Villaret de Joyeuse, Louis Thomas (1750-1812)

Portrait de l'amiral Villaret-Joyeuse
Portrait de l’amiral Villaret-Joyeuse

La famille de Villaret, qui tenait un rang distingué dans la noblesse de Gascogne, le destinait à l’état ecclésiastique ; mais ses penchants le portaient vers la marine. Toutefois on ne consulta point ses goûts, et par des motifs de convenance on le fit admettre dans les gendarmes de la maison du roi. Une affaire d’honneur, dans laquelle son adversaire succomba, le força de quitter ce corps [1]Il semble que cet évènement soit en fait contesté par de nombreux biographes, et sa famille, cédant enfin à ses instances, consentit à ce qu’il entrât dans la marine. Il avait alors seize ans.

Un caractère vif, un courage ardent et un zèle que les difficultés semblaient augmenter encore, telles étaient les qualités qui le firent bientôt distinguer par ses chefs, et qui lui valurent un avancement rapide. Embarqué comme lieutenant de vaisseau sur la frégate l’Atalante, en 1773, il fit plusieurs campagnes dans les mers de l’Inde.

Se trouvant sans emploi à Pondichéri lorsque les Anglais vinrent mettre le siége devant cette place en 1778, il offrit ses services au gouverneur et déploya dans cette circonstance des talents et une bravoure tels que, sur le compte qui en fut rendu au roi par M. de Bellecombe, Villaret fut nommé capitaine de brülot.

En 1781 il commandait en cette qualité le Pulvériseur, qui faisait partie de l’escadre du bailli de Suffren. Cet amiral, qui avait apprécié tout le mérite de Villaret, lui confia le commandement de la Bellone après le combat de Goudelour, et quelques mois plus tard il le fit passer à celui de la frégate la Naïade , en le chargeant d’aller prévenir de l’arrivée de l’escadre anglaise à la côte, deux vaisseaux et deux frégates qui croisaient à la hauteur de Madras.

La mission était périlleuse; le capitaine Villaret, en recevant ses instructions de la main de Suffren, lui demanda, avec cette gaité qui le caractérisait, s’il avait eu soin d’y joindre des lettres de recommandation pour l’amiral anglais et pour le gouverneur de Madras

L’événement ne tarda pas à justifier ces pressentiments. Trois jours après son départ, la Naïade eut connaissance d’un vaisseau ennemi : c’était le Sceptre , de soixante-quatre canons. Villaret manœuvra pour lui échapper, mais sans succès. Le combat dura pendant cinq heures avec acharnement.

La Naïade avait causé au vaisseau anglais des avaries majeures ; mais elle-même, plus maltraitée, fut enfin abligée d’amener. Le capitaine du Sceptre vint recevoir Villaret à son arrivée à bord, et en lui rendant son épée que celui-ci lui remettait : « Monsieur, dit-il, vous nous donnez une belle frégate, mais vous nous l’avez fait payer bien cher.» Lorsqu’au mois de juin 1783 la paix le ramena au milieu de ses camarades, Suffren lui fit l’accueil le plus distingué et le décora de la croix de Saint-Louis.

En 1791, Villaret, qui venait d’être fait capitaine de vaisseau, prit le commandement de la frégate la Prudente, destinée pour Saint-Domingue. Il se trouvait dans cette colonie lors des premiers troubles qui y éclatèrent, et il contribua par sa fermeté à retarder, au moins pour quelque temps, les déplorables événements dont plus tard elle fut le théâtre.

Quoique opposé aux principes de la révolution, Villaret ne crut pas devoir suivre l’exemple de ceux de ses camarades qui émigrèrent, et, mû par d’autres considérations, il prit en 1793 le commandement du vaisseau le Trajan, qui faisait partie de l’escadre aux ordres du vice-amiral Morard de Galles.

L’année suivante il fut élevé au grade de contre-amiral , et Jean-Bon Saint-André le proposa au comité de salut public pour remplacer Morard de Galles, qui venait d’être destitué. « Je sais, écrivait ce représentant, que Villaret est un aristocrate; mais il est brave , et il servira bien. »

On était alors au fort de la Terreur. L’esprit de révolte et d’insubordination régnait dans l’armée navale, et plusieurs officiers en avaient éprouvé les funestes effets. Villaret ne recula point devant ces dangers. Nommé au commandement de la flotte de Brest, il porta son pavillon sur le vaisseau les États de Bourgogne, qui avait pris le nom de la Montagne.

Cette flotte, composée de vingt-six vaisseaux, reçut quelques jours après l’ordre de sortir du port, avec la mission d’aller au-devant d’un nombreux convoi chargé de grains arrivant des États- Unis de l’Amérique , sous le commandement du contre- amiral Vanstabel.

Les instructions recommandaient à l’amiral de croiser à la hauteur des îles Coves et Flores et d’y attendre le convoi. Il devait surtout éviter tout engagement avant de l’avoir rencontré. Villaret se conformait ponctuellement à cet ordre, et déjà plusieurs prises avaient été amarinées, lorsque, le 28 mai 1794, on eut connaissance de l’armée anglaise, forte de trente vaisseaux de ligne, commandés par l’amiral Howe.

Villaret, fidèle à ses instructions, voulait éviter de combattre; déjà le signal de tenir le vent allait être hissé, mais Jean-Bon Saint-André, qui était embarqué sur la Montagne , prenant sur lui de désobéir aux ordres du comité de salut public, et usant de l’espèce de supériorité que lui donnait son titre de représentant, commande à l’amiral de se préparer à combattre.

Vainement celui-ci représente les dangers d’une action dont les suites peuvent compromettre la sûreté du convoi qu’il est chargé de protéger; il est contraint de donner l’ordre d’attaquer.

L’armée française se forma en ligne de bataille au plus près du vent, et cette manœuvre fut imitée par l’amiral Howe. La supériorité du nombre permit à cet amiral de détacher de son armée cinq vaisseaux qui, laissant le corps de bataille à trois lieues sous le vent, vinrent tirailler sur l’arrière-garde française. Il était alors presque nuit, et cette escarmouche, qui dura environ une heure, n’eut point de résultat sérieux.

Le lendemain, au point du jour, l’amiral Villaret s’aperçut qu’il lui manquait un vaisseau ; mais ne le voyant point parmi les Anglais, il supposa que des avaries l’avaient forcé de quitter le champ de bataille. Il apprit effectivement par ses vaisseaux chasseurs que le Révolutionnaire, attaqué par quatre vaisseaux, avait été démâté complétement, et qu’on l’avait vu à la remorque d’une frégate faisant route pour Rochefort. La position du vent , qu’il voulait conserver, l’ayant déterminé à virer de bord par la contre-marche, l’amiral Howe manœuvra d’après cette nouvelle disposition.

Villaret fit alors signal à son avant- garde de serrer l’ennemi au feu et de commencer le combat. Le Montagnard, vaisseau de tête, envoya sa première volée à dix heures du matin, et l’engagement devint très vif entre les deux avant-gardes; mais la supériorité du feu des Français força l’ennemi à plier et à laisser arriver. L’amiral anglais, s’apercevant que son avant-garde était maltraitée, fit virer par la contre-marche pour tomber sur l’arrière-garde française; mais ce mouvement lui fut désavantageux, car le centre et l’arrière- garde combattirent avec la même valeur que les vaisseaux de tête.

Cependant deux vaisseaux français ayant été désemparés se virent tout à coup entourés par toute l’armée ennemie, qui dès lors n’observa plus d’ordre. Villaret, en habile manœuvrier, profita de cette faute ; il vira, en ordonuant à l’armée d’imiter sa manœuvre et de prendre la ligne de vitesse sans observer de rang. Ce mouvement inattendu, la célérité et la précision avec lesquelles il fut exécuté, devinrent décisifs pour cette journée; les deux vaisseaux français furent dégagés, l’armée ennemie en désordre fut écrasée, et obligée de fuir en tenant le vent. Ce combat, commencé à dix heures du matin, ne se termina qu’à sept heures du soir, heure à laquelle une brume épaisse força les deux armées de s’éloigner, et les mit pendant deux jours dans l’impossibilité de rien entreprendre…

Cependant, malgré la brume, elles avaient manœuvré de manière à s’observer réciproquement, et lorsqu’enfin, le 1er juin, le soleil vint à paraître, elles se trouvèrent en présence. Les vents étaient au sud. À sept heures l’amiral Howe fit signal de se porter sur la ligne française, qui elle-même s’avançait dans le meilleur ordre de bataille, bâbord amures. Le combat commença à neuf heures du matin et il devint général. On combattait à portée de pistolet et avec un acharnement égal de part et d’autre. Le matelot d’arrière de l’amiral francais [2]On nomme ainsi, en terme de marine, le vaisseau qui suit ou précède un autre vaisseau. ayant fait une fausse manœuvre perdit son poste, et mit ainsi l’Antigone à découvert. Howe, qui le combattait alors, profita de cette faute pour couper la ligne, et se trouva par là en position de battre l’amiral français par la hanche du vent ; mais celui-ci, par la vigueur de son feu, ayant réussi à le démâter de son mât de misaine, le força bientôt à l’abandonner et à rallier le vent. Cependant deux vaisseaux à trois ponts et trois autres de soixante-quatorze , qui avaient suivi le mouvement de l’amiral Howe, entourérent le vaisseau de Villaret et lui livrèrent pendant plus d’une heure un combat à outrance et dont les annales de la marine offrent peu d’exemples.

Pendant ce temps les autres vaisseaux de l’armée française combattaient avec plus ou moins d’avantage, et chacun d’eux, occupé de sa propre défense, avait perdu de vue l’amiral, qui, parvenu enfin à se faire abandonner, se trouva seul et sous le vent de l’armée anglaise. On se peindrait difficilement la douleur et la surprise de Villaret lorsque, le tourbillon de fumée dont il était entouré s’étant dissipé , il vit le spectacle que présentait son armée. Toute l’avant-garde avait plié, le plus grand nombre de ses vaisseaux étaient démâtés et pêle-mêle avec les Anglais; l’un d’eux, le Vengeur, venait de couler bas. En ce moment il fit signal à sept ou huit vaisseaux qui étaient devant lui de virer de bord, dans l’espoir d’aller avec eux secourir les vaisseaux de son arrière-garde, sur lesquels’les Anglais avaient porté tous leurs efforts. Cette manœuvre aurait suffi pour dégager ces six vaisseaux et prendre deux vaisseux anglais démâtés qui se trouvaient à peu de distance ; mais Jean- Bon Saint-André, qui pendant le combat s’était réfugié dans les batteries, monta sur le pont au moment même où Villaret signalait à son arrière-garde qu’il allait voler à son secours. Informé des dispositions de l’amiral, et craignant que le combat ne se rengageât de nouveau, il lui défendit d’exécuter le mouvement auquel il se préparait. On sait de quels terribles pouvoirs étaient alors investis ces proconsuls ; Villaret, à son grand regret, se vit. forcé de donner le signal de la retraite.

Mais, pour rallier le plus grand nombre possible de ses vaisseaux désemparés, il resta pendant deux heures en panne sous le vent des Anglais, tandis que ses frégates et ses corvettes cherchaient à remorquer ceux des vaisseaux français démâtés qui se trouvaient sur le champ de bataille, mélés parmi les vaisseaux ennemis dans le même état, manœuvre qui s’opéra sans aucun obstacle de la part des Anglais. Enfin, à huit heures du soir, l’amiral Villaret fit servir avec dix-neuf vaisseaux, reste des vingt-six qu’il avait au commencement du combat, et regagna le port de Brest,

Dans ces journées il soutint glorieusement l’honneur du pavillon français, et il ne le soutint pas moins dans le combat de Groix (juin 1795), que lui livra l’amiral Bridport ayec des forces doubles des siennes.

En 1796, il fut nommé par le département du Mor- bihan député au conseil des Cinq-Cents , et il se lia dans cette assemblée avec les chefs du parti de Clichy, alors considéré comme le parti royaliste. Condamné à la dé- portation, par suite de. cette liaison, à l’époque du 18 fructidor (septembre 1797), il parvint à se soustraire aux recherches, et il évita ainsi le sort qu’éprouvèrent ses collègues dans les déserts de Sinamary. Mais quelque temps après il se rendit volontamnement à l’île d‘Oléron, lieu d’exil assigné par le Directoire à ceux qui avaient échappé à la déportation, et n’en fut rappelé qu’à l’époque du gouvernement consulaire.

En 1801, l’amiral Villaret fut chargé du commandement des forces navales destinées à agir contre Saint-Domingue, et il appareilla de Brest au mois de décembre, sur le vaisseau l’Océan. Son escadre se composait de dix vaisseaux français, de cinq vaisseaux espagnols aux ordres de l’amiral Gravina, et de neuf frégates ou corvettes , portant sept mille hommes de débarquement. Un vaisseau et deux frégates, armés à Lorient, devaient en faire partie et avaient à bord douze cents hommes.

Une autre escadre réunie à Rochefort, forte de six vaisseaux, six frégates et deux corvettes, portant trois mille hommes de débarquement, devait aussi se joindre à la flotte de Brest et former l’avant-garde; en sorte que l’ensemble des forces navales sous le commandement de Villaret fut de vingt-deux vaisseaux et dix-neuf frégates portant douze mille hommes de troupes de terre. On sait quel déplorable résultat eut ce grand armement.

À son retour de Saint-Domingue, en 1802, Villaret fut nommé capitaine général de la Martinique et de Sainte-Lucie. Cette colonie ayant été attaquée par les Anglais, en 1809, il fut obligé de capituler, après une vigoureuse résistance contre des forces supérieures et après avoir éprouvé dans le fort Bourbon le bombardement le plus terrible.

Apprenant à son retour en France que sa conduite avait été blâmée par un conseil d’enquête, il demanda qu’elle fût examinée judiciairement; mais il ne put l’obtenir, et vécut pendant quelque temps dans une espèce de disgrâce.

En 1811, Napoléon, mieux informé, lui fit connaître que, satisfait de la courageuse résistance qu’il avait montrée en défendant la Martinique, il l’avait nommé gouverneur général de Venise et commandant de la douzième division militaire. C’est dans l’exercice de ces fonctions qu’il mourut, à Venise, en 1812, à l’âge de soixante-deux ans.

References

References
1Il semble que cet évènement soit en fait contesté par de nombreux biographes
2On nomme ainsi, en terme de marine, le vaisseau qui suit ou précède un autre vaisseau.