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« Ah Si Bonaparte était là ! »

La « fuite » d’Égypte de Bonaparte

« Partir était affreux, mais rester était pire ! » (Benoist-Méchin)

(Remerciements à Hans-Karl Weiss)

Le départ de Bonaparte fut-il une fuite, voire une « désertion » ? C’est l’un des grands thèmes de la controverse sur Napoléon qui marque le XIXe siècle français (mais aussi le XXIe !). Essayons de voir ici les faits – quitte à ce que chacun tire ses propres conclusions.

Il faut d’abord noter que Bonaparte a souvent songé à quitter l’Egypte. Déjà juste après la prise du Caire, le 25 juillet 1798, dans un moment de désarroi intime, il écrit à son frère Joseph de lui acheter une maison et pense être en France dans les deux mois:

« Fais en sorte que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne; je compte y passer l’hiver et m’y enfermer : je suis ennuyé de la nature humaine. J’ai besoin de solitude et d’isolement; (…) La gloire est fade à vingt-neuf ans; (..)

La latitude des instructions du Directoire  lui donne en effet la possibilité de rentrer en France (« quand et comment il voudrait« ) et de choisir alors son successeur. En 1799 après Aboukir, s’il veut revenir en France, c’est qu’il sait que son destin n’est plus en Orient.

Georges Douin dans une communication présentée le 10 mars et le 7 avril 1942 à l’Institut d’Egypte a cherché à élucider les mystères entourant son départ

Selon Douin, et sa démonstration paraît convaincante, il s’agit au départ d’une manoeuvre d’intoxication, montée par le commodore Sidney Smith, dont l’efficacité repose sur la réalité des faits énoncés.

Du 2 au 5 août 1799, des pourparlers sont engagés entre Français et Anglo-Turcs pour un échange de prisonniers après la bataille d’Aboukir. Le commodore y délègue à Alexandrie son secrétaire particulier qui rencontre Bonaparte et lui fait savoir qu’il est rappelé en France par le Directoire.

En effet, ce dernier s’est bien décidé à rappeler Bonaparte et une partie de son armée devant l’aggravation de la situation militaire provoquée par les défaites françaises au début des guerres de la IIe Coalition. Dès le début de juillet, Sieyès, alors Directeur, pose à ses collègues la question du rappel de Bonaparte. On le lui écrit :

« Vous jugerez, Citoyen Général, si vous pouvez avec sûreté laisser en Egypte une partie de vos forces, et le Directoire vous autorise dans ces cas, à en confier le commandement à qui vous croirez convenable. Le Directoire vous verrait avec plaisir revenir à la tête des armées républicaines que vous avez jusqu’à présent si glorieusement dirigées. » (1)

Cet arrêté secret du Directoire, bien qu’envoyé, ne parvient pas jusqu’en Egypte tout en n’étant pas intercepté par les Anglais. Mais ces derniers en connaissent la teneur grâce à leur service de renseignements

Bonaparte est donc informé par les Anglais de l’ordre de rappel . Or, depuis la bataille d’Aboukir où il a appris par les prisonniers turcs la mauvaise situation de la France, il y songe déjà. Cet ordre de rappel, en raison de sa provenance, il ne peut évidemment pas le signifier à ses divisionnaires. Il se contente donc d’invoquer le devoir d’obéissance à des ordres venus de Paris, ce qui les laisse incrédules.

Le but réel de la manoeuvre de Sidney Smith est exposé dans sa lettre à Lord Spencer du 9 août 1799 :

« J’ai envoyé le Theseus et le Caméléon avec deux vaisseaux de lignes turcs, croiser bien à l’ouest d’Alexandrie, pour empêcher le bey de Bengazi d’envoyer des provisions à Bonaparte et pour intercepter l’amiral Ganteaume qui, j’ai des raisons de le croire, s’efforcera d’appareiller avec deux frégates, une corvette et un brick. Peut-être Bonaparte lui-même glissera-t-il son cou hors du collier, laissant à Kléber le commandement. S’il en et ainsi, Kléber cédera à la clameur de l’armée et traitera en vue de son rapatriement, quand une force suffisante sera rassemblée contre lui pour justifier une pareille mesure … »

« Il n’y aurait pas eu grand mérite à venir s’emparer d’un pouvoir immense, offert au plus entreprenant, et à recueillir les fruits d’une entreprise où il ne faudrait que montrer de l’audace pour réussir; mais abandonner son armée victorieuse, traverser les flottes ennemies, survenir tout à coup en temps opportun (…) tout cela (…) suppose une grande habileté, un caractère tenace, une décision prompte. (…) Par un adroit calcul, Bonaparte s’était fait précéder du bulletin de sa victoire d’Aboukir (…) Transfuge de l’armée d’Orient et violateur des lois sanitaires, Bonaparte eut été brisé devant un gouvernement fort. » Fouché. Mémoires.

« Sur la plage d’Aboukir (…)une collection de journaux lui fut adressée par la courtoisie équivoque d’un commodore anglais (..) il put alors embrasser d’un coup d’oeil l’ensemble d’une situation qui semblait le convier à de nouvelles destinées. Sa résolution fut bientôt prise, et il fit dans le plus grand secret toutes les dispositions nécessaires pour son retour en France (…) Après six semaines de navigation, sans incidents remarquables, il débarqua le 9 octobre à Fréjus et partit le jour même pour Paris » (Masséna – Mémoires.)

Le commodore a magnifiquement analysé l’état moral de l’armée. On retrouvera cette action psychologique anglaise dans les dissensions du commandement français à l’époque de Menou qui conduiront à l’échec même de l’Expédition. Ici il joue avec une très grande habileté sur les caractères opposés de Kléber et de Bonaparte et perçoit avec une lucidité remarquable la suite des événements.

Ce à quoi il ne pouvait s’attendre dans le fonctionnement du piège, c’est à des problèmes de ravitaillement qui immobilisent plus longtemps que prévu la croisière anglaise à Chypre. Les vaisseaux envoyés le long de la côte libyenne n’arriveront que bien après le passage de Bonaparte.

Le bruit courut à l’époque d’un accord secret entre Bonaparte et Sidney Smith (« Ont-ils – les Anglais – épargné la frégate qui ramenait le général Bonaparte d’Égypte, y voyant un trublion supplémentaire et donc un atout pour eux ? C’est possible » in L. Chatel de Brancion. Cambacérès). Nikoula el Turk, observateur de la situation égyptienne pour le compte des émirs de la Montagne libanaise s’en fait l’écho :

Que devait-il faire. Rester où il était et attendre les ordres de Paris ? Ordres qui, de toutes façon n’avaient guère de chance de passer au travers de la flotte anglaise.  Ou bien, essayer de passer au travers de cette flotte, et revenir en France de sa propre initiative et proposer ses services au Directoire, pour sauver la République et le pays ? Car il ne s’agissait plus maintenant que de la République, l’Égypte devenait secondaire. On peut certes lui reprocher d’avoir abandonné l’armée, en prenant une décision qu’il revenait au Directoire de prendre. Mais il prit seul sa décision « prenant tous les risques, car ma place était là où on pouvait m’utiliser ». (Vincent Cronin. Napoléon)

Bonaparte se rendit à Alexandrie, où il fit préparer trois bâtiments chargés d’objets précieux. Les préparatifs terminés, il donna un grand dîner au général Smith, général en chef des Anglais … Il est d’usage parmi les Européens lorsqu’ils ne sont point en position de livrer des combats, de se voir réciproquement quoique d’ailleurs ils soient en guerre. Bonaparte témoigna donc au général Smith, toutes sortes de prévenances et lui fit des cadeaux de prix. Il lui demanda ensuite et obtint la permission d’expédier trois petits bâtiments en France.

Le général Smith étant retourné dans la nuit même sur ses vaisseaux, Bonaparte s’embarqua avec sa suite et sortit du canal par un vent violent. Deux jours après, le général Smith apprit son départ. Cette nouvelle lui fit une grande impression: il mit sur le champ à la voile pour le poursuivre mais il ne put en apprendre aucune nouvelle, et n’en vit aucune trace. Bonaparte saisissant l’occasion, s’était envolé comme un oiseau de sa cage, et avait échappé aux Anglais par son adresse, son extrême intelligence et son génie supérieur. »(Note :cette référence à un éventuel dîner apparaît bien ici être une invention de Nikola el Turk – voir plus haute. Cette description, si elle est basée sur des faits réels, n’en est pas moins quelque peu « arrangée » par son auteur)=================

Ce qui précède se trouve dans : « Kléber en Egypte – 1798 – 1800 – Kléber et Bonaparte – 1798 – 1799 – Publié par l’Institut d’archéologie du Caire, en 1988.

Les citations proviennent de « L’Expédition d’Égypte. C. La Jonquière, Paris, 1899-1907.

La lettre de Smith à Spencer a été publiée dans le Bulletin de l’Institut d’Égypte, 23, 1942

A la lecture  des journaux que lui avait fait passer Smith (2), Bonaparte se serait écrié : « Il est temps de la (la France) sauver ! ». Mais il ne pouvait être à Paris et au Caire. Partir pouvait être interpréter comme une désertion, et d’ailleurs, il est probable que cela lui en coûtait. Mais rester en Égypte équivalait à un suicide, tant était alors probable les espoirs de se voir secourir.D’un autre coté, l’amiral Smith jouait là à quitte ou double : d’un coté il pouvait démoraliser le chef de l’armée française, e l’autre l’encourager, au contraire à vouloir quitter l’Égypte, pour rejoindre la France en position périlleuse. Peut-être pensait-il alors pouvoir s’en saisir ? Mais, s’il passait au travers de la flotte anglaise, c’était rendre à la France le plus grand des services.

Louis Madelin, s’appuyant sur l’ouvrage fondamental de Vandal (l’avènement de Bonaparte) précise que Talleyrand, en septembre 1799, proposa aux Directeurs d’entamer avec la Porte une négociation qui, rendant l’Égypte au Sultan, eut permis de rapatrier Bonaparte et son armée. Ils avaient donné leur assentiment et Reinhard – successeur de Talleyrand depuis le 20 juillet – avait été autorisé à écrire à Bonaparte pour l’enjoindre « de revenir avec toute son armée », lui laissant « le choix des moyens ». On chargea Joseph d’envoyer à son frère un émissaire chargé de lui faire connaître les désirs du Directoire (l’arrivée à bon port en Égypte de l’émissaire grec de Joseph a souvent été contestée. Cambacérès confirme la transmission des nouvelles – in L. Chatel de Brancion. Cambacérès, p. 235).

Enfin, un négociateur, M. de Bouligny, ministre d’Espagne à Constantinople, fut chargé de proposer à la Porte une suspension d’armes ou trêve, pour quatre années et le renvoi en France de tous les Français. Cette mission n’eut toutefois pas lieu – les négociations pour les prisonniers ayant déjà débutées – mais surtout parce que le temps manqua, Bonaparte devançant les désirs du Directoire.

Le commandant Descorches et l’aide de camp Merlin étaient à bord du Tigre, pour négocier  une convention relative à l’échange de prisonniers. Smith fait également passer à Bonaparte, quelques journaux anglais, ainsi que les numéros de d’avril, mai, et juin de la Gazette française de Francfort et du Courier français de Londres Il y apprend les défaites de l’armée française en Europe.

Que devait-il faire. Rester où il était et attendre les ordres de Paris ? Ordres qui, de toutes façon n’avaient guère de chance de passer au travers de la flotte anglaise.  Ou bien, essayer de passer au travers de cette flotte, et revenir en France de sa propre initiative et proposer ses services au Directoire, pour sauver la République et le pays ? Car il ne s’agissait plus maintenant que de la République, l’Égypte devenait secondaire. On peut certes lui reprocher d’avoir abandonné l’armée, en prenant une décision qu’il revenait au Directoire de prendre. Mais il prit seul sa décision « prenant tous les risques, car ma place était là où on pouvait m’utiliser ». (Vincent Cronin. Napoléon)

« Marmont, je me décide à partir pour retourner en France (…) L’état des choses en Europe me force à prendre de grands partis; des revers accablent nos armées et Dieu sait jusqu’où l’ennemi aura pénétré (…) Moi absent, tout devait crouler. N’attendons pas que la destruction soit complète : le mal serait sans remède. La traversée pour retourner en France est chanceuse, difficile, hasardeuse (…) il faut savoir oser à propos. On apprendra en France, presque en même temps, et la destruction de l’armée turque à Aboukir, et mon arrivée (…) il faut tenter d’arriver, et nous arriverons. » (Marmont. Mémoires)

« Les Directeurs, eux, demeurèrent d’abord indécis. Que fallait-il faire ? Traiter Bonaparte en rebelle, en vaincu, en héros victorieux ?
– Eh bien, déclare paisiblement Sieyès, c’est un général de plus; mais avant tout, ce général a-t-il de son gouvernement la permission de revenir ?
Le normand Moulin, l’un des Directeurs, veut faire arrêter et condamner le général en chef de l’armée d’Égypte, pour désertion. Boulay de la Meurthe renchérit :
– Eh bien, je me charge de le dénoncer demain à la tribune et de le faire mettre hors la loi.
– Mais, réplique Sieyès, ce n’est pas moins que le fusiller, ce qui est grave, quoiqu’il le mérite.
– Ce sont des détails où je n’entre pas, conclut Boulay, s’il est mis hors la loi par nous, qu’il soit, après, guillotiné, fusillé ou pendu, c’est un mode d’exécution : peu importe » (A. Castelot. Bonaparte)