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Trafalgar – Rapport du capitaine de vaisseau Jean-Jacques-Etienne Lucas

Durant la bataille de Trafalgar, le Redoutable (74 canons) combattit contre le vaisseau amiral Victory (100) et le Téméraire (100), réussissant presque à s’emparer du premier., avant d’être obligé d’amener son pavillon sous le feu croisé des autres vausseaux anglais. L’action magnifique du Redoutable eut pour conséquence la mort de Nelson, et dans la mise hors de combat de deux trois mats de la flotte anglaise. Le rapport ci-dessous fut écrit par Lucas juste après la bataille, dans le cadre de son rapport général au minstre de la marine, Decrès.

(Version publiée dans la Revue Maritime de janvier 1901, page 58)

 

 

Rapport fait à Son Excellence le ministre de la Marine et des Colonies, par M. Lucas, capitaine de vaisseau, officier de la Légion d’honneur, sur le combat naval de Trafalgar, entre l’armée combinée de France et d’Espagne, sous les ordres des amiraux Villeneuve et Gravina, et l’armée anglaise commandée par l’amiral Nelson, et particulièrement sur le combat du vaisseau le Victory, de cent dix canons, monté par l’amiral Nelson, le Téméraire, de la même force, et un autre vaisseau à deux batteries, contre le Redoutable dont S. M. m’avait confié le commandement

« Le Premier Consul, citoyen Préfet, ayant fait choix du capitaine de vaisseau Lucas pour commander le vaisseau le Redoutable, au Ferrol, je vous prie de donner à cet officier l’ordre de se rendre sur-le-champ à sa nouvelle destination et de lui faire payer ses frais de route. J’adresse sa lettre de commandement au contre-amiral Bedout, qui la lui remettra à son arrivée. »
(Le ministre de la Marine Decrès, au préfet maritime de Brest – 4 novembre 1803 – Archives de Brest)

Quoique la perte du vaisseau le Redoutable fasse partie de la défaite qu’a éprouvée l’armée combinée de France et d’Espagne et de la sanglante affaire de Trafalgar, le combat particulier de ce vaisseau n’en mérite pas moins, je pense, une place distinguée dans les annales de la marine française.

Je dois à la mémoire des braves qui ont péri dans ce terrible combat ou qui ont été ensevelis dans les débris du Redoutable lorsqu’il a coulé à fond, je dois à la gloire du petit nombre qui a échappé à cet inexprimable carnage, de mettre sous les yeux de Votre Excellence, le tableau de leurs exploits, les efforts de leur valeur et surtout l’expression de leur amour et de leur attachement pour Sa Majesté, dont le nom, répété mille fois avec le plus vif enthousiasme, semblait les rendre invincibles.

Rien ne peut égaler l’ardeur de ces héros lorsque je leur annonçai que nous allions aborder l’amiral anglais ; jamais l’intrépide Nelson ne pouvait succomber sous des ennemis plus dignes de son courage et de sa grande réputation, je n’entreprendrai pas par ce rapport de faire connaître le mouvement des deux armées pendant toute l’action; je ne distinguais qu’à peine et par intervalle les vaisseaux qui m’avoisinaient. Je ne pense citer que les manœuvres qui ont précédé l’engagement et une partie de celles qui ont terminé cette malheureuse affaire : mais j’entrerai dans tous les détails et circonstances de combat du vaisseau le Redoutable avec le vaisseau le Victory et le Téméraire de cent dix canons et un autre vaisseau à deux batteries dont j’ignore précisément la force et le nom.

Le 20 vendémiaire an XIV, l’armée combinée mit à la voile de la baie de Cadix avec un vent S., d’abord faible, ensuite joli frais. Elle était composée de trente-trois vaisseaux, dont dix-huit français et quinze espagnols, de cinq frégates et de deux bricks français; à peine fut-elle dehors que les vents devinrent S.-O. très frais par grains. L’amiral fit prendre des ris, plusieurs vaisseaux espagnols furent très lents dans cette opération ce qui les fit tomber beaucoup sous le vent.

Lorsqu’on eut achevé, l’armée fut sans ordres, les amures à bâbord, le vaisseau le Redoutable était dans les eaux du Bucentaure (vaisseau amiral) à petite distance, lorsque vers midi l’amiral signala un homme tombé à la mer, je mis sur-le-champ en panne et un canot à la mer qui le sauva. J’en fis de suite le signal et peu de temps après je repris mon poste.

A une heure après-midi, le vent ayant passé à l’O., l’amiral fit signal de virer de bord tous à la fois. L’évolution terminée, il signala l’ordre de marche sur trois colonnes les amures à tribord, il prévint qu’il allait passer au centre de la sienne.

Le Redoutable comme chef de file de la 1e escadre dut prendre la tête de la colonne du centre : je manœuvrai en conséquence.

Toute l’après-midi se passa sans qu’on fût parvenu à former cet ordre quoique l’amiral signalât à plusieurs vaisseaux de prendre leur poste, à sept heures du soir le vent était beaucoup moins fort, mais la mer un peu houleuse de l’O. ; l’armée gouvernait au S.-S.-O. , je signalais à l’amiral que j’apercevais une escadre ou une flotte ennemie au vent, elle ne paraissait pas très éloignée, les bâtiments de cette escadre faisaient une grande quantité de signaux remarquables par la beauté et l’éclat des feux colorés qu’ils employaient.

Vers les neuf heures du soir l’amiral signala de former l’ordre de bataille sans avoir égard aux postes. Pour exécuter ce mouvement, les bâtiments les plus sous le vent devaient mettre un feu à chaque mât pour marquer leur position, j’ignore si cette précaution fut prise mais il fut impossible de les apercevoir, l’armée étant très dispersée. Les vaisseaux de la ligne de bataille et ceux de l’escadre d’observation se trouvaient confondus. Tous les bâtiments ayant répété les signaux, il ne fut plus possible de reconnaître l’amiral, je suivis alors le mouvement de plusieurs autres qui arrivèrent pour rallier ceux qui étaient sous le vent.

Vers les onze heures du soir, je me trouvai près de l’amiral Gravina qui, avec cinq ou six vaisseaux, commençait à former une ligne de bataille. Après avoir demandé le nom du Redoutable il m’ordonna de prendre poste dans cette ligne, je le priai de me laisser prendre la tête, il me le permit, je m’y plaçai aussitôt. Les vents étaient toujours de la même partie, nous avions les amures tribord. Tous les vaisseaux étaient en branle-bas, l’amiral en avait donné l’ordre immédiatement après l’appareillage. Tout était parfaitement disposé à bord du Redoutable et comme j’avais la certitude d’un engagement pour le lendemain, je fis coucher la plus grande partie des officiers et de l’équipage pour les avoir plus dispos.

Quelques jours avant notre départ de Cadix, chaque commandant avait reçu de l’amiral un ordre par écrit de mettre à la voile. Ce même ordre rappelait aux capitaines une lettre circulaire qui leur fut adressée à notre départ de Toulon et qui ferait connaître ses intentions en cas de rencontre de l’ennemi et la conduite que dans ce cas chaque vaisseau devait tenir. Il semblait dès lors que l’amiral avait prévu la manière dont nous serions attaqués, et si ses dispositions avaient été généralement suivies, vingt ou vingt-deux vaisseaux de l’armée combinée n’auraient pas eu à combattre toute l’armée anglaise forte de vingt-sept vaisseaux dont sept à trois ponts, et n’auraient pas succombé malgré des prodiges de valeur et la résistance la plus opiniâtre.

Le 21, au point du jour, on aperçut l’ennemi au vent, c’est-à-dire à l’O.-S.-O., il ventait peu et la mer était toujours houleuse, l’armée combinée était répandue à peu près O.-N.-O., ses vaisseaux étaient très dispersés et ne formaient qu’une ligne apparente, l’ennemi était aussi sans ordre, mais manœuvrait pour se rallier, sa force fut alors bien reconnue et on distinguait vingt-sept vaisseaux dont sept à trois ponts, quatre frégates et une goélette.

Vers les sept heures du matin, l’amiral signala de former la ligne de bataille dans l’ordre naturel, les amures à tribord : j’abandonnai alors la position que j’avais occupée une partie de la nuit et je virai de bord pour aller prendre celle qui m’était assignée dans la ligne de bataille, j’en étais fort éloigné, cependant à huit heures je parvins à prendre mon poste, à neuf heures l’ennemi se forma en deux pelotons, se couvrit de voiles , même de ses bonnettes et laissa arriver sur notre armée avec une petite brise de l’O.S-O. L’amiral jugeant que l’ennemi voulait porter ses efforts sur notre arrière-garde fit virer l’armée lof pour lof à la fois. Dans ce nouvel ordre le Redoutable dut se trouver le troisième dans les eaux du Bucentaure (vaisseau amiral) je m’empressai en conséquence de me mettre derrière ce vaisseau laissant entre lui et moi l’espace nécessaire aux deux vaisseaux qui devaient me précéder.

L’un n’était pas très éloigné de son poste et l’autre ne manœuvrait pas pour prendre le sien et se trouvait de beaucoup sous le vent de la ligne qui commençait à se former en avant de l’amiral. Vers les onze heures du matin les deux pelotons de l’armée ennemie approchaient de notre armée, précédés l’un du vaisseau à trois ponts, le Royal Souverain, monté par le vice-amiral Collingwood, l’autre par le Victory de la même force, monté par l’amiral Nelson, et le Téméraire, aussi de cent dix canons, manœuvrait pour attaquer notre corps de bataille.

A onze heures un quart les vaisseaux de notre arrière-garde commencèrent à tirer sur le Royal Souverain. Ce vaisseau nous envoya de loin quelques coups de canon auxquels je ne voulus pas répondre, j’étais toujours dans les eaux de l’amiral français, mais il restait entre lui et moi une distance que ne fermaient pas les deux vaisseaux qui devaient me précéder : l’un était trop sous le vent pour prendre son poste et l’autre, que j’ai dit n’en être pas très éloigné, s’en était beaucoup écarté en arrivant pour tirer sur le Royal Souverain qui était à plus de demi-portée.

Le peloton conduit par l’amiral Nelson approchait de notre corps de bataille, les vaisseaux à trois ponts qui le précédaient manœuvraient ostensiblement pour envelopper le vaisseau amiral français ; l’un d’eux cherchait à lui passer en poupe. Aussitôt que j’eus reconnu cette intention, certain d’ailleurs que mes deux matelots ne pouvaient plus venir prendre leur poste, je fis mettre mon beaupré sur la poupe du Bucentaure, très décidé à sacrifier mon vaisseau pour la défense de l’amiral. Je fis part de cette intention à mes officiers et à l’équipage, qui répondirent par des cris répétés de « Vive l’amiral ! Vive le commandant! » accompagnés de tambours et fifres. Je fus à la tête de mes officiers parcourir les batteries, partout je trouvai des braves brûlant d’impatience de commencer le combat, plusieurs me dirent : « Commandant, n’oubliez pas l’abordage !»,

A onze heures l’armée ennemie arbora son pavillon. Celui du Redoutable le fut d’une manière imposante, les fifres et tambours battaient au drapeau, les mousquetaires présentaient les armes; il fit salué par l’état-major et l’équipage par set cris de « Vive l’Empereur ! »

A 11 h 1/2 le peloton ennemi qui se dirigeait sur notre corps de bataille se trouve à portée: le vaisseau le Bucentaure et son matelot d’avant commencent le feu. Je fis monter sur le gaillard une grande partie des chefs de pièce, je leur fis remarquer combien nos vaisseaux tiraient mal, tous leurs coups portaient trop bas. Je les engageai à tirer à démâter et surtout à bien pointer.

A onze heures trois quarts, le Redoutable commença à tirer par un coup de canon de la 1e batterie qui coupa la vergue du petit hunier du vaisseau le Victory qui gouvernait sur le mât de misaine du Redoutable, alors des cris de joie retentirent dans toutes les batteries. Notre feu fut bien nourri; en moins de dix minutes le même vaisseau fut démâté de son mât d’artimon, de son petit mât de hune et de son grand mât de perroquet, je serrai toujours de si près le Bucentaure qu’on me cria plusieurs fois que j’osais l’aborder, effectivement, le beaupré du Redoutable toucha légèrement le couronnement de sa poupe, mais j’assurai qu’il n’y avait rien à craindre.

Les avaries du Victory ne changeaient rien à l’audacieuse manœuvre de l’amiral Nelson; il persistait toujours à vouloir couper la ligne en avant du Redoutable, en menaçant de nous aborder si nous nous y opposions. La grande proximité de ce vaisseau suivi par le Téméraire, loin d’intimider notre équipage, ne fit qu’augmenter son courage et pour prouver à l’amiral anglais que nous ne redoutions pas son abordage, je fis hisser les grappins à toutes les vergues.

Enfin le vaisseau Victory, n’ayant pu parvenir à passer en poupe de l’amiral français, nous aborda de long en long, nous débordant de l’arrière de manière que notre dunette se trouvait par le travers, et à la hauteur de son gaillard d’arrière.

Dans cette position les grappins furent jetés à son bord, ceux de derrière furent coupés, mais ceux d’avant résistèrent, nos bordées furent déchargées à bout touchant. Il en résultat un carnage horrible. Nous continuâmes à nous canonner pendant quelque temps; nous parvenions avec les écouvillons à corde à charger quelques pièces, plusieurs furent tirées à longueur de brague ne pouvant les palanquer aux sabords qui étaient masqués par les flancs du Victory; et par les moyens de nos armes á feu, dans nos batteries, nous empêchions tellement l’ennemi de charger les siens, qu’il avait cessé de tirer sur nous.

Quel jour de gloire pour le Redoutable, s’il n’eût eu à combattre que le Victory ! Enfin, les batteries de ce vaisseau, ne pouvait plus nous riposter.

Je m’aperçus que l’équipage de ce vaisseau se disposait à venir à l’abordage : il se portait en foule sur les gaillards. Je fis sonner la trompette, signal reconnu dans nos exercices pour appeler les divisions d’abordage; elles montèrent avec un tel ordre, les officiers et aspirants à la tête de leurs compagnies, qu’on eut dit que ce n’était qu’un simulacre. En moins d’une minute nos gaillards furent couvert d’hommes armés qui se dispersèrent sur la dunette, sur les bastingages et dans les haubans; il me fut impossible de remarquer les plus braves.

Alors il s’engagea un vif combat vif de mousqueterie dans lequel l’amiral Nelson combattait à la tête de son équipage. Notre feu devint tellement supérieur à celui de l’ennemi, qu’en moins de quinze minutes nous fîmes taire celui du Victory : plus de deux cents grenades furent jetées à son bord avec le plus grand succès; ses gaillards furent jonchés de morts et de blessés.

L »amiral Nelson fut tué par le feu de notre mousqueterie; presque aussitôt, ses gaillards furent évacués et son vaisseau cessa absolument de nous combattre; mais il était difficile de passer à son bord à cause du mouvement des vaisseaux et de l’élévation de sa troisième batterie. J’ordonnai de couper les suspentes de la grande vergue et de l’amener pour servir de pont. L’aspirant Yon et quatre matelots, à l’aide de l’ancre du Victory, parvinrent à son bord et nous prévinrent qu’il n’y avait personne dans ses batteries, mais à l’instant où nos braves allaient se précipiter pour les suivre, le vaisseau à trois ponts le Téméraire, qui sans doute s’était aperçu que le Victory ne combattait plus et qu’il allait infailliblement être pris, vint à toutes voiles nous aborder à tribord et nous cribler à bord touchant du feu de toute son artillerie.

Il serait impossible d’exprimer le carnage que produisit la bordée de ce vaisseau : plus de 200 de nos braves en furent tués ou blessés; je fus aussi blessé á ce même instant, mais pas assez grièvement pour me faire abandonner mon poste. Ne pouvant plus alors rien entreprendre contre le Victory, j’ordonnai au reste de l’équipage de se porter promptement dans les batteries et de décharger sur le Téméraire les canons de tribord qui n’avaient pas été démontés par l’abordage de ce vaisseau. Cet ordre fut exécuté, mais nous étions tellement affaiblis et il nous restait si peu de pièces en état de servir que le Téméraire nous ripostait avec beaucoup d’avantage.

Peu de temps après, un autre vaisseau à deux batteries dont j’ignore précisément la force, vint se placer en poupe du Redoutable et nous canonner à portée de pistolet. En moins d’une demi-heure notre vaisseau fut tellement criblé qu’il ne présentait plus qu’un monceau de débris : dans cet état le Téméraire nous héla de nous rendre et de ne pas prolonger une résistance inutile. J’ordonnai à quelques soldats qui étaient près de moi de répondre à cette sommation par des coups de fusils, ce qui fut exécuté avec le plus grand empressement. A peu près dans le même instant notre grand mât tomba en travers sur le vaisseau anglais le Téméraire : les deux mâts de hune de ce vaisseau tombèrent à bord du Redoutable; toute la poupe fut défoncée, la mèche du gouvernail, la barre, les deux tamisailles, l’étambot, les barres d’arcasse et d’hourdi, les jambettes de voûte, furent mises en lambeaux; les ponts étaient tout percés par les boulets du Téméraire et du Victory; toute l’artillerie fut brisée ou démontée par les boulets ou les abordages de ces deux vaisseaux.

Un canon de 18 de la 2e batterie et une caronade de 36 du gaillard d’avant ayant crevé nous tuèrent et blessèrent beaucoup de monde. Les deux côtés du vaisseau, tous les mantelets de sabord et les barrots étaient entièrement hachés; quatre de nos six pompes étaient brisées ainsi que toutes nos échelles, en sorte que les communications entre les batteries et les gaillards étaient devenues extrêmement difficiles. Tous nos ponts étaient couverts de morts ensevelis sous les débris et les éclats des différentes parties du vaisseau.

Une grande quantité des blessés furent tués dans le faux-pont. Sur 645 hommes d’équipage, nous en avions 522 hors de combat, dont 300 de tués et 222 blessés, parmi lesquels se trouvait la presque totalité de l’état-major. Sur les 121 qui restaient, une grande partie était employée au passage des poudres dans le faux-pont et dans la cale à eau, de sorte que les gaillards et les batteries étaient absolument déserts, et que nous ne pouvions plus, par conséquent, apporter aucune résistance.

Quiconque n’a pas vu dans cet état le vaisseau le Redoutable ne pourra jamais se former une idée de son désastre; je ne connais rien à bord qui n’ait été coupé par les boulets. Au milieu de cet horrible carnage les braves qui n’avaient pas encore succombé et ceux blessés dont le faux-pont était encombré s’écriaient encore : « Vive l’Empereur ! Nous ne sommes pas encore pris : le commandant existe-t-il encore ? » Dans cet état, le feu prit à la braye de notre gouvernail, ce qui heureusement n’eut point de suite; on parvint à l’éteindre.

Le vaisseau le Victory ne combattait point : il s’occupait seulement à se dégager du Redoutable, mais nous étions criblés par le feu du Téméraire avec lequel nous étions toujours abordés et du vaisseau qui nous canonnait en poupe. Ne pouvant nullement riposter et ne voyant aucun de nos vaisseaux venir à notre secours (ils étaient tous très éloignés sous le vent) je n’attendais plus pour me rendre que la certitude que les voies d’eau fussent assez considérables pour qu’il ne tardât pas à couler à fond.

A l’instant où l’on m’en donna l’assurance, j’ordonnai d’amener le pavillon; il vint en bas lui-même par la chute du mât d’artimon. Nous fûmes alors abandonnés du vaisseau qui nous canonnait en poupe. Mais le Téméraire continua encore à tirer sur nous pendant quelque temps et il ne cessa qu’à cause de la nécessité où il se trouva d’éteindre le feu qui prit à son bord. Il était environ 2 h 1/2 de l’après-midi.

Peu de temps après, les vaisseaux le Victory, le Redoutable et le Mercure toujours fortement liés par les mâtures qui étaient tombées réciproquement d’un vaisseau sur l’autre , d’ailleurs tous tris privés de l’usage de leur gouvernail, formaient un groupe qui dérivait au gré du vent et fut involontairement jeté sur le vaisseau le Fougueux; celui-ci ayant combattu contre plusieurs vaisseaux ennemis qui l’avaient ensuite abandonné, n’avait point encore amené son pavillon.

Ce vaisseau, entièrement dégréé, en partie démonté et ne gouvernant plus, s’aborda avec le vaisseau Téméraire, était hors d’état d’opposer une forte résistance. Néanmoins, le brave capitaine Baudouin voulu tenter de nouveau efforts, mais ayant été tué en cherchant encore à se défendre, et son second ayant été blessé presque au même instant, le vaisseau le Téméraire fit sauter à son bord quelques hommes de son équipage, qui s’emparèrent de ce vaisseau.

L’ennemi ne faisait aucun mouvement pour amariner le Redoutable, dont les voies d’eau étaient tellement considérables que je craignis qu’il ne coulât avant qu’on eût pu en retirer les blessés. Je représentai cette situation au vaisseau le Téméraire, en lui faisant observer que, s’il tardait davantage à faire passer des hommes de son équipage pour pomper et nous porter des secours urgents, il ne restait plus qu’à mettre le feu au Redoutable dont l’incendie entraînerait celui du Téméraire et du Victory.

Sur-le-champ deux officiers et quelques soldats et matelots du Téméraire vinrent à notre bord pour prendre possession du vaisseau; mais à l’instant où l’un des marins anglais mettait le pied dans le sabord de la seconde batterie du Redoutable, un de nos matelots, qui était déjà blessé d’une balle à la cuisse, se saisit d’un mousqueton armé d’une baïonnette et fondit sur lui avec fureur en disant : « Il faut encore que j’en tue un ! »; il lui passa la baïonnette dans la hanche et le fit tomber entre les deux vaisseaux. Malgré cet événement, je parvins à retenir à bord les Anglais qui voulaient repasser sur leur bord.

Vers les trois heures quelques vaisseaux de notre avant-garde qui tenaient le vent tribord amures pour s’éloigner du champ de bataille, sans cependant paraître dégréés, tirèrent de fort loin sur notre groupe quelques coups de canon; quelques-uns de leurs boulets tombèrent à bord du Redoutable et l’un des officiers anglais venus auprès de moi eut une cuisse emportée et ne tarda pas à mourir.

Sur les 3 h 1/2, le Victory se sépara du Redoutable, mais tellement délabré qu’il était hors d’état de combattre. Ce ne fut que vers les 7 heures du soir que l’on parvint à séparer le Redoutable du Téméraire, qui resta encore abordé avec le Fougueux. Nous ne fûmes point amarinés, mais le vaisseau anglais le Swiftsure vint nous prendre à la remorque. On fit jouer la nuit les deux pompes qui nous restaient, sans pouvoir cependant entretenir l’eau, quoique la mer fût belle.

Le petit nombre de Français en état d’agir se joignit aux Anglais pour pomper, aveugler quelques voies d’eau, placarder les sabords, épontiller la poupe du vaisseau qui était prête à s’écrouler, enfin nul ne fut plus ardent au travail. Au milieu de tous les travaux et de l’horrible désordre du vaisseau le Redoutable, qui flottait à peine, parmi les décombres et les morts dont les batteries étaient parsemées, je m’aperçus que quelques-uns de nos braves et particulièrement de nos jeunes aspirants dont plusieurs étaient blessés ramassaient des armes qu’ils cachaient dans le faux-pont, dans l’intention, disaient-ils, d’enlever le Redoutable. Jamais autant de traits d’intrépidité. de valeur et d’audace ne furent déployés à bord du même vaisseau et jamais l’histoire de la marine n’offrit d’exemple semblable.

Le lendemain matin, le capitaine du Swiftsure m’envoya prendre à bord par un canot, ainsi que le lieutenant de vaisseau Dupotet, mon second, et l’enseigne Ducrest; nous fûmes conduits à bord de ce vaisseau.

A midi, le Redoutable démâta de son mât de misaine, le seul qui lui restait; à 5 heures du soir l’eau continuant à gagner les pompes, le capitaine de prise demanda du secours et toutes les embarcations du Swiftsure furent mises à l’eau pour sauver le monde. Il ventait bon frais et la mer était grosse, ce qui rendait très difficile l’embarquement des blessés; ces malheureux voyant que le vaisseau allait être englouti, s’étaient presque tous traînés sur le gaillard d’arrière ; on parvint à en sauver quelques-uns.

A 7 heures du soir, la poupe s’étant entièrement écroulée, le Redoutable coula à fond avec la majeure partie de ces infortunés que leur courage avait rendus dignes d’un meilleur sort. Le lendemain au point du jour, le capitaine du Swiftsure ayant aperçu de loin plusieurs hommes sur des drômes les envoya chercher; ils étaient au nombre de 50, presque tous blessés.

169 hommes formant le reste du valeureux équipage du Redoutable se trouvèrent alors réunis à bord du vaisseau anglais ; sur cette quantité, 70 étaient grièvement blessés et 64 avaient de légères blessures. Tous ces blessés furent envoyés à Cadix sur un parlementaire, de manière que 35 hommes seulement furent conduits en Angleterre comme prisonniers de guerre.

Les résultats du combat du vaisseau le Redoutable sont : la perte de ce vaisseau et la destruction des trois quarts de son équipage; mais seul pendant toute l’action, il a occupé les vaisseaux à trois ponts le Victory et le Téméraire et a, de cette manière, attiré la surveillance, les combinaisons, les ordres d’agir suivant les circonstances, de l’amiral Nelson qui, lui-même engagé dans ce combat particulier, ne put que se livrer à l’excès de son courage.

L’Angleterre a perdu le héros de sa marine, qui est tombé sous les coups des braves du Redoutable. Plus de 300 hommes, dont plusieurs officiers de marque, furent mis hors de combat à bord des vaisseaux ennemis. Le Victory a été démâté, dans l’action, de son mât d’artimon, de son mât de hune et de son grand mât de perroquet ; en général, toutes ses vergues ont été brisées ainsi que la barre de la roue du gouvernail. Le Téméraire a perdu ses deux basses-vergues, ses deux mâts de hune; son gouvernail et son étambot ont été hachés par les canons de notre 1e batterie; enfin les deux vaisseaux ont été renvoyés en Angleterre pour y changer toute leur mâture et y recevoir de fortes réparations.

Je joins à ce rapport un état de la situation de l’équipage du vaisseau le Redoutable avant et après le combat, état qui fera connaître les pertes d’hommes dans chaque classe; j’y joins aussi une liste nominative des officiers qui composaient l’état-major et des aspirants de ce vaisseau.

 

Les éloges que je dois à tous ces braves sont au-dessus de toute expression. Quiconque n’aura pas vu ces valeureux officiers et ces jeunes aspirants conduisant nos colonnes d’abordage à l’ennemi aura peine à se former une juste idée de leur bouillante ardeur et de leur intrépide audace; partout à la tête des braves de l’équipage que chacun commandait debout sur les bastingages, les uns armés de sabres et de pistolets, les autres de mousquetons, tous dirigeaient les feux de mousqueterie et le jet des grenades. Dans cette circonstance, les officiers de mer et de terre, les matelots et les soldats semblaient rivaliser de courage sans pouvoir se surpasser; aussi n’est-ce qu’en présentant la liste général de ces guerriers que je puis désigner les plus méritants.

Monseigneur,

J’ai l’honneur d’être de Votre Excellence le très humble et très obéissant serviteur.

Lucas,

Capitaine de vaisseau, commandant le Redoutable.

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Suivent les tableaux :

– de l’état-major du Redoutable et pertes de la maistrance à la bataille de Trafalgar
– des officiers-mariniers tués
– des 85 matelots, 31 novices et 7 mousses tués.

 

Capitaine Lucas, commandant le Redoutable