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1814 – Caulaincourt à Châtillon

La renommée n’a pas coutume, d’ordinaire, de prodiguer ses faveurs aux diplomates. Leur tâche subtile, le mystère dont elle s’entoure dans la pénombre des chancelleries, n’ont rien de ce qui enthousiasme les foules. Quand un traité couronne une guerre victorieuse, il déçoit généralement les vastes espoirs de l’opinion. Quand il clôt une série de revers, on s’en prend au plénipotentiaire des humiliations subies, comme s’il n’était pas le premier à en ressentir l’amertume. Victime d’un secret dont il n’est pas le maître, il doit s’en remettre à la postérité mieux informée du soin de réhabiliter sa mémoire.

Armand-Augustin-Louis Caulaincourt
Armand-Augustin-Louis Caulaincourt

Caulaincourt, entre autres, en fit l’expérience. Les contemporains, associant son nom au déclin de l’épopée impériale, taxèrent d’incapacité, de faiblesse, de trahison même, son attitude à Châtillon. Il s’en fallut de peu, en dépit de l’éclatant témoignage du Mémorial, que l’on ne fît de Caulaincourt un autre Marmont. Nous connaissons aujourd’hui les pièces du procès, celles-là même que Caulaincourt ne pouvait invoquer en faveur de sa cause : Houssaye et Sorel ont rétabli les faits. Les pages qui suivent n’ont d’autre but que de verser aux débats de nouveaux documents inédits. Ce sont, outre le journal de voyage tenu par le secrétaire de Caulaincourt, les lettres échangées par ce dernier avec l’Empereur, — plus cent, janvier à mars 1814, avec Bassano, d’Hauterive, La Besnardière, Metternich. Confrontées avec les témoignages de Fain, les pièces publiées dans la Correspondance, les documents déjà connus empruntés aux sources étrangères, ces lettres nous permettent de donner à la « question de Châtillon » une réponse qui est bien près d’être définitive.

Ruinée par les impôts, décimée par la conscription, abattue par des revers dont le nom même était inconnu depuis tant d’années, la France, à la fin de l’été de 1813, n’avait espoir que dans la paix. Ainsi que l’a dit si justement l’historien de 1814, les désastres et l’invasion l’avaient lassée de ses rêves de gloire, comme dix ans d’anarchie et de terreur l’avaient désabusée de la liberté. Pour la première fois, Napoléon, si proche de la foule par son tempérament, ressentait, avec une lassitude inquiète, la crainte de l’avenir. Les conséquences de Leipzig, le reflux de l’Europe en armes vers nos frontières, l’obsédaient, comme ils angoissaient le pays tout entier. Il avait tenté d’interposer entre la coalition et ses troupes fatiguées l’écran fragile d’une conversation diplomatique engagée à Prague, sans grand espoir, d’ailleurs.

Sitôt la rupture du Congrès, le 10 août 1813, il fit proposer à Metternich, par Bassano, de reprendre l’entretien au plus tôt afin de tenter les chances d’un accord, tandis que les armées continueraient à combattre. La suggestion ne sera pas perdue. On sait comment, le 14 octobre 1813, le baron de Saint-Aignan, beau-frère de Caulaincourt et ministre de France à Weimar, tomba entre les mains de l’ennemi, comment il fut, le 2 novembre, amené à Francfort en présence de Metternich, puis des autres ministres de la coalition, comment, enfin, il fut chargé par ceux-ci, à titre personnel et confidentiel, de certaines propositions à soumettre à Napoléon.

Les fameuses bases de Francfort, autour desquelles une lutte si âpre devait s’engager à Châtillon, comportaient essentiellement le retour de la France aux limites naturelles, c’est-à-dire un abandon immédiat et complet des conquêtes révolutionnaires. Saint-Aignan eut le tort, ou la naïveté, de concrétiser sous la forme d’un rapport écrit des entretiens vagues et généraux, ne comportant de la part des Alliés aucun engagement; Napoléon, de son côté, prenant pour des offres  précises ce qui n’était qu’une escarmouche de reconnaissance, ne songea pas à entrer dès l’abord en de franches explications, qui eussent déblayé le terrain en prévision des négociations à venir. Il répondit qu’il était prêt à traiter sur la base de l’ « indépendance continentale et maritime » de toutes les nations. Les Alliés jugèrent naturellement la réponse insuffisante; ils exigèrent des propositions précises, subordonnant à cette condition toute nouvelle conférence. Ils reprenaient ainsi la tactique qui les avait déjà si bien servis à Prague et dont ils ne devaient point se départir à Châtillon : amener la France à jouer cartes sur table pour connaître les atouts. tenus en réserve par l’Empereur, se réservant eux-mêmes de régler leur jeu sur la force du nôtre.

Napoléon en 1814
Napoléon en 1814

C’est dans ces circonstances que Napoléon, pour donner à l’Europe un gage de ses bonnes dispositions, confia à son ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg le portefeuille des relations extérieures. Ç’avait été une étonnante carrière que celle d’Armand-Augustin-Louis, troisième marquis de Caulaincourt par la grâce du Roi très chrétien, duc de Vicence par la volonté de l’Empereur des Français; successivement capitaine dans les armées du Roi, puis soldat dans les armées de la Convention, colonel dans celles du Directoire, général à vingt-neuf ans dans celles de l’Empire, grand croix de la Légion d’honneur à trente-deux ans, grand-veneur de la Cour impériale, il réalisait le type du « ci-devant » rallié, et rallié sans réserves, parce que le nouveau régime lui était apparu comme l’héritier des plus grandes traditions de l’ancien.

De son côté, Napoléon, bon connaisseur, avait discerné chez le jeune et fougueux colonel du 2e carabiniers un esprit ouvert et délié, joint aux avantages de la naissance, et à une force d’âme peu commune éprouvée dans les geôles de la Terreur. A l’expérience des grandes. affaires européennes, acquise durant ses quatre années d’ambassade à Saint-Pétersbourg, le nouveau ministre joignait celle des détails, puisée naguère dans sa mission à Constantinople, aux côtés du général Aubert-Dubayet, et aussi dans celle, moins brillante, mais plus méritoire peut-être aux yeux de l’Empereur, accomplie avec Ordener à Offenbourg, en 1804, lorsqu’il s’était agi de mettre la main sur de dangereux agents de l’espionnage britannique. A quarante ans, parvenu au faîte des honneurs, Caulaincourt n’en pouvait plus briguer qu’un seul celui d’être le porte-parole de la France, aux jour inévitablé. otL 107Europe demanderait des comptes à- Napoléon trahi par les. armes,

Portrait de Metternich. Artiste inconnu. HGM Vienne
Portrait de Metternich. Artiste inconnu. HGM Vienne

Cette Europe, dont l’heure venait de sonner, le nouveau ministre en connaissait assez les ressources pour juger la situation périlleuse; il connaissait assez Napoléon pour savoir que ce dernier n’accepterait pas le verdict du destin. La lutte jusqu’au bout des deux côtés, lui paraissait inévitable„ à moins que l’Empereur ne se décidât, — la chose, après tout, n’était pas impossible; — à faire le vide devant ses adversaires en les désarmant par une renonciation opportune aux territoires conquis par la force, puisque désormais cette force lui échappait. L’ère des conquêtes était close pour la. France; tout faisait craindre qu’elle se rouvrît, à ses dépens cette fois. Que resterait-il alors, non pas seulement de la dynastie fondée. par un soldat de fortune, qu’une défaite précipiterait du trône, mais encore de la France, que l’on cessait de redouter sans cesser de la haïr? Il faut comprendre, cet état d’esprit pour juger la politique de Caulaincourt. Dès le début, la voie des négociations lui parut « éminemment désirable et il tenta de faire partager sa conviction à l’Empereur. C’est en ce sens qu’il rédigea, le 1 er décembre 1813, un premier memorandurn auquel était joint un projet de réponse à Metternicli.

Napoléon, après quelques hésitations, rejeta le projet et dicta lui-même à Caulaincourt deux lettres successives, dont la seconde, définitivement adoptée, fut expédiée le 2 décembre à Mayence, aux avant-postes ennemis. On connaît le texte de ce document, par lequel l’Empereur acceptait en principe la reconstruction de l’Europe sur la base d’un « juste équilibre » et de l’indépendance de toutes les nations « dans leurs limites naturelles. » C’étaient pour lui et pour la France des 130 départements de grands sacrifices : Elle les fera sans regrets, disait l’Empereur, si l’Angleterre donne les moyens d’arriver à une paix honorable.

Cette conception, en soi, était juste. L’Angleterre avait été l’âme de la coalition contre les guerres révolutionnaires, destructives de l’équilibre du continent et ruineuses pour son commerce elle demeurait, en tenant les cordons de la bourse et les gages d’un compromis éventuel, l’arbitre de la paix. Malheureusement, Napoléon, jusque dans les négociations, raisonnait en soldat, non en diplomate. Au lieu de chercher à désarmer l’Angleterre en faisant à ses objectifs les premières et les plus nécessaires concessions, il s’efforça, comme il l’avait fait, sans succès d’ailleurs, pendant si longtemps, de l’isoler de ses alliés.

Par une seconde erreur, il crut pouvoir compter sur l’Autriche pour l’aider dans cette manoeuvre. Il pensait que les liens du sang, l’identité des intérêts en Europe centrale, la modération relative affichée par Metternich, lui feraient trouver dans l’empire des Habsbourg, non un ennemi irréductible, mais peut-être un complice, et par surcroît un complice dont l’influence serait prépondérante au sein des conseils de la coalition. Caulaincourt, on le verra, partageait les illusions de l’Empereur à cet égard, au moins dans les premiers temps. Mais le contact des réalités dissipa ce rêve. Si Napoléon fut long à se déjuger, son ministre s’aperçut bientôt que François II et Metternich avaient tous deux des « entrailles d’État « , et que si l’on pouvait, dans une certaine mesure, compter sur les préférences de l’Autriche pour le régime napoléonien, et sur les bons rapports personnels des plénipotentiaires pour adoucir les heurts de la négociation, ces sentiments étaient impuissants à arrêter la logique implacable des événements.

Le 10 décembre, Metternich accusa réception à Caulaincourt de sa lettre du 2, proposant l’ouverture de nouveaux pourparlers. Sa réponse, portée aux avant-postes français, fut remise le 12 à Mayence, au général Morand, qui s’empressa de la transmettre à Paris. Elle se bornait à noter des suggestions françaises et à donner l’assurance qu’elles seraient soumises, sans retard, à l’empereur d’Autriche, et par lui à ses Alliés. Première dérobade, qui prouvait déjà que la voix de l’Autriche n’était pas prépondérante. Napoléon le sentit. Le 21 décembre, le jour même .où Schwarzenberg adressait au peuple français sa fameuse proclamation, il demanda à Caulaincourt de lui remettre sous les yeux le dossier de Prague et les rapports de Francfort, dans le dessein , sans doute, de voir s’il ne serait pas possible de modifier Les propositions transmises par Saint-Aignan.

Il projetait d’envoyer en parlementaire le duc de Cadore pour jeter les dernières bases d’un armistice qui ouvrirait la porte aux négociations. Il n’en eut pas le temps. Le 22 décembre, tandis que les têtes de colonnes ennemies franchissaient la frontière, François II écrivit à sa fille que, conscient de ses devoirs envers ses Alliés, il se voyait, bien à regret, contraint de  renoncer aux douceurs de la paix. Il fallait désormais, sans rompre le contact, se préparer à combattre, donc obtenir du pays de nouveaux sacrifices.

Caulaincourt conseilla à l’Empereur de porter à la connaissance du Sénat et du Corps législatif toutes les pièces des pourparlers de Francfort, afin que l’opinion française connût, au moins, « les prétentions que le sang français aurait à soutenir. » Il pensait qu’une publication complète du dossier gênerait des Alliés en donnant à l’Europe et à la France une preuve manifeste de notre modération. Peut-être même pourrait-on, comme en 1793, galvaniser la nation dans un suprême effort. Napoléon refusa de rendre public le rapport de Saint-Aignan. Il autorisa seulement Caulaincourt à donner lecture au Sénat d’un ensemble de textes soigneusement expurgés, lors d’une réunion préalable chez Cambacérès, tandis qu’une communication analogue serait faite au Corps législatif par le comte d ‘Hauterive, garde des Archives des Affaires étrangères.

Le baron Fain
Le baron Fain

L’impression, nous le savons par le Manuscrit de Fain, fut nettement mauvaise. Si, au Sénat, la communication du ministre des Relations extérieures n’eut pour résultat qu’un vote en faveur de la paix, « voeu de la France et besoin de l’humanité », il n’en fut pas de même au Corps législatif où les esprits, excités par le bruit de soulèvement partiels en province, par le sentiment confus de l’agonie du régime, étaient déjà naturellement hostiles. Les députés sentirent qu’on leur cachait quelque chose, que ce quelque chose était l’essentiel, et que, sans consulter la nation, l’Empereur, de propos délibéré, la replongeait dans une guerre qui leur paraissait sans issue. Dès ses débuts au gouvernement, Caulaincourt sentit autour de lui la défiance et la lassitude du pays; il comprit que l’aspiration à un repos bien gagné par la conquête de l’Europe dominait, chez l’immense majorité des Français, toute autre considération.

A tout hasard, en prévision de négociations possibles, puisque, après tout, Metternich n’en avait pas formellement décliné l’offre, Caulaincourt se fit dicter, le 2 janvier, par l’Empereur, des instructions précises. Ce long document de cinquante pages passait en revue, avec les pays de l’Europe, les intérêts en présence et exposait, sur chaque point, la position assignée au porte-parole de la France. L’Empereur consentait à reconnaître l’indépendance de l’Espagne, rendue à ses rois légitimes, celle des États italiens, de l’Allemagne. Dantzig et le Grand-Duché de Varsovie devaient rester libres. En Italie, le Pape serait rétabli, mais uniquement comme souverain spirituel, le prince Eugène devant conserver son royaume, de même que le roi de Naples et le roi de Sardaigne. Le plus grand intérêt de la France, disait Napoléon, était d’avoir à ses côtés une Italie forte, qui ne servît plus d’éternel champ de bataille aux ambitions autrichiennes. En Allemagne, il renonçait à tous les départements de la rive droite du Rhin, rendait à l’Angleterre le Brunswick et le Hanovre, demandait que l’intégrité de la Saxe fût respectée et l’indépendance de la Bavière assurée au regard de l’Autriche. Mais il tenait à conserver les trois places de Kehl, Cassel et Wesel, jugées indispensables à la possession tranquille de Mayence.

Napoléon se déclarait enfin prêt à renoncer à son titre de Protecteur de la Confédération du Rhin, pourvu que, de son côté, l’empereur d’Autriche renonçât à celui de Roi Apostolique. De même, l’Empereur renonçait au titre de Médiateur de la Confédération suisse; il exigeait que le Danemark et la Suède fussent maintenus dans le statu quo ante, et quant aux colonies françaises, presque toutes perdues, s’il prescrivait d’en réclamer âprement la restitution, c’était moins pour les garder que pour en faire un objet d’échanges éventuels.

Le seul point sur lequel l’Empereur se montrait irréductible était celui des Pays-Bas. Le sacrifice de notre position sur le littoral de la mer du Nord était le plus grand qu’on pût lui demander, et l’éventualité même ne devait pas en être examinée. Pour amener l’Angleterre à renoncer à ses exigences sur ce point, il fallait lui promettre toutes les colonies hollandaises, y ajouter même les établissements français de l’Inde, en un mot, tout tenter pour la détourner de son dessein. Si des sacrifices étaient absolument nécessaires, la France était disposée à céder les territoires sur la rive droite de l’ Yssel, « véritable bras de ce Rhin qu’on veut nous imposer comme limite naturelle. »

Une deuxième concession pourrait être constituée par les territoires de la rive droite du Lech; à l’extrême limite, Napoléon accorderait à l’Europe la ligne du Rhin en conservant toutefois Gorcum pour couvrir la place d’Anvers, qui restait hors de toute discussion. Dans tous les cas, spécifiait  l’Empereur, « le plénipotentiaire ne fera aucune de ces concessions, pas même la première, sans y avoir été autorisé par des instructions nouvelles»; et il ajoutait : « La France possédant la Belgique et le débouché de l’Escaut, Anvers deviendra le centre d’un commerce qui fera nécessairement tomber celui de la Hollande auquel, d’ailleurs, la France sera étroitement fermée. »

L’Empereur croyait que son intransigeance sur ce point ne lésait que les intérêts hollandais, et il jugeait la Hollande un État faible et pauvre. Il ne se rendait pas compte de ce qui allait apparaître à tous les yeux avec une clarté aveuglante : c’est que l’Angleterre n’avait mené la lutte depuis vingt-deux ans que pour reconquérir sa tête de pont sur le littoral belge de la mer du Nord, base indispensable de son commerce européen, et qu’aucun revers, aucune pression ne l’y ferait jamais renoncer.

Notons en passant, — aucun historien, semble-t-il, ne l’a fait jusqu’ici, — que Napoléon se proposait de demander la participation des États-Unis au futur congrès de la paix :

« Leurs intérêts et ceux de l’Europe, disait-il, se touchent et se mêlent de tant de côtés, que … il est nécessaire de les comprendre dans les arrangements de l’Europe, de faire de leur paix particulière un élément de la paix générale, et … d’appeler leurs plénipotentiaires au Congrès. »

Ces instructions marquaient la véritable pensée de l’Empereur. Elles constituaient, à première vue, une réponse assez explicite aux ouvertures générales et sommaires de Francfort; elles n’étaient cependant pas la réponse d’un vaincu. Napoléon ne renonçait pas à exercer une influence indirecte dans certains États de l’Italie et de l’Allemagne. Il maintenait à l’extérieur de nos limites naturelles, et notamment sur le  glacis de sécurité fortement flanqué.

A y regarder de près, il sacrifiait du prestige plutôt que du terrain. Caulaincourt, instruit par les précédents de Prague, ne se fit guère d’illusions sur la manière dont l’Europe jugerait ce document. Il accepta cependant de le défendre, ayant été désigné comme plénipotentiaire au futur Congrès. Le 4 janvier, en lui remettant ses pleins-pouvoirs, Napoléon lui adressa une lettre où il précisait encore ses vues. II voulait, certes, une paix « solide et honorable », cette paix ne pouvait être acquise sans que la France conservât Ostende et Anvers en compensation des accroissements de puissance réalisés par les autres États européens. Les propositions des Alliés, à son avis, n’étant qu’un masque, Caulaincourt devait écouter et observer ; on ne pouvait rien lui prescrire de plus, sinon de se borner à tout entendre et à rendre compte, jour par jour, de l’état des esprits. Les pleins-pouvoirs avaient, on le voit, une borne précise :  » Veut-on réduire la France à ses anciennes limites? c’est l’avilir. On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire désirer à la Nation une telle paix »

En conséquence, aucune instruction définitive ne serait donnée à Caulaincourt, avant que l’Empereur sût de manière formelle à quoi s’en tenir sur les propositions de ses adversaires. D’ailleurs, où Caulaincourt rejoindrait-il ceux-ci? Où les coalisés jugeraient-ils bon de fixer le lieu et la date d’une rencontre? Nul ne le savait. Le 5 janvier, à 4 heures du matin, une berline emportait le plénipotentiaire français sur les routes de Champagne, à la poursuite d’interlocuteurs insaisissables et muets. La Besnardière restait à Paris, chargé par intérim du portefeuille.

La nouvelle du départ de Caulaincourt, présageant l’Ouverture de négociations, eut un bon effet sur le public. Les fonds haussèrent en Bourse. Le soir du 5 janvier, Caulaincourt arriva à Épernay, où il coucha. Le. lendemain, à trois heures de l’après-midi, il était à Nancy. Il y trouva les habitants dans la consternation. L’ennemi s’était montré, l’avant-veille devant Colmar, et le préfet d’Épinal s’était enfui de son poste. Caulaincourt s’empressa de l’y renvoyer avec blâme sévère,  ne pouvant se douter qu’il tomberait, deux jours plus tard, entre les mains des Bavarois. Puis il mit l’Empereur au courant de ses premières impressions :

Nancy, 6 janvier 1814.

Je suis arrivé ici ce matin… M. Colchen paraît animé d’un bon esprit. Chacun annonce aussi de bonnes intentions. Mais on n’a encore rien fait, et il y a beaucoup de découragement. J’ai trouvé ici le préfet d’Épinal avec les sous-préfets de Saint-Dié et de Remiremont. Celui de Saint-Dié avait pris la fuite bien avant que l’ennemi fût dans son arrondissement. Ils ont tous trois emmené avec eux la gendarmerie, de manière qu’ils ont désorganisé par là tous les moyens d’exciter les habitants à la défense ; leur arrivée à Nancy, de nuit, à la tête de la force publique, a jeté l’alarme; beaucoup de gens se sauvent. J’ai engagé le préfet et les sous-préfets à retourner sur le champ chez eux, ainsi que le général Cassagne. Il n’a paru dans le pays que quelques troupes légères… ; l’abandon des autorités et de la gendarmerie a arrêté l’élan de la population, qui était parfaitement disposée. Le préfet et les sous-préfets m’ont promis de réparer leurs torts et d’opérer la levée en masse ordonnée, ce qui sera assez dificile maintenant, à cause de la terreur qui a été la suite de leur départ…

… Divers rapports annoncent que l’ennemi a passé le Rhin sur trois points avec 60 000 hommes, dans les environs de Mannheim et de Spire. D’après d’autres nouvelles, un corps ennemi aurait aussi passé le Rhin du côté d’Haguenau…

On ne comprend rien à tout ce qui se dit et s’écrit. II arrive de toutes parts des rapports contradictoires et on ne peut ni les comparer ni les vérifier, parce qu’il n’y a point de centre d’autorité…

S’étant ainsi acquitté de son devoir d’informateur, Caulaincourt répondit, non sans ironie, à la lettre que Metternich lui avait adressé le 10 décembre :

« L’Empereur ne veut rien préjuger sur les motifs qui ont pu faire que son adhésion pleine et entière aux bases que Votre Excellence a proposées… ait eu besoin d’être communiquée aux Alliés. »

Néanmoins, dans son désir d’une prompte entente, l’Empereur l’avait chargé d’entrer en contact avec les chancelleries alliées, dont il attendait désormais le bon vouloir.

Le 7 janvier, il quitta Nancy pour Lunéville. Il y trouva la même consternation, la même incohérence, la même désorganisation. On s’occupait tant bien que mal de mettre sur pied la garde nationale, le dépôt des carabiniers ayant été évacué en hâte. Le spectacle affligeant dont il était le témoin émut Caulaincourt au point qu’il jugea nécessaire d’en référer à l’Empereur. Il lui écrivit donc le soir même, exprimant ses regrets de voir nos provinces de l’Est si mal gardées, si mal défendues par les autorités civiles et militaires responsables. Ces abandons de postes, ces redditions de villes sans coup férir auraient, sur la situation générale, une fâcheuse répercussion et risquaient de démoraliser l’intérieur du pays.

Claude Victor Perrin - Gros-1812 - Château de Versailles
Claude Victor Perrin – Duc de Bellune – Gros-1812 – Château de Versailles

Si des mesures énergiques n’enrayaient pas, au plus tôt, la panique dont le duc de Bellune lui-même avait donné l’exemple, l’ennemi, disait Caulaincourt, prendrait de son adversaire  une telle opinion, que le plénipotentiaire français n’arriverait devant les Alliés que pour s’entendre dicter les lois.

La mauvaise impression de Caulaincourt devait d’ailleurs se confirmer, le lendemain, à Gerbéviller, où il assistait au mariage de M. de la Vieuville, son parent, venu de Colmar et se préparant à y retourner. Durant le repas de noces, on amena à la compagnie un cosaque prisonnier; la nouvelle se répandit en même temps que Bellune avait reporté son quartier général à Baccarat, et que l’apparition des cosaques avait amené l’évacuation en désordre d’Épinal. Les soldats désertaient. Ni les levées ni les réquisitions ne rentraient. Il était urgent d’envoyer aux préfets des instructions sévères et précises, et aussi aux généraux, « plus abandonnés qu’ils ne l’étaient au fond de la Russie. » Il était non moins urgent, — Caulaincourt l’écrivit le jour même à l’Empereur, en lui dépeignant la situation militaire, — que le plénipotentiaire français fût fixé au plus tôt sur l’étendue des sacrifices qu’il pourrait consentir afin d’obtenir un armistice rendu nécessaire par la gravité des circonstances. De Raon-l’Étape, où il se porta le lendemain, il insista dans le même sens, se déclarant certain du succès d’une levée en masse, à condition que les habitants, soulevés d’un élan patriotique, fussent munis d’armes et bien encadrés par les militaires.

Caulaincourt avait cru possible de faire un second pas en avant dans la direction de l’est. Après la reprise de Saint Dié par des forces bavaroises considérables, le 10 janvier au soir, il dut suivre le nouveau mouvement de retraite de Bellune, de Raon-l’Étape sur Rambervillers. C’est là qu’il reçut, le 11 janvier, par un courrier, au moment de se mettre en route, la réponse de Metternich à sa lettre du 6.

L’ennemi étant arrivé devant Baccarat, Caulaincourt jugea prudent de revenir sur Lunéville pour transmettre dès le soir même à l’Empereur la lettre officielle et la lettre privée qu’il avait reçues .du chancelier autrichien. II ne dissimulait d’ailleurs, pas les craintes que lui inspirait l’impr.écision de ces lettres ;

Il paraît certain que la négociation dépend principalement de l’Angleterre, puisqu’on ne prend de résolution sur rien avant d’avoir  Lord Castlereagh. L’Autriche ne serait-elle plus aussi maîtresse des négociations qu’elle annonçait l’Etre dans le principe? Un passage de la lettre en question peut le faire présumer. On peut en inférer aussi que quelques-uns des alliés voudraient régler leurs prétentions sur leurs succès. M. de Metternich donne assez clairement à entendre qu’il les croit peu conciliants. Quoique le ton de ses lettres actuelles soit toujours pacifique, il y règne plus de vague et d’incertitude du résultat que dans celles qu’il écrivait de Francfort.

Quoi qu’il en soit, Lord Castlereagh ne peut tarder à arriver. Il faudra qu’on s’explique et nous saurons enfin positivement de quelle nature sont les dfficultés qu’on laisse entrevoir…

La dépêche de M. de Metternich me suggère encore une observation. Ce qui y est dit relativement à ma lettre du 2 décembre n’a-t-il pour but que de répondre au reproche fait aux alliés de ne pas se regarder comme liés par des propositions qu’ils ont faites eux-mêmes ? Ou bien aurait-on l’intention secrète de considérer comme non avenues les bases fixes et positives dictées à M. de Saint-Aignan pour s’attacher uniquement (avec l’espoir d’en tirer parti contre nous dans les conjonctures actuelles) aux principes vagues et indéterminés qui sont indiqués dans le premier paragaphe de cette lettre?

Cependant l’ennemi avançait, sans sque les autorités, affolées, pussent arrêter sa marche victorieuse. Le 12 janvier, à cinq heures du soir, Caulaincourt, à la suite des derniers soldats des dépôts, dut quitter Lunéville pour Nancy. L’ennemi avait occupé Épinal et fait prisonnier le préfet ; le prince de la Moskowa commençait sa retraite; Bellune évacuait Rambervillers. Nancy même n’était plus en séculité. Dans, la soirée, le préfet quitta la ville, suivi d’une grande partie des habitants.

A minuit, Caulaincourt, pour éviter toute surprise, prit à son tour la route de Void. « La consternation et l’affolement sont extrêmes », écrivit-il le lendemain à l’Empereur. On tient tout haut des propos indiquant le plus fâcheux esprit, l’invasion s’étend sans cesse. Que faire? « Jamais, concluait’il, je n’ai désiré plus vivement bien servir, jamais je n’ai mieux senti mon devoir de ministre et de fidèle sujet. » S’il était nécessaire, il irait lui-même en carriole à Paris prendre, de la bouche de l’Empereur, les ordres qu’il sollicitait avec une insistance angoissée. Faute d’indications, il devait continuer à suivre l’armée en retraite, en attendant la décision des Alliés, dont le silence présageait les pires éventualités. C’est à Void, où il arriva dans la journée dn 13, à l’hôtel du Pigeon Blanc, que Caulaincourt reçut de La Besnardière une dépêéhe chiffrée répondant à sa lettre u 11. L’Empereur approuvait que Caulaincourt correspondît directement avec lui, soit à titre offìciel, lorsqu’on pourrait montrer les dépêches au Gouvernement, soit à titre « confidentiel » pour les faits que l’Empereur devait être seul à connaître. Napoléon, au milieu de son armée, se montrait optimiste. Il avait reçu de son beau-père {‘assurance que l’Autriche ne séparerait jamais la cause de Marie-Louise et du roi de Rome de la cause de la France; il ne redoutait d’autre part, aucun soulèvement en faveur de l’ancienne dynastie. Peut-être eût-il changé de langage si, comme Caulaincourt, à ce moment, il avait eu sous les yeux la triste vision des troupeaux d’évacués de Nancy et de Toul refluant en désordre vers l’arrière.

Le lendemain, la nouvelle parvint à Void que Bellune avait évacué Nancy, où l’ennemi entrait sur ses talons. Les lettres de La Besnardière ce ressentaient de l’émotion soulevée à Paris par les premières nouvelles de ces revers, L’Empereur avait eu avec ses frères une conférence de trois heures, dont rien n’avait transpiré au dehors. L’esprit public commençait à s’alarmer.

Une seule nouvelle vint mettre une éclaircie dans cette sombre journée : Metternich faisait connaître à Caulaincourt que lord Castlereagh arriverait prochainement sur le continent et que les Alliés, d’un commun accord, avaient décidé que des négociations de paix s’ouvriraient, le plus tôt possible, à Châtillon-sur-Seine. Désormais, le voyage de Caulaincourt avait un but précis.

Il quitta, le 15 janvier, son auberge qu’un incendie venait de ravager, pour se rendre à Saint-Dizier, où il arriva le lendemain à l’hôtel du Soleil d’Or. Il y trouva un courrier de Paris lui apportant, de la part de l’Empereur, le projet d’une lettre destinée à Metternich. Il y était dit, en substance, que l’Autriche avait tout à craindre de la fortune des armes : si celle-ci lui était défavorable, c’était la défaite avec toutes ses conséquences; dans le cas contraire, la France serait détruite, l’équilibre européen rompu, et ce n’était guère l’intérêt de l’Autriche. L’Empereur proposait donc à Metternich une suspension d’armes, limitée ou non, en attendant que l’on pût arriver à une paix définitive, paix qu’il espérait, disait-il, devoir être favorisée « par la droiture de Metternich et les nobles sentiments qu’il avait exprimés en toutes occasions. »

Cette lettre rendit Caulaincourt perplexe. L’Empereur, il est vrai, l’autorisait à ne la faire parvenir à destination que dans la mesure où il jugerait opportun. Il pouvait donc en suspendre l’expédition. C’était peut-être couper court à une chance de salut ; mais, peut-être aussi, en l’absence de toute offre précise de la part des Alliés, valait-il mieux ne pas faire auprès d’eux une démarche où ils eussent vu une marque de faiblesse. Par ailleurs, la lettre de Napoléon révélait une inquiétante méconnaissance de la situation politique. Il ne lui venait pas à l’esprit que l’Europe pût prétendre à une revanche d’autant plus éclatante qu’elle était plus inattendue.

Caulaincourt jugea qu’il était de son devoir de l’éclairer sur les véritables dispositions des Puissances. Pour ingrate que fût cette tâche, — la réaction de l’Empereur pouvait être violente, — elle n’en était pas moins urgente, et il l’entreprit sur le champ en une dépêche de grand style :

St-Dizier, 17 janvier 1814.

Je me conformerai à ce que me prescrit V. M. relativement l’ordre à suivre pour les lettres que je lui adresse. Elle a toujours fait à ses Ministres l’honneur de correspondre directement avec eux ; peut-être mon dévouement, en acceptant le Ministère dans les conjonctures actuelles, me méritait-il la même faveur : peut-être mes services me rendaient-ils digne de la même confiance.

Je ne puis me dispenser de rappeler à V. M. que, par mes lettres des 8 et 13 de ce mois, j’ai sollicité ses ordres. Notre position a bien changé depuis quelques jours. La marche rapide de l’ennemi sur tous les points, l’envahissement d’une grande partie du territoire de l’Empire, le découragement presque absolu dont je suis témoin, rendent un armistice indispensable. J’ai donc besoin de connaître les intentions de V. M. sur un objet d’un aussi grand intérêt pour la France. Elle sentira que dans des circonstances aussi puissantes, je ne puis rien, si Elle ne daigne me faire parvenir ses ordres. Où mèneront des bases et même des négociations si on ne tache pas d’arrêter à l’instant la marche de l’ennemi?… Certes, l’ennemi, qui connaît les avantages du moment, voudra des garanties pour s’arrêter, des compensations pour ce qu’il occupe, et peut-être des dédommagements pour ce qu’il croira que l’armistice l’empêchera d’envahir. Mais si ces sacrifices momentanés sont pris sur ce que la paix doit lui assurer, sur ce qu’il occupe déjà, ou enfin sur ce qu’on ne peut lui disputer pour l’instant, n’est-il pas de l’intérêt de V. M. d’y consentir ?

La chance d’un succès de V. M. s’offre bien à ma pensée, mais il peut être paralysé par tant de revers sur une ligne si étendue, que son véritable intérêt semble commander d’arrêter les événements pour laisser aux esprits le temps de se rassurer, et à V. M. celui d’organiser une armée.

Si je me trompe, Sire, V. M. redressera mes opinions ; mais, je le répète, je crois que le seul moyen de succès pour la négociation d’un armistice lié à des préliminaires, est de débuter par concéder ce qui peut contribuer à tranquilliser et satisfaire l’Autriche et les Puissances du Continent, sous la réserve toutefois que l’Angleterre fera de son côté les sacrifices qu’elle a promis. De cette manière, je pense que nous trouverons des gens pressés d’en finir et qui même se rangeront de notre côté dans toutes les questions où l’Angleterre aura un intérêt purement personnel. Que veut maintenant l’Angleterre? Traîner les choses en Iongueur, dans l’espoir que les événements entraîneront l’Autriche dans ses projets secrets de bouleversement. L’Autriche seule est peut-être encore opposée à ces projets. Il faut donc l’avoir pour soi dès le début et augmenter son ascendant, en ôtant à ses alliés du continent tout intérêt et même tout prétexte de continuer la guerre. Tout délai, tout ajournement de la cessation des hostilités, tout doute même sur la possibilité de la paix sert donc l’Angleterre et nous est fatal. Tout ce qui donne au contraire à l’Allemagne la certitude de la paix et en garantit la conclusion dès ce moment, nous fait des partisans et sert puissamment les intérêts du trône de V. M.

La nécessité de l’armistice est sûrement mieux sentie par V. M. que je ne le démontre ici. Mais il faut décider les Alliés à y consentir, et ce sera là sûrement la plus grande dimculté. Si, dès les premiers pourparlers, ils remarquent de l’hésitation de la part du Ministre de V. M. nul doute qu’ils concevront de nouveaux soupçons sur la sincérité de nos intentions ; et dans ce cas, ils ne voudront que négocier des bases sans armistice. La question posée de cette manière sera si éloignée des véritables intérêts de Votre Majesté qu’Elle sentira que je ne puis réellement la servir qu’autant que je connaîtrai sa pensée toute entière.

Toutes ces considérations me déterminent à appeler son attention sur quelques points qui me paraissent les plus importants dans la supposition d’un armistice qui ferait partie des préliminaires de paix, et qui formerait un acte séparé. La prévoyance de V. M. y ajoutera ce que mon inexpérience peut avoir oublié.

Suivait un questionnaire précis sur les sacrifices à envisager : occupation du territoire, places à remettre en gag% indemnité de guerre. Et Caulaincourt concluait :

Il est pénible, Sire, de n’avoir que des sacrifices à prévoir ; de n’avoir à appeler l’attention de V. M. que sur des choses qui coûteront tant à son caractère, à la fierté nationale. Mais ses plus chers intérêts m’en font un devoir, Quand j’ai quitté Paris, V. M. croyait que je trouverais les avant-postes aux portes de Colmar. Depuis dix jours, un quart de la France est envahi par l’ennemi. Dans les départements, dans l’armée, on répète que c’est à V. M. personnellement qu’on fait aujourd’hui la guerre. On sépare les intérêts du Monarque de ceux du peuple. Dans de telles circonstances, ma prévoyance ne saurait être prise pour de la faiblesse ; et je ne sollicite avec tant d’insistance, les ordres de V. M., que parce que je sens que toute sa confiance m’est indispensable pour servir des intérêts qu’Elle sait bien que je défendrai comme un dépôt sacré confié à l’honneur d’un chevalier français. Je puis lui tenir aujourd’hui le langage d’un homme tout dévoué ; car si. le malheur nous accablait demain, je lui dirais comme les fidèles Hongrois à Marie-Thérèse: Moriamur pro Rege nostro!..,

S’étant acquitté de ce qu’il considérait comme son premier devoir, Caulaincourt fit connaître à l’Empereur, dans une seconde lettre, son avis sur le point particulier de la proposition d’armistice Il lui paraissait peu vraisemblable que l’Autriche consentît à écouter seule une suggestion de cet ordre, sous peine de perdre tout crédit auprès des Alliés et de rendre plus malaisée une intervention conciliante de Metternich. Caulaincourt se prononçait donc personnellement pour l’abstention. Si, toutefois, Napoléon persistait dans son dessein, il serait préférable que l’Impératrice fit parvenir directement à son père une lettre conçue dans le même sens, lettre dont Metternich serait confidentiellement avisé, et proposant de s’en remettre aux militaires pour discuter directement les modalités techniques d’une suspension d’armes. A l’Empereur de juger de l’opportunité.

Cependant, les mauvaises nouvelles se multipliaient. La retraite de l’armée sur Châlons avait commencé. Langres était évacué, Lyon aussi. Le 18 dans la soirée, La Besnardière écrivit à Caulaincourt que le roi de Naples était définitivement passé à l’ennemi. L’esprit des populations devenait, franchement mauvais. On eût dit, au rapport. de Caulaincourt, qu’il était « un écho des journaux anglais.  »

Le 20 janvier au matin, un courrier apporta à Caulaincourt deux lettres de La Besnardière. On ne saurait les résumer ici, tant leur importance apparaît essentielle.

Paris, 19 janvier 1814.

… Après m’avoir dicté pour V. Exc. la lettre qu’elle recevra avec celle-ci, S. M., qui avait du loisir, m’a fait l’honneur de m’entretenir fort longtemps de la paix future… La chose sur laquelle S. M. a le plus insisté et est revenue le plus souvent, c’est la nécessité que la France conserve ses limites naturelles. C’était là, m’a-t-Elle dit, une condition sine qua non. Toutes les Puissances et l’Angleterre même avaient reconnu ces limites. La France réduite à ses limites anciennes n’aurait pas aujourd’hui les deux tiers de la puissance relative qu’elle avait il y a vingt ans ; ce qu’elle a acquis de ce côté des Alpes et du Rhin, ne compense point ce que la Russie; l’Autriche et la Prusse ont acquis par le démembrement de la Pologne. Tous les États se sont agrandis ; vouloir ramener là France à son état ancien, ce serait la faire déchoir et l’avilir; la France, sans les départements du Rhin, sans la Belgique, sans Ostende, sans Anvers, ne serait rien. Le système de ramener la France à ses anciennes frontières est inséparable du rétablissement des Bourbons, parce qu’eux seuls pourraient offrir une garantie du maintien de ce système et l’Angleterre le sentait bien. Avec tout autre, la paix sur une telle base serait impossible ou ne pourrait durer. Ni l’Empereur, ni la République, si des- bouleversements la faisaient renaître, ne souscriraient jamais à unetelle condition. Por ce qui est de S. M., sa résolution était bien prise. Elle ne laisserait pas la France moins grande qu’Elle ne l’avait reçue. Si donc les Alliés voulaient changer les bases acceptées et proposer les anciennes limites, Elle ne voyait que trois partis, ou combattre et vaincre; ou combattre et mourir glorieusement, ou enfln, si la France ne la soutenait pas, abdiquer; ElIe ne tenait pas aux grandeurs. Elle n’en achèterait pas la conservation par l’avilissement. Les Alliés pouvaient désirer de lui ôter Anvers, mais ce n’était pas l’intérêt du continent, car la paix ainsi faite ne durerait pas trois ans. ElIe sentait que les circonstances étaient critiques, mais Elle n’accepterait jamais une paix honteuse. En acceptant les bases proposées, ElIe avait fait tous les sacrifices absolus qu’elle pouvait faire ; s’il en fallait d’autres„ ils ne pourraient porter que sur l’Italie et la Hollande. Elle désirait vivement exclure le Stathouder. Mais la France conservant ses limites naturelles, tout pourrait s’arranger, rien ne ferait un obstacle insurmontable. S. M. a aussi parlé de Kehl et de Cassel. Sans ces deux têtes de pont, Strasbour et Mayence, m’a-t-Elle dit, deviendraient nuls. Mais Elle croit que les ennemis n’y attacheront pas une extrême importance »

Voici maintenant la seconde lettre :

S. Exc. a vu que l’Empereur sentait le besoin d’un armistice. Quant aux conditions auxquelles il peut être conclu, S.M. m’ordonne de faire connaître à V. Exc. que, quelles que soient les circonstances, Elle ne consentira jamais à aucune condition déshonorante et qu’Elle regarderait comme déshonorant au plus haut degré de remettre aucune place française ou de payer aucune somme d’argent quelconque, mais que, pour racheter de l’occupation de l’ennemi une portion quelconque du territoire français, Elle consentirait à remettre en Italie, Venise et Palma Nova, et en Allemagne Magdebourg et Hambourg, bien entendu que les garnisons reviendraient libres en France, et que les magasins, l’artillerie que S. M. a mise dans ces places et les vaisseaux de guerre qui sont sa propriété lui seraient réservés…

Quant au traité de paix, l’Empereur me prescrit de dire à V. Exc. que la France devra conserver ses limites naturelles sans restriction ni diminution quelconque, et que c’est là une condition sine qua non dont il ne se départira jamais…

Par un singulier mélange de clairvoyance et d’aberration, l’Empereur, si justement conscient des dangers multiples qu’il courait, exigeait, comme entrée en matière, l’évacuation totale du territoire occupé, n’offrant aux Alliés, en compensation, que quatre places isolées au delà des « frontières naturelles. » Ses instructions générales interdisant à Caulaincourt toute nouvelle concession sans en avoir expressément référé à Paris, c’était lui dire que ses suggestions du 17janvier étaient tenues pour non avenues.

Plus alarmé dans son patriotisme qu’attristé de le voir ainsi méconnu, Caulaincourt se remit en route pour Châtillon, n’ayant plus d’espoir que dans les dispositions des coalisés. Le voyage, passablement mouvementé, le confirma dans sa conviction que le fossé se creusait de plus en plus entre les conceptions napoléoniennes et le sentiment profond du pays. Dans les villes qu’il traversait, les habitants se portaient en foule sur son passage, « en faisant hautement éclater leurs voeux pour la paix. » A Troyes, où il s’arrê!a le 21 pour déjeuner, Caulaincourt apprit que l’ennemi était arrivé la veille à Châtillon. Il demanda un trompette et un sous-officier d’escorte, et reprit sa route. A Bar-sur-Seine, nouvelle manifestation des habitants, aux cris de : « Vive la paix ! Vive le duc de Vicence ! »

A un kilomètre en avant de Mussy, apparurent les premiers avant-postes ennemis. Caulaincourt se fit conduire aussitôt chez le major prince d’Auersperg, lui montra la lettre de Metternich. Auersperg, courtoisement, donna à Caulaincourt une escorte de quinze hommes et l’autorisa à poursuivre sa marche sur Châtillon, où le convoi arriva enfin à onze heures du soir. Thurn, qui occupait la ville avec un corps bavarois, se rendit aussitôt chez Caulaincourt, se mettant à sa disposition, et, en attendant des ordres ultérieurs, lui donnant une sauvegarde. Caulaincourt reçut ensuite la visite de l’adjoint au maire, désireux de lui rendre compte de l’attitude des troupes occupantes. Elles se comportaient assez bien, d’ailleurs, encore que Ia ville eût eu à subir une réquisition d’effets d’habillement, dont les deux tiers seulement avaient pû être fournis.

Bien que la soirée fût déjà avancée, Caulaincourt voulut prévenir sur le champ Schwarzenberg et Metternich de son arrivée. Bien lui en prit, puisque von Thurn ayant quitté la ville le 22, Caulaincourt vit arriver à son hôtel, dès le 23, Herzogenberg, aide-de-camp de Schwarzenberg, venu se mettre à sa disposition, lui réitérer l’assurance qu’il serait traité avec tous les égards dûs à son caractère et lui laisser entrevoir la prochaine arrivée des plénipotentiaires de la coalition. Caulaincourt retînt son visiteur à dîner. Herzogenberg loua la vaillance de l’armée française, mais il loua aussi, en des termes soigneusement étudiés, la modération de l’Empereur d’Autriche et le désir général de paix qui animait tous les Alliés.

Prévoyant qu’il aurait bientôt à soutenir son rang, Caulaincourt écrivit pour demander de l’argent et pour rappeler l’urgence de lui faire parvenir un chiffre pour la correspondance confidentielle, désormais menacée par les coureurs ennemis. Le 24 janvier au matin, non sans peine, un courrier arriva de Paris. Il n’apportait qu’une lettre de la Besnardière accusant réception à Caulaincourt de ses dépêches des 20 et 21 janvier, sans plus, l’Empereur ne l’ayant chargé d’aucune communication spéciale, sinon de meilleures nouvelles des armées. Ce que La Besnardière ne pouvait raconter, c’était l’incident du « Moniteur » du 20 janvier : un premier texte intégral de tous les documents relatifs aux négociations depuis Francfort, la saisie et la destruction des exemplaires parus et leur remplacement par un numéro expurgé. La destruction n’avait pu être intégrale : des exemplaires et copies circulaient clandestinement de main en main, suscitant un nouveau courant d’inquiétudes et de colères.

Caulaincourt voulut mettre à profit ce répit pour tenir Napoléon au courant des événements et lui rendre compte de son arrivée dans les lignes alliées. D’après ce qu’il avait pu apprendre, l’empereur Alexandre avait quitté Bâle le 13 janvier et était arrivé à Langres, avec sa garde, le 22. L’empereur François, parti le 14, s’était arrêté en chemin à Vesoul et ne serait probablement à Langres que dans quelques jours. De renseignements militaires, peu, on le comprend. Le fort de Joux et la place de Belfort tenaient toujours; c’était tout ce que l’on savait. L’armée ennemie semblait disciplinée, ne commettait ni délits, ni exactions et paraissait bien tenue, notamment le régiment autrichien Archiduc Jean qui constituait, à ce moment, la garnison de Châtillon, et dont une compagnie se trouvait détachée à sa porte comme garde d’honneur.

Par le même courrier, Caulaincourt prescaivit à d’Hauterive de mettre en sûreté les archives du Département, et notamment tous les papiers postérieurs à 1792. Ces papiers devaient être mis dans des caisses solides, soigneusement fermées, susceptibles d’un long et dur voyage. Elles seraient confiées, le 30 janvier, à un homme qui devait venir les chercher et dont Caulaincourt, par mesure de prudence, ne révélait à son correspondant ni le nom, ni la destination. Enfin, dans un mot destiné à Bresson, Caulaincourt insistait pour qu’on lui fît parvenir quelque argent, afin, disait-il, que « la délégation française ne vécût pas de l’air du temps. »

La journée du lendemain s’étant encore passée sans réponse de Metternich, Caulaincourt crut devoir lui rappeler que les délais écoulés lui paraissaient plus que suffisants pour permettre aux plénipotentiaires anglais de gagner le continent; douze jours avaient été perdus, on s’était tué dans l’intervalle : Le destin du monde va-t-il continuer à dépendre indéfiniment des retards de lord Castlereagh, sera-ce à une simple affaire de convenance qu’on subordonnera les intérêts les plus sacrés de I’Humanité? Caulaincourt, visiblement de mauvaise humeur, agacé du mutisme prolongé observé à son égard, faisait une fois de plus observer à Metternïch que l’Autriche n’avait rien à gagner à différer la réunion. Une bataille gagnée par les Alliés aurait des conséquences incalculables ; une bataille perdue les ramènerait loin en arrière. Dans ces conditions, non sans y avoir mûrement réfléchi, Caulaincourt, reprenant la lettre que Napoléon lui avait fait parvenir le 17, se décidait à la communiquer confidentiellement au chancelier autrichien, afin qu’il lui fit connaître si son maître, plus soucieux de ses intérêts que de ceux de ses Alliés, consentirait à discuter, avec ou sans la participation de ceux-ci, une proposition d’armistice.

Le sort en était jeté. Après bien des hésitations, Caulaincourt avait jugé le moment venu de ne plus cacher davantage à Metternich les intentions de l’Empereur des Français, espérait, sans doute, que sa franchise inciterait l’Autriche à une franchise égale et qu’on ne ferait pas appel en vain aux divergences qui pouvaient la séparer de ses Alliés.

Le 26 janvier, il prévint Napoléon qu’il avait transmis sa proposition et lui envoya copie de sa lettre en demandant d’urgence des. instructions précises au cas où Metternich le prendrait au mot. Caulaincourt terminait à peine cette lettre, que le comte de Clam se présentait chez lui, de la part de Schwarzenberg, pour le prévenir de l’arrivée à Langres, le jour même, de François II, de Metternich et de Castlereagh. Caulaincourt reprit donc la plume à onze heures. du. soir, désireux d’informer sans retard l’Empereur et de réitérer sa demande d’instructions, le comte de Clam l’ayant avisé qu’une réponse lui parviendrait probablement dans les vingt-quatre heures.

Caulaincourt renaissait à l’espoir. Les Autrichiens qu’il recevait à sa table depuis deux jours, Clam le 26, Lichtenstein le 27, parlaient sans cesse de paix et manifestaient la plus entière confiance dans l’heureuse issue des négociations. Cet optimisme ne devait pas être de longue durée. Le 28, à onze heures du soir, un courrier arriva de Paris. annonçant le départ de Napoléon pour Châlons, signe que l’Empereur revenait à son idée d’une revanche par les armes et qu’il accorderait désormais moins d’intérêt aux négociations diplomatiques.

Le 29 au matin, alors que Caulaincourt, n’y tenant plus, écrivait à Metternich une troisième lettre pour se plaindre du retard apporté à lui répondre, il reçut du chancelier autrichien une courte communication. Les conférences devaient s’ouvrir à Châtillon le 3 février. Les plénipotentiaires alliés y seraient précédés par M. de Floret, qui devait partir dans la nuit même pour préparer les logements. Quant à la proposition d’armistice, Metternich se bornait à en prendre note, l’empereur François l’ayant définitivement rejetée. « Les principes de l’Autriche, disait-il, sont immuables en toutes circonstances. » Elle fait la guerre sans haine Si l’empereur Napoléon cherchait sa gloire dans le bonheur d’un grand peuple, en renonçant à sa politique antérieure, l’empereur François « ne se souviendrait plus que des heureux moments du mariage de sa fille. » Si, au contraire, un aveuglement funeste devait rendre Napoléon sourd aux voeux de son peuple et de l’Europe l’empereur François « déplorerait le sort de sa fille sans arrêter sa marche. » Metternich, s’excusant de ne pouvoir venir lui-même à Châtillon, recommandait à la bienveillance de Caulaincourt le plénipotentiaire qu’il avait désigné, le comte de Stadion, son confident et son ami, et terminait en l’assurant qu’il comptait sur sa bonne volonté « dans ce moment, qui est celui du monde. » Il promettait, d’autre part, de tenir éternellement ignorée la lettre à laquelle il répondait. On verra plus loin comment cette promesse fut tenue.

Caulaincourt prit à peine quelques heures de repos, Dès le 30 au matin, il accusa réception à Metternich de sa lettre dans un premier mouvement de colère et sous une forme assez sèche. A la réflexion, il conserva cette lettre,  qui avait été sa première réaction, et ne la fit partir que le 31 avec une lettre personnelle où il exprimait ses très vifs regrets du refus de la proposition impériale, ses regrets aussi que Metternich, avec lequel il se serait senti en confiance, ne vînt pas lui-même prendre part aux négociations. Il l’adjurait de soutenir de tout son pouvoir la cause de la paix.

Puis, sans tarder, il voulut apprendre à l’Empereur l’échec subi par sa proposition. Il ajoutait des nouvelles inquiétantes qu’il avait pu recueillir par divers recoupements : l’ennemi, qui craignait d’abord un soulèvement général de la province, avait été surpris par la soumission et l’empressement de beaucoup de Français; on commençait à dire dans le camp des Alliés que le moment serait favorable pour délivrer les Puissances de toute inquiétude pour l’avenir en ôtant à Napoléon la possibilité de se venger. De son côté, l’empereur François aurait déclaré, au cours d’un dîner offert à ses généraux : « La question de la paix ou de la guerre sera décidée avant peu. »

Floret, comme l’avait annoncé Metternich, arriva à trois heures de l’après-midi pour préparer les quartiers. Il se présenta chez Caulaincourt, qui le garda à dîner et eut avec lui un long entretien. Malgré tous ses efforts, il ne put tirer de son interlocuteur que des assurances vagues et ambiguës du désir de paix des Alliés, assurance démentie, comme le remarquait Caulaincourt, par le choix même des plénipotentiaires; il ne put en obtenir davantage, sinon de vives récriminations sur les hésitations de Napoléon à répondre aux premières ouvertures. « Maintenant, répétait sans cesse Floret, le torrent est déchaîné, on ne sait comment on l’arrêtera »; il fut impossible de le sortir de là. Caulaincourt essaya vainement de l’entreprendre sur la question des intérêts séparés de l’Autriche. Floret répondit que le seul intérêt actuel de l’Autriche était de ne pas se séparer de ses Alliés, et que, si Metternich avait refusé d’être négociateur, ce n’était que pour agir plus utilement sur « les passions » des souverains. En conséquence, Caulaincourt demandait d’urgence à l’Empereur des instructions précises sur les points suivants : quelles cessions pourrait-on envisager en dehors de celles prévues à Francfort? et d’autre part, était-il convenable que lui, Caulaincourt, qui était ministre, demeurât comme plénipotentiaire de la France, alors que les plénipotentiaires alliés n’étaient que des « doublures? » Il terminait en demandant qu’on voulût bien, du moins, lui envoyer d’urgence La Besnardière, la tâche s’annonçant lourde.

La journée du 31 se passa dans l’incertitude et dans l’attente. Floret s’occupa des logements. Dans la soirée, La Besnardière envoya un chiffre pour correspondre avec l’Empereur, et des nouvelles de Paris. Mauvaises nouvelles : on commençait à faire des palissades ; le roi Joseph avait été chargé de la garde de la ville; des troubles et des pillages étaient annoncés en Bretagne; on ne pouvait plus tirer du Midi ni un homme, ni un écu. Et, pour comble de malchance, deux ci-devant irréductibles, détenus sous caution dans une maison de santé et qu’on eût voulu incarcérer en raison des circonstances, avaient disparu mystérieusement. On avait toutes raisons de croire qu’ils étaient allés dépeindre au Quartier général allié l’angoissante situation où se débattait l’Empereur.

Caulaincourt eut encore, le 1 er février, un nouvel entretien avec Floret, qu’il invitait tous les jours à sa table afin d’essayer, non sans peine, de le faire parler. Floret, mis en confiance, s’occupa tout d’abord de loger le plénipotentiaire français d’une manière convenable à son rang, Il fit tant et si bien que Caulaincourt se décida à quitter l’auberge et à venir prendre gîte dans la plus belle maison de la ville, appartenant à un négociant, M. Étienne. Madame Étienne était, on peut le supposer, une bonne patriote, et le seul nom de paix lui faisait horreur. Lorsqu’elle vit arriver le plénipotentiaire français et sa suite, elle leur fit d’abord assez grise mine. Il fallut, pour dissiper ses préventions, que son hôte, déployant toute sa diplomatie, lui eut fait comprendre que s’il ne fût pas venu, lui Caulaincourt, elle eût sans doute été contrainte de loger des étrangers, et qu’entre deux maux il fallait savoir choisir le moindre. Caulaincourt se trouvait d’ailleurs fort convenablement installés; la récepüon, notamment, lui paraissait aussi parfaite qu’on pouvait le souhaiter pour une petite ville; ce point était important, car il comptait réunir le plus souvent possible les Alliés à sa table.

En attendant leur arrivée, il n’avait guère d’autre société que celle de Floret. Celui-ci se laissa aller, après un bon repas, à quelques confidences. Contrairement à la supposition de Caulaincourt, lord Castlereagh était, de tous les coalisés, le plus pressé de traiter et ne se gênait pas pour dire qu’il trouvait inconvenante l’attente imposée aux négociateurs,

Les vues des Alliés, d’ailleurs, paraissaient au premier abord modérées dans leur ensemble; ‘les souverains n’avaient aucnn désir d’agrandissement aux dépens de la France; Alexandre lui-même, lorsqu’il n’était pas sous l’influence des gazettes anglaises, était, au direde Floret, tout aussi traitable qu’un autre. Il ne s’opposait pas à que la France eût un grand territoire. Il redoutait simplement —et en cela il n’était pas le seul— un réveil. de « l’esprit belliqueux » de Napoléon. Puis, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit, Floret retomba dans son mutisme. Aux instances de Caulaincourt pour obtenir quelques précisions complémentaires, il se borna à répondre qu’un seul point était définitivement acquis, et c’était le plus redoutable pour nous : l’union parfaite de tous les Alliés, y compris le plus récent, le roi de Naples dont une ambassade opportune de Neipperg avait emporté l’adhésion.. Floret laissa pourtant échapper que l’empereur d’Autriche avait reçu de Marie-Louise une lettre par laquelle celle-ci se plaignait vivement que des généraux autrichiens eussent appelé Napoléon le Chef du Gouvernement français », et que François II, très mécontent, avait sévèrement admonesté Schwarzenberg. Un seul avis d’ordre pratique ressortait de cet entretien c’était le conseil de chiffrer tous les courriers, même les plus insignifiants, car, dit Floret, si l’Autriche était sûre de la tenue de ses troupes, elle l’était moins des coureurs cosaques.

Caulaincourt expédia le soir m ême à l’Empereur un courrier pour le mettre au fait de ces informations et lui demander ses ordres  :

Il est probable le Congrès sera ouvert après-demain et peut-être le succès des négociations dépendra-t-il de la manière dont elles seront entamées de notre part. .Je ne recule point, Sire, devant la responsabilité qui pèse sur moi. Je ne réclame que les moyens de vous servir comme le demandent votre gloire et vos intérêts, qui ne font qu’un avec la gloire et les intérêts de mon pays. Comme Français, et comme le plus dévoué de vos serviteurs, je dois donc supplier V. M. de me faire connaître d’une manière positive à quelles conditions ou peut traiter. V. M. sentira que, dans une affaire. d’une si haute importance, lorsqu’il s’agit de décider d’.aussi grandes questions, il me faut, pour négocier avec quelque espoir de succès, ou des instructions précises, ou une autorisation qui me donne réellement les moyens de faire ce que les circonstances peuvent exiger…

Le courrier emportait également une lettre pour d’Hauterive, auquel Caulaincourt, en prévision de l’arrivée prochaine de La Besnardière, confiait, avec maintes recommandations, le portefeuille des Affaires Étrangères.

Le lendemain, à l’issue d’un dîner qui réunissait, chez Caulaincourt, Floret, Herzogenberg et le maire de Châtillon, dîner au cours duquel la paix avait fait le sujet de la conversation, arriva de Paris un courrier porteur de deux dépêches de Bassano et d’une de l’Empereur, destinées à rassurer Caulaincourt sur le combat de Brienne, au sujet duquel circulaient déjà en territoire occupé des bruits alarmants. Ces nouvelles arrivaient à point pour combattre la fâcheuse impression créée par les propos de Floret, qui parlait, en tous lieux, du grave échec subi par l’armée française et de l’état lamentable des prisonniers faits par les Autrichiens.

Dans la soirée, arrivèrent à Châtillon Stadion, Aberdeen et Humboldt. Caulaincourt en avisa aussifôt Bassano en le suppliant, ce n’était pas la première fois, et ce ne devait pas être la dernière, de lui faire parvenir, dans le plus court délai, des instructions précises, car il n’y avait plus de doute que les conversations fussent imminentes. Il était indispensable que l’Empereur voulût bien se rendre compte de la situation réelle.

Je ne manquerai pas de courage pour poursuivre les négociations, disait Caulaincourt, quelles que soient les difficultés à prévoir mais, encore une fois, ce n’était plus en vainqueurs que nous parlions à l’Europe, et il fallait agir en conséquence. La France ne sera pas avilie pour avoir un coin de terre ou une place de moins, et l’Empereur ne sera pas déshonoré pour avoir cédé à la fortune adverse et aux armées de tant de peuples. »

Les mêmes arguments se retrouvaient dans une lettre pressante adressée directement à Napoléon :

S. M. ne me dit pas les sacrifices auxquels Elle peut consentir. Mes dernières dépêches ne lui ont pas laissé ignorer que l’ennemi paraît en demander de nouveaux. La force des choses ne semble-t-elle pas commander de faire ceux qui seront nécessaires pour conserver la grande masse de ce bel empire? N’exige-t-elle pas qu’on les fasse sans aucun retard? Non-seulement un jour, mais une heure de perdue peuvent compromettre les plus chers intérêts de V. M. 300 000 hommes marchent contre vous, Sire; les bouleversements sont près de nous ; il n’y a plus d’énergie en France, et je doute que V. M. ait les moyens nécessaires pour que son génie puisse triompher de la mauvaise fortune. Je n’ai pas plus d’envie qu’un autre, Sire, de céder la moindre partie de la France ; mais je sens peut-être plus qu’un autre, et depuis longtemps, qu’il faut en finir, pour votre bonheur et pour que la France reste France. V. M. croit-elle que cette manière de voir puisse me rendre trop facile? Alors, je la supplie de m’adjoindre l’homme qui aura le plus sa confiance, n’importe qui — il trouvera un frère en moi. Il verra, il entendra, il jugera la gravité dès circonstances. Je serai son second, s’il le faut, mais que V. M. daigne donner toute la latitude nécessaire pour sauver et lui conserver un Empire qui, même après la paix, sera encore le premier du m’onde.

Deux autres plénipotentiaires anglais, Stewart et Cathcart, arrivèrent à Chàtillon dans la matinée du 4, suivis de près par le Russe Rasoumovski. Le congrès était désormais au complet. Après un mois de fatigants voyages et d’attentes anxieuses, de nouvelles déconcertantes et contradictoires, d’incidents pénibles, seul au milieu de l’ennemi, livré aux fausses nouvelles et à la déprimante influence du milieu, Caulaincourt touchait enfin au terme attendu et redouté d’une mission qui n’était guère faite pour les ambitieux.

Ce même jour, 5 février, la délégation française se trouva réunie à la maison Étienne. Elle comprenait, outre Caulaincourt, seul plénipotentiaire, La Besnardière, conseiller d’État, Chet de division au Ministère des Relations Extérieures, Gérard de Rayneval, chef de division-adjoint au même département, Baudard, sous-chef de division, Rouen, Renard et de Formond, agents du département. A la personne de Caulaincourt était attaché, en qualité d’aide de camp, le chevalier Cham, chef d’escadron, ainsi qu’un médecin, M. Renaud. Quant au personnel, il ne comprenait pas moins de vingt-deux domestiques de toutes catégories, dont six officiers de  bouche, sous la direction d »un maître-d’hôtel.

La Besnardière voyageait depuis quatre jours et quatre nuits, s’étant arrêté en route, à Troyes, pour voir l’Empereur. On peut aisément imaginer qu’il ne prolongea pas la soirée en tête à tête avec son chef. Ce qu’il rapporta à celui-ci n’était d’ailleurs guère pour le satisfaire : c’était l’ordre de Napoléon de faire passer le courrier officiel par l’intermédiaire de Bassano, non plus à titre facultatif, mais obligatoirement. Caulaincourt fut exaspéré; il s’imaginait, à tort ou à raison, que Bassano, contre lequel il avait de vieilles rancunes mondaines, était le mauvais génie de l’Empereur et le détournait inlassablement de toute idée d’accommodement. Il écrivit le soir même ab irato la lettre suivante :

Occupé des affaires de S M. et surtout de lui éviter en ce moment des contrariétés pour des choses qui m’étaient personnelles, j’ai méprisé avant de quitter Paris les intrigues de M. de Bassano et de sa femme, les sots propos qu’elle me prêtait ainsi qu’à mes amis, enfin les scènes ridicules composées par son ordre et jouées dans son salon à Paris, pensant que mon Maître ferait cesser ce scandale public ; ces faits n’étant pas ignorés par lui, je me suis tu, laissant à V. M. et à l’histoire le soin de juger I’homme qui a pris le Ministère des Relations extérieures lorsque l’Empereur commandait au monde, et celui qui l’a reçu, lorsque l’ennemi avait envahi la France. Mais aujourd’hui que M. de Bassano est chargé de la correspondance politique avec moi, j’ose supplier V. M. de la confier à tout autre ; car l’homme qui n’a jamais su la bien comprendre, ni bien diriger aucun de ses Ministres à. l’étranger, puisque l’Europe entière vous a échappé, ne peut dans les circonstances du moment offrir de garantie à l’Empereur, ni de sûreté. au Ministre chargé de négocier. V. M. me rendra la justice que, plus d’une fois, j’ai défendu cet homme qui m’a si lâchement calomnié, et que je n’ai pris qu’à regret un ministère, objet d’une si basse et si injuste jalousie.

La première réunion eut lieu le 5 février, à 2 heures de l’après-midi, dans la maison de madame de Montmaur. Elle fut courte. Après vérification mutuelle des pleins pouvoirs, les Alliés se bornèrent à prendre acte des déclarations de Caulaincourt, refusant d’entrer en discussion, comme celui-ci l’avait suggéré au préalable, sur la question d’un code maritime, cette suggestion leur paraissant viser exclusivement l’Angleterre. Avant d’entrer en séance, Caulaincourt avait adressé un nouvel appel à l’Empereur, afin qu’il consentît à ne pas s’exposer en livrant de nouvelles batailles. Il fallait conserver une armée forte, en imposer à l’ennemi par une attitude sans provocation comme sans faiblesse. Changeant d’avis au sujet de l’opportunité d’un armistice, Caulaincourt considérait qu’une proposition en ce sens serait immanquablement interprétée, dans les circonstances présentes, comme un signe de lassitude : »Ce serait se livrer à l’ennemi pieds et poings liés. »

A l’issue de la séance, Caulaincourt, ainsi qu’il devait le faire chaque jour, rendit longuement compte à l’Empereur des événements de la journée. Il n’était pas pessimiste . il jugeait les plénipotentiaires gens fort convenables, à l’exception du Russe. Celui-ci avait exigé, dès l’abord, une discussion immédiate sur le point fondamental : celui de savoir si on ferait ou ne ferait pas la paix avec Napoléon ; mis en èchec, il manifesta son humeur en maugréant et en répétant à deux reprises « qu’il avait toute l’Europe derrière lui. » Caulaincourt fit d’abord la sourde oreille; à la récidive, il répondit avec vivacité « qu’il savait que toute l’Europe était alliée de la Russie et qu’ici, la France était seule. » Les marques d’assentiment données à sa riposte par le reste de l’assemblée lui parurent de bon augure. Il était d’ailleurs résolu « à ne rien endurer qui manifestât l’intention d’humilier son maître ou son pays. » Tout nuage avait disparu lorsque les plénipotentiaires, à six heures du soir, se retrouvèrent autour de sa table, devant un menu princier :  il avait voulu être le premier à les recevoir, pour bien marquer que, même en territoire occupé, il était chez lui. L’envahisseur accepta, de bonne grâce, d’être traité en invité.

La journée du lendemain se passa, sans incidents, à rédiger le protocole de la séance. Caulaincourt, le soir venu, se préparait à aller diner chez Cathcart avec deux de ses collaborateurs, quand il reçut deux dépêches dont la lecture le jeta dans de nouvelles alarmes. La première était de l’Empereur :

Monsieur le duc de Vicence, le duc de Bassano vous envoie les pouvoirs tels que vous les avez minutés. Je suis resté aujourd’hui à Troyes, croyant avoir des nouvelles du Congrès et des conférences du 3; il paraît que vous n’avez commencé que le 4. Si l’on veut la paix, et que tout cela ne soit pas encore un masque pour prolonger avec unanimité les hostilités, il faut en finir promptement, car, enfin, sous peu de jours, il y aura une affaire génerale qui décidera tout. Je me rends à Nogent à la rencontre de 20 000 nommes de l’armée d’Espagne… Il deviendra nécessaire, après, d’avoir une affaire pour couvrir Paris. II faut donc décider tout de suite les affaires. Comme les Alliés ont déjà arrêté les bases, vous devez les avoir déjà, les accepter si elles sont acceptables, et dans le cas contraire, nous courrons les chances d’une bataille et même de la perte de Paris et de tout ce qui s’en suivra…

La seconde lettre était de Bassano

… Je vous ai expédié un courrier avec une lettre de S, M. et le nouveau plein pouvoir que vous avez demandé… Au moment où S. M. va quitter cette ville (Troyes), elle me charge de vous en expédier un second et de vous faire connaître en propres termes que S. M. vous donne carte blanche pour conduire les négociations à une heureuse fin, sauver la capitale et éviter une bataille où sont les dernières espérances de la nation. Les conférences doivent avoir commencé hier, S. M. n’a pas voulu attendre que vous lui eussiez donné connaissance des premières ouvertures, de crainte d’occasionner le moindre retard.

Je suis donc chargé, monsieur le Duc, de vous faire connaître que l’intention de l’Empereur est que vous vous regardiez comme investi de tous les pouvoirs et de toute l’autorité nécessaires dans ces circonstances importantes pour prendre le parti le plus convenable afin d’arrêter les progrès de l’ennemi et de sauver la capitale.

S. M. désire que vous correspondiez le plus fréquemment avec Elle, afin qu’Elle sache à quoi s’en tenir pour la direction de ses opérations militaires…

Napoléon, on le voit, continuait à retirer d’une main ce qu’il donnait de l’autre : les pleins pouvoirs ne s’entendaient que dans la mesure où une action décisive ne viendrait pas les annuler. Caulaincourt répondit le jour même, en demandant un peu plus de clartés. Les Alliés, d’accord à l’avance sur la base de leurs exigences, lui présentaient un front unique. Le plénipotentiaire français, devant leur implacable parti-pris, n’avait rien à répondre; tout ce qu’on lui disait était concerté avant son arrivée et la moindre objection de sa part soulevait d’interminables discussions

C’est dans cette situation que je reçois une lettre pleine d’alarmes. J’étais parti les mains presque liées, et je reçois des pouvoirs illimités. On me retenait, et on m’aiguillonne; mais on me laisse ignorer les motifs de ce changement.

D’où venait le danger pressenti à travers les lignes de la lettre de Bassano? De l’armée, de Paris, de Bretagne, d’Espagne ou d’Italie? Tout était à craindre, pour qui ignorait tout de la situation. « Faut-il consentir à tout aveuglément et sans délai? Ai-je quinze jours, un seul ou un moment? » Il n’osait poser la seule question qui importât vraiment : Où s’arrêtent ces singuliers pleins pouvoirs, qui ont pour objet, non de mettre fin à la guerre, mais d’attendre l’issue de nouveaux combats? Quoi qu’il advînt d’ailleurs, il saurait faire, à toute extrémité, ce que pourraient exiger le salut de l’Empereur et celui du pays.

De son côté, Rayneval avait rapporté de ses entretiens avec les secrétaires des délégations alliées l’impression que les choses allaient marcher rapidement, plus peut-être qu’on ne l’imaginait autour de Napoléon. La seconde réunion eut lieu en effet dès le 7 février, dans l’après-midi. Fidèles à leur tactique, les représentants de la Coalition posèrent la question de confiance sur chaque article de leur programme. Comme le disait Caulaincourt dans son rapport à l’Empereur, on ne pouvait savoir si, même en acceptant tout, on ne se heurterait pas toujours à de nouvelles prétentions. Il avait l’impression d’être complètement à la merci de l’ennemi et de voir s’éloigner toujours davantage l’accord si ardemment désiré. Pour comble, au sortir d’un grand dîner chez Stadion, un courrier arriva avec de nouvelles dépêches annonçant l’entrée des armées ennemies à Troyes. Il était suivi, à quelques heures d’intervalle, par un second courrier envoyé par d’Hauterive, avec de mauvaises nouvelles de Paris et des réflexions pessimistes sur une guerre qui durait depuis vingt-deux ans « sans qu’on sût exactement pourquoi. »

« On s’est battu d’abord, disait d’Hauterive, pour des principes sociaux, puis pour le commerce, et aujourd’hui on veut tout rejeter sur la France seule… Si l’esprit de modération et d’équité ne triomphe pas au cours de ces jours sombres, l’Europe sera replongée dans le chaos et dans le sang. »

Caulaincourt n’avait pas besoin d’être aiguillonné pour adjurer à nouveau Metternich de venir en personne à Châtillon, ne fût-ce que quelques heures : une matinée, lui disait-il, suffirait peut-être pour terminer une lutte fratricide à laquelle des conversations oiseuses, comme celles qui s’échangeaient chaque  jour, ne pouvaient porter remède. Puis il en écrivit encore à l’Empereur, sentant bien que celui-ci, tout à la préparation de ses projets militaires, soutenu par l’enthousiasme de ses soldats, oubliait les pièges tendus sous ses pas à Châtillon :

S. M. m’a donné carte blanche, c’est me donner la nécessité pour règle; mais la nécessité naît des événements, elle est dans la situation des choses, et tant que j’ignore cette situation, quand V. M. ne me fait donner aucune nouvelle, je me trouve réduit à marcher dans l’obscurité et sans guide.

Ce que je sais avec certitude, c’est que j’ai affaire ici à des hommes qui ne sont rien moins que sincères ; que se presser de leur faire des concessions, c’est les encourager à en demander de nouvelles, sans qu’on puisse prévoir où ils s’arrêteront et sans obtenir de résultat.. J’attends donc les ordres de V. M…

Le silence absolu opposé à ses pressantes questions, par l’Empereur comme par les Alliés, inquiétait Caulaincourt, au delà de toute expression : « Ils sont six, et je suis seul, disait-il le 9 février dans sa lettre quotidienne à Napoléon. Ils sont les plus forts. » Ils l’étaient surtout par leur silence. Ils eussent été bien embarrassés, sans doute, de répondre en toute franchise à ses sollicitations et à ses ouvertures; il n’était pas moins impossible, soit directement, soit indirectement, de leur parler d’affaires en dehors des séances dont le scénario était réglé d’avance. La délégation française n’avait guère de contact qu’avec les secrétaires autrichiens; encore ne pouvait-on tirer d’eux que des soupirs qui, probablement, n’étaient pas sincères , et pour peu qu’on voulût les pousser, ils se retranchaientderrière leur rôle subalterne. Ce silence laissait, par ailleurs, présager le pire au point de vue même des événements militaires, puisque les rapports quotidiens des Alliés contredisaient les communiqués optimistes de Bassano :

« Il faudrait, écrivait Caulaincourt le 9, pouvoir obtenir un armistice immédiat pour arrêter les masses ennemies sur le chemin de la capitale, où trop de passions et de souvenirs les appellent. »

Sauver Paris, certes, Caulaincourt n’avait pas d’autre but ; mais Napoléon, héritier des conventionnels, ne croyait que trop que Paris était toute la France, et que, Paris perdu, tout était perdu. « Avec une armée sauve et intacte, on peut toujours négocier.  » A de telles paroles qui reviennent souvent sous sa plume, on sent que Caulaincourt, malgré son désir de paix, faisait toujours confiance au génie militaire de l’Empereur. Il n’attendit d’ailleurs pas la réponse de ce dernier pour proposer de nouveau à Metternich une suspension d’armes, plus, à vrai dire, pour sonder ses dispositions, que dans l’espoir d’obtenir une réponse satisfaisante :

Je suis allé, sous le prétexte d’une affaire particulière, chez celui des plénipotentiaires alliés que j’ai cru le plus accessible; et après quelques formules préparatoires, je l’ai prié de me dire… si, en faisant le sacrifice demandé par les Alliés, nous pouvions espérer d’obtenir un armistice immédiat. Il a hésité longtemps avant de me répondre. Enfin après que je lui ai engagé ma parole, il m’a dit : Quelque sacrifice  que vous fassiez, vous n’obtiendrez point d’armistice. Les hostilités ne peuvent finir qu’à l’échange des ratifications. Mettez-nous donc en état de faire la paix en quarante-huit heures. — Votre intention, lui ai-je dit, est donc d’aller la faire à Paris? — Il ne savait pas, m’a-t-il assuré, quels pouvaient être à cet égard les desseins des alliés.

Ayant acquis ainsi. la certitude que ce serait en vain que je demanderais ici un armistice, je vais tenter l’unique moyen qui me reste, en m’adressant à M. de Metternich. Mais l’espoir du succès est loin de répondre au désir que j’en ai…

C’était une nouvelle déception à ajouter à tant d’autres. Arrivé avec l’intention de faire une paix prompte et honorable, et le ferme espoir de trouver les mêmes dispositions chez les coalisés, qui faisaient sonner bien haut la nécessité de donner « du repos à l’Europe D, Caulaincourt commençait à s’apercevoir qu’il était seul à partager ces espérances, — il ne voulait pas encore dire’: ces illusions. Il fut* bien obligé, le 10 février, de se rendre à l’évidence.

On connaît le saisissant tableau que nous a laissé Albert Sorel de la « nuit d’agonie » traversée par Napoléon, lorsqu’arrivèrent, le 8 février au soir, les dépêches de Caulaincourt relatant les événements du 7. L’Empereur, toujours si ferme dans sa contenance, donna à Bassano l’impression du fauve traqué; il avait sincèrement cru que l’Europe ne s’accoutumerait pas aussi vite à le traiter en vaincu, lui, l’éternel vainqueur. Malgré tant d’expériences, il s’imaginait encore trouver une Autriche accommodante, disposée aux concessions. Si, à la vérité, le bloc des coalisés montrait quelques fissures, comme toujours, en pareil cas, la prépondérance appartenait aux plus violents, c’est-à-dire, en l’espèce, aux Russes.

Le dîner du 9 février chez lord Aberdeen avait encore été « fort gai » : le réveil devait être cruel. Le 10 au matin, Caulaincourt recevait des plénipotentiaires alliés une étrange déclaration : les séances étaient suspendues à la demande du Tsar. Atterré, il s’en fut aux nouvelles. Autrichiens, Prussiens et Anglais, surpris et déconcertés, comme lui-même, s’excusèrent en alléguant qu’ils avaient fait de leur mieux, qu’ils avaient même imposé la suppression, dans la déclaration, des mots : « le chef du Gouvernement français » pour désigner l’Empereur, — expression offensante suggérée par les Russes, — mais qu’ils n’avaient pu obtenir davantage.

Au nom de toutes les Puissances attachées à la paix, Caulaincourt protesta avec une véhémente énergie. Il représenta qu’après une rupture aussi brutale qu’injustifiée, les Alliés s’interdisaient de pouvoir jamais imputer à la France une responsabilité dans la reprise de la guerre. Peine perdue : il se heurta à un mur d’airain. Par une singulière ironie, il fut, le soir, l’hôte de Rasoumovski; on devine que le dîner fut moins riant que la veille, et l’on comprend la hâte que mit Caulaincourt, en sortant de cette corvée, à redire à Napoléon sa déception, ses angoisses, ses efforts; il terminait sa lettre par cet appel, qui ne pouvait pas ne pas être sincère :

« S’il n’y a plus de salut que dans les armes, je prie V. M. de me compter au nombre de ceux qui tiennent à honneur de mourir pour leur Prince. »

L’ancien colonel de carabiniers se réveillait sous le diplomate. On peut l’en croire volontiers : les hasards du champ de bataille lui eussent paru préférables au supplice qu’il endurait à Châtillon.

Les séances étant suspendues,  les journées passèrent vides et creuses ; seul, le bruit du canon, dans l’atmosphère ensoleillée et glaciale, ponctuait la monotonie des heures; encore ne pouvait-on savoir ce qu’il annonçait. Schwarzenberg se crut obligé de venir rendre visite à Caulaincourt; mais, afin d’éviter toute conversation directe, il amena deux officiers autrichiens chargés d’alimenter l’entretien. Deux jours passèrent ainsi.

Le 13 février, un courrier arriva de Montmirail, via Paris, ayant dû passer par Sens et faire 80 lieues pour apporter à Caulaincourt la réconfortante annonce de la victoire de Champaubert; il apportait aussi, comme mise au point, une lettre d’Hauterive qui, lui, prévoyait l’entrée prochaine des Alliés à Paris et demandait des instructions pour réunir au ministère, sous la protection du droit des gens, tous les fonds et tous les documents dont il pourrait disposer.


(Revue de Paris – 1928)