Une revue à Schönbrunn après la bataille de Wagram

Notre régiment s’avançait en tenue de parade, divisé en deux colonnes de quatre escadrons de bataille chacune, la première sous les ordres du major Delaitre, l’autre sous ceux de Dautancourt, formant ensemble la brigade commandée par le colonel Krasinski [1]Extrait du livre du général comte Zaluski : Souvenirs du régiment des chevau-légers polonais de la garde de Napoléon 1er ». 1807-1814, et communiqué par M. B. Gembarzewski, à qui sont dues … Continue reading.

Général comte Zaluski
Général comte Zaluski

Nous marchions enivrés par la victoire, rêvant des récompenses qui nous attendaient ; aucun de nos chefs pourtant n’eût songé à envoyer préalablement un adjudant pour s’enquérir du point où nous devions nous porter pour la revue. Vieux soldats, nos majors attendaient sans doute l’arrivée d’un envoyé de l’état-major impé­rial, porteur d’instructions — peut-être aussi se sentaient-ils trou­blés à l’idée de paraître pour la première fois, avec le régiment, de­vant l’Empereur en personne ; ce fait devrait bien convaincre de jeunes officiers que le commandement de troupes n’est point chose aisée, puisque des hommes tels que Delaitre et Dautancourt ne surent

Le général Antoine-Charles-Bernard Delaitre
Le général Antoine-Charles-Bernard Delaitre

Nous atteignîmes donc l’aile droite du palais et sur un comman­dement retentissant des majors, nous nous apprêtâmes à prendre l’alignement en arrière cette aile. — A ce moment le général Durosnel, adjudant de l’Empereur, ayant entendu la voix puissante de Dautancourt, accourt et s’écrie :

— Ah çà, nom de Dieu ! que faites-vous là ? Où vous fourrez-vous ? Votre place n’est pas ici, mais en tête devant le palais.

Intimidés par cet ordre, nos chefs nous conduisent devant la grille et passant devant les lions qui ornent l’entrée, nous trouvons la cour entièrement occupée par diverses troupes. Le front de notre colonne s’empêtre dans un amas de briques, de chaux et de pou­tres disposées à terre et destinées sans doute à quelques travaux de réparation — les majors et le chef d’escadron Lubienski­voulant nous dégager, donnent des ordres contradictoires. De fait, le déploiement au milieu d’une telle confusion était chose malaisée et pouvait donner à l’Empereur une idée fâcheuse de notre expé­rience des mouvements militaires. Sur ces entrefaites le général Durosnel accourt et demande :

  • Qui commande la première compagnie ?
  • Moi, répondis-je.
  • L’Empereur vous demande, allez !

Je pique des deux et croise dans ma course le colonel Krasinski et Délaitre qui m’arrêtent au passage.

  • Que faites-vous ? où allez-vous ? demandent-ils.
  • L’Empereur m’appelle.

Leurs figures expriment l’étonnement. — Je me trouve devant l’Empereur que je salue de la pointe de mon sabre. Il me toise des pieds à la tête et m’interpelle de sa voix sévère :

  • Qui êtes-vous ?
  • Commandant de la première compagnie du régiment des chevau-légers.
  • Ah ! bien, dit l’Empereur et, touchant la terre des doigts de la main droite :
  • C’est ici que vous devez porter votre compagnie — ici — vous m’entendez bien ?
Chevau-légers polonais de la garde de Napoléon 1er
Chevau-légers polonais de la garde de Napoléon 1er

Je rejoins mon régiment et je commande à ma compagnie :

— Doublez les rangs, en avant, marche !

Je la dirige vers l’emplacement désigné et l’aligne en bon ordre. A peine ai-je déployé la première compagnie que l’Empereur fait demander \e commandant Szephycki, de la cinquième compagnie, et lui ordonne de disposer celle-ci en ligne et à côté de la première. Ceci fait, l’Empereur chargea son adjudant de faire porter le régi­ment entier de la même façon que le premier escadron.

En selle et le sabre au clair nous entendons Napoléon donner au colonel Krasinski l’ordre de faire mettre pied à terre. Il s’empresse de l’exécuter et le commandement de « pied à terre» retentit aussitôt. Dans sa hâte, il omet de faire remettre d’abord les sabres au fourreau, ce qui jure contre les règlements militaires, et alors nous inférieurs, nous réparons cet oubli, chacun pour sa compagnie.                                                                .        .

Mais ce n’était pas tout. A peine descendus de cheval, nous nous apercevons que notre formation n’est point celle réglementée pour les revues mais celle de bataille. Nouvelle irritation de l’Empereur et nouvel arrêt. — Je dispose aussitôt ma compagnie suivant l’ordre de revue et me place à pied sur mon aile droite, maintenant ma monture de la main gauche par les rênes passées en bretelle sur mon épaule, ainsi que l’exige le règlement, la main droite fixée à la visière de mon czapka. — Napoléon s’approche, suivi de ses généraux, du colonel Krasinski, du major Delaitre et du chef d’es­cadron Lubienski, sous les yeux de tout l’état-major rangé sur les marches de perron et émaillé d’uniformes étrangers, car on était en temps d’armistice. — II dirige ses pas droit sur moi et m’in­terpelle d’une voix brève et dure :

  • Est-ce vous qui commandez cette compagnie ?
  • Oui, Sire.

– — Combien d’hommes présents ?

— Quatre-vingt-quatre.
‘ — Combien de tués?

Je mentionnai le chiffre.

  • Combien de blessés ?
  • Combien d’hommes restés en route ?
  • Combien y en a-t-il dans les dépôts de France ?
  • Total d’hommes et de chevaux ?
  • Tant,

Ces questions se succédaient.rapidement l’une à l’autre.

Chevau-légers polonais de la garde de Napoléon 1er (Timbalier)
Chevau-légers polonais de la garde de Napoléon 1er (Timbalier)

L’Empereur parut satisfait de la façon tout aussi prompte dont je lui répondais, car il me regarda attentivement et avec une cer­taine bienveillance. – — C’est bien, dit-il, voyons les livrets…

  • Mais^ Sire… fls-je, il n’y en a point.
  • Comment il n’y en a point ?
  • 11 n’y en jamais eu, Sire.

Napoléon, d’une voix qui trahit le mécontentement, appelle le
major Delaitre.                                                               . ‘

— Qu’est-ce que cela signifie, colonel ? Je vous ai chargé de
former ce régiment et vous me le laissez sans livrets ! Supposez-
vous par hasard que j’aurais voulu avoir un poulk (régiment)
d’Arabes? .

*Dans sa colère, Napoléon confondit les notions des troupes co­saques avec celles d’Egypte, car ayant connu Delaitre du temps où celui-ci était adjudant de Kléber, il lui avait confié le commande­ment des mamelouks avant de le nommer major de notre régiment.

Delaitre marmotta quelques paroles d’excuse; il allégua les dé­
penses si fortes qu’entretenait la formation d’un régiment. L’Em­
pereur tourna alors sa colère contre l’intendant Daru qui exerçait
les fonctions d’inspecteur général de la garde. Il le fit appeler et
frappant du pied la lerre :                                                .         :

— Est-ce ainsi que l’on administre les armées? s’écria-l-il. Un
régiment de la garde sans livrets !…

Daru fit mine de répondre, mais la mauvaise humeur de l’Em­pereur allait croissant et il exclama :

— Qu’on emmène ce misérable, qu’il disparaisse, que je ne le voie plus !

Puis se tournant vers notre régiment :

— Allez-vous-en aussi ! je vous ai bien assez vus.

Nous remettre en selle et gagner au galop en doubles rangs la grille de droile, fut pour nou9 l’affaire d’un instant. — Alors seu­lement le sévère Empereur, redevenu maître de lui-même, se sou­vint que plusieurs généraux étrangers étaient témoins de cette scène — il fit brusquement quelques pas vers le perron et s’adres-sant à ces derniers en souriant :

Ces gens là ne savent que se battre !

C’était là un hommage que feront bien de se rappeler tous les descendants des volontaires polonais de la Grande Armée, hommage que je recommande au souvenir de tous ceux qui liront mes mémoires militaires


 

 

References

References
1Extrait du livre du général comte Zaluski : Souvenirs du régiment des chevau-légers polonais de la garde de Napoléon 1er ». 1807-1814, et communiqué par M. B. Gembarzewski, à qui sont dues les nouvelles planches d’uniformes polonais, dont le Carnet commence aujourd’hui la publication. Celles d’aujourd’hui représentent, la première un officier portant l’uniforme blanc de grande tenue dont il a été parlé dans un article précédent ; la seconde montre la grande tenue des trompettes et du timbalier. Voir le 4° volume du Carnet, p. 16 et 17.