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La Berezina

Construction des ponts sur la BerezinaConstruction des ponts sur la Berezina

Le nœud décisif se nouait. La Bérézina était barrée à Borissov et à une marche en amont ou en aval de ce point par l’armée de l’amiral Tchitchagov. On pouvait admettre, d’après ce qu’on savait des lieux, que l’armée française ne serait pas en état de forcer le passage dans ce secteur. (Clausewitz)

Mon amie, je n’ai pas de nouvelles de toi depuis bien des jours, mais demain où après je les recevrai toutes à la fois, la route ayant été interceptée. Il fait froid. Tu dois avoir été bien inquiète d’être restée plusieurs jours sans lettre de moi. Ma santé est fort bonne. Baise pour moi le petit roi et ne doute jamais des sentiments de ton fidèle époux.

Le roi de Naples, le vice-roi, le prince de Neuchâtel, les maréchaux, ma maison, tout le monde se porte bien.

Après avoir écrit cette lettre à Marie-Louise, le 24 novembre 1812, Napoléon quitte Bobr, à huit heures le matin,  et arrive à Lochnitza vers 18 heures, sur la route de Borisov, qu’il atteint le lendemain avec la Garde.

Général comte Guyot :

« 24 novembre, au bivouac. Près de Borisov. Le froid augmente. »

Baron de Bausset (préfet du palais) :

« Le 25 à Borisow, sur la Bérézina. – Deux lieues avant d’y arriver, Napoléon fit faire halte à l’armée : il ordonna de détruire et de brûler une foule de chariots inutiles qui marchaient à notre suite et qui embarrassaient la route. Il présida lui-même à cette opération  et il ne laissait passer que les équipages indispensables au service; mais la plupart des traîneurs , avertis de la mesure ordonnée, s’arrêtèrent en arrière et éludèrent une disposition prise dans I’intérêt de toute l’armée (…) Nous apprîmes, avant d’arriver à Borisow, que le pont était détruit et que l’amiral Tchitchagoff était posté sur la hauteur de la rive opposée avec trente mille hommes de troupes fraîches, tirés de l’armée russe en Moldavie , et soutenus par une formidable artillerie de cent pièces de canon. »

Rapp :

« Nous arrivâmes à Borisow : Oudinot avait battu Lambert; les fuyards s’étaient ralliés à Tchitschacof, et couvraient la rive droite de la Bérésina. Napoléon devait être inquiet : nous n’avions ni équipages de pont ni subsistances. La grande armée avançait, Witgenstein approchait, et les troupes de Moldavie nous fermaient le passage ; nous étions cernés sur tous les points : la position était affreuse, et n’avait peut-être pas d’exemple. Il ne fallait rien moins que la tête et le grand caractère de l’empereur pour nous tirer d’un si mauvais pas : aucun Français, pas même Napoléon , n’eut dû échapper. »

L’empereur espère ainsi leurrer les russes, leur laissant penser qu’il va passer la Bérézina en dessous de la ville, alors qu’il a pris la décision de la franchir au nord, à Studianka.

C’est dans ce petit hameau, en effet, que, quelques jours plus tôt…….

La Bérézina - Paysage

Studianka

Les russes fonçaient sur la Bérézina, espérant bien leur couper la route et la retraite. Mais là, ils s’étaient heurtés à la division polonaise de Dombrowski, postée à Borisov, là où la route de Smolensk à Vilna traverse la rivière.

Le 17 novembre, le général Juvenal Corbineau avait lancé ses escadrons pour soutenir les polonais. Ils avaient atteint Borisov, pour apprendre qu’ils venaient d’être écrasés par les troupes de Tchitchakov. Plus encore, le pont sur la Bérézina était tombé entre leurs mains.

Pour les éviter, Corbineau avait fait partir des reconnaissances au nord de la ville. Arrivés à hauteur de Studianka, celles-ci étaient tombées sur un paysan dont les vêtements était mouillés : pas de doutes, un gué n’était pas loin ! Les cavalier avaient passé la Bérézina peu après (perdant 70 hommes), et rejoint la Grande Armée, à Bohr, laissant quelques hommes au gué providentiel, qui avaient commencé à travailler à l’établissement de ponts.

Ils n’avaient pour l’instant rien sous la main, ni outils, ni fer, ni bois. Il avait fallu improviser, prendre les fers et les clous des caissons, arracher le bois des maisons. Le 25 novembre au soir, cinq chevalets étaient déjà prêts.

Entre temps, Corbineau avait faire part de sa découverte à Napoléon, qui avait tout de suite vu le parti qu’il pouvait tirer de cet évènement.

La chance semblait donc sourire aux français.

A Studianka, en effet, il serait possible de franchir la Bérézina sur de simples ponts de chevalets. Corbineau, après son entretien avec l’empereur, rejoint Oudinot à Borisov et, de là, Studianka, avec les quelques pontonniers dont il dispose.

Le colonel Aubry, du 12 e chasseurs, informe le maréchal Oudinot :

« Monsieur le Maréchal, j’ai tout disposé à Stoudianka pour l’établissement du pont projeté. Ce soir, à 9 heures, douze chevalets seront prêts et des bois rassemblés pour former le tablier.

La rivière a trente-cinq à quarante toises de largeur au gué qui était de trois pieds et demi au plus de profondeur il y a trois jours, mais qui est plus profond maintenant, si l’on s’en rapporte aux habitants qui assurent que les eaux ont crû. L’abord de ce côté-ci ne sera pas difficile. On débarque à l’autre rive sur une chaussée droite qui traverse un marais impraticable hors le temps des fortes gelées ; encore est-elle rompue en quelques endroits à cause de la nature même du terrain ; ce qui nécessitera l’emploi de quelques fascines qu’on préparera à l’avance… »

La baron de Bausset connais lui aussi les environs :

« Huit jours auparavant l’empereur m’avait envoyé, pendant la nuit, le colonel Bacler-d’Albe , chef de son bureau topographique, pour me demander quelques renseignements sur le pont de Borisow, parce qu’il savait que j’y avais passé pour venir le joindre au quartier général. J’avais examiné cette position sans me douter de l’importante qu’elle devait avoir un jour pour nous (…)

La Bérézina , en face de Borisow , a plus de trente toises de largeur. Ses eaux sont si vives que, quelle  que soit l’intensité du froid, elle gèle rarement, si ce n’est à ses bords. Certes, jamais position ne fut plus critique ! « 

Jean-Baptiste Éblé
Jean-Baptiste Éblé

Quelques jours plus tôt, à Orscha, Éblé avait dû, sur l’ordre de Napoléon, détruire ses deux équipages de pont (consistant en bateaux transportés sur des voitures), mais il avait néanmoins pu sauver six caissons renfermant des outils, des clous, des crampons et deux forges de campagne. Ce matériel est dans des voitures bien attelées. S’y ajoutent deux voitures de charbon de bois et environ 400 pontonniers entièrement dévoués à leur chef.

Éblé, accompagné de Chasseloup, arrive à Borisov le 25 à 5 heures du matin. Avec ses pontonniers, il est à Studianka dans l’après-midi du même jour.

Sur place, les pontonniers d’Oudinot ont déjà commencé de travailler.

 

Capitaine Brandt (division Claparède) :

« La Berezina, dans cet endroit, est large d’au moins cent cinquante pas. Elle avait bien huit à dix pieds de profondeur à certaines places et charriait des glaçons, dont plusieurs avaient dix et jusqu’à quinze pieds carrés. »

Marbot :

« Cette rivière, à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale à Paris, devant le ministère de la marine »

Il faut faire vite, malgré la nuit et le froid, qui est de nouveau très vif. Le temps manque pour abattre des arbres et les débiter. Alors, les maisons abandonnées du village sont démolies.

Lieutenant von Yelin:

« Le 25 novembre, le général Eblé fit construire un pont près de Stoudianka, à quatre heures en amont de Borissov. Les eaux du fleuve étaient très hautes et charriaient de grands blocs de glace. Mais les pontonniers français, dont certains travaillaient avec de l’eau jusqu’à la poitrine, parvinrent à installer des piliers en utilisant le bois des maisons abattues ; le lendemain, un pont pour piétons était prêt. »

Marbot :

« On arracha à l’instant les poutres et les voliges des masures du village, et les sapeurs, ainsi que les artilleurs se mirent à l’ouvrage. »

Baron Bourgoing (diplomate attaché à l’état-major de Napoléon) :

« J’arrivai de bonne heure au point où devait s’effectuer le passage. J’assistai à la démolition complète d’un village nommé Stoudianka, dont les matériaux servirent à construire trois ponts (sic) en quelques heures. Je vis les braves pontonniers, se dévouant pour opérer cette transformation instantanée,  entrer jusqu’à la ceinture dans une eau glaciale et bourbeuse, où plusieurs trouvèrent la mort. »

Mais tout ce bois ne sert pas uniquement à la construction des ponts. Bellot de Kergore :

« Le hameau de Wesselowo avait existé là où nous étions, mais on l’avait démoli pour se chauffer ».

A l’aube du 26, les chevalets sont prêts à être mis à l’eau. Il a neigé durant la nuit.

Général comte du Monceau (commandant alors la 6e compagnie des lanciers rouges de la Garde) :

« Le 26 novembre, nous nous trouvâmes, au réveil, ensevelis sous une nouvelle couche de neige. Nous fûmes heureux de pouvoir nous en débarrasser en nous mettant en route. « 

Bobr, le 24 Novembre 1812, à quatre heures et demie du matin

Monsieur le général Éblé, l’empereur ordonne que vous partiez avant six heures du matin, pour vous rendre en toute diligence au quartier-général du duc du Reggio (Oudinot), à Borisow, et travailler à établir plusieurs ponts sur la Bérézina pour le passage de l’armée. Vous vous diviserez en deux. Si tout votre monde ne peut pas aller assez promptement, vous prendrez avec vous ce qui peut le mieux marcher, de manière à ce que vous arriviez dans la nuit, et que vous soyez au travail demain à la pointe du jour, et que l’autre partie puisse être au travail demain avant midi. Ayez soin de laisser en route des ateliers pour réparer les ponts et les plus mauvais passages. Je donne le même ordre au général Chasseloup; vous vous entendrez avec lui et avec M. le duc de Reggio, pour les travaux à faire sur la Bérézina, où il est indispensable que l’armée puisse passer au plus tard demain.

Quelques jours plus tôt, à Orscha, Éblé avait dû, sur l’ordre de Napoléon, détruire ses deux équipages de pont (consistant en bateaux transportés sur des voitures), mais il avait néanmoins pu sauver six caissons renfermant des outils, des clous, des crampons et deux forges de campagne. Ce matériel est dans des voitures bien attelées. S’y ajoutent deux voitures de charbon de bois et environ 400 pontonniers entièrement dévoués à leur chef.

Éblé, accompagné de Chasseloup, arrive à Borisov le 25 à 5 heures du matin. Avec ses pontonniers, il est à Studianka dans l’après-midi du même jour.

Sur place, les pontonniers d’Oudinot ont déjà commencé de travailler.

Capitaine Brandt (division Claparède) :

« La Berezina, dans cet endroit, est large d’au moins cent cinquante pas. Elle avait bien huit à dix pieds de profondeur à certaines places et charriait des glaçons, dont plusieurs avaient dix et jusqu’à quinze pieds carrés. »

Marbot :

« Cette rivière, à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale à Paris, devant le ministère de la marine »

Il faut faire vite, malgré la nuit et le froid, qui est de nouveau très vif. Le temps manque pour abattre des arbres et les débiter. Alors, les maisons abandonnées du village sont démolies.

Lieutenant von Yelin:

« Le 25 novembre, le général Eblé fit construire un pont près de Stoudianka, à quatre heures en amont de Borissov. Les eaux du fleuve étaient très hautes et charriaient de grands blocs de glace. Mais les pontonniers français, dont certains travaillaient avec de l’eau jusqu’à la poitrine, parvinrent à installer des piliers en utilisant le bois des maisons abattues ; le lendemain, un pont pour piétons était prêt. »

Marbot :

« On arracha à l’instant les poutres et les voliges des masures du village, et les sapeurs, ainsi que les artilleurs se mirent à l’ouvrage. »

Baron Bourgoing (diplomate attaché à l’état-major de Napoléon) :

« J’arrivai de bonne heure au point où devait s’effectuer le passage. J’assistai à la démolition complète d’un village nommé Stoudianka, dont les matériaux servirent à construire trois ponts (sic) en quelques heures. Je vis les braves pontonniers, se dévouant pour opérer cette transformation instantanée,  entrer jusqu’à la ceinture dans une eau glaciale et bourbeuse, où plusieurs trouvèrent la mort. »

A l’aube du 26, les chevalets sont prêts à être mis à l’eau. Il a neigé durant la nuit.

Général comte du Monceau (commandant alors la 6e compagnie des lanciers rouges de la Garde) :

« Le 26 novembre, nous nous trouvâmes, au réveil, ensevelis sous une nouvelle couche de neige. Nous fûmes heureux de pouvoir nous en débarrasser en nous mettant en route. « 

Napoléon fait connaître ses dispositions pour le passage de la rivière :

« Donnez ordre au général Claparède de se mettre en mouvement de bonne heure pour se porter avec tous ses bagages et son convoi entre Lochnitza et Nemanitaa; et il passera le ravin qui est entre ces deux endroits. Donnez le même ordre au duc d’Abrantès. Donnez ordre : au duc d’Elchingen, de s’approcher le plus qu’il pourra de Bobr, afin de pouvoir cette nuit passer la rivière; il s’arrêtera à Nemanitza, et de ce point fera demander des ordres pour sa position; au prince d’Eckmühl, de continuer son mouvement; vous le laisserez maître de prendre la position qu’il jugera convenable entre Kmupki et Natcba ; et au Vice-Roi, de rester selon les circonstances à Natcba ou de prendre position entre Natcba et la poste, selon ce qui se sera passé chez le prince d’Eckmül. Faites connaître ces généraux que je compte forcer le passage de la Bérézina la nuit prochaine avec le 2e corps, le 9e et la garde impériale, et successivement soutenu par le duc d’Elchingen et par tous les autres corps; qu’aussitôt que ce passage aura réussi, je leur enverrai des ordres de venir aux ponts; que je compte, avec les trois premiers corps ci-dessus nommés, attaquer tout ce que I’ennemi a sur la rive droite. « 

Il donne également des ordres pour faire croire aux russes qu’il va passer la Bérézina en aval de la ville.

Baron de Bausset :

 » Napoléon, en arrivant à Borisow sur les trois heures après midi, donna ses ordres et se jeta sur un lit de camp. Il fut fait en conséquence de grandes démonstrations bien patentes, bien bruyantes sur la gauche, à deux lieues de Borisow, du côté de  Wesclewo , près des bords de la Bérézina. Beaucoup d’arbres  furent abattus; le soir de grands feux furent allumés, et tout annonçait l’intention d’y jeter à la hâte un pont pour le passage de l’armée. Les Russes qui nous observaient, furent les dupes de ces préparatifs; ils quittèrent sans bruit leur position pour venir s’échelonner en face de nos travailleurs. Pendant ce temps les véritables préparatifs du pont de passage se faisaient en silence et sans éclat, à trois lieues sur la droite de Borisow, près d’un petit hameau appelé Studianka. L’empereur se leva à onze heures du soir et le quartier général fila sans bruit de ce côté. »

Napoléon arrive à Studianka, accompagné de Murat, Berthier, Caulaincourt, Duroc et du prince Eugène. Rapp est là aussi :

« (Napoléon) s’arrêta un instant à Borisow , donna des ordres pour la fausse attaque qui nous sauva, et s’achemina vers le quartier-général d’Oudinot , qui était quelques lieues plus loin. Nous couchâmes un peu en-dessous, dans une campagne qui appartenait à un prince Radziwill ; nous passâmes la nuit, le général Mouton et moi, sur une poignée de paille; nous pensions à la journée du lendemain, nos réflexions n’étaient pas gaies.

Nous apercevions les feux des Russes, ils couvraient la rive opposée ; les bois, les marais en étaient remplis ;il y en avait à perte de vue. La rivière était profonde, vaseuse, toute couverte de glaçons; c’était là qu’il fallait la franchir, c’était là qu’il fallait passer ou se rendre : nous augurions mal du succès. Le généra1 s’expliquait avec franchise; il l’avait souvent fait devant Napoléon, qui le traitait de frondeur, et qui néanmoins l’aimait beaucoup. »

Le sergent Bourgogne :

« Le lendemain 26, dans la journée, nous allâmes prendre position sur les bords de la Bérézina. L’Empereur était, depuis le matin, à Studianka, petit village situé sur une hauteur et en face. »

Maurice de Tascher :

 » Le 26 – Parti à 4 heures du matin; traversé Borizow; vu toute la ligne des feux russes, pris à droite, longé la Bérézina. Bivouaqué à Klein-Borizow. On commence à effectuer le passage. »

Capitaine de Castellane, aide de camp de Napoléon :

« La maison occupée par l’Empereur, même si c’est une masure, reçoit tout de suite le nom de palais; on ne peut s’empêcher de rire de la gravité avec laquelle nous disons, en Nous rendant à une méchante cabane de paysan, habitation de Sa Majesté : < Je vais au Palais >. »

Le capitaine Henri de Brandt (officier dans un régiment polonais), qui va traverser sous les yeux de Napoléon :

« Le 26 novembre nous arrivâmes, aux premières lueurs du jour en vue d’un hameau d’une vingtaine de maisons, dispersées sur les dernières déclivités d’un amphithéâtre de collines dominant la Berezina. Ce hameau à jamais fameux, c’était Stoudianka. Nous aperçûmes aussi les deux ponts jetés sur la terrible rivière, et beaucoup de troupes, les unes en deçà des ponts, les autres déjà parvenues sur l’autre rive. A ce spectacle, nous éprouvâmes, malgré nos souffrances, un sentiment de joie et d’admiration profondes…

Nous fîmes halte à peu de distance du village. Quelque temps après, je vis sortir d’une maison l’Empereur et la plupart des maréchaux et généraux. Il s’entretenait avec l’un d’eux, vieillard qui se tenait devant lui, le chapeau à la main ; c’était l’héroïque Éblé. La physionomie de Napoléon était aussi impassible qu’au Kremlin et aux Tuileries : il portait un surtout de fourrure gris entrouvert, laissant voir son uniforme de campagne ordinaire. Murat, qu’aucune circonstance n’empêchait de viser à l’effet dans ses costumes, avait ce jour-là un bonnet de fourrure surmonté d’une grande plume de héron. Il se dirigea de notre côté et échangea quelques mots avec le colonel du 2e de la Vistule…

Berthier et le Vice-roi avaient des manteaux fourrés. Ney, bien reconnaissable à son énergique figure vivement colorée et à ses favoris roussâtres, portait une espèce de surtout vert foncé. Je reconnus aussi Mortier à sa taille presque gigantesque; Narbonne, aussi soigneusement poudré et frisé ce jour-là que naguère à Versailles; Duroc, … et bien d’autres encore. »

Mais le moral, autour de Napoléon, est au plus bas.

Rapp :

« Ney me prit en particulier, nous sortîmes; il me dit en allemand: < Notre position est inouïe; si Napoléon se tire d’affaire aujourd’hui, il faut qu’il ait le diable au corps.> Nous étions fort inquiets, et il y avait de quoi. Le roi de Naples vint à nous, et n’était pas moins soucieux. < J’ai proposé à Napoléon, nous dit-il, de sauver sa personne, de passer la rivière à quelques lieues d’ici ; j’ai des Polonais qui me répondraient de lui, et le conduiraient à Wilna; mais il repousse cette idée, et ne veut pas en entendre parler. Quant à moi, je ne pense pas que nous puissions échapper > Nous étions tous les trois du même avis; Murat reprit : < Nous y passerons tous ; il n’est pas question de se rendre >. »

Sans un mot, Napoléon assiste au travail délicat des pontonniers :

« Un de mes amis m’a assuré avoir vu l’Empereur leur présentant du vin » (Sergent Bourgogne)

Le colonel Marbot (Wikimarbot)
Le colonel Marbot

Marbot :

« (…) l’Empereur, se promenant à grands pas, allait d’un régiment à l’autre, parlant aux soldats comme aux officiers. Murat l’accompagnait. »

En face, sur l’autre rive, on distingue des vedettes russes, car ces derniers observent ce qui se passe en face d’eux….

Afin de vérifier l’importance des troupes russes sur l’autre rive, Oudinot envoie quelques cavaliers sous les ordres du chef d’escadron Jacqueminot.

Rapp :

« L’empereur fit passer à la nage une soixantaine d’hommes, sous la conduite du colonel Jacqueminot. »

Constant :

Avant que le pont fût achevé, quatre cents hommes environ furent transportés de l’autre côté du fleuve, sur deux radeaux chétifs qui avaient peine à tenir contre le courant. Nous les voyions, de la rive, fortement secoués par les gros glaçons que charriait la rivière. »

Le prisonnier qu’ils ramènent confirme que Tchitchakov est toujours à Borisov.

Juvénal Corbineau
Le général Corbineau

Pour assurer le passage, le général Corbineau est envoyé s’établir sur la rive droite et 40 pièces d’artillerie sont installées sur la rive gauche, prêtes à tirer par dessus la tête de nos soldats, si des russes se présentent dans le dos des français.

Général Ivan Arnoldi :

« Me trouvant de l’autre côté de la Berezina, j’aperçus à travers ma longue-vue, dans la matinée du 26, qu’on transportait sur la rive, en face de nous, des troncs d’arbres, du bois et de la paille. Au-dessus de cet endroit, sur la hauteur à gauche du bourg de Stoudianka, je pus compter quarante canons. Il n’y avait pas de doute pour moi que c’est en ce lieu même- qu’on préparait le passage et j’envoyai aussitôt un messager à l’amiral Tchitchagov. Notre emplacement se trouvait sur un terrain marécageux qui s’étendait, encadré par la forêt, sur une étendue de 500 mètres jusqu’à la Berezina. On pouvait y installer, au prix de gros efforts, quatre canons, ce que je fis aussitôt, avec l’espoir de tirer sur les ouvriers lorsque le pont aurait atteint le milieu de la rivière ; à cause du marécage, il n’était pas possible d’amener ces canons plus près de la rive. Quand j’aperçus nettement qu’on s’était attaqué énergiquement à la construction du pont, je pointai moi-même les canons pour voir ce que ça donnerait. Mais à peine avions-nous tiré notre première salve que nous fûmes salués d’une hauteur par une batterie de 40 canons. Je vis mes hommes et mes chevaux tomber dans un tourbillon de poussière et je pus me convaincre qu’il n’y avait aucune possibilité pour nous d’empêcher la traversée par le tir de notre artillerie qui n’atteignait que le milieu de la rivière tandis que l’ennemi pouvait tirer sur nous, en choisissant sa cible, comme d’un fusil, avec des canons d’un grand calibre, installés sur la hauteur… »

Général comte Roguet (colonel en second des grenadiers de la vieille Garde) :

 » Quarante bouches à feu protègent sur la rive gauche les travaux et le passage. »

Pendant ce temps, les pontonniers d’Éblé travaillent sans relâche, dans l’eau qui gèle au fur et à mesure sur leurs corps.

Gérard-Philippe Paul de Ségur Portrait de Gérard (Joconde)
Gérard-Philippe Paul de Ségur Portrait de Gérard (Joconde)

Général Philippe de Ségur :

« Pour comble de malheur, la crue des eaux avait fait disparaître le gué. Il fallut des efforts inouïs, et que nos malheureux pontonniers, plongés dans les flots jusqu’à la bouche, combattissent les glaces que charriait le froid. Plusieurs périrent de froid, ou submergés par ces glaçons que poussait un vent violent.

Il est prévu de construire deux ponts, l’un en aval pour les voitures, l’autre en amont pour les piétons. A cet endroit, la Bérézina a une largeur d’environ une centaine de mètres.

Le grenadier Pils nous a laissé des dessins très parlants de la façon dont les chevalets furent construits, et dont les plus grands devaient en partie rester hors de l’eau, après s’être enfoncés dans la boue du fond de la rivière. On n’a pas le temps de construire des piles de soutènement, ce qui sera la cause des effondrements successifs.

Quant aux planches posées sur les chevalets, pour assurer le passage, elles ne peuvent être enclouées, offrant rapidement des pièges aux soldats et aux cavaliers.

Capitaine Brandt :

« Le plancher du pont ne présentait nulle part une surface continue ; au moment de notre passage, plusieurs poutres avaient déjà manqué, surtout aux approches de la rive droite. Là, le plancher tout entier avait fléchi au-dessous du niveau de l’eau, et nous en eûmes jusqu’à la cheville…

En tant qu’ouvrage d’art, ce pont était certainement des plus défectueux. Mais quand on considère dans quelles conditions il fut établi, quand on pense qu’il sauva l’honneur français d’un épouvantable naufrage, que chacune des vies sacrifiées à son établissement a valu à des milliers d’hommes la vie ou la liberté, on est amené à reconnaître que la confection de ce pont a été I’œuvre la plus admirable de cette guerre, peut-être de toutes les guerres.

En début d’après-midi, le pont pour les piétons est praticable.

Ce sont les hommes d’Oudinot (ramené de Borisov, où il a été remplacé par les troupes qui suivent) qui passent les premiers.

Marbot :

« On fit passer l’infanterie et l’artillerie du corps d’Oudinot qui, dès leur arrivée sur la rive droite, allèrent placer leurs bivouacs dans un grand bois situé à une demi lieue, au delà du hameau de Zawniski, où la cavalerie reçu l’ordre de les rejoindre.

Général comte Guyot :

« Le 2e corps a passé ce matin cette petite rivière marécageuse en face du village de Suzenka (Studianka) sur deux ponts à chevalets. 

Sergent Bourgogne :

« Aussitôt, le corps du maréchal Oudinot le traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s’opposer à notre passage. »

Constant :

« A une heure, le général Legrand et sa division encombraient le pont construit pour l’infanterie. L’Empereur était sur la rive opposée (?) Quelques canons embarrassés les uns dans les autres avaient arrêté un instant la marche. L’Empereur s’élance sur le pont, met la main aux attelages, et aide à débarrasser les pièces. L’enthousiasme des soldats était à son comble. Ce fut aux cris de Vive l’Empereur ! que l’infanterie prit pied sur l’autre bord »

Les divisions Legrand et Maison, les cuirassiers Doumerc, auxquels s’ajoutent ce qui reste de la division Dombrowski, soit environ 9.000 hommes, passent sur la rive droite, qu’ils nettoient rapidement des quelques fantassins russes du général Tchaplitz. Car ce dernier a été rappelé vers Borisov par l’amiral Tchitchakov, qui croit toujours à un passage à cet endroit ! Pourtant, le bruit fait, sur la rive gauche, par les pontonniers d’Éblé, aurait dû le convaincre du contraire ! Lorsqu’il l’avait appris, « l’Empereur, transporté de joie, et tout essoufflé (..) (s’était écrié) : < J’ai trompé l’amiral ! > (Constant)

Rapp :

« J’entrai chez Napoléon, qui s’entretenait avec le maréchal Oudinot. < Sire, l’ennemi a quitté sa position. – Cela n’est pas possible. > Le roi de Naples, le maréchal Ney arrivèrent, et confirmèrent ce que  j’annonçais. L’empereur sortit de sa baraque, jeta un coup d’œil sur l’autre côté de la rivière. < J’ai mis dedans l’amiral (il ne pouvait prononcer le nom Tchitschacoff); il me croit sur le point où j’ai ordonné une fausse attaque, il court à Borisow. > Ses yeux étincellent de joie et d’impatience ».

Général comte Guyot :

« L’ennemi trompé sur le point n’a opposé sur la rive droite qu’une faible résistance; il est passé aujourd’hui quantité de troupes et de bagages, le 27 également. Il n’y a pas assez de débouché, il y faudrait trois à quatre ponts. L’encombrement est déjà très grand. »

Cependant, malgré cette heureuse circonstance, la situation n’est pas vraiment favorable à ce moment : il faudra bien deux jours, au minimum, pour faire franchir, à ce qui reste de la Grande Armée, ce passage de fortune. Or, Wittgenstein est, sur la rive gauche (celle sur laquelle les français arrivent) en position de culbuter Victor et, sur la droite, Tchitchakov ne va sûrement pas rester les mains dans les poches, et, durant ces deux jours, aura parfaitement le temps de se concentrer, en face. Enfin, Kutusov, s’il accélère sa marche, viendra tomber dans le dos des français.

 

Mais il faut continuer d’espérer ! Dans l’après-midi, le deuxième pont est achevé et le passage des troupes qui arrivent s’accélère sous les yeux de Napoléon.

Sergent Bourgogne :

« Le second pont, pour l’artillerie et la cavalerie, fut terminé à quatre heures. »

Les pontonniers d’Éblé couchent sur place, sur la paille, afin de parer aux incidents et de faire la police. La Garde à pied franchit la Bérézina, puis les restes de la Garde à cheval. C’est au tour des voitures de l’artillerie de se préparer au passage.

Général comte Roguet :

« Vers 4 heures du soir, le second pont livre passage aux trois cents voitures et canons du grand parc du 2e corps et des autres, au fur et à mesure de leur arrivée. L’intrépide général Legrand est blessé. »

Làs ! A huit heures le soir (il fait déjà nuit depuis longtemps) trois chevalets s’effondrent sous le poids des voitures. Il faut que les pontonniers se remettent dans la rivière, dont ils doivent briser la glace. A onze heures, le pont est de nouveau praticable. Pas pour longtemps ! A deux heures du matin, nouvelle rupture, au point de plus grande profondeur de la rivière. Seul le charisme d’Éblé permet de mettre à nouveau les hommes au travail.

Général comte Roguet :

« A trois reprises différentes , à 8 heures du soir, le 26, le 27, à 2 heures et à 6 heures du matin, plusieurs chevalets du pont des voitures s’enfoncent ; l’accident est chaque fois réparé en trois heures. »

A sept heures du matin (on est alors le 27 novembre) le passage est de nouveau possible pour l’artillerie.

Le pont de piétons, quant à lui, a parfaitement résisté, et on aurait pu continuer à faire passer les hommes, dans cette nuit du 26 au 27. Mais ceux-ci n’osent pas, dans la nuit, s’y aventurer et, bientôt, 10 à 12.000 hommes s’amassent sur la rive gauche, devant un pont intact, et désespérément vide !

Le soir, l’Empereur bivouaque à Studianka.

Le maréchal Davout

Dans la nuit, Davout écrit à Berthier :

Monseigneur, je reçois à une heure après minuit la lettre de Votre Altesse, qui me prévient que nous sommes maîtres du passage de la Bérézina. Je me propose de mettre en mouvement le 1er corps aujourd’hui à cinq heures et demie du matin, et j’espère qu’il sera rendu à Borisow entre neuf et dix heures du matin. »

 

Le 27, Napoléon passe (note : à quelle heure ?), avec son quartier général, sur la rive droite et se rend à Zwanicky, où se trouve aussi Oudinot.

Général Bro :

« Le 27 novembre, les pionniers placèrent la tente de l’Empereur entre la Bérézina et les marais de Zaniwski (sic), sur un tertre où, le 25 juin 1708, Charles XII s’était arrêté pendant sa marche sur Moscou »

Sergent Bourgogne :

« Ce jour-là (le 27) l’Empereur passa la Bérézina avec une partie de la Garde et environ mille hommes appartenant au corps du maréchal Ney. »

Général comte Roguet :

« Le 27 à 6 heures du matin, Napoléon passe sur la rive droite ».  

Général comte Guyot :

« 27 novembre, passé la Bérézina. Avec le Régiment et l’Empereur. »

Portrait présumé Alexandre Bellot de Kergorre (1784-1840)
Portrait présumé Alexandre Bellot de Kergorre (1784-1840)

Bellot de Kergore :

« Vers deux heures, Sa Majesté passa la rivière avec (la Garde) et laissa d’excellents bivouacs vacants. On la vit s’établir sur la rive (droite), ce qui annonçait qu’on irait pas loin ce jour là. »

Marbot :

« Le 27 au soir (sic), l’Empereur passa les ponts avec sa garde et vint s’établir à Zawniski, où la cavalerie reçut l’ordre d’aller les rejoindre. Les ennemis n’y avaient pas paru. »

Baron de Bausset :

« Le quartier général de l’empereur, et lui-même de sa personne, ne passa qu’après les troupes régulières. Les équipages de la maison impériale formaient une espèce de convoi à la tête duquel était notre voiture. Venait ensuite le fourgon du trésor de la couronne , quelques autres fourgons de la maison, la voiture de la chambre de l’empereur, etc. , puis celle du général Belliard, qui n’était pas encore rétabli de la blessure qu’il avait reçue sur le champ de bataille de la Moscowa , ensuite le général Dumas, intendant général de J’armée, atteint d’un maladie chronique, dont le médecin en chef de l’armée, le célèbre et bon M. Desgenettes , commençait à le guérir. M. Méjean, secrétaire des commandemens du vice-roi, venait après, etc., etc., etc. La dernière voiture du cortège était celle du comte Daru; (..) Nous marchions escortés par une compagnie de la jeune garde et par un petit détachement de la gendarmerie d’élite. Pendant que nous cheminions paisiblement pour nous rendre à Zembin avec le corps d’avant-garde, dont le vice-roi avait pris le commandement depuis le passage de la Bérézina, nos braves contenaient le général Tchitchagof et le mirent hors d’état d’inquiéter le passage de la Bérézina , qui s’effectua avec ordre et tranquillité le premier jour. »

Le mameluk Ali :

 » Le lendemain l’ordre fut donné de passer le pont. Ce pont, qui était sur chevalets, et dont le tablier n’était pas à plus de un pied de la surface de l’eau, ne me parut pas des plus solides, surtout ayant à résister à une grande quantité de glaçons que la rivière charriait assez rapidement. Pendant que plusieurs généraux, ayant l’épée à la main, contenaient la multitude qui se pressait aux abords du pont, le grand-écuyer, chargé de la police, faisait passer avec ordre et successivement les équipages de la Maison de l’Empereur et le train d’artillerie, recommandant aux conducteurs d’aller doucement et à distance pour ne pas trop fatiguer le pont. En même temps, il faisait filer à droite et à gauche des voitures, les grenadiers et chasseurs de la Vieille Garde. Je fus un des premiers qui passèrent. Dans le parcours, je crus plus d’une fois que le pont allait s’enfoncer, sous le poids des canons et des fourgons…

Nous passâmes ensuite un bois marécageux qui bordait la rive gauche de la rivière. La terre n’étant gelée que de quelques pouces, le chemin tracé que l’on prit ne présenta plus bientôt qu’un long bourbier, que l’on fut obligé de couvrir de branches d’arbres mises en travers, pour que les roues des canons et des voitures ne s’enfonçassent pas trop profondément. On se tira de ce défilé avec assez de peine ; à chaque pas, les pauvres chevaux s’abattaient, embarrassés qu’ils étaient par les branches sur lesquelles ils marchaient. Ceci passé, le chemin devint un peu plus solide. Nous trouvâmes trois petits ponts peints en gris, élégamment construits, ayant même de chaque côté des rampes dont les barreaux étaient tournés. Ces pont étaient à un quart d’heure l’un de l’autre et jetés sur des ruisseaux larges et profonds, dont les abords étaient fangeux. On ne conçoit pas comment les Russes avaient oublié de détruire ces ponts , le désordre, qui était déjà très grand dans l’armée, s’en fût augmenté, car leur réparation ou leur reconstruction eût retardé notre marche. »

Maurice de Tascher :

« Le 27. La garde d’honneur se rassemble et reste en bataille, depuis le matin jusqu’à 2 heures après-midi, près de la tête de pont; puis chacun s’en va pour son compte. » 

Le capitaine Louis Begos a vu l’Empereur, ce jour là :

« Napoléon n’était plus le grand Empereur que j’avais vu aux Tuileries ; il avait l’air fatigué et inquiet. Il me semble encore le voir avec sa fameuse redingote grise. Il nous quitta au galop, parcourut tout le 2e corps d’Oudinot. Je le suivais des yeux quand je le vis s’arrêter devant le premier régiment suisse qui se trouvait dans notre brigade. Mon ami, le capitaine Rey, fut à même de le contempler tout à son aise. Comme moi, il fut frappé de l’inquiétude de son regard. (…)

De temps à autre, il prenait sa longue-vue. Connaissant les mouvements de l’armée russe, qui arrivait à marches forcées des bords du Dniepr, il craignait d’être coupé et à la merci de l’ennemi qui voulait nous envelopper de trois côtés à la fois avant que les ponts fussent achevés ; je ne sais si je me trompe, mais je crois que ce moment fut un des plus cruels de sa vie. Sa figure ne trahissait cependant pas d’émotion ; on n’y reconnaissait que de l’impatience. (…) »

Dans la journée, les passages vont reprendre : ce sont les restes du IVe corps (Eugène), du IIIe (Ney), du Ve (Poniatowski) du VIIIe (Westphaliens).

Général comte Roguet :

« Eugène, Ney, Poniatowski, les Westphaliens, 4e, 3e, 5e et 8 corps, ensemble 6.000 hommes, arrivent, traversent et s’engagent sur la route de Zembin, afin de prévenir l’ennemi sur une série de ponts de plusieurs centaines de toises. »

Mais, pour les deux premiers, il s’agit d’environ 2.000 hommes, pas plus de 500 à 600 hommes pour les deux autres ! Car la désorganisation est indescriptible, les traînards fort nombreux.

Christian Wilhelm von Faber du Faur
Christian Wilhelm von Faber du Faur

Faber du Faure (officier d’artillerie, 25e division – Wurtembergeois -, IIIe  corps de Ney) :

Le 27 novembre à deux heures du matin, les gardes, le 3e corps d’armée et, avec ce dernier, la 25e division (de 6 régiments d’infanterie, 4 régiments de cavalerie et 1.000 hommes d’artillerie, elle ne comptait plus dans ses rangs que 150 hommes sans canon), quittèrent le bivouac de Stoudianka, et passèrent les ponts pour se rendre à la rive droite. Les officiers surnuméraires suivirent ce mouvement à sept heures du matin. Ce départ fut pour plusieurs milliers de traîneurs de la Grande Armée qui se trouvaient dispersés au loin dans les bivouacs d’alentour un signal pour se précipiter également sur les ponts. On vit, à la pointe du jour, une masse épaisse et confuse d’hommes, de chevaux, de voitures se porter vers les passages étroits des ponts, et les enlever pour ainsi dire d’assaut. Quoique l’ennemi ne fut point à proximité, cette affluence n’en était pas moins effrayante ; et ce qui contribuait encore à l’augmenter, c’est que la gendarmerie et les pontonniers, conformément aux ordres qu’ils en avaient reçus, ne laissaient passer le pont qu’à des détachements de troupes en rangs ou aux officiers et soldats armés, et repoussaient de l’entrée tous les autres, en employant la force des armes. Des centaines d’hommes furent, dans la presse, écrasés contre les ponts ou sous les pieds ou bien précipités dans l’eau.

Ceux qui avaient la permission de passer les ponts, ne couraient moins de danger que lorsque, par un heureux hasard ils pouvaient, au milieu de la foule, se tenir dans la prolongation des rampes et qu’ils étaient portés sur les garde-fous par cette masse mouvantes. Mais dès qu’on les manquait, on était en danger ou d’être broyé sous les pieds, ou de tomber dans les glaces de la Bérézina. Au milieu de cette terrible agitation, on vit l’Empereur, la sérénité sur le front, s’arrêter au rivage, entre les ponts, faire tous ses efforts pour ramener l’ordre dans cette confusion et le calme dans ce tumulte, pour débrouiller ce chaos. Il dirigea le passage jusque vers le soir, puis il se rendit avec sa suite sur la rive droite et fixa son quartier-général dans le hameau de Zanivki, à une demi-lieue de la Berezina.

La plupart des nôtres, après avoir atteint la rive droite, y campèrent aussitôt. Sans s’inquiéter de ce qui se passait autour d’eux, ils ne songèrent qu’à allumer des feux pour faire la cuisine et se chauffer, et firent en un mot toutes les dispositions nécessaires pour bivouaquer cette nuit. Soins perdus ! A peine était-on parvenu, au milieu d’une neige violente et après de longs essais, à mettre les feux en ordre ; à peine avait-on fait fondre la neige pour en obtenir de l’eau, que des troupes du 9e corps d’armée arrivèrent à la rive droite, se déployèrent sur l’emplacement de ce bivouac ; et ceux qui l’avaient établi se virent réduits à la nécessité de chercher un autre gîte pour la nuit. »

Au soir de cette journée du 27, le Ier corps (Davout) arrive enfin à Studianka. Il s’agit là de trois à quatre mille hommes, certes épuisés, mais armés et avec de l’artillerie. Dans le même temps, le IXe corps  de Victor, qui arrive de Polotsk, poursuivi par Wittgenstein,  et qui en un mois a perdu 10.000 hommes, s’est replié et s’est placé entre Borisov et Studianka.

La division Partouneaux (corps d’armée d’Oudinot), elle-même embarrassée de milliers de fuyards, à qui l’on a fait croire au passage à Borisov, est coupée de Studianka, et, malgré une résistance héroïque, contrainte de se rendre au matin du 28.

Rapp :

« Partouneau avait été pris, toute sa division avait mis bas les armes ; un aide-de-camp du maréchal Victor vint confirmer cette triste nouvelle. Napoléon fut vivement affecté d’un malheur si inattendu. < Faut-il après avoir échappé comme par miracle, après avoir complètement battu les Russes, que cette défection vienne tout gâter ! « 

Armand-Augustin-Louis Caulaincourt
Armand-Augustin-Louis Caulaincourt

Caulaincourt :

« L’échec de l’amiral Tchitchagov aurait décidé entièrement en notre faveur la hasardeuse opération du passage de la Berezina, sans un de ces événements qui échappent à toutes les combinaisons humaines parce qu’ils sont hors de toute probabilité. Il n’y avait point de doute que le reste de l’armée l’eût passée sans difficultés et eût été sauvée, si [une division] la division Partouneaux restée à Borissov et qui devait rejoindre le duc de Bellune [le maréchal Victor] à la nuit, ne se fût pas trompée de route dans l’obscurité, à l’embranchement de celle de Stoudianka avec celle de Veselovo. Le général Partouneaux et une partie de l’état-major, croyant être sur la bonne route et avoir le duc de Bellune devant eux, marchaient avec toute confiance à la tête de la division pour reconnaître à l’avance la position qu’elle prendrait, lorsqu’ils tombèrent au milieu des Russes et furent faits prisonniers. L’ennemi, averti d’avance de l’erreur de ces officiers et que la division les suivait, avait fait ses dispositions pour les laisser avancer. Le général de division était pris ; sa division capitula aussi sous les ordres des généraux Le Camus et Blanmont. »

Général comte Roguet :

« Cependant, Victor arrive, le 27, au pont de Stoudianka mais sa dernière division, partie de Borissov dans la nuit, s’égare et tombe entre les mains des Russes ; 4.000 hommes du général Partouneaux, restés à Borissov, où ils étaient inutiles depuis le 26 au soir au milieu d’une masse d’isolés, mettent bas les armes, après avoir perdu 2.000 soldats en essayant de rejoindre l’armée. »

L’Empereur couche à Zanivski.

Maurice de Tascher :

« Bivouac et nuit cruelle près du pont. Je perds mon frère et mes camarades. »

La journée du lendemain (28) s’annonce périlleuse et décisive. Car Tchitchakov va bien finir par venir attaquer les français qui sont déjà sur la rive droite, pendant que Kutusov et Wittgenstein les presseront sur leurs arrières. Napoléon demande à Victor de couvrir le point de passage, tout en laissant quelques troupes à Borisov. Au soir du 27, ce sont près de 72.000 russes (sans compter les 30.000 de Kutusov) qui sont prêts à fondre sur 30.000 français, partagés sur les deux rives de la rivière, et encombrés de 40.000 traînards !

La nuit survient, et pourtant, une fois encore, les traînards se refusent à passer les ponts !

Général comte Roguet :

« Nombre de maraudeurs s’obstinèrent encore comme la nuit précédente, à bivouaquer sur la rive gauche au lieu de profiter des ponts pour s’écouler. »

Ségur :

« Dans la nuit du 27 au 28, le désordre cessa par un désordre contraire. Le ponts furent abandonnés, le village de Studianka attira tous ces traîneurs : en un instant il fut dépecé, il disparut et fut converti en une infinité de bivouacs…Toute cette nuit fut encore perdue pour le passage. »

Marbot, qui s’inquiète de ne pas voir arriver le cheval portant « la petite caisse et les pièces de la comptabilité des escadrons » retourne vers les ponts :

« (..) je croyais les ponts encombrés. Je m’y rends donc au galop, et quel est mon étonnement de les trouver complètement déserts ! Personne n’y passait en ce moment, tandis qu’à cent pas de là et par un beau clair de lune j’apercevais plus de 30.000 traînards ou soldats isolés de leurs régiments, qu’on surnommait rôtisseurs (…) Du reste, pas un officier de la maison impériale , pas un aide de camp de l’état-major de l’armée ni d’aucun maréchal n’était là pour prévenir ces malheureux et les pousser au besoin vers les ponts ! »

Colonel Planat de La Faye :

« J’eus l’occasion d’observer dans cette circonstance, combien le malheur abrutit et rend imprévoyant. Le pont resta libre toute la nuit sans qu’il y passât peut-être vingt personnes. J’engageai quelques-uns des malheureux traînards, qui étaient près de moi, à profiter de cette facilité pour passer à l’autre rive ; mais comme ils n’y voyaient ni feu ni village, ils préféraient passer la nuit accroupis devant les tisons d’un mauvais feu de bivouac, plutôt que d’acquérir un salut certain au prix d’une nuit passée sans feu. La plupart de ces malheureux périrent le lendemain… »

Le sergent Bourgogne passe sans encombre, au matin du 28 :

« A l’entrée de la nuit, nous fûmes assez tranquilles. Chacun s’était retiré dans ses bivouacs et, chose étonnante, plus personne ne se présentait pour passer le pont ; pendant toute la nuit du 27 au 28, il fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m’endormis, mais, au milieu de la nuit, la fièvre me reprit, et j’étais encore dans le délire, lorsqu’un coup de canon me réveilla. Il faisait jour ; il pouvait être 7 heures. Je me levai, je pris mes armes et, sans rien dire à personne, je me présentai à la tête du pont et je traversai absolument seul. Je n’y rencontrai personne que des pontonniers qui bivouaquaient sur les deux rives pour remédier lorsqu’il y arrivait un accident.

Lorsque je fus de l’autre côté, j’aperçus, sur ma droite, une grande baraque en planches. C’était là où l’Empereur avait couché et où il était encore. Comme j’avais froid à cause de ma fièvre, je me présentai à un feu où étaient plusieurs officiers occupés à regarder sur une carte, mais je fus si mal reçu que je dus me retirer. »

Ce 28, vont se réaliser les pires craintes. Les russes attaquent sur les deux rives, à Brill (car Tchitchakov a enfin compris la situation) et à Studianka.

Général comte Guyot :

« Au même instant le corps du général Wittgenstein attaque le IXe corps français (duc de Bellune) à la tête des ponts; une vive canonnade s’engage et dure jusqu’au soir du 28. »

Faber du Faure :

« Le 28, dès la pointe du jour, le canon annonça par son tonnerre sur les deux rives que, sur la gauche, Wittgenstein, enfilant la route de Borissov avec ses 40.000 Russes et, sur la droite, Tchitchagov avec 27.000 hommes, marchaient contre les entrées des ponts ; et que le dernier jour était sans doute venu pour la plupart de ces malheureux. »

Heureusement, le terrain sur lequel se déroulent les combats, sur la rive droite, sont peu propices au déploiement en ligne et les français résistent désespérément, en de violents combats de tirailleurs.

Le soldat suisse Bussy :

« Nos rangs s’éclaircissent. On n’ose plus regarder à droite et à gauche, crainte de ne plus vois son ami, son camarade. Nos rangs se resserrent, notre ligne se raccourcit et le courage recouble. Horrible carnage ! Pour arriver devant nos ponts, il faut qu’ils nous passent dessus, qu’ils nous écrasent tous jusqu’au dernier. On ne sent pas le froid.

Oudinot est blessé, Ney le remplace, et repousse les russes sur Borisov.

Baron de Bausset :

« Le maréchal Oudinot, atteint d’une balle dans le côté, fut obligé de se retirer. Le général Legrand, l’un de nos plus habiles généraux, y fut aussi blessé. Alfred de Noailles y fut tué. »

Sur cette rive, les combats ne vont cesser que bien après la nuit tombée, vers 23 heures.

En face, les troupes de Victor (et notamment les Badois), qui a, depuis 9 heures le matin, toute l’armée de Wittgenstein sur les bras, tiennent tête à l’ennemi, continuant de protéger les ponts aux abords desquels se presse une horde de traînards et une masse de bagages. Pendant des heures, ceux-ci vont entendre siffler les boulets que l’on tire d’une rive à l’autre, par dessus leurs têtes !

Dans une magnifique action, 800 cavaliers, conduits par le colonel von Laroche, repoussent ceux de Wittgenstein (34e chasseurs), qui sont pourtant cinq fois plus nombreux. Mais ils vont être bientôt contraint d’abandonner le terrain.

Rapp :

« Je vis des charges d’infanterie et de cavalerie très brillantes ; celles que conduisait le général Fournier (note : en fait, le colonel Fournier a quitté le champ de bataille, blessé) surtout étaient remarquables par leur ensemble et leur impétuosité. »

La confusion est intense, Éblé et ses pontonniers essayant en vain de canaliser cette foule désespérée.

Faber du Faure :

« Dès lors, une seule idée, un seul but occupe tous les esprits, celui de gagner le seul pont resté debout ; et pour y atteindre, renversant tout ce qui les entoure, tout ce qui s’oppose à leur passage, chefs, camarades, femmes et enfants, ils les foulent aux pieds on les poussent dans les flots de la Berezina ou dans les :flammes de la maison qui brûlait entre les deux ponts. Victor, avec son corps réduit à environ 6.000 hommes, fit des efforts inouïs pour arrêter Wittgenstein ; et Oudinot, Ney et Dombrowski et leurs 9.000 hommes refoulèrent Tchitchagov sur Stakhov ; mais Wittgenstein dont les forces étaient trop supérieures s’avança de plus en plus vers les ponts, de manière qu’à la :fin, il put diriger le feu meurtrier de son artillerie, bien supérieure en nombre, non seulement sur le corps de Victor, mais encore sur ce groupe épais d’hommes sans défense, sur cet amas de voitures et de chevaux, et même sur le pont. Alors le malheur et le désespoir de cette foule pressée furent à leur comble. Presque chaque coup porta ; les boulets et les obus battaient en brèche cette masse compacte ; les cris de ces malheureux étouffaient le tonnerre du canon et le sifflement des balles, et l’on se pressait avec une nouvelle furie vers le pont. Autour des ponts s’élevaient, comme des collines, des monceaux d’hommes et de chevaux foulés aux pieds ou tués par le feu de l’ennemi ; il fallait, pour gagner les ponts, passer sur leurs corps tout en combattant ; les flots et les glaçons charriés par la rivière les entraînaient de temps en temps, mais ce n’était que pour faire place à d’autres. Enfin la nuit survint, les coups de l’ennemi devinrent plus incertains et finirent par cesser entièrement : vers neuf heures du soir, Victor parvint avec son corps à se frayer un passage à travers cette scène d’horreur et de désolation ; il se rendit à la rive droite, laissant une arrière-garde à Stoudianka. »

Général Griois :

« Un des ponts était affecté au passage des voitures et des chevaux et l’autre à celui des piétons. Cette précaution, fort bonne pour des troupes organisées, devenait impraticable avec une foule sans chefs et sans direction. Les voitures, les chevaux, les piétons suivaient la même route ; arrivés au pont, on refusait le passage aux voitures et aux chevaux ; on voulait même les faire rétrograder. C’était chose impossible, et bientôt les voies furent obstruées…

Les cris des malheureux renversés par les chevaux répandirent l’épouvante. Elle se propage rapidement, elle est au comble, et dès ce moment la confusion devient horrible. Chacun s’exaspérant du danger, cherche son salut dans sa force. On use même des armes pour pénétrer à travers cette multitude qui conserve à peine assez d’énergie pour crier, et qui ne se défend que par des imprécations. Dans cette lutte effroyable, un faux pas était un arrêt de mort ; une fois tombé, on ne se relevait plus. Je vois encore se débattre les malheureux renversés près de moi, dont les têtes apparaissaient par intervalles au milieu de la foule ; on n’écoutait pas leurs cris, ils disparaissaient et le sol s’exhaussait de l’épaisseur de leurs cadavres. »

Dominique Larrey
Dominique Larrey

Le chirurgien Larrey manque de peu, sans cette cohue, d’y laisser la vie:

« On n’entend que des cris lamentables et des hurlements affreux. Les ponts, mal assurés, se rompent encore sous le poids extrême de la foule et toute espérance de salut est, dès ce moment, détruite  (…) Jamais, sans doute, on n’a vu une catastrophe plus affreuse que celle-là. On assure qu’il a péri ou qu’il a été fait prisonnier plus de trente mille personnes. (…) J’avais passé deux fois ce malheureux pont pour sauver une partie de mes équipages que je cherchais vainement et faire passer les caisses d’instruments de chirurgie dont nous avions le plus grand besoin. Le troisième voyage faillit me coûter la vie et, si mon nom et ma personne n’avaient été connus, je n’aurais jamais pu passer. Je me trouvais en effet là au moment du plus grand désordre de la foule, sans pouvoir la percer. J’étais près de périr quand je fus heureusement reconnu. Mon nom fut prononcé. Aussitôt, les regards se tournent vers moi, et chacun s’empresse de m’aider. Transporté de soldat en soldat, je passe de mains en mains jusqu’à l’extrémité du pont et rejoins ainsi le quartier général… »

Maurice de Tascher :

« Le 28 – Je me rends au pont à la pointe du jour. Désordre et encombrement horrible. Je manque plusieurs fois d’être étouffé et je passe après 4 heures d’attente (à 11 heures); une demie-heure après, l’ennemi commence à tirer et le passage devient un massacre. Combat à Borisow (?), Nombre immense d’hommes et de chevaux noyés. Je vais me restaurer dans un village près de la rivière; la vue des Cosaques me fait partir. Je fais trois lieues sur une chaussée étroite au milieu des bois et des marais et j’arrive à Zembin, petite ville. »

Le cuirassier Tirion :

« Il en résulta un encombrement que je ne verrai plus, je l’espère, et que je désire que personne ne voie plus, car c’était un spectacle effrayant à voir. Tous ces soldats qui, quelques temps plus tôt, se seraient tous élancés pour rendre service à leurs frères d’armes, ne songeaient plus qu’à leur conservation individuelle, cherchant à se sauver, même au dépens de ceux qui les entouraient. Tout homme qui faiblissait ne pouvait plus se relever, on marchait dessus, il était écrasé. » »

C’est également le 28 que Alexandre Bellot de Kergorre passe la rivière.

« A peine lancé dans la foule, nous fûmes dispersés comme du sable au vent; je me trouvai porté quelques instants et perdis mon cheval que je tenais par la bride (…) Il fallait, ou passer la Bérézina à la nage, ou courir le risque d’être étouffé en cherchant à gagner le pont; je me déterminai pour ce dernier parti (..) Les boulets passaient en quantité sur ma tête; l’ennemi visait cette masse, mais, suivant sa coutume, il visait trop haut : le danger des projectiles était le moindre, on n’y faisait pas attention (..) On se poussait, on se tirait, comme dans toutes les foules où règne la terreur (..) J’étais sauvé. Le pont me venait un peu plus haut que l’estomac. Je réunis le peu de forces qui me restaient pour m’élancer dessus et parvint à y grimper. Je me trouvais alors à vingt pas du commencement; il était couvert de monde, mais on y passait en ordre, puisqu’il n’y avait dessus ni hommes ni chevaux morts. On avançait comme le fait une grande foule dans un terrain uni, quand elle est pressée. »

Constant :

« J’ai dit que le pont était sans rebords. On voyait une foule de malheureux, qui s’efforçaient de le traverser, tomber dans le fleuve et s’abîmer au milieu des glaces. D’autres essayaient de s’accrocher aux misérables planches du pont, et restaient suspendus sur l’abîme jusqu’à ce que leurs mains, écrasées par les roues des voitures, lâchassent prise; alors ils allaient rejoindre leurs camarades, et les flots les engloutissaient. »

Jean-Roch Coignet
Jean-Roch Coignet

Coignet :

« .. Derrière nous se passait une scène épouvantable : Les russes dirigeaient sur la foule qui encombrait les ponts les feux de plusieurs batteries qui décimaient ces masses en désordre. De notre position, l’on voyait tomber cette grêle de feu sans qu’il fut possible de secourir nos malheureux compagnons. Tous couraient pêle-mêle vers les ponts; les voitures se heurtaient, et la confusion fut si grande, qu’hommes et femmes se précipitaient des ponts dans la Bérézina et disparaissaient, engloutis par les glaces que charriait la rivière. Personne ne peut se faire une idée d’un pareil tableau. Cinq mille personnes des deux sexes périrent dans la Bérézina, et nous y perdîmes le riche butin que nous avions fait au début de la campagne. »

Baron de Bausset :

« (…) le 28 au soir, les grandes masses. russes arrivèrent et menacèrent ces ponts encore encombrés d’une foule de chariots et de passagers, qui se nuisaient à eux-mêmes par la précipitation de leurs tentatives pour échapper aux Russes : ceux-ci s’annonçaient déjà par de nombreux Cosaques, dont l’approche bruyante faisait refouler sur l’espace étroit du pont tout ce qui était encore sur le bord glacé de la Bérézina. Le désordre fut à son comble, lorsque l’artillerie ennemie dirigea la mort sur cette dernière planche de salut. Nous perdîmes beaucoup de monde : une partie fut précipitée dans les flots par ceux des nôtres qui tentaient de s’ouvrir passage, et I’autre fut mitraillée sans pitié par le canon ennemi. »

La nuit survient enfin, séparant les combattants épuisés. Victor a perdu près de 3.000 hommes, les russes le double. Mais les français ont conservé la rive gauche. Un calme relatif succède à ces combats meurtriers. L’Empereur couche à Zanivski.

Victor et ses hommes passent la rivière le soir même, entre neuf heures et minuit, profitant de l’inattention de l’ennemi. Aussitôt sur l’autre rive il fait mettre en batterie les restes de son artillerie.

Cette nuit est également mise à profit pour essayer de déblayer les abords des ponts. Car il faut, le lendemain, sauver ce qu’il reste du corps d’armée de Victor, et le plus possible de traînards. C’est là encore la tâche d’Éblé et de ses hommes, pourtant épuisés.

Colonel Chapel :

« Il fallu faire une tranchée à travers un encombrement de cadavres d’hommes et de chevaux et de voitures brisées ou renversées (…) Le 9e corps (…) défila sur le pont en très bon ordre, emmenant avec lui toute son artillerie. » »

Sur la rive qu’il vient de quitter, des milliers d’hommes attendent, de façon incompréhensible, la levée du jour, pour passer eux aussi, alors que la route, là, est libre !  Ils se mettent à préparer le repas : le bois et la viande ne manquent pas !

Éblé et Victor, sur l’ordre de Napoléon, repassent la rivière et s’efforcent de les faire bouger, pour éviter qu’ils ne restent sur la rive gauche. Les ponts sont encore là ! Mais à l’aube, c’est l’ordre donné par l’empereur, ils doivent être détruits !

Malgré ces ordres, Éblé retarde le moment de mettre le feu aux ponts, sauvant ainsi encore quelques centaines de malheureux.

Mais vers neuf heures, les russes sont presque là, sur les talons de l’extrême arrière garde française (division Girard), qui, pour passer, doit escalader des monceaux de cadavres. Derrière eux, les Cosaques.

Éblé ne peut plus reculer et, la mort dans l’âme, donne l’ordre fatidique. C’est alors, sur la rive opposée, l’ultime ruée, accompagnée d’une immense clameur.

Constant :

« Le pont fut brûlé à huit heures du matin ».

Ségur :

« Il était huit heures et demie du matin, lorsqu’enfin Éblé, voyant les russes s’approcher, y mis le feu.

Le désastre était arrivé à son dernier terme. Une multitude de voitures, trois canons, plusieurs milliers d’hommes, des femmes et quelques enfants furent abandonnés sur la rive ennemie. On les vit errer par troupes désolées sur les bords du fleuve. Les uns s’y jetèrent à la nage, d’autres se risquèrent sur  les pièces de glace qu’il charriait; il y en eut qui s’élancèrent, tête baissée au milieu des flammes du pont, qui croula sous eux : brûlés et gelés tout à la fois, ils périrent par deux supplices contraires ! Bientôt, on aperçu les corps des uns et des autres s’amonceler et battre avec les glaçons contre les chevalets ; le reste attendit les Russes. Wittgenstein ne parut sur les hauteurs qu’une heure après le départ d’Éblé, et, sans avoir remporté la victoire, il en recueillit les fruits. « 

Le margrave de Bade assiste à la destruction des ponts :

« Le jour était venu et on travaillait avec le plus grand zèle à la destruction des ponts. C’était un spectacle déchirant de voir tant de blessés et de malades qui demeuraient sur l’autre bord et qui se trouvaient maintenant livrés à l’ennemi (…) La masse des soldats isolés qui tombèrent en activité peut être, sans exagération, estimée à dix mille hommes. Quarante canons et la plupart des voitures de tous les généraux, avec une partie de la caisse militaire, restèrent là, et le butin doit avoir été grand. »

Le sergent Bourgogne est `a aussi :

« Nous avions passé une mauvaise nuit. Beaucoup d’hommes de la Garde impériale avaient succombé . Il pouvait être 7 heures du matin. C’était le 29 novembre. J’allai encore auprès du pont, afin de voir si je rencontrerais des hommes du régiment. Ces malheureux, qui n’avaient pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu’il faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Déjà l’on préparait tout ce qu’il fallait pour le brûler. J’en vis plusieurs qui se jetèrent dans la Bérézina, espérant la passer à la nage sur les glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l’eau jusqu’aux épaules, et là, saisis par le froid, la figure rouge, ils périssaient misérablement. J’aperçus, sur le pont, un cantinier portant un enfant sur sa tête. Sa femme était devant lui, jetant des cris de désespoir. Je ne pus en voir davantage ; c’était au-dessus de mes forces. Au moment où je me retirais, une voiture dans laquelle était un officier blessé, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi que plusieurs hommes qui accompagnaient. Enfin, je me retirai. On mit le feu au pont ; c’est alors, dit-on, que des scènes impossibles à peindre se sont passées. Les détails que je viens de raconter ne sont que l’esquisse de l’horrible tableau. »

C’est alors que les scènes les plus horribles se déroulent.

Ségur :

Alors, comme dans toutes les circonstances extrêmes, les cœurs se montrèrent à nu, et l’on vit des actions infâmes et des actions sublimes ! Suivant leurs différents caractères, les uns, décidés et furieux, s’ouvrirent le sabre à la main un horrible passage. Plusieurs frayèrent à leurs voitures un chemin plus cruel encore ; ils les faisaient rouler impitoyablement au travers de cette foule d’infortunée qu’elles écrasaient. Dans leur odieuse avarice, ils sacrifiaient leurs compagnons de malheur au salut de leurs bagages. D’autres, saisis d’une dégoûtante frayeur, pleurent, supplient et succombent, l’épouvante achevant d’épuiser leurs forces. On en vit, et c’étaient surtout les malades et les blessés, renoncer à la vie, s’écarter et s’asseoir résignés, regardant d’un oeil fixe cette neige qui allait devenir leur tombeau ! …

On aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu’elles enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras roidis les tenaient encore au-dessus d’elles !

Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l’artillerie creva et se rompit ! La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder . Le flot d’hommes qui venaient derrière, ignorant ce malheur, n’écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

Tout alors se dirigea vers l’autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d’artillerie y affluèrent de toutes parts…

Ces flots de misérables roulaient les uns sur les autres ; on n’entendait que des cris de douleur et de rage ! Parmi eux des femmes, des mères, appelèrent en vain d’une voix déchirante leurs maris, leurs enfants, dont un instant les avait séparées sans retour ; elles leur tendirent les bras, elles supplièrent qu’on s’écartât pour qu’elles pussent s’en approcher ; mais emportées çà et là par la foule, battues par ces flots d’hommes, elles succombèrent sans avoir été seulement remarquées. Dans cet épouvantable fracas d’un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n’entendait pas les plaintes des victimes queue engloutissait ! »

Alexandre Louis Andrault de Langeron
Alexandre Louis Andrault de Langeron

De fait, le français Langeron note :

« Toutes les richesses de Moscou y étaient rassemblées; on y voyait plus de 10.000 voitures, et dans ce nombre, de magnifiques équipages, berlines, calèches, phaétons, droshkis, etc. pris dans la capitale, dans les hôtels des seigneurs où dans les ateliers des selliers, trophées qu’on s’était proposer de mener à Paris. »

Les Cosaques  massacrent un nombre de survivants estimé à entre 5.000 et 10.000….

Le Margrave de Bade, qui commande la brigade badoise :

« Le jour était venu et on travaillait avec le plus grand zèle à la destruction des ponts. C’était un spectacle déchirant de voir tant de blessés et de malades qui demeuraient sur l’autre bord et qui se trouvaient maintenant livrés à l’ennemi. Aucune plume ne peut décrire la désolation qui s’offrit à nos yeux lorsque les Russes prirent possession de la rive gauche. La masse de soldats isolés qui tombèrent en captivité peut être sans exagération estimée à 10 000 hommes. Quarante canons et la plupart des voitures de tous les généraux, avec une partie de la caisse militaire, restèrent là, et le butin doit avoir été grand. »

De Zembin, Napoléon écrit à Marie-Louise :

Ma bonne amie, je sais que 15 estafettes m’attendent à trois journées d’ici. J’y trouverai donc 15 de tes lettres. Je suis bien chagrin de penser de la peine que tu vas avoir d’être tant de jours sans mes nouvelles, mais je sais que dans les occasions extraordinaires je dois compter sur ton courage et ton caractère. Ma santé est parfaite, le temps bien mauvais et très froid. Adieu, ma douce amie, deux baisers au petit roi pour moi. Tu connais toute la tendresse des sentiments de ton époux.

Le roi de Naples, le vice-roi, le prince de Neuchâtel se portent bien. Donne de leurs nouvelles à leurs femmes, ainsi que le grand maréchal (Duroc), qui écrit, et tous mes aide-de-camps. Donne aussi des nouvelles de son fils à Madame Montesquiou.

La bataille de la Bérézina est terminée. Et pourtant, de terribles épreuves attendent encore les rescapés.

Les troupes de Victor doivent en effet continuer de marcher, pour rejoindre, au plus vite, Wilna. La route est rien moins que facile. Elle est semée d’embûches, en particulier des ponts, qui, s’ils sont brûlés par les russes, peuvent tout arrêter. Or ces russes suivent les français de près : les Cosaques de Landskoy, qui forment leur avant-garde, talonnent les français, sans heureusement trop entreprendre, si ce n’est d’assiéger Oudinot, blessé, et réfugié avec une petite escorte, dans une grange.

Au contraire, ce sont les français qui brûlent les ponts de Zembin, après les avoir franchis. Ney commande maintenant ce qui reste du 2e corps (environ 3000 hommes sur les 39000 qui avaient passé le Niémen, tout juste cinq mois avant.

Le 30 novembre, l’arrière garde française, toujours poursuivie par le général Platov, arrive à Pletchenitzy, où elle doit livrer combat.  C’est à partir de ce moment là que le froid commence d’être intense. Le thermomètre descend la nuit jusqu’à moins trente !

Ségur :

« L’atmosphère était immobile et muette : il semblait que tout ce qu’il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fût atteint, enchaîné et comme glacé par une mort universelle. Alors, plus de paroles, aucun murmure, un morne silence, celui du désespoir et les larmes qui l’annoncent ! »

Les soldats commencent à mourir de froid. On ne compte plus ceux qui, le matin, ne se réveillent plus, ou qui, les membres gelés, ne peuvent plus se déplacer. Ceux là vont tomber aux mains des Cosaques, qui vont les dépouiller de ce qui leur reste de vêtement, et abandonner, nus, sur le sol gelé.

De cette marche dans le froid, les témoignages abondent, terribles.

Général Jean-Nicolas Curely (de la brigade Corbineau) :

« Pendant la retraite, depuis la Bérézina jusqu’à Wilna, l’ennemi nous harcelait tous les jours, non seulement avec leurs Cosaques, mais encore avec son artillerie et son infanterie. Il est arrivé cependant que, le froid augmentant d’intensité, les Cosaques qui nous poursuivaient marchaient à pied, comme nous-mêmes. L’armée perdait tous les jours quantité, d’hommes : les uns ne pouvaient plus marcher ; d’autres, n’ayant plus de vivres, aimaient mieux se laisser prendre que de mourir de faim ; le nombre de ces derniers était considérable. Le peu de canons qui nous restaient furent abandonnés, faute de chevaux qui mouraient de faim ; le gros de l’armée incendiait la plupart des maisons pour se chauffer, et, avec les maisons, brûlaient les malades et les hommes qui, ne pouvant plus suivre, s’y étaient réfugiés. Souvent même, par accident, le feu prenait pendant la nuit aux maisons encombrées de -monde, et la moitié de ce monde périssait dans les flammes. La route était jonchée de morts et de mourants. Des malheureux, la tête égarée par la faim et la souffrance du froid, apercevaient un feu à trente ou quarante pas ; ils s’arrêtaient, étendaient les mains pour se chauffer, comme s’ils eussent été près du feu, et tout à coup tombaient morts. L’égoïsme était porté au dernier point. J’ai vu à l’arrière-garde un fantassin ayant une cruche de mauvaise eau-de-vie et donnant, disait-il, un coup à boire pour 6 francs, recevoir un écu d’un malheureux et lui retirer la cruche en lui disant . « Tu vas mourir, ce serait de l’eau-de-vie perdue. » »

Les soldats, presque réduits à l’état sauvage, se livrent à des scènes à peine croyables.

Le médecin Roos :

« Notre retraite prend un aspect effroyable … Il se produit des scènes de misère et de sauvagerie … les moindres causes provoquent des querelles, des rixes. A la plus petite discussion, les sabres, quand on en avait un, sortaient du fourreau. Je vis sous mes yeux un soldat du train fendre la tête d’un camarade, pour un morceau de pain. »

Le colonel de Sukow :

« On racontait alors l’histoire de ce grenadier français qui, voyant un général étendu sur le côté de la route, en train d’agoniser, s’approche et essaie de le dépouiller de ses bottes. « Laisse-moi donc, s’écrie le général, je ne suis pas encore mort. » Là-dessus, l’autre lui fait cette réponse naïve . « Mon général, j’attendrai ». »

Le général Griois :

 » Les souffrances qui m’accablaient depuis six semaines avaient effacé chez moi tout sentiment humain ; un affreux égoïsme resserrait mon cœur, et quand ma pensée me ramène à cette époque de ma vie, je frémis de la dégradation morale où la misère peut nous conduire. »

Le chef d’escadron Eugène Labaume

« La route était couverte de soldats qui n’avaient plus de forme humaine, et que l’ennemi dédaignait de faire prisonniers. Chaque jour, ces malheureux nous rendaient témoins de quelques scènes pénibles à raconter. Les uns avaient perdu l’ouïe, d’autres, la parole, et beaucoup, par excès de froid ou de faim, étaient réduits à un état de stupidité frénétique qui leur faisait rôtir des cadavres pour les dévorer, ou qui les poussait à se ronger les mains et les bras. Il y en avait de tellement faibles, que, ne pouvant porter du bois ni rouler une pierre, ils s’asseyaient sur les corps morts de leurs frères, et, le visage tout décomposé, regardaient fixement quelques charbons allumés ; bientôt les charbons venant à s’éteindre, ces spectres livides, ne pouvant plus se relever, tombaient à côté de ceux sur lesquels ils s’étaient assis …

Le chirurgien Larrey, qui va réussir à atteindre Wilna :

« Les bords du chemin étaient parsemés de soldats qui avaient péri pendant leur marche, dans la nuit du 8 au 9 décembre. Ils appartenaient principalement à la 12e division, presque toute composée de jeunes gens. Enfin, nous étions tous dans un tel état d’abattement et de torpeur, que nous avions peine à nous reconnaître les uns les autres. On marchait dans un morne silence. L’organe de la vue et les forces musculaires étaient affaiblis au point qu’il était difficile de suivre sa direction et de conserver l’équilibre. L’individu chez qui il venait à être rompu tombait aux pieds de ses compagnons, qui ne détournaient pas les yeux pour le regarder. Quoique l’un des plus robustes de l’armée, ce fut avec la plus grande difficulté que je pus atteindre Wilna. A mon arrivée dans cette ville, j’étais près de tomber, pour ne plus me relever sans doute comme tant d’autres infortunés qui avaient péri sous mes yeux. »

La défense héroïque de Ney et de ses soldats permet de repousser les russes.

Ney à Krasnoie

La général Mathieu :

« Notre arrière-garde, commandée par le maréchal Ney, faisait tête à l’ennemi, ne cédant le terrain que pied à pied et de position en position. Cette arrière-garde couvrait, non plus le reste d’une armée, mais une immense colonne de fuyards marchant pêle-mêle, et d’heure en heure décimée par le froid et par la faim. »

Le 4 décembre, la tête de ce qui reste de l’armée française atteint Smorgoni, alors que l’arrière-garde est à Molodeczno. Cette dernière, forte de tout au plus 700 hommes, est toutefois renforcée par les restes du 9e corps de Victor (environ 4.000 hommes) doit une nouvelle fois faire face aux russes, dont la cavalerie a été renforcée par la division Tchaplitz. Heureusement, il a une partie de l’artillerie du 2e corps, parvenue jusqu’ici, on ne sait trop comment, vu l’état des chevaux. Celle-ci permet de mettre en respect les assaillants, qui subissent de lourdes pertes.

Déjà, le 3 décembre, Napoléon avait averti Caulaincourt :

« Dans l’état actuel des choses, je ne puis en imposer à l’Europe que du palais des Tuileries. »

Rapp :

« Depuis longtemps nous n’avions pas de nouvelles de France, nous ne savions même pas ce qui se passait dans le grand-duché; nous l’apprîmes á Malotechno. Napoléon reçut dix-neuf estafettes à la fois. C’est là, je crois, qu’il arrêta le projet de quitter l’armée, mais il ne l’exécuta qu’à Smogorni, à dix-huit lieues en avant de Wilna. Nous y arrivâmes. L’empereur me fit demander vers les deux heures; il ferma soigneusement les portes de la pièce qu’il occupait, et me dit : « Eh bien, Rapp, je pars cette nuit  pour Paris; ma place y est nécessaire pour le bien de la France., et même pour celui de cette malheureuse armée.  J’en donne le commandement au roi de Naples. » Je n’étais pas préparé à cette confidence; car j’avoue franchement que je n’étais pas dans le secret du voyage.  « Sire, lui répondis-je, votre départ fera une fâcheuse sensation parmi les troupes, elles ne s’y attendent pas. –  Mon retour est indispensable; il faut que je surveille l’Autriche, et que je contienne la Prusse. –  J’ignore ce que feront les Autrichiens; leur souverain est votre beau-père. mais pour les Prussiens, vous ne les retiendrez pas, nos désastres sont trop grands; ils en profiteront. » Napoléon se promenait les mains derrière le dos; il garda un instant le silence et reprit : Quand ils me sauront à Paris, qu’ils me verront à la tête de la nation, et de douze cent mille hommes que j’organiserai, ils y regarderont à deux fois avant de me faire la guerre. Duroc, Caulaincourt et Mouton partiront avec moi, Lauriston ira à Varsovie, et toi tu retourneras à Dantzick; tu verras Ney à Wilna, tu t’arrêteras avec lui pendant au moins quatre jours; Murat vous joindra, vous tâcherez de rallier l’armée le mieux qu’il vous sera possible. Les magasins sont pleins, vous trouverez tout en abondance. Vous arrêterez les ,Russes; tu feras le coup de sabre avec Ney, s’il est nécessaire. Il doit avoir actuellement la division Loyson, qui compte au moins dix-huit mille hommes de troupes fraîches; Wrède lui amène aussi dix mille Bavarois; d’autres renforts sont en marche. Vous prendrez des cantonnements. » Napoléon partit. Je reçus des ordres du major-général, qui me dit dans une lettre ce que l’empereur m’avait déjà dit de vive voix, il me remit en même temps une lettre particulière de ce prince, où il me répétait : «Fais tout avec Ney pour rallier l’armée à Wilna, restez-y quatre jours au moins; tu te rendras ensuite à Dantzick. » 

Joachim Murat
Joachim Murat

Sa décision est donc prise. Le 5, à Smorgoni, Napoléon, comme il l’a annoncé à Rapp, transmet le commandement de ce qui reste de la Grande-Armée à Murat.

A 22 heures, il prend place, avec Caulaincourt, dans une dormeuse, que va conduire le fidèle Roustam; Mouton et  Duroc  en font autant dans une calèche, de même que Fain et Constant, qui ont avec eux Lefebvre-Denoettes, commandant les chasseurs de la Garde, chargés de la protection. Le colonel comte Wonsowitz, qui parle couramment allemand, polonais et français, est également du cortège.

Caulaincourt :

 » A dix heures précises du soir, nous montâmes en voiture, l’Empereur et moi, dans sa dormeuse, le brave Wonsowiez à cheval près de la voiture, Roustan, les piqueurs Fagalde et Amodru aussi à cheval ; un d’eux prit les devants pour commander les chevaux de poste à Ochmiana. Le duc de Frioul et le comte de Lobau suivaient dans une calèche ; le baron Fain et M. Constant dans une autre. Les mesures furent si bien prises, le secret si bien gardé que personne ne se douta de la moindre chose, et, à l’exception du grand-maréchal et du baron Fain, même ceux qui partirent ne surent le voyage qu’à sept heures et demie, quand les maréchaux l’apprirent… »

Puis le convoi se met en route en direction de Vilna, où il s’arrêtera le 6, avant de continuer sur Kowno.

Maurice de Tascher est lui aussi le 5 à  à Smorgony:

« Arrivé et logé à Smorgony, petite ville. Ressources qui s’y trouvent et que nous avons la douleur de vois s’évanouir par le pillage, sans pouvoir en profiter. Retrouvé un détachement du régiment. Étonnement en revoyant des hommes propres et bien tenus. »

La nouvelle du départ de l’Empereur est connue de l’armée le 6.

Général Bro :

« Napoléon nous quittait à Smorgoni, il allait dissiper, à Paris l’effet des mauvaises nouvelles, qui justement alarmaient la France, et aussi préparer de nouvelles levées. »

Le général Mathieu :

« L’empereur quitta l’armée; il partit de Smorgoni avec une escorte de lanciers polonais de la garde. »

Le capitaine Bertrand :

« Le 5 décembre, à Smorgoni, nous apprenons le départ de l’Empereur pour la France »

« A la suite d’un conseil auquel assistaient tous les maréchaux, l’Empereur partit pour la France à dix heures du soir, sur un traîneau que montaient également le comte de Lobau et le général Lefebvre-Desnouettes. Un deuxième traîneau contenait Duroc et le grand écuyer Caulaincourt,. J’appris ce départ le lendemain, à Osmiana, par le général Lariboisière. Cette nouvelle m’étonna singulièrement, mais me fis plaisir; l’armée était dans un tel état, que Sa Majesté ne pouvait plus rien faire pour elle par sa présence, et qu’en France, au contraire, il lui était loisible, comme cela eut lieu en effet, de maintenir la Confédération du Rhin, notamment la Prusse, qui, si elle se fut déclarée contre nous en décembre, aurait arrêté les débris de ces troupes qu’elle avait vu passer si belles au printemps précédent. »

Constant :

« Le lendemain, à la pointe du jour, l’armée savait tout. L’impression que fit cette nouvelle ne peut se peindre : le découragement fut à son comble; beaucoup de soldats blasphémaient et reprochaient à l’Empereur de les abandonner; c’était un cri de malédiction générale ».

En réalité, l’armée est dans un tel état d’abattement, que cette nouvelle n’ajoute rien à sa léthargie.

Maurice de Tascher note seulement :

« Le 6. Froid excessif. Grand nombre d’hommes tombants morts sur la route, quelques fois dépouillés avant d’expirer et restant nus sur la neige, vivant encore. Bivouaqué avec l’armée d’Italie, à 2 lieues et demie en arrière du quartier général. »

Ce que confirme Constant :

« Cette nuit du 6, le froid augmenta encore; il fallut qu’il fût bien vif, puisque l’on trouva à terre des oiseaux tout raidis par la gelée. Des soldats qui s’étaient assis, la tête dans les mains et le corps incliné, pour sentir moins le vide de leur estomac, se laissèrent aller au sommeil et furent trouvés morts dans cette position. »

Alexandre Bellot de Kergorre continue sa narration :

« Pendant que l’Empereur courait à notre insu sur la route de Wilna, nous étions, Lego, son collègue et moi, couchés sur de la paille auprès d’un poêle bien chaud, occupés à manger des pommes de terre et du biscuit, que nous partageâmes avec le général Grandeau. Nous pouvions nous étendre sur le plancher d’une chambre chaude où nous n’étions que quatre. Cette circonstance fut heureuse, car le froid, qui jusque-là n’avait pas passé 18°, sauta tout d’un coup, dans cette nuit, à 28° Réaumur. »

Le capitaine Bertrand :

« J’entendis également, vers une heure du matin, un officier d’état-major dire au Maréchal (Davout) que nous avions 29° de froid. »

Les soldats continuent de marcher, presque machinalement, avec un seul but : arriver à Wilna. La-bas, au moins, ils pourront se reposer, manger à leur faim. Si ce n’était ce froid ! Car le thermomètre, en effet,  continue de descendre, atteignant bientôt – 30°C. Pour se tenir chaud, les hommes marchent serrés les uns contre les autres. Mais il en disparaît  à chaque instant. Ils perdent la vue, l’ouie, tombent sans connaissance, foulés alors au pied par ceux qui suivent.

Coignet :

« Aux horreurs du froid vint se joindre celle de la famine; les vivres manquaient, et il fallu joindre celle de la famine; les vivres manquaient, et il fallu manger les chevaux. A mesure qu’un cheval tombait sur la route, les soldats, avec leurs couteaux, se taillaient des grillades dans ses cuisses et les faisaient rôtir quand ils pouvaient trouver du feu, ou même les mangeaient crues quand le bois manquait. »

De Wilna, des renforts sont envoyés à la rencontre des malheureux, en particulier la division Loison, les brigades Coutard et Franchesci, la cavalerie napolitaine, et la cavalerie de marche. Mais les hommes qui composent ces troupes , jeunes pour la plupart, ne sont pas en mesure de résister, eux aussi, aux conditions hivernales de ce début du mois de décembre, et la majorité va, elle aussi, périr. Les français perdent ainsi des ressources dont ils auraient bien besoin.

Général Mathieu Dumas :

« Une division de troupes napolitaines et quelques bataillons français avaient reçu l’ordre de partir de Wilna et de se porter à  Ochmiana pour soutenir la retraite l’armée; mais ces troupes furent presque moissonnées par l’horrible froid qui s’éleva à cette époque jusqu’à 28 et 29 degrés. » 

Margrave de Bade :

« … Le roi de Naples avait pris le commandement. Un régiment de cavalerie napolitaine qui lui servit d’escorte jusqu’à Wilna, périt complètement en une nuit. La division Loison que nous rencontrâmes là et qui comptait 10000 hommes lorsqu’elle sortit de Wilna, en perdit 7 000 par le froid. »

Alexandre Bellot de Kergorre :

« J’arrivai le soir à Osmiana où l’encombrement était immense, les débris de la division Loison l’occupant tout entière. Je dis les débris, car ce corses. sans avoir combattu, avait été anéanti dans la nuit précédente par le froid. Ces troupes, qui auraient pu former l’arrière-garde et nous être d’un grand se- cours, nous furent tout à fait inutiles et même nuisibles, puisqu’elles augmentaient le nombre des affamés débandés. »

de Bausset :

« .. nous avions appris que, d’après l’ordre de l’empereur, la division du général Loison s’était mise en mouvement pour venir à notre secours. Bien que cette division eut été fondue la première nuit qu’elle passa sur des positions glacées, le bruit de sa sortie de Vilna était suffisant pour éloigner les Cosaques. »

Enfin, le 8 décembre, les premiers rescapés se présentent devant Wilna.

Le soldat Gervais est parmi les premiers, mais les portes sont fermées !

« Aussitôt que les bandes de malheureux, marchant avec nous en désordre, se virent à quelques lieues de Wilno, ils s’efforcèrent d’y arriver les premiers, croyant trouver là tout le secours dont ils avaient besoin.

Ils arrivèrent en effet quelques heures avant ceux qui marchaient dans leurs rangs.

A leur aspect, comme à Smolensk, les gardes furent épouvantés. Ils fermèrent les portes, et le gouverneur ordonna de ne les ouvrir qu’à l’arrivée des troupes ayant leurs chefs en tête. En attendant la venue de ces colonnes, ces hommes qui ne tenaient plus debout, se jetèrent pêle-mêle sur la neige. Lorsqu’à l’arrivée des troupes on ouvrit les portes, plusieurs centaines d’entre eux avaient cessé de vivre. »

Le général Mathieu doit encore passer la nuit en dehors de la ville :

« La veille de notre arrivée à Wilna, nous bivouaquâmes autour d’un petit hameau, où nous trouvâmes quelques abris. Pour nous faire un peu de place dans une maison abandonnée, il fallut jeter dehors les cadavres dont elle étai remplie. Je partageais ce triste gîte avec le brave général Éblé, qui était mourant, et qui succomba deux jours après. Ce hameau était entouré de feux de bivouacs établis sur la neige et sur la glace, et lorsque nous partîmes, à peu près un tiers des soldats autour de ces feux étaient restés roides morts. »

C’est le cas aussi du sergent Bourgogne :

« On se jeta en confusion dans le faubourg: en y entrant, j’aperçus à la porte d’une maison un de mes amis, vélite et officier aux grenadiers, étendu mort ; les grenadiers étaient arrivés une heure avant nous. Beaucoup d’autres tombèrent, en arrivant, d’épuisement et de froid ; le faubourg était déjà parsemé de cadavres »

Quant à Coignet :

« Le roi de Naples arriva devant Wilna le 8 décembre et nous avec la Garde, nous arrivâmes le 10 aux portes de la ville que nous trouvâmes barricadées avec de fortes pièces de bois. Il fallu des efforts inouïs pour escalader et pénétrer dans l’intérieur, ce qui nous fit perdre du temps et éprouver des pertes considérables. »

Lorsque les portes de la ville sont enfin ouvertes, le désordre est alors indescriptible.

Le général hollandais van Hogendrop :

« La tête de cette colonne infortunée, ceux qui avaient conservé assez de force pour devancer les autres, commençait pourtant à entrer dans Wilna. On fit de vains efforts pour les rendre attentifs aux placards affichés pour les diriger sur les couvents désignés aux différents corps. Tous, généraux et soldats, pénétraient de force dans la première maison qui leur paraissait convenable, y cherchaient l’appartement le mieux chauffé, s’y couchaient et se faisait apporter quelque chose à manger. Les plus forte chassaient les plus faibles ; les généraux et les officiers, s’ils pouvaient encore faire valoir un reste d’autorité, se faisaient faire place par les soldats, ne fut-ce que d’une chambre ou d’un lit. La ville eut été infailliblement brûlée, si toutes les maisons n’eussent été bâties en pierre. Elle eut été pillée, sans doute, s’il fut resté aux hommes un peu plus de forces ; mais tous étaient exténués de fatigue et de misère… »

Un soldat belge de la Garde se rappellera plus tard :

« Nous arrivâmes aux portes de Wilno le 9 décembre. Tout le monde voulait du pain, de la viande, du vin, des abris : la ville fut saccagée et les magasins pillés.

Il n’y avait plus un seul corps dont il restât quelques débris ; plus ni divisions, ni brigades, ni régiments, ni bataillons, plus même une compagnie. Nous étions encore une trentaine du régiment, tout compris, sans chefs. Plus de commandement, chacun pour soi. Nous étions encore bien armés et j’assure qu’il ne faisait pas bon nous résister.

Nous pillâmes le magasin aux vivres de l’état-major et de l’Empereur. Nous y trouvâmes de la belle farine, du lard, de l’huile fine, du riz et du bon vin, même du champagne et de l’excellent cognac.

Nous fricotâmes toute la nuit ; nous fîmes du pain et des galettes, et un jambon fut cuit au four. Le lendemain nous étions bien restaurés pour nous remettre en route.

A Wilno, j’ai vu tuer un soldat d’une manière dont personne, jamais, peut-être, ne partit pour l’autre monde. Notre lieutenant Seraris sortait du palais où nous avions pris domicile ; il tenait un jambon sous chaque bras. Survint un soldat, qui lui barra le passage en exigeant l’un des jambons. Il reçut, à l’instant, en guise de réponse, un coup de jambon à la tête, appliqué avec tant de force, qu’il abattit notre homme ; il est juste de dire qu’il ne fallait pas beaucoup d’effort pour le tuer. »

Le général Mathieu :

« Enfin on se  précipita dans Wilna, où chacun espérait trouver des ressources, et quelque repos : la confusion était extrême; je fis établir mon quartier dans la maison que j’avais occupé; je me rendis, ou plutôt je me fis porter au quartier général du roi de Naples, qui avait pris le commandement de l’armée. Le prince major général me dis qu’il était impossible de tenir à Wilna, où nous allions être entourés, et que l’armée partirait la nuit suivante, ou, au plus tard, le lendemain au soir. J’allais chez le comte Daru, qui était occupé à mettre quelque ordre dans les distributions des subsistances et des effets d’habillement rassemblés dans les magasins. Je vis aussi le duc de Bassano, qui partit le soir même pour tâcher de gagner les devants. »

Les forces sur lesquelles les français vont devoir compter sont bien loin de ce que Napoléon espérait.

Rapp :

« Je me rendis au logement du maréchal Ney; je lui fis part des ordres de Napoléon et de la conversation que j’avais eue avec ce prince au moment de son départ. Le maréchal fut bien étonné des forces qu’il lui supposait, il me dit : « J’ai fait battre tout à l’heure la générale, je n’ai pu réunir cinq cents hommes : tout le monde est gelé. fatigué, découragé; personne n’en veut plus.. » »

Maurice de Tascher :

« Le 9. Arrivée à Vilna. Désordre, danger et foule extrême pour y entrer.

Le sergent Bourgogne :

« Une heure après, j’entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et d’eau-de-vie à acheter. Mais, presque partout, les portes étaient fermées ; les habitants, quoique nos amis, avaient été épouvantés en voyant cinquante à soixante mille dévorants, comme nous étions, dont une partie avait l’air fou et imbécile; et d’autres, comme des enragés, couraient en frappant à toutes les portes et aux magasins, où l’on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les fournisseurs voulaient que tout se fit en ordre, chose impossible, puisque l’ordre n’existait plus.

Alexandre Bellot de Kergorre :

« Arrivés à la porte de Wilna, l’encombrement était effroyable; le peu de voitures des trophées et du Trésor qui existaient encore avaient été en partie brisées par quelques canons et obstruaient la porte. »

Florent Guibert, sous-lieutenant au 26e léger (son unité fait partie de l’armée qui s’était dirigée sur Saint-Petersbourg, et qui est restée autour de Polotsk, où il a été blessé), était justement en convalescence dans un hôpital de Wilna. Il voit arriver les rescapés de la Bérézina :

« Tandis que le 10 décembre vers les onze heures du matin la nouvelle se répandit très rapidement de bouche en bouche dans la ville que l’armée française arrivait. Voilà que tout y fut en mouvement, l’on ne pouvait le croire. Chacun se mit aux fenêtres, ou gagna quelque hauteur de la ville pour  la découvrir . Mais les brouillards et la grande quantité de flocons de neige qui tombaient, font obstacle. Les canons se font entendre de tout près (Deux ou trois cents Cosaques avec des mauvais chevaux non ferrés, et deux pièces de canons qu’ils traînaient eux- mêmes sur des traîneaux, poursuivaient ainsi notre armée depuis un mois sans qu’elle fit aucune résistance. (…) les militaires des hôpitaux pouvant marcher, employés, etc., coururent du côté de la canonnade, porte Saint-Pétersbourg. Je suivis le mouvement. La tête de cette masse sans ordre, d’hommes méconnaissables, débris de cette belle armée de sept cent mille hommes, y arriva aussitôt que nous. Leur aspect glaça d’effroi tous les spectateurs, car à l’instant même, tout fut obligé de prendre l’attitude triste qui régnait parmi eux. Leur profond silence (sauf celui de leurs mauvaises chaussures) et si quelqu’un parmi eux l’interrompait, c’était d’émotion, de désespoir (…) Semblable à chaîne des forçats ou convoi funèbre, aucun d’eux n’avait conservé les marques militaires, haillonnaires ou couverts de peaux de loup, mouton et habits de paysans de différentes couleurs. Si l’on découvrait par un trou quelque figure, elles étaient noires, maigres, le plus grand nombre la tête couverte d’une jupe ou peau, ne laissant, ainsi que je l’ai dit, qu’une ouverture pour se voir conduire. Par-dessus ces vêtements en général pouilleux, il y avait quatre pouces de neige glacée qu’inutilement ils secouaient pour la faire tomber. »

Le capitaine Bertrand a de la chance : il va trouver refuge dans le couvent des moines Bénédictins :

« Nous voici arrivés aux portes de Wilna, capitale de la Lithuanie, comme à Smolensk, les magasins de vivres et d’habillement avaient été pillés dans cet affreux désordre, et nous perdîmes une deuxième fois l’espoir de nous réconforter. Non seulement nous étions serrés de très près par l’ennemi. à notre entrée dans la ville, mais encore nous y avions été devancés par des cosaques. Il fui fait, il est vrai, prompte justice de ceux-ci par les quelques troupes de dépôt que nous y rencontrâmes. La nuit, cependant, ramena le calme et les débris de chaque corps se virent assigner un poste. Pour notre part on nous désigna un couvent de moines bénédictins. Depuis Moscou nous n’avions pas mis les pieds dans la plus humble chaumière, aussi regardâmes-nous comme un miracle de pouvoir reposer, cette nuit, sous les cloîtres d’un couvent, autour d’un bon feu, et avec les modestes provisions que les Religieux nous avaient fait parvenir, ne pouvant faire pour nous tout ce que leur cœur leur dictait. » 

Le général comte Guyot arrive à Vilna le 8 et y reste le 9 :

« L’armée est sous les ordres du roi de Naples. Une division venant de l’Allemagne, commandée par le général Loison en forme la garnison, avec la Garde du roi de Naples. La misère et le froid ont réduit la Grande Armée à rien; les besoins sont tels que chacun veut entrer en ville, ou veut en défendre l’entrée à toutes autres troupes que la Garde impériale, mais les gardes sont forcées, on s’étouffe dans les portes; cependant, tous ceux qui peuvent pénétrer s’y comportent bien et paient fort chers les secours qu’ils y reçoivent. »


 

Sources

·        Constantin de Grünwald. La campagne de Russie. Ed. Julliard, Paris, 1963

·        Théo Fleischman. L’épopée impériale. Perrin, Paris, 1964

·        Hans Walter. Napoleons Feldzug nach Russland 1812. Bielefeld, 1912

·        Jean Tulard, Louis Garros. Itinéraire de Napoléon au jour le jour. Tallandier, Paris, 1992.

·        Jean-Claude Damamme. Les soldats de la Grande-Armée. Perrin, Paris, 1998.

·        Lettres inédites de Napoléon Ier à Marie-Louise. BN. Paris, 1935.

·        Digby Smith. The Greenhill Napoleonoic Wars Data Book. Greenhill, 1998.

·        Constant. Mémoires. Crémille, Genève, 1969.

·        Thiers. Histoire du Consulat et de l’Empire. Paulin, Paris, 1849.

·        Mémoires du sergent Bourgogne. Arléa, Paris, 1992

·        Philippe de Ségur. La campagne de Russie. Simon, Paris, 1936.

·        Maurice de Tascher. Journal de campagne d’un cousin de l’Impératrice. Plon, Paris, 1933.

·        Jean-Baptiste Sourd. P. Maes. Bulletin de l’Association Belge Napoléonienne (n° 83), 3e trimestre 2000.

·        J.J. Pattyn. Les trois frères Corbineau au 5e chasseurs à cheval, 1802-1814. Bulletin de l’Association Belge Napoléonienne (n° 84), 4e trimestre 2000.

·        Mémoires du général Rapp. Bossanges ed. Paris, 1823.

·        Oleg Sokoulov. La campagne de Russie : la Bérézina et le désastre final. Napoléon Ier, n° 10, sept. oct. 2001.

·        Curtis Cate. La campagne de Russie. 1812, le duel des deux empereurs.  Lafont, Paris, 1987

·        Rapp. Mémoires. Paris, 1823