Victoire ou défaite : l’énigmatique Lion d’Aspern

Combien sont ceux qui, aujourd’hui, empruntant la route qui relie l’église d’Aspern à celle d’Essling savent qu’ils se trouvent exactement là où, il y a bientôt deux cents ans, près de 150.000 combattants, français et autrichiens, s’affrontèrent pendant deux journées, laissant sur le champ de bataille, au soir du 22 mai 1809, près de 40.000 tués ou blessés.

Aspern, Essling. Deux petits villages – aujourd’hui inclus dans Vienne – qui ont inscrit leurs noms dans l’Histoire de l’Autriche et de la France, brillant au firmament des hauts faits d’armes de chacun des deux pays.

Chacun revendique ici la victoire et attribue la défaite à l’autre. Chaque pays s’est d’ailleurs approprié un nom pour cette bataille. Pour la France, c’est Essling. Pour l’Autriche, mais aussi pour les historiens anglo-saxons, c’est Aspern,

 

Rappelons, à très grands traits, les faits.

Aux trousses de l’archiduc Charles depuis la fin avril 1809, Napoléon, arrivé à Vienne le 13 mai,  prend à peine trois jours de repos au palais de Schönbrunn, retrouvant la chambre qu’il avait occupé en 1805.

Pour aller combattre l’armée autrichienne, il lui faut franchir le Danube. Comme par enchantement, trois ponts d’une longueur totale d’environ mille mètres sont jetés sur le fleuve. L’armée s’y précipite pour aborder l’ennemi. Mais, au début, les Français ne peuvent mettre en ligne à peine un tiers des troupes que commande l’archiduc Charles.

Durant ce dimanche de Pâques, comme des vagues blanches, les lignes autrichiennes prennent d’assaut les deux villages, pour, un instant après, refluer sous la pression d’autres vagues, sombres celles-là. Le sol se couvre de taches blanches et bleues des morts et des blessés. Dans le cimetière d’Aspern, il y a bien tôt plus de morts sur les tombes que dans les caveaux. Lannes, le Roland de l’armée,  et Masséna, l’enfant chéri de la victoire, déploient un courage admirable. Ils réussissent à paralyser, par leur résistance meurtrière, les efforts de l’armée autrichienne, commandée par l’archiduc Charles.

Après une nuit durant laquelle un silence de mort a régné sur le champ de bataille, les Français, qui ont reçu quelques renforts, car les ponts, maintes fois endommagés par les brûlots que les Autrichiens font filer au fil du courant,  ont été aussitôt réparés, reprennent l’offensive. Bessières lance sa cavalerie lourde, dans des charges inimaginables, sur le centre de l’ennemi, entre les deux villages, là où se trouve aujourd’hui l’usine Opel. Mais ses gros talons sont héroïquement reçus par les fantassins autrichiens, baïonnettes aux canons.  L’archiduc Charles paie de sa personne, relance ses troupes, le drapeau du régiment Zach à la main. La postérité s’emparera de cet instant fameux.

Mais, hélas, le général Bertrand informe Napoléon qu’une nouvelle fois, les ponts ont cédé, sans que l’on puisse dire quand ils pourront être réparés. Coupé d’une partie de sa cavalerie et de son parc de réserve, ainsi que du corps d’armée de Davout, encore sur la rive droite,  Napoléon comprend l’imminence et la gravité du danger. Il faut s’arrêter et penser à se replier sur la Lobau. Les Autrichiens, ragaillardis, repartent à l’assaut et, pendant près de 10 heures d’efforts inouïs, essayent, mais en vain, de briser la résistance française. A Aspern, Masséna fait preuve d’un dévouement extrême. Essling est pris et repris six fois. Mais Lannes, l’ami de toujours, le seul à tutoyer l’empereur, a les jambes réduites en bouillie par un boulet. L’évènement sera, dirait-on aujourd’hui, ultra médiatisé.

Napoléon lui-même paie aussi de sa personne, comme un simple soldat : le général Walther lui crie « Sire, retirez-vous, ou je vous fais enlever par mes grenadiers ! »

Finalement, privée de renforts et de munitions, l’armée française reçoit l’ordre de repasser dans l’île de Lobau, abandonnant ainsi le champ de bataille aux Autrichiens, sans toutefois être inquiétée par ces derniers, eux aussi à bout de force.

Tard dans la nuit, après s’être assuré que plus un seul de ses braves ne se trouve sur la rive gauche du Danube, Napoléon, sur une frêle embarcation, dans la pluie, la redingote au vent, le visage sans expression, regagne la rive droite et son quartier général de Kaiser-Ebersdorf.

 

Alors, qui a gagné ?

En art militaire, la définition du mot victoire est certainement très vague, largement influencée par les intentions de chaque adversaire :

  1. Réalisation du but que l’on s’était fixé : celui de Napoléon était bien de faire mordre la poussière aux Autrichiens, en tous cas de les repousser en direction de la Bohême. Ce but n’a pas été atteint. Mais, en contrepartie, l’archiduc Charles espérait bloquer l’armée de Napoléon, reprendre Vienne et le couper de sa ligne de communication, ce qu’il n’a pas non plus réalisé.
  2. Conservation du terrain, tout ou partie : nul doute, ici, qu’à la fin de la deuxième journée, les Français ont du se retirer. Que ce soit, en grande partie, sous la pression d’évènements qui n’ont rien à voir avec leur valeur et leur courage, ne change rien à l’affaire
  3. Pertes inférieures à celles de son adversaire : si l’on en croit les données des belligérants, le résultat apparaît comme tristement équilibré

Difficile dans ces conditions de donner une réponse définitive à notre question.

 

Abordons-la alors sous un autre aspect, en reprenant les termes du maréchal Foch : « Une bataille gagnée est une bataille après laquelle vous n’admettez pas la défaite »

Que dirent donc, après la bataille, les deux chefs de guerre ?

Pour Napoléon, je le cite, la bataille d’Essling

« sera aux yeux de la postérité un nouveau monument de la gloire et de l’inébranlable fermeté de l’armée française. »

Mais aussi :

« Le 22, j’avais passé le Danube et j’étais sur le point de détruire ce qui restait de forces au prince Charles: une crue du Danube a rompu mes ponts; ce qui a empêché le passage d’une partie de l’armée et de mes parcs. J’ai donc dû me borner à garder ma position et à réparer les ponts. L’ennemi s’en étant aperçu, il s’est engagé une assez vive canonnade, où la perte a été considérable de part et d’autre. »

Les Français furent, comme à l’accoutumée, informés par le Xe Bulletin de l’armée d’Allemagne, écrit dès le 23 mai. Les lecteurs peuvent y lire que

« Le soir, l’ennemi reprit les anciennes positions qu’il avait quittées pour l’attaque, et nous restâmes maîtres du champ de bataille. », que « sa perte est immense », que la nôtre « est considérable ».

En face, l’archiduc Charles, mande à son oncle, le prince Albert de Saxe-Teschen :

« Le bon Dieu nous a bénit et nos troupes ont fait merveille, mais notre perte est énorme; (…) »

Parlant des pertes françaises, il écrit :

« la plaine est jonchée de cadavres d’hommes et de chevaux de leurs cuirassiers. L’infanterie de la garde n’a pas été plus heureuse. »

Quelques jours plus tard, il précisera :

« la bataille du 22 a été d’un grand genre. Si le Danube n’avait couvert la retraite de l’ennemi elle aurait eu des grandes suites. »

Et le gouvernement autrichien, présente la bataille comme une victoire, ce qui ne fut pas sans impressionner les contemporains :

« Ils fuirent, ceux que connaissait la victoire, ceux qui avaient porté le ravage, depuis le Nil jusqu’à Memel, ils fuirent, et le tonnerre de nos canons fit mordre la poussière à leurs généraux »

« La bataille de Vienne s’est donnée le 22 mai. L’empereur Napoléon doit être du nombre des prisonniers ou tués parce que les généraux disent qu’on le cherche à l’armée…. 25 généraux sont prisonniers, dont Davout, Augereau, Lefebvre. Masséna va capituler…. La ville de Vienne est reprise. »

A Znaim, on put lire sur les murs de l’hôtel de ville :

« Bonaparte a été complètement défait.

Tandis qu’à Bude, c’était la même annonce victorieuse :

« Bonaparte est tué, les débris de sa troupe fuyant vers l’Italie ont été arrêtés et désarmés par le prince Jean »

Intoxication, certes, mais cela marchera…. Du moins jusqu’à Wagram….

Finalement, la réponse à notre question : « Qui fut donc vainqueur à Aspern/Essling ? », se trouve peut-être dans une œuvre du sculpteur Fernkorn, je veux parler du célèbre Lion d’Aspern, que l’on peut aujourd’hui encore admirer sur le parvis de l’église d’Aspern.

Le Lion d'Aspern
Le Lion d’Aspern

Ce lion, qui a magnifiquement conservé sa sublime blancheur, apparaît majestueux aux yeux du visiteur, paré de tous les ornements de sa puissance, crinière abondante, larges pattes aux griffes impressionnantes. Il semble dormir (certains disent qu’il pleure !), mais n’en est que plus redoutable. A chaque instant, ne va-t-il pas se réveiller et bondir ?

Mais regardons-le de plus près. Sur son flanc gauche, apparaît la pointe d’une lance, qui l’a transpercé de part en part. Pas de doute : ce symbole de puissance – c’est bien évidement l’armée impériale autrichienne – va bientôt mourir, et sa tête, à y bien regarder, n’est que souffrance avant le dernier instant.

Pourtant, en nous approchant encore plus près – ce que, à la vérité,  peu de touristes font – d’autres détails vont frapper notre regard. En effet, ce lion à l’agonie est allongé sur un drapeau, que l’on devine français, par la présence d’une aigle à la hampe. Et entre les pattes de l’animal blessé à mort, c’est bien un casque marqué du N napoléonien, ainsi qu’un aigle mort, gisant sur le dos, ailes écartelées.

Et si l’on prend la peine de faire le tour du monument, on apercevra ces symboles une nouvelle fois représentés.

Le message du monument – à l’opposé de celui de la Heldenplatz, montrant un archiduc triomphant – est maintenant clair : à Aspern, l’armée autrichienne a sans doute été blessée à mort, ce qui préfigure ce qui va se passer six semaines plus tard,  mais celle du Grand Napoléon a subi, elle aussi des dommages tels, que l’on peut se demander si elle sera capable de s’en remettre.

Après Aspern-Essling, ce sera, certes Wagram, mais aussi, dans trois ans seulement, la campagne de Russie.