pas à substituer des raisonnements intéressés à la place de considérations basées sur les véritables principes de l’art. Rapportons d’abord les reproches que l’on a faits aux trois géné­raux russes, puis nous les examinerons.

L’amiral Tchitchagoff fut accusé d’avoir le plus contribué à laisser échapper l’armée de Napoléon, en négligeant de défendre convenablement le cours de la Bérésina entre Wassilowo et Borisow. Cependant, l’amiral avait pris des précautions; car, à ce sujet, on lit dans les manuscrits de M. de Langeron le passage ci-après :

« Avant de marcher, Tchitchagofff, dans un ordre du jour, donna le signalement de Napoléon, qu’il disait avoir beaucoup connu à Paris, afin que, s’il se déguisait pour s’échapper, on pût le recon­naître. Cet ordre était fort inutile; par les dispositions de notre chef, Napoléon n’avait pas besoin de se déguiser pour s’échapper: on lui ouvrit le chemin, et il en profita.

« On m’a assuré que Tchitchagoff avait voulu joindre la silhouette de Napoléon à son ordre du jour : il valait mieux le prendre que le dessiner. »

On reprocha au comte Wittgenstein de n’avoir pas songé à se mettre en communication directe avec l’amiral, comme les in­structions qu’il avait reçues le lui prescrivaient, et de n’avoir point effectué sa jonction avec ce dernier, en se portant de Tschachniki, par la rive droite de la Bérésina, sur Borisow.

« Wittgenstein, dit M. de Langeron, fit une grande faute de se porter sur Borisow ; il aurait dû marcher droit sur Studianka. Il vint dans la journée du 28 s’aboucher avec Tchitchagoff près des bois de Stakow, et y resta longtemps avec lui ; je le vis et il me parut qu’il ignorait en grande partie tout ce qui s’était passé, ce qui, du reste, était fort simple, mais s’il eût pu en être mieux instruit et commencer par se débarrasser de Victor, en le poussant vivement, se réunir ensuite (en passant la Bérésina sur des pon­tons) avec ses trente mille hommes aux trente mille de Tchitcha­goff, Napoléon ne pouvait échapper. Hertell aurait pu venir aussi avec ses dix ou douze mille hommes ; mais toutes ces forces n’étaient pas nécessaires, Tchitchagoff seul suffisait. »

Tous les griefs produits contre le maréchal Kutuzoff ne tom­baient que sur la prétendue lenteur de la marche de la grande armée russe, depuis Krasnoé jusqu’à la Bérésina. On soutenait que si le maréchal avait déployé plus d’activité, il aurait pu encore venir à temps pour agir sur les derrières de l’armée française, occupée au passage.

Pour ce qui regarde l’amiral, il faut se rappeler qu’il n’avait que trente-deux mille hommes à ses ordres, avec lesquels il fallait s’opposer au passage d’une armée de quatre-vingt mille combat­tants, sur le développement d’une ligne de quatre-vingts verstes, depuis Wesselowo jusqu’à la Bérésina. Il n’aurait pu garder éga­lement tous les points accessibles de cette longue ligne, sans dissé­miner ses forces, et conséquemment sans les exposer à une ruine inévitable.

Il dut donc se résigner à ne surveiller plus particulière­ment que la partie où le passage des Français aurait pu avoir le résultat le plus avantageux pour eux. Or, nous avons vu que la direction sur Igoumen, qui leur donnait la possibilité de se réunir avec l’armée du prince Sclrwarzenberg, était précisément celle qui importait le plus de les empêcher de prendre. D’après ces considérations, il est évident que, sans injustice, on ne pourrait blâmer l’amiral d’avoir fixé son attention sur la basse Bérésina. Ces mêmes considérations justifient également sa marche sur Cabachewiczi, qu’il n’exécuta que pour empêcher l’ennemi de gagner sa droite.

On ne saurait nier que cette marche ne devînt par le fait une des principales causes de la facilité que Napoiéon trouva à achever son passage; mais, en jugeant d’après l’événement, on s’exposerait trop souvent à condamner les opérations les mieux conçues. Et qu’auraient dit ceux qui critiquent si amèrement l’a­miral, si, au lieu de se porter à Cabachewiczi, il avait marché à Zembin, et que Napoléon, au contraire, eût passé la rivière à Oucholodi ou à Begui ? On conviendra cependant qu’il n’aurait pas trouvé sur ces points plus d’obstacles qu’il n’en rencontra à Studianka.

Ceux qui censurent le comte Wittgenstein ne sont pas plus con­séquents. Pour lui reprocher de ne s’être pas mis en communica­tion directe avec l’amiral, et de ne s’être pas réuni à lui, il faut que, par ignorance ou par mauvaise foi, ils n’aient pas tenu compte de la topographie difficile da pays. S’ils avaient voulu y faire attention, ils auraient vu qu’autant les communications sont faciles et multi­pliées sur la rive gauche de la Bérésina, autant elles sont rares et difficiles sur la rive droite.

La seule route qui, sur cette dernière, mène de Lepel à Borisow, en passant par Dockchitzi et Pletchénitsâ, fait un détour immense qui présente plus de cent cinquante verstes de développement, tandis qu’il n’y a guère plus de soixante-quinze verstes de Lepel à Borisow par la rive gauche. C’était un avantage évident pour les Français, qui agissaient sur la corde de l’arc que les généraux russes avaient à parcourir pour concerter leurs opérations.

Il importe surtout d’observer que le comte Witt­genstein, contenu par le corps de Victor, qui était en mesure de former l’avant-garde de la grande armée française, n’aurait pu quitter les bords de l’Oula qu’après s’être bien convaincu que Na­poléon n’y marcherait point : connaissance qu’il ne put acquérir, le 22 novembre, qu’après la retraite de Victor, de Czeréia vers Toloczin. Si, à cette époque, il avait marché par Dockchitzi, pour opérer sa jonction avec l’amiral par la droite de la Bérésina, il ne serait pas arrivé à temps et aurait privé inutilement l’amiral, au moment décisif, d’une coopération qui contribua si puissamment à aggraver les pertes de l’armée française.

« Cependant, dit M. de Langeron, Tchitchagoff envoya à Pétersbourg le général Sabanéeff, son chef d’état-major, qu’il char­gea de rendre compte à l’empereur de ses opérations, et de justi­fier sa conduite. Le choix de ce général, de la part de l’amiral, n’était pas un trait d’esprit ni de jugement; Sabanéeff, qui l’avait parfaitement apprécié, ne le servit pas auprès de son souverain ; il devait dire la vérité, et il l’a dite.

« Tchitcliagoff écrivit à l’empereur qu’il n’avait rien à se re­procher, mais que, s’il avait fait des fautes, il n’y avait rien d’éton­nant, car il ne pouvait être partout, et n’avait pas sous lui un général en qui il pût avoir confiance.

« L’empereur ne partagea pas cette opinion. »

Enfin, pour répondre aux reproches adressés au maréchal, rela­tivement à la marche trop lente de la grande armée, nous invoque­rons le témoignage de ceux qui ont eux-mêmes fait cette rude campagne à sa suite ; ils ne refuseront pas de reconnaître que les troupes qui la composaient, après les fatigues extraordinaires qu’elles avaient éprouvées, se trouvaient si exténuées, que l’on n’aurait pu exiger d’elles de marches forcées sans les exposer à une ruine certaine.

En effet, l’armée avait déjà laissé en arrière près de la moitié de son monde, puisqu’elle ne présentait plus qu’un total de quarante-cinq mille hommes, y compris l’avant-garde du général Miloradowilch et le détachement du général Yermoloff.

Il faut considérer, en outre, qu’il eût été d’autant plus difficile au maréchal d’atteindre les Français sur la Bérésina, que, retenu par la nécessité de veiller à la réduction du corps de Ney, il n’avait pu quitter Krasnoé que le 19 novembre, et que ce jour-là même Napoléon passait déjà le Dnieper à Orsza. C’était déjà avoir assez d’avance sur les Russes; et, de plus, l’armée française tenant la route la plus courte, ceux-ci n’auraient pu l’y suivre en queue, vu le manque total de subsistances.

Conclura-t-on de ce qui vient d’être dit, que nous voulons éta­blir que les généraux russes furent entièrement exempts de blâme? Nous n’avons prétendu que les justifier sur les reproches qui leur ont été adressés ; mais nous croyons aussi que l’on pourrait en alléguer contre eux de mieux fondés, et prouver qu’ils n’ont pas fait tout ce que les circonstances où ils se sont trouvés, leur permettaient de faire pour entraver les opérations des Français.

D’abord on ne peut s’empêcher d’avouer que l’amiral manœuvra avec une lenteur qui eut une influence funeste sur l’ensemble des opérations. Le 27, de grand matin, il avait déjà acquis la certitude que le passage de l’armée française à Studianka n’était point une simple démonstration. Il se mit en marche sur-le-champ pour aller s’y opposer ; mais il s’arrêta mal à propos à la tête du pont de Borisow. De Chabachewiczi à cette tête de pont, il n’y a que vingt verstes, et il n’en restait plus que douze de la tête du pont à Brill : or, on avouera qu’une marche de trente-deux verstes n’est pas démesurée, et que par conséquent l’amiral aurait pu joindre le déta­chement du général Tchaplitz dans la soirée même du 27. S’il eût alors attaqué avec vigueur le peu de troupes françaises déjà établies sur la rive droite, il aurait pu avec d’autant plus de raison se flatter de remporter un avantage signalé, car près de la moitié de l’armée française n’avait pas encore passé la rivière.

Le lendemain l’amiral se montra plus actif. Sa halte intempestive à Stakhow lui fit perdre des moments précieux, dont les Français profitèrent pour s’ouvrir le passage l’épée à la main. Le combat de Stakhow, qui s’engagea aussitôt, ne fut pas conduit non plus comme il devait l’être. Si l’amiral, au lieu de permettre au général Sabanéeff de laisser débander la plus grande partie de son monde en tirailleurs, eût poussé en ayant avec des masses d’infan­terie, il aurait conservé à l’affaire un caractère d’offensive vigou­reuse, dont l’issue eût peut-être été d’acculer l’armée française à la rivière; tandis qu’en faisant engager ses troupes en tirailleurs, il les rejetait volontairement dans une défensive sans objet, et conséquemment sans autre résultat qu’une perte d’hommes inutile.

Mais c’est surtout les dispositions adoptées par les généraux russes pour la journée du 28, qui semblent donner prise à la critique. En partageant leurs forces sur les deux rives de la Bérésipa à la fois, ils énervèrent leurs efforts, la règle la plus incontestable de l’art militaire est de porter toujours les principales forces sur le point décisif, en négligeant les accessoires. Or, personne ne conteste que ce point-décisif ne fût sur la rive droite.

D’ailleurs, la topogra­phie du pays favorisait singulièrement les opérations des Russes sur cette rive, Le chemin, de Brill à Zembin, qui était l’unique voie de retraite des Français, traverse la petite rivière de Gaïna, qui, bordée de marais larges et profonds, présente un défilé de neuf cents toises de longueur, formé par une multitude de petits ponts de bois faciles à détruire.

Si le général Tchaplitz, forcé à la retraite dans la soirée du 26, au lieu de l’effectuer dans la direction de Stakhow, s’était replié sur Zembin, et placé derrière le défilé de Gaina, après en avoir détruit les ponts, l’armée de Napoléon, arrêtée en tête par ce grand obstacle, eût été retenue assez longtemps pour donner la faculté aux forces réunies de l’amiral, du général Yeraioloff, et de la plus grande partie de l’armée du comte Wittgenstein, de dé­boucher de Borisow par Stakhow sur Brill, et d’attaquer les Français en flanc et en queue.

Le corps de Victor eût été facilement contenu par le détachement du général Platoff, soutenu par le corps du général Steinyell, laissé à Staroï-Borisow pour achever le désarmement de la division Partouneaux. Ces forces, demeurées sur la rive gauche, semblaient d’autant plus suffisantes, que rien n’engageait à attaquer sérieusement Victor, dont le sort devait aussi se décider sur la rive droite.

Si les généraux russes avaient remporté la victoire à Brill, comme ils pouvaient l’espérer, vu la masse des forces qu’ils eussent mises en action et la désorganisation des corps ennemis qui leur étaient opposés, l’armée française, refoulée dans l’angle formé par la Bérésina et les marais de la Gaina, eût été entièrement abîmée; et le corps de Victor, isolé sur la rive gauche, se serait vu obligé de mettre bas les armes. Tel eût été probablement le résultat de l’occupation du défilé de la Gaïna par le général Tchaplitz, et des opérations en masse des généraux russes par la droite de la Béré­sina.

L’amiral et le comte. Wittgenstein devaient d’autant moins ba­lancer à agir ainsi, que, dans le cas même où, contre toute probabilité, le sort du combat de Brill se fût décidé en faveur de l’en­nemi, ils n’avaient qu’à se replier sur Slakhow, pour prendre la forte position couverte par la rivière de Brodnia.

Napoléon n’en eût pas moins été fort embarrassé pour sortir de la contrée maré­cageuse renfermée par la Gaïna et la Brodnia. Au reste, en suppo­sant même que les généraux russes aient eu des raisons particulières pour adopter les dispositions qu’ils exécutèrent, il reste toujours évident que le général Tchaplitz est inexcusable de n’avoir pas songé à détruire les ponts du défilé de la Gaïna, et l’amiral de ne lui en avoir pas donné l’ordre positif.

« Nous ne pouvons dissimuler, dit M. Boutourlin, que la con­duite de l’empereur des Français, dans cette circonstance impor­tante, est au-dessus de tout éloge. Le danger imminent où il se trouva, ranima encore une fois son génie militaire, qui, depuis Moskow, semblait sommeiller. Investi de tous côtés, Napoléon ne perd pas la tête : il trompe, par des démonstrations habiles, les généraux qui lui sont opposés, et glissant, pour ainsi dire, entre les armées qui s’apprêtent à fondre sur lui, il exécute son passage sur un point bien choisi, où tout l’avantage du terrrain se trouve de son côté. Le mauvais état des ponts dont il ne dépendait pas de lui d’améliorer la construction, fut l’unique cause qui, en ralentis­sant l’occupation, la rendit si périlleuse. Ainsi, les grandes pertes que les Français éprouvèrent ne sauraient être attribuées à Napo­léon, et ne doivent être mises que sur le compte des circonstances malheureuses où son armée se trouvait, et qu’il n’était plus en son pouvoir de maîtriser. »

Pendant que la catastrophe de la Bérésina s’accomplissait, les restes de la grande armée ne formaient plus sur l’autre rive qu’une masse informe, qui se déroulait confusément en s’écoulant vers Zembin. Tout ce pays est un plateau brisé d’une grande étendue, où les eaux, flottant incertaines entre plusieurs pentes, forment un vaste marécage. L’armée le traversa sur trois ponts consécutifs de trois cents toises de longueur, avec un étonnement mêlé de frayeur et de joie.

Ces ponts magnifiques, faits de sapins résineux, commençaient à quelques verstes du passage. Tchaplitz les avait occupés pendant plusieurs jours. Un abattis et des tas de bourrées, d’un bois com­bustible et déjà sec, étaient couchés à leur entrée, comme pour lui indiquer ce qu’il avait à en faire. Il n’aurait d’ailleurs fallu que le feu de la pipe de l’un de ses Cosaques pour incendier ces ponts. Dès lors tous nos efforts et le passage de la Bérésina eussent été inutiles. Pris entre ces marais et le fleuve, dans un espace étroit, sans vivres, sans abris, au milieu d’un ouragan insupportable, la grande armée et son empereur eussent été forcés de se rendre sans combat.

Dans cette position désespérée, dit M. de Ségur [15]Histoire de Napoléon et de la grande armée en 1812 ; tome II , où la France entière semblait prise en Russie, où tout était contre nous et pour les Russes, ceux-ci ne firent rien qu’à demi, Kutuzoff n’arriva sur le Dnieper, à Kopis, que le jour où Napoléon abordait la Bérésina. Wittgenstein se laissa contenir pendant le temps nécessaire. Tchitchagoff fui défait, et sur quatre-vingt mille hommes, Napoléon réussit à en sauver soixante mille.

Il était resté jusqu’au dernier moment sur ces tristes bords, près des ruines de Brilowa, sans abri, et à la tête de sa garde, dont la tourmente avait détruit le tiers. Le jour, elle prenait les armes et restait rangée en bataille ; la nuit, elle bivaquait en carré autour de son chef : là ces vieux grenadiers attisaient sans cesse leurs feux. Ou les voyait assis sur leurs sacs, les coudes appuyés sur leurs genoux et la tête sur leurs mains, sommeillant ainsi repliés sur eux-mêmes, pour que leurs membres s’échauffassent l’un l’autre, et pour moins sentir le vide de leurs estomacs.

Pendant ces trois jours et ces trois nuits, Napoléon, au milieu d’eux, le regard et la pensée errant de trois côtés à la fois, soutint le deuxième corps de ses ordres et de sa présence, protégea le neu­vième corps et le passage avec son artillerie, et s’unit aux efforts d’Êblé pour sauver de ce naufrage le plus de débris possibles.

Le 29, l’Empereur quitta les bords de la Bérésina, poussant devant lui la foule des hommes débandés, et marchant avec le neu­vième corps désorganisé. La veille, le deuxième, le neuvième corps et la division Dombrowski présentaient un ensemble de quatorze mille hommes, et déjà, à l’exception d’environ six mille hommes, le reste n’avait plus forme de division, de brigade et de régiment.

C’étaient encore soixante mille hommes, mais sans ensemble. Tous marchaient pêle-mêle, cavalerie, fantassins, artilleurs, Fran­çais et Allemands : il n’y avait plus ni ailes ni centre. L’artillerie et les voitures roulaient au travers de cette foule confuse, sans autre instruction que celle d’avancer autant que possible.


 

References

References
1 Histoire de l’expédition de Russie
2 Itinéraire de l’empereur Napoléon
3 Caulaincourt
4 Chambray,
5 Chambray, Histoire de Vexpédition de Russie, tome II, page 308.
6 Le baron Fain, Manuscrits de 1812.
7 Mémoires de Constant.
8 Mémoires de Constant
9 Le comte de Ségur, Histoire de Napoléon et de la grande armée en 1812.
10 le colonel Dubois sera nommé général de brigade
11 Relation complète de la campagne de Russie en 1812, page 398
12 Relation complète de la campagne de Russie en 18i2, page 398.
13 Histoire militaire de la campagne de Russie, tome II, page 372
14 Histoire militaire de la campagne de Russie en 1813 ; tome II, page 392.
15 Histoire de Napoléon et de la grande armée en 1812 ; tome II