(Extrait de : « L’expédition de Sardaigne – Le lieutenant-colonel Bonaparte à la Maddalena – Lieutenant E. Peyrou – Paris – 1912)
L’escadrille est mouillée à Bonifacio depuis le 2 janvier. Les matelots qu’elle porte sont les dignes camarades de ceux qui se sont distingués à Ajaccio par leurs méfaits.
Quand ils descendent à terre, ils ne cessent de chanter les chants révolutionnaires et y joignent volontiers des démonstrations bien peu rassurantes pour les paisibles Bonifaciens.
Le 9 février, peu s’en fallut qu’ils ne tuent Bonaparte. Ce jour-là, ils se livraient à une de ces manifestations qui leur étaient familières. Après avoir parcouru les ruelles étroites et tortueuses de Bonifacio, en chantant la Carmagnole et le Çà ira, ils s’arrêtèrent sur la place publique afin de danser la farandole traditionnelle en Provence. Bonaparte était présent, par hasard. Indisposé par les cris révolutionnaires des manifestants, il ne put s’empêcher de hausser les épaules. Cette marque de désapprobation publique souleva la colère des Marseillais, et subitement. les matelots se ruèrent sur le lieutenant-colonel Bonaparte. Surpris, celui-ci n’eut que le temps de se jeter sous un portique. Les Provençaux l’y poursuivirent pour l’écharper. Par bonheur, le sergent Brignoli, de Bastelica, dit Marinaro, se trouvait à bonne portée. Le Corse brandit son stylet et bondit au secours de son chef. Le Marseillais qui tenait Bonaparte tomba frappé à mort. D’autres soldats corses intervinrent à leur tour ; et les marins de l’escadrille pensèrent, avec juste raison, qu’il valait mieux regagner le port. Bonaparte était sain et sauf.
Il y avait, au fond du goulet de Bonifacio, la corvette la Fauvette et seize petits bâtiments, les felouques la Liberté, la Vigilante et la Fidèle, la tartane Saint-François, le brigantin l’Annonciation et quelques bâtiments de charge et de transport. La Fauvette comptait vingt bouches à feu. Colonna-Césari jugea cet armement insuffisant pour résister aux demi-galères sardes et donna l’ordre que quatre pièces tirées de la citadelle soient transportées à bord. On n’avait ni ouvriers ni charpentes; il fallut traîner ces canons, au prix de mille difficultés, le long des rochers sur lesquels étaient construits les remparts.
Ainsi la corvette compta vingt-quatre bouches à feu, deux pièces de 24 et deux coulevrines de 8. Le capitaine Goyetche prépara tant bien que mal des approvisionnements pour quarante ou cinquante jours et, à force d’énergie, mit tout en ordre pour partir. Il n’attendit plus bientôt que des vents favorables et… Césari. Le corps expéditionnaire à embarquer comptait le 2e bataillon de volontaires et les deux compagnies du 4e bataillon, soit 450 hommes, et une compagnie du 52e régiment, soit 150 grenadiers commandés par le capitaine Ricard. Bonaparte commandait l’artillerie et le capitaine Moydié le génie. Cela faisait une troupe de débarquement de 600 hommes environ sous les ordres du lieutenant-colonel Quenza.
D’un côté, les vents contraires et la tempête immobilisaient l’escadrille ; d’autre part, les volontaires, par crainte de la mer, refusaient de monter à bord. Colonna-Césari. inerte, s’inclinait devant l’indiscipline de ses soldats. Certainement ils ne se seraient jamais embarqués si Bonaparte et Quenza ne leur en avaient pas imposé par une attitude énergique, si surtout la population bonifacienne ne les avait pas exhortés vivement à aller combattre les Sardes. Les volontaires durent se résoudre à gagner leurs bateaux, et, comme le vent avait cessé dans la nuit du 19 Février au 20, on put mettre à la voile et arriver, au lever du jour, à proximité de la Sardaigne. Soudain, un vent violent se leva. Le débarquement devenait impossible, il valait mieux retourner à Bonifacio. Seule la Fauvette, qui portait Bonaparte et l’état-major du corps expéditionnaire, mit ses voiles à la cape et attendit meilleur temps.
Le 22, on retourna vers la Maddalena. Les Sardes étaient prévenus et, dès que la corvette française sc présenta à bonne portée des îles, elle fut accueillie par le feu des trois canons des petites galères commandées par les chevaliers Porcile et Constantin. Un homme fut tué, mais la Fauvette ne subit que très peu de dommages.
Colonna-Césari avait résolu de débarquer dans l’île de San Stefano, qui fait face au port de la Maddalena, et de diriger de là ses opérations.
San Stefano avait un bon port, protégé par une superbe tour carrée, entourée de fossés et garnie de trois pièces de canon. Trente hommes du régiment de Courten y tenaient garnison et étaient chargés de la défense.
Le 22,à l’approche de la nuit, Césari donna l’ordre à une division de ses troupes de débarquer dans l’île de San Stefano et de s’y retrancher. Les Sardes, d’abord résolus à s’opposer à la tentative des Français, s’étaient postés derrière les rochers à proximité du lieu de débarquement. Mais si tous les Sardes étaient armés, beaucoup tenaient la Corse pour patrie ; plutôt que de combattre, ils préférèrent se réfugier dans la tour de Villa-marina, d’autant plus volontiers qu’une pluie torrentielle ne cessait de tomber.
« C’était, dit Bonaparte, le moment favorable, qui à la guerre décide tout »,
de tenter un coup de main sur la Maddalena, de s’en emparer à la faveur de la nuit et de remplir ainsi la mission qui était confiée à Césari. Malheureusement, l’avis du lieutenant-colonel Bonaparte ne put prévaloir malgré ses insistances, et la nuit se passa dans l’inaction.
Pendant ce temps, les petites galères sarcles échappaient à la corvette. Connaissant parfaitement ces parages semés de rochers, n’ayant besoin que de très peu de fond et naviguant à la rame, elles avaient pu se réfugier sur la côte nord de l’ile.
Favorisé par le terrain, Bonaparte s’empara en quelques heures des magasins qui étaient à courte distance de la tour. Dès que les soldats corses, qui avaient montré tant d’indiscipline, virent les magasins pris et apprirent que déjà on cherchait à élever une batterie, ils voulurent aller tout droit à l’assaut, sans savoir comment et n’obéissant qu’ù leur emportement.
Il fallut les retenir et les empêcher de se faire tuer inutilement. Le canon paraissait nécessaire pour prendre la tour; Césari fît donc approcher la corvette. Mais celle-ci, encore sous l’impression de la perte qu’elle avait subie à la première rencontre de l’ennemi, s’embossa beaucoup trop loin pour effectuer un tir efficace avec son canon de 36.
La simple menace de la corvette fut suffisante pour que la garnison se rendît : une simple sommation de Césari et la tour fut évacuée.
A 4 heures du soir, l’île tombait entre nos mains et tout ce que contenaient les magasins de provisions pour les galères était déclaré de bonne prise.
Bonaparte fit alors établir, face à la Maddalena, une batterie qu’il garnit d’un obusier et de deux pièces de 4. Il aida lui-même ses soldats à établir les retranchements et les parapets, et, grâce à son activité et à son exemple, tous les travaux étaient terminés à 1 heure du matin. Ses pièces dominaient le port, le village et même les batteries de la Maddalena.
Mais la Maddalena est mieux défendue que San Stefano. 150 hommes du régiment de Courten, commandés par le lieutenant Barmann, et environ 300 miliciens sont décidés à s’y bien défendre. La ville elle-même est flanquée de deux batteries qui barrent de leurs feux l’entrée du port où mouillent les demi-galères.
Le 24, Bonaparte ouvre le feu sur la Maddalena. De même qu’il avait bêché pour construire les plates-formes de sa batterie de San Stefano, de même il pointe ses pièces.
Le bombardement dura toute la journée. L’effet moral fut immense ; les habitants de la Maddalena s’enfuirent chercher abri dans les rochers avec la garnison apeurée, si bien qu’il ne restait plus personne pour servir les batteries ennemies.
Bonaparte se contenta-t-il de pointer des bombes vides afin d’effrayer seulement les habitants ses compatriotes, ou bien ne put-il lancer que des projectiles vides et inoffensifs à la vue desquels il cria à la trahison ? Ou bien n’envoya-t-il de sa main qu’une seule bombe qui atteignit l’église et fut vendue par la paroisse, en 1832, pour 30 écus ? On ne sait. Nasica, dont la chronique tient quelquefois de la fable, dit que « Napoléon avait eu la précaution d’envoyer les bombes dans les alentours de la ville, afin de causer le moins de dommage possible ; il voulait intimider les habitants pour les amener à capituler, mais il n’avait nulle envie de leur faire du mal » ; Colonna-Césari, qui ne cite qu’une fois le nom de Bonaparte dans la partie de ses Mémoires relatifs à la contre-attaque de la Maddalena, parle laconiquement de « la bombe qui avait fait fuir tous les habitants du village ».
Le mieux est de s’en rapporter à Napoléon lui-même.
Dans sa lettre du 2 mars au ministre de la guerre, il assure qu’il a envoyé, le 24 et le 25 février, des bombes et des boulets rouges sur la Maddalena, qu’il a mis le feu au village, démoli plusieurs maisons, incendié un chantier de bois, démonté et réduit au silence les batteries des deux fortins.
Depuis deux jours, la pluie ne cessait de tomber; le vent souillait avec une violence particulière aux Bouches-de- Bonifacio. Il n’y avait ni bois aux alentours, ni effets de campement dans les approvisionnements ; il fallut passer la nuit sans abri contre l’eau et le froid, avec un peu de pain pour toute nourriture; Bonaparte dut manger sans sel un morceau de chevreau que Costa de Bastelica avait pu trouver.
Le 24 au soir, Césari convoqua en un conseil de guerre, dans le magasin de San Stefano, tous les officiers, y compris ceux de la corvette,
On arrêta que l’assaut serait donné le lendemain contre la Maddalena. Dès le point du jour, on devait s’embarquer sur les gondoles du convoi, marcher sur le village et enlever les deux mauvaises batteries qui le défendaient.
En même temps, la corvette opérerait contre les demi-galères et procéderait à un simulacre de débarquement sur un autre point de la côte.
Dès que cette résolution fut communiquée aux troupes corses, celles-ci exultèrent de joie ; la canonnade avait éveillé leur courage et la précision des batteries de Bonaparte avait fait naître bien des espérances.
Colonna-Césari subissait la volonté de ses subordonnés. À Bonifacio, il s’était désintéressé des troupes qu’il devait emmener; il avait mis à la voile et ne s’était pas un instant préoccupé de savoir s’il était suivi par ses propres soldats. L’attitude des Bonifaciens avait seule déterminé le départ des volontaires. A l’arrivée à San Stefano, les opérations avaient été dirigées, presque contre son gré, par Quenza et Bonaparte. Il sentait son prestige effacé par l’activité et l’ambition de ses sous-ordres. Le conseil de guerre, qu’il avait réuni le 24 au soir, ne devait que masquer ses hésitations. Les événements allaient dénoncer cette situation dans laquelle Césari se débattait si péniblement.
Les équipages ne partageaient pas l’enthousiasme, tardif sans doute, mais réel, des volontaires corses. Ils avaient peur, ces paysans de Provence, qui n’avaient de marin que le nom ; ces sans-culottes, arrachés à leurs terres, avaient la nostalgie de leur pays et étaient moins soucieux de gloire et de combats qu’avides de discours révolutionnaires. Ils s’imaginaient que l’île de la Maddalena était peuplée de milliers d’ennemis, qui tout récemment venaient d’être ravitaillés en vivres et munitions, ils parlaient de dangers fantastiques qui les entouraient et les menaçaient ; ils craignaient de mourir loin du clocher de leur village. Et, tandis qu’ils discouraient sur les douceurs d’une vie tranquille et sur l’inutilité de conquérir quelques îlots rocheux, leurs officiers, pleins de lâcheté, écoutaient ces propos veules d’une oreille indulgente.
Vers minuit et demi, Colonna-Césari fui prévenu que la Fauvette, embossée par le travers de l’ile de Cabrera, manœuvrait pour partir, Césari, qui avait un instant quitté le bord, regagna la corvette accompagné de ses douze gendarmes. Il leur donna la consigne de ne s’éloigner sous aucun prétexte de sa chambre, où il conservait le trésor de la troupe, puis il appela le pilote Santo Valéri, de Bastia, et fit mettre le navire face aux demi-galères ennemies. Ces précautions prises, il réunit sur le pont les officiers de l’escadrille, et leur demanda le motif de la grave faute d’indiscipline dont on lui avait rendu compte. Ils répondirent que les équipages voulaient la retraite immédiate et que, leur volonté étant souveraine, il fallait s’incliner devant elle.
Césari parut troublé et, sans insister, descendit se coucher dans sa chambre située à la sainte-barbe. Vers 7 heures, un jeune mousse vint lui demander, au nom de l’équipage, de monter sur le pont. Le commandant en chef de l’expédition se rendit à cet ordre des matelots. IL les trouva rassemblés et commença ù discuter avec eux de l’acte d’insubordination que l’on commettait. Mais il manquait de cette conviction qui rend les hommes éloquents ; ses paroles et ses menaces furent vaincs. « Dans quelques heures, dit-il, le drapeau flottera sur la Maddalena. » Les marins prirent une attitude dédaigneuse, ils n’avaient plus confiance en leur chef. Alors Césari eut un geste malheureux qui acheva de le perdre ; il s’approcha d’un baril de poudre et, d’une voix entrecoupée par l’émotion, s’écria : « Un mot de moi et la corvette saute ! » Personne ne bougea; Césari avait déjà donné trop de preuves de pusillanimité pour que ses soldats le croient un seul instant capable d’un pareil sacrifice ; alors Césari fondit en larmes, il sombrait sous le ridicule.
Goyetche fit mine de s’incliner devant les circonstances et demanda alors à l’équipage de traduire sa volonté par un vote :« Que ceux qui veulent protéger la retraite, dit-il, et sauver leurs frères de San Stefano se portent à tribord ! Que les autres restent à bâbord ! » La majorité se porta à bâbord. Et Césari, vaincu, prisonnier de ses propres hommes, dut dicter à haute voix l’ordre de la retraite. Il n’eut même pas le temps d’ordonner qu’on portât secours à ses troupes de terre. Les marins lui enlevèrent l’ordre des mains et, accompagnés d’un officier du bord, allèrent le porter aux troupes de Quenza.
« Cher Lieutenant-Colonel, y était-il dit, la circonstance exige que l’armée se mette aussitôt en mouvement et pense à la retraite
Vous garderez de votre côté toute la contenance possible. Vous ferez jeter à la mer les effets de guerre que vous ne pourrez pas faire embarquer, et, aussitôt rendu sur le convoi, vous viendrez vous mettre sous la protection de la frégate, pour que les demi-galères ne puissent pas vous offenser.
Dans une crise aussi grave, j’exhorte l’armée et vous, à faire connaître de la promptitude et de l’adresse, comme je vous l’ai dit. »
En recevant cet ordre, le capitaine Ricard, Quenza et Bonaparte furent stupéfaits ; ils ne comprenaient pas cette décision de leur chef qui les arrêtait au moment de saisir la victoire et quand l’ennemi renonçait à la disputer. Bonaparte surtout, ardent et jeune, avait la rage au cœur. Il refusait d‘exécuter les ordres, qu’il venait de recevoir de Quenza, de faire ses préparatifs pour la retraite.
Enfin la volonté de Césari s’exécuta. Mais la troupe impressionnable des volontaires qui, il n’y avait qu’un instant, refusait de quitter la rive sarde, se précipita tout à coup et sans raison, dans le plus grand désordre, vers le rivage aux cris de : « Sauve qui peut ! » Les pièces d’artillerie, un mortier et deux canons durent être abandonnés, et le mortier, qui porte le chiffre de Louis XVI, se trouve aujourd’hui au bastion dit de la Maddalena, à Alghero, en Sardaigne.
La fuite avait été si désordonnée que l’on oublia de prévenir du départ la compagnie de grenadiers du 52e régiment d’infanterie.
Il fallut le dévouement des capitaines Pierre Pereti et Gibba pour aller chercher les hommes du détachement français qu’on avait oubliés en territoire ennemi et les embarquer un à un sur les felouques. Il était minuit.
L’escadrille mit le cap sur Santa Manza, où elle arriva à 8 heures du matin le 27 février.
Pendant la nuit, des incidents déplorables se renouvelèrent à bord. La compagnie des grenadiers menaça de lanterner Césari, sous prétexte qu’ils avaient dû abandonner la victoire sans avoir été forcés par l’ennemi.
Le sort de l’expédition avait été misérable ; on ne sut cependant que se complimenter. Les officiers du bord offrirent à Césari « un certificat exact de ce qui s’était passé à bord », et celui-ci affirma qu’il ne les considérait pas comme des hommes sans honneur. Au surplus, ajouta Césari,
« l’équipage, je l’ai vu bien subordonné aux manœuvres ; il n’a été lâche et insubordonné que pour vouloir s’en aller et forcer à la retraite ».
Ainsi se terminait la contre-attaque de la Maddalena.
Bonaparte voyait avec dépit ses projets ambitieux avorter. Il avait espéré pouvoir se distinguer ; des événements malheureux avaient dissipé ses rêves. Avait-il donc déployé en vain son activité depuis sa rentrée en Corse ? N’avait-il donc tant intrigué, pour son élection au grade de lieutenant-colonel, que pour participer à une expédition honteuse ? Il ne put s’empêcher d’exprimer tous ses regrets à Césari. Celui-ci lui tournait le dos. « Il ne me comprend pas ! » s’écria Bonaparte, et il continua à murmurer contre ce beau cheval de bataille qui n’avait su conduire ses soldats qu’à une déroute devant un ennemi imaginaire.
Comme on ne cessait de se congratuler au sujet de cette honteuse aventure, Bonaparte ne refusa pas de signer la « déclaration des différents corps de l’armée », où les officiers corses « se félicitaient de devoir toujours conserver du zèle et du patriotisme de Césari l’opinion qu’ils avaient toujours eue ».
Mais le 1er mars, à Bonifacio, avec sa décision ordinaire, Bonaparte rédigea coup sur coup un projet d’attaque et deux mémoires : l’un sur la nécessité de se rendre maître de l’île de la Magdeleine, et l’autre sur une nouvelle attaque de la Magdeleine. Ce dernier portait en appendice des ordres précis pour l’exécution des opérations.
Bonaparte estimait que l’injure faite à l’honneur français devait être réparée, que l’on devait retourner en Sardaigne, reprendre les pièces d’artillerie qu’on avait dû y abandonner et « laver aux yeux de l’Italie entière la tache qu’on s’y était faite ».
Il fallait, disait Napoléon, former un convoi de gondoles légères et d’embarcations à la rame, qui, sous la protection d’une corvette et d’une frégate, transporteraient les troupes. On détacherait ensuite deux chaloupes-canonnières pour intercepter toute communication entre les îles et la Sardaigne, tandis que deux autres iraient combattre les demi-galères, il estimait à 1.000 hommes l’effectif du corps de débarquement, soit 500 hommes d’infanterie et 500 volontaires ; il jugeait en outre nécessaires un équipage d’artillerie de campagne et un équipage d’artillerie de siège, tandis que 200 hommes débarqueraient dans l’île de San-Stefano et s’y retrancheraient, 800 autres attaqueraient le village de la Maddalena en deux colonnes formées à l’endroit où elles débarqueraient.
Enfin la batterie de siège serait établie à San Stefano, face à la Maddalena, et bombarderait le village afin de « faire danser » les habitants. L’espoir secret de Bonaparte, en soumettant ces projets aux pouvoirs publics, était d’obtenir le commandement de cette expédition pour laquelle il réclamait un officier connaissant parfaitement le terrain, instruit par l’expérience et capable de combiner les efforts de la flotte avec ceux des détachements de différentes armes du corps expéditionnaire.
Bonaparte dégagea ensuite sa responsabilité et celle des officiers de son bataillon. Il prenait une initiative à laquelle il n’avait pas droit, n’ayant servi que sous les ordres de Quenza. Dévoué à la cause de Paoli et de Césari, celui-ci gardait prudemment le silence. Bonaparte le rompit sans hésitation, avec l’énergie qu’il avait montrée lors de son entrevue orageuse avec Paoli à Corte. Il envoyait le 2 mars, au ministre de la guerre, une protestation contre « l’abandon » de l’île de la Maddalena.
Rien n’avait été préparé pour aider dans le succès les vrais patriotes.
Nous sommes partis, dit Bonaparte, « dénués absolument de tout ce qui est nécessaire pour une campagne ; nous avons marché sans tentes, sans habillements, sans capotes et sans train d’artillerie, nous en fiant entièrement à celui qui commandait ». Et cependant, le 22 février, nous débarquions en terre ennemie, malgré la « résistance vaine » des Sardes. Si, à ce moment, ajoutait-il, « l’on eût envoyé les effets nécessaires pour construire une batterie vis-à-vis du village de la Magdeleine, et si, à l’entrée de la nuit, l’on eût tenté la descente, il est bien probable que nous eussions rempli promptement l’objet de notre mission ; mais l’on a perdu le moment favorable qui, à la guerre, décide de tout ».
On avait lutté quatre jours contre les intempéries, dans le dénuement le plus complet; l’artillerie avait incendié un chantier de bois, démoli quatre-vingts maisons, mis hors service l’artillerie ennemie, et, tandis que les volontaires occupaient un « poste avantageux » et que la victoire était près d’être cueillie, Colonnna-Césari donnait l’ordre de se retirer promptement. Nous avons obéi, disait en terminant Bonaparte, mais avec le cœur plein de « confusion et de douleur. Voilà le récit fidèle, Citoyen Ministre, de cette honteuse expédition. Nous avons fait notre devoir et les intérêts comme la gloire de la République exigent que l’on recherche et que l’on punisse les lâches ou les traîtres qui nous ont fait échouer ».Bonaparte était sans pitié pour les chefs de l’expédition et ceux qui l’avaient préparée. A la suite de cet échec, le colonel Colonna-Césari tomba dans le plus profond discrédit. Ses hommes l’avaient appelé le « Pleureur », en souvenir des tristes événements du février, Saliceti le baptisa, par dérision, du surnom de « Héros de la Magdeleine ».
Seul, Paoli soutint son protégé. Il écrivit au ministre de la guerre que
« la défection de l’équipage de la Fauvette avait mis les gardes nationales corses dans la nécessité de se retirer au moment où elles étaient décidées à tenter avec courage la prise définitive des îles »;
que
« Césari était aussi brave que patriote »,
et que,
« sans la captivité à laquelle l’équipage l’avait réduit, il aurait péri avant d’abandonner le champ de bataille ».
Des événements plus importants allaient réclamer impérieusement toutes les énergies du peuple français et du Pouvoir exécutif, si bien que l’on perdra bientôt de vue cette malheureuse expédition et que l’on oubliera d’établir les responsabilités de ceux qui la conduisirent.
Quant à Bonaparte, il garda longtemps le souvenir de cette équipée. Il rappellera en 1794, dans ses états de services, qu’il « commandait un bataillon à la prise de l’île de la Magdeleine ». Au début de ses Mémoires sur la guerre d’Italie, il mentionne cette contre-attaque que commandait Colonna-Césari.
A Sainte-Hélène aussi, il dira que ce fut en Sardaigne qu’il vit le feu pour la première fois. Mais il gardera toujours le silence sur le rôle qu’il joua. Bonaparte était en sous-ordre; il avait dû assister à une déroute houleuse, en spectateur impuissant ; il avait dû laisser aux mains du roi de Sardaigne le mortier qu’il avait pointé de sa main ; il n’était pas homme à ne pas garder inguérissable une pareille blessure à son amour-propre. Il ne devait jamais pardonner pareille chose à Césari et à Paoli.

