TRAITÉ ENTRE LE ROI ET LA RÉPUBLIQUE DE GÈNES Conservation de l’Isle de Corse à la République de Gènes

Le 15 mai 1768 est signé un « Traité entre le Roi et la République de Gênes », date que l’on considère généralement comme la date officielle du rattachement de l’île de Corse à la France.
Tout est relatif : le seul titre officiel du traité est pour le moins étonnant : « Conservation de l’Isle de Corse à la République de Gênes ». « Conservation » ne signifie certes pas abandon.
Ce traité de Versailles est le résultat de presque quarante années de difficultés auxquelles la république de Gênes a du faire face dans l’île.
Les Génois ont en effet en Corse, depuis le Moyen Age, tous les pouvoirs, et y ont installé quatre « présides » stratégiques : Bonifacio (1195), Calvi (1268), Bastia (1378), Ajaccio (1492). ceci leur permet de surveiller les habitants, ces habitants qui nourrissent la République, privée d’arrière-pays (blé) et de contrôler les routes de communication en Méditerranée (Barcelone-Gênes).
Certes, les Gênois ont tenté de protéger l’île des razzias barbaresques, érigeant des tours littorales (bon, aux frais des populations) et encouragé l’agriculture (c’est vrai, à leur profit). Mais pour les Corses, ils restent des usurpateurs, comme autrefois les Phocéens, les Romains, les Carthaginois, les Vandales, les Byzantins ou les Sarrazins. Et ce d’autant plus que Gênes détient la totalité du pouvoir exécutif (un gouverneur génois réside à la Bastilla – d’où viendra Bastia) et du pouvoir religieux (les évêques des cinq diocèses corses sont issus des patriciens de Gênes). Ce n’est pas tout : Gênes dispose aussi du pouvoir législatif (les lois sont génoises) et judiciaire.
Ces Corses révoltés, Gênes les nomme des rebelles. Les insulaires leur donnent le nom de patriotes ou nationaux.
Entre 1729 et 1768, la Corse va commencer de rejeter cette « suzeraineté » et cette « servitude ». Déchue, Gênes va passer une série de conventions (1737, 1752, 1755, 1756 et 1764) avec Louis XV, conventions d’ailleurs mentionnées dans le traité de 1768. Il s’agit pour Gênes de se « maintenir dans la possession de sa souveraineté de l’isle ». Louis XV envoie en conséquence, à ses frais, des vaisseaux sur les côtes de Corse ainsi que des troupes.
Mais la France perd la guerre de Sept Ans face à l’Angleterre. Le traité de Paris de 1763 signe la perte du Canada français. La même année, Louis XV perd aussi l’île de Minorque, rendue aux Anglais. Or, la France, alors deuxième puissance maritime du monde après l’Angleterre, a besoin de bases en Méditerranée. Remplacer Minorque par la Corse séduit Choiseul, à un moment où la marine française traverse une très grave crise.
C’est pourquoi, en cette année 1768, la France s’engage à maintenir, à ses frais, la Corse sous l’autorité de Gênes, et à l’« occuper par ses troupes jusqu’à ce que la République en demande à la France la restitution et, en la demandant, soit en état de solder la dépense » engagée par la France (article 4 du traité). Il ne s’agit donc ni d’une vente, ni d’une cession de l’île, ni d’un rattachement de l’île à la France. Gênes ne renonce pas à sa souveraineté. Elle renonce simplement à l’exercice de sa suzeraineté et seulement à titre provisoire.
Paoli, chef des nationaux, s’insurge. Les troupes royales rencontrent dans l’île l’appui d’un parti français. Le 8 mai 1769, les Corses et Paoli sont battus par les Français à Ponte-Novo : l’abandon provisoire de la suzeraineté génoise monnayée, a tourné à la conquête armée.
Mais la Corse n’est toujours pas vraiment française pour le roi Louis XVI, et, en février 1787, il ne convoque aucun Corse à l’Assemblée des notables, sur le motif que les Corses sont toujours sujets génois ! Il faut attendre le 30 novembre 1789 pour qu’un décret mette fin à l’équivoque, en déclarant la Corse partie intégrante « de la monarchie française ».
Gênes proteste, et sa protestation est lue à la tribune de la Constituante le 21 janvier 1790. Ce qui n’empêche pas, le 3 février 1790, Louis XVI de ratifier le décret…Mais les 9 et 27 février, notre ministre des Affaires étrangères propose la rétrocession de l’île à Gênes, moyennant…. le remboursement des 35 millions de livres dépensées pour se maintenir dans l’île (soldes des troupes, envoi des vaisseaux de guerre) !
Gênes refuse. L’équivoque demeure, jusqu’en 1797, année où Gênes se retrouve transformée en simple République ligurienne. Bonaparte désire alors que l’île de Corse « soit irrévocablement attachée à la République » : « Il faut que la Corse soit une bonne fois française. » Gênes étant rattachée à la France impériale (25 mai 1805), l’équivoque corse, née en 1768, ne prit fin en réalité que ce jour-là.
L’intérêt et l’amitié que le Roi a constamment marqués depuis le commencement de son règne à la Sérénissime République de Gênes, ont été les motifs qui ont engagé Sa Majesté à conclure avec cette République, différentes conventions dans les années 1737, 1752, 1755, 1756 et 1764, pour maintenir dans la possession paisible de sa souveraineté l’Isle de Corse qu’il importait si essentiellement à la République de conserver; mais la Sérénissime République ayant fait connaître au Roi que les moyens qui avaient été employés jusqu’à présent pour parvenir à un objet si salutaire avaient été malheureusement insuffisants, et que si, à l’expiration de la convention de 1764 dont le terme est fixé au mois d’août prochain, Sa Majesté jugeait à propos de retirer ses troupes des places de Corse, le trouble, la dissension et leurs effets seraient encore plus sensibles dans cette Isle qu’ils ne l’étaient auparavant; le Roi, touché de la vérité des représentations du Sérénissime gouvernement de Gênes et animé plus que jamais du désir de contribuer aux avantages et à la tranquillité de la République son ancienne alliée, a concerté avec elle un nouveau plan relatif à la Corse par lequel ces deux puissances contractantes se proposent de rétablir avec le temps l’ordre dans cette Isle, de manière que la République ne puisse souffrir aucun dommage des troubles qui ont existé ou qui pourraient y exister dans la suite, et qu’en même temps la nation corse acquière les avantages du rétablissement de la paix dans l’intérieur de son pays.
En conséquence le Roi et la Sérénissime République ont nommé et muni de leurs pleins pouvoirs, savoir Sa Majesté le très illustre et très excellent seigneur Étienne-François de Choiseul, duc de Choiseul, d’Amboise, Pair de France, Chevalier des ordres du Roi et de celui de la Toison d’or, colonel général des Suisses et Grisons, lieutenant-général des armées de Sa Majesté, gouverneur et lieutenant-général de la province de Touraine, grand bailli d’Haguenau, gouverneur et grand bailli du pays des Vosges et de Mirecourt, ministre et secrétaire d’État ayant le département des Affaires Étrangères et de la Guerre, grand maître et surintendant général des courriers, postes et relais de France. Et pour la Sérénissime République le Patrice Augustin-Paul-Dominique Sorba, son ministre plénipotentiaire auprès du Roi, lesquels après s’être dûment communiqué leurs pleins pouvoirs en bonne forme et dont les copies seront transcrites à la fin de la présente convention, sont convenus des articles dont la teneur suit.
ARTICLE 1er
Le Roi fera occuper par ses troupes les places de Bastia, Saint-Florent, l’Algaiola, Calvi, Ajaccio, Bonifacio, ainsi que les autres places, forts, tours ou ports situés dans l’Isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de Sa Majesté et au but que se proposent le Roi et la Sérénissime République de Gênes d’ôter tout moyen aux Corses de nuire aux sujets et aux possessions de la République.
ARTICLE 2
Les places et ports occupés par les troupes du Roi seront possédés par Sa Majesté qui y exercera tous les droits de la souveraineté, et les dites places et ports ainsi que les dits droits lui serviront de nantissement vis-à-vis de la République de la dépense que le Roi sera obligé de faire, soit pour occuper soit pour conserver les dites places et ports.
ARTICLE 3
Le Roi et la Sérénissime République sont convenus que l’exercice de la souveraineté cédé au roi par l’article précédent sera entier et absolu, mais que cependant comme il ne doit être que le gage des avances que Sa Majesté fera pour l’intérêt de la République, ladite souveraineté dans les mains du Roi n’autorisera
pas Sa Majesté à disposer des places et ports de Corse en faveur d’un tiers sans le consentement de la République.
ARTICLE 4
En conséquence, le Roi s’engage à conserver sous son autorité et sa domination toutes les parties de la Corse qui seront occupées par ses troupes jusqu’à ce que la République en demande à la France la restitution et en la demandant soit en état de solder la dépense que l’expédition actuelle des troupes et les frais de leur entretien en Corse pourront occasionner ; bien entendu que, quelles que soient les sommes employées en Corse d’après les stipulations du présent traité, il ne pourra jamais y avoir que les places de Corse qui répondront de ces sommes, et qu’au-delà de l’occupation souveraine par la France des dites places et ports, la Sérénissime République dans aucun cas ne contractera et ne pourra contracter vis-à-vis du Roi ni dette ni aucune obligation de dédommagement.
ARTICLE 5
Si, par la succession des temps, l’intérieur de l’Isle se soumettait à la domination du Roi, la République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa Majesté en totalité ou en partie de la même manière et aux mêmes conditions stipulées par les articles précédents par rapport aux places et ports de la Corse.
ARTICLE 6
Le Roi s’engage à remettre entre les mains de la République le plus tôt qu’il sera possible et au plus tard en 1771 l’Isle de Capraia actuellement possédée par les Corses.
ARTICLE 7
Le Roi s’engage à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour faire cesser, après que les places et ports de Corse seront à sa disposition, les hostilités des Corses contre la République ; mais comme il est impossible de statuer d’avance sur les effets de cet engagement, le Roi promet à la République que dès que ses troupes seront établies en Corse, Sa Majesté traitera suivant toute la rigueur du droit de guerre, tout Corse qui nuira aux sujets de la République soit par terre soit par mer. La République de son côté s’engage à faire cesser les hostilités contre les Corses lorsqu’elle en sera requise par le Roi.
ARTICLE 8
II a été convenu entre les deux puissances contractantes que les navires barbaresques ne pourront être admis dans les ports, rades et plages occupés par les troupes du Roi en Corse que dans les cas de détresse et de naufrage, conformément aux lois de l’humanité.
ARTICLE 9
Les nationaux génois et les individus Corses seront rétablis et réintégrés dans la possession de leurs biens qui auraient été confisqués, occupés ou détenus à quelque titre que ce soit relatif aux troubles passés, autant que cela sera ou pourra être dans la disposition du Roi, Sa Majesté faisant en sorte que cela soit exécuté dans un temps convenable, ainsi que la liberté des individus des deux parties qui l’auraient perdue à l’occasion des mêmes troubles.
ARTICLE 10
Toutes les concessions particulières, exemptions, franchises ou privilèges dont jouissaient en terre ferme quelques peuples ou habitants de l’île seront abolis, et Sa Majesté prendra en considération les dédommagements qu’elle pourra accorder spécialement aux habitants de Bonifacio, de Calvi et de Saint-Florent.
ARTICLE 11
Sa Majesté s’engage à établir une méthode assurée et régulière pour empêcher la fraude et la contrebande que les bâtiments corses pourraient faire sous le pavillon du Roi, dans les ports, anses et plages des États de la Sérénissime République en terre ferme.
ARTICLE 12
On fera un inventaire de l’artillerie et munitions de guerre qui se trouveront appartenir à la République dans les places de Corse, et le Roi payera la somme à laquelle sera portée l’estimation de ceux des dits effets qu’il conservera, six mois après s’en être mis en possession ;tous les effets d’artillerie et munitions que le Roi ne prendra point seront envoyés à Gênes aux dépens de Sa Majesté ; il sera fait aussi un inventaire des protocoles des actes civils et criminels afin qu’il puisse en conster dans la vue de l’article quatre.
ARTICLE 13
Le Roi s’engage à garantir authentiquement et à perpétuité les États que la Sérénissime République possède en terre ferme, à quelque titre et pour quelque cause que ce fût qu’ils pussent être attaqués ou troublés, et Sa Majesté se charge de la même garantie pour l’île de Capraia quand elle sera remise à la République, conformément à l’article six du présent traité.
ARTICLE 14
La justice et police générale et particulière ainsi que la justice de l’amirauté seront exercées au nom du Roi et par les officiers de Sa Majesté dans les places, ports, terres et pays qui seront occupés par ses troupes en Corse et en nantissement, comme il a été stipulé par l’article deux du présent traité.
ARTICLE 15
Sa Majesté établira en Corse aussi longtemps que les places, ports et terres de l’Isle se trouveront sous sa domination, les droits de gabelle et d’aides et en général tous les droits de ses fermes générales ainsi que les impositions qu’elle jugera convenables, et le produit des dits droits et impositions dont on tiendra un état exact sera précompté sur la somme des dépenses que la République sera obligée de rembourser au Roi quand elle voudra rentrer en jouissance de la souveraineté de la Corse.
ARTICLE 16
Les ratifications du présent traité expédiées en bonne forme seront échangées dans l’espace d’un mois ou plus tôt s’il est possible à compter du jour de la signature du présent traité.
En foi de quoi, Nous ministres du Roi et de la Sérénissime République avons signé en leur nom et en vertu de nos pleins pouvoirs le présent traité et y avons fait apposer le cachet de nos armes.
Fait à Versailles, le 15 mai 1768.
ARTICLES SÉPARÉS ET SECRETS
ARTICLE 1er
Outre ce qui est stipulé par l’article trois du traité signé aujourd’hui, il est entendu qu’aucune des places de Corse que les troupes de Sa Majesté doivent occuper conformément à l’article premier dudit traité ne pourra jamais en aucun temps ni aucune circonstance être remise ou abandonnée aux Corses ni à aucun tiers.
ARTICLE 2
Le Roi pour dédommager la Sérénissime République de Gênes de la perte qu’elle a faite de quelques arrérages de subsides qui lui étaient dus en vertu des conventions antérieures à celle de 1764, et pour lui donner une marque de son amitié sincère, fera payer à ladite République une somme de deux cent mille livres tournois par an pendant le cours de dix années, sauf à convenir après ce terme d’une continuation de subsides si la République se trouve dans des circonstances qui la mettent dans le cas de demander un pareil secours à Sa Majesté.
Les présents articles séparés et secrets auront la même force que s’ils étaient insérés dans le traité signé aujourd’hui.
En foi de quoi, Nous ministres plénipotentiaires avons signé les présents articles séparés et y avons fait apposer le cachet de nos armes.