Theater an der Wien – La première de « Fidelio » – 20 novembre 1805

À la fin de l’année 1802, après la grave crise physique et morale qu’il vient de traverser (le Testament d’Heiligenstadt est daté du 6 octobre 1802), Beethoven a pris la résolution de vivre pour son art.
Et justement, le directeur du Theater an der Wien lui propose d’écrire un opéra. Ce directeur, ce n’est autre que le librettiste de la Flûte Enchantée, de Mozart, et premier Papageno, le célèbre Emmanuel (en réalité Johann Joseph) Schikaneder, que le succès de l’opéra de Mozart a rendu riche et qui devine peut-être que Beethoven est capable de rivaliser avec les Cherubini, Paer, Paisiello et autre Cimarosa, que les théâtres concurrents offrent tous les jours à leurs spectateurs. Très certainement, il espère aussi réalisée avec Beethoven une opération aussi fructueuse qu’avec Mozart.
Le contrat, comme il est alors habituel, prévoit que le compositeur recevra 10% des entrées pour les dix premières représentations, ainsi qu’un logement gratuit. Schikaneder propose donc à Beethoven de venir loger dans un des bâtiments appartenant au complexe formé par le théâtre (de nos jours, il n’est plus possible de situer où), lui offrant un « appartement de fonction », que le musicien va partager avec son neveu, et souffre-douleur, Karl, qui joue alors un peu le rôle d’homme à tout faire du musicien.
Beethoven, emménage en mars 1803, mais n’utilise ce logement que pour recevoir des visites, conservant celui qu’il a, la Pasqualatischen Hause, où il s’enferme pour travailler, donnant à son serviteur l’ordre d’empêcher quiconque d’y pénétrer.
Ce premier séjour au théâtre ne va cependant pas durer longtemps et le premier essai d’opéra, qui devait s’intituler Vestas Feuer et être présenté en mars 1804, passe aux oubliettes. En février 1804, Schikaneder, dont les finances sont au plus bas, doit laisser la main et le théâtre passe sous le contrôle du nouveau directeur général des théâtres de la Cour, le comte Braun, que Beethoven connaît bien, puisque qu’il a dédicacé trois de ses œuvres à son épouse, excellente musicienne au demeurant.
Braun nomme à la tête du Theater an der Wien, Joseph Sonnleithner, oncle du célèbre Grillparzer et ardent défenseur des arts. Lui et Beethoven sont en relations depuis 1802. Le nouveau directeur s’empresse de commander, lui aussi, un opéra à Beethoven. D’un commun accord, un livret est choisi : ce sera Leonore, où l’amour conjugal, du Français Jean-François Bouilly. La pièce – classée dans le genre « tragédie bourgeoise », mis à la mode à la fin du siècle précédent par Diderot – raconte l’histoire d’une Tourangelle qui, durant la Révolution, et sous un déguisement masculin, délivre son mari de prison.
Sonnleithner en entreprend aussitôt la traduction et l’adaptation, s’efforçant d’accroître les opportunités de développements musicaux, en rallongeant la pièce originale, pour présenter au musicien un livret en trois actes. Le sujet enchante Beethoven : liberté, l’amour conjugal, fidélité, voilà des thèmes qui lui rappellent les grands idéaux de la Révolution, qui l’ont fasciné durant sa jeunesse.
Il ne laisse pas les choses traîner et entreprend, dès la seconde moitié de 1803, les travaux préparatoires. Il y travaille toute l’année suivante, et, au début du printemps 1805, l’œuvre est largement esquissée. L’été suivant, Beethoven en achève la composition, à Hetzendorf et, en septembre, il retrouve son appartement au théâtre, et les répétitions (dirigées par Ignaz von Seyfried) commencent aussitôt.
Mais en cette fin d’été, les nuages s’assombrissent dans le ciel de l’empire des Habsbourg. La Troisième Coalition s’étant formée, les évènements tournent rapidement en défaveur des Autrichiens et les Français, début novembre, marchent droit sur Vienne. À Vienne où, après avoir vaincu la Censure impériale, la Première de l’opéra de Beethoven a d’abord été fixée au 15 octobre, et où les répétitions continuent. Devant l’avancée de la grande Armée, tous ceux qui le peuvent quittent alors la ville, et notamment les mécènes de Beethoven et leurs amis, les seuls sur les applaudissements desquels il aurait pu compter.
Le 13, emmenée par Murat et Lannes, l’avant-garde française entre dans Vienne. Peu après, Napoléon s’installe à Schönbrunn, Murat prend ses quartiers dans le palais du prince Albert (l’actuel Albertina) et le général Hulin, nommé commandant de la place, s’installe au palais Lobkowitz.
À Vienne, les distractions sont supprimées. Au grand dam des habitants, habitués aux spectacles. Mais cela ne va pas durer bien longtemps, car le Viennois ne peut décidemment se passer de musique. Après cinq jours sans bals, sans théâtres, sans dîners, le directeur du Theater an der Wien se met à penser que cela suffit pour marquer la froideur nécessaire à l’envahisseur. Alors, pourquoi ne pas offrir à ces colonels de vingt ans, à ces généraux de vingt-cinq, un spectacle dont, il le pense, ils se souviendront, tout autant de cette prise de Vienne, qui doit être pour eux une date, un symbole. Sa décision est prise : l’opéra de Beethoven aura sa Première le mercredi 20 novembre 1805.
Opéra qui a d’ailleurs changé de titre : contre l’avis de Beethoven l’œuvre est annoncée sous le titre de Fidelio ou l’Amour Conjugal, opéra en trois actes, librement adapté de la version française par Josef Sonnleithner. Cela permettra de ne pas la confondre avec la Leonora, ossia l’amor conjugal, de Paer, présentée avec un certain succès par la concurrence. Les places sont offertes au prix de 0,12 Florin, pour la 4e Galerie, à 10 Florin pour une grande loge.
Parmi les spectateurs potentiels, on peut supposer : le général Hulin, commandant la ville de Vienne, et les officiers de son état-major, le commissaire ordonnateur Mathieu Favier, chargé du service et de la vérification des magasins, le général Macon, gouverneur de Schönbrunn, Daru, nommé intendant général de l’Autriche, mais aussi les officiers des divisions Gazan et Dupont, celles qui se sont si durement battues, le 11 novembre précédent, à Dürnstein, et qui sont arrivées à Vienne le 17 novembre, pour se refaire une santé, tant elles ont été éprouvées. Mais il peut également s’agir des officiers de l’état-major de Davout. Ce sont là, bien sûr, des suppositions (car il n’existe pas de liste des entrées !), mais qui sont basées sur les états des troupes présentes ou transitant par Vienne durant ces journées de fin novembre.
Ces officiers français, dont la tête est sûrement ailleurs, vont donc assister à un opéra, et d’un Allemand, qui plus est, mais cela les changera des chants italiens, auxquels, s’ils ont déjà visité un théâtre en France, ils sont plus habitués. Dans la salle, on se salue, on s’interpelle, on retrouve des camarades, on se montre ses blessures. Les femmes, bien sûr, sont rares. Bref, c’est le théâtre aux armées avant la lettre.
A côté de ces militaires chamarrés, il y a tout de même des personnalités viennoises, comme Stefan von Breuning (ami d’enfance du compositeur) et le prince Carl von Lichnowski (protecteur et aussi bailleurs de fonds du compositeur), ainsi que le compositeur Cherubini, arrivé à Vienne au printemps, engagé par le Théâtre Impérial, et pour qui Beethoven a de l’admiration.
Le silence, peu à peu, se fait, lorsque les premières notes de l’Ouverture se font entendre (c’est celle que nous connaissons sous le titre de Leonore II). La représentation elle-même, hélas, ne va pas être ce qu’elle aurait dû être.
C’est Anna Milder-Hauptmann, qui joue Léonore. Âgée de 20 ans, c’est pour elle que Beethoven a écrit ce rôle, mais elle manque d’expérience de scène lui permettant d’assumer parfaitement ce rôle, qui deviendra l’un des plus difficiles du répertoire. Plus façon plus anecdotique, et sans qu’elle y puisse quelque chose, la nature l’a dotée d’une superbe poitrine, qui rend son apparition en homme, surtout devant ces robustes soldats, pour le moins sujette à caution, voire aux quolibets.
Le rôle de Marcelline est chanté par la ravissante Louise Müller, mais qui ne dispose pas d’une voix très puissante.
Le ténor Fritz Demmer, dans le rôle de Florestan, est déjà sur son déclin, il n’a plus qu’un filet de voix, sa respiration est écourtée et il « chante bas ». Il serait sûrement plus à l’aise dans un rôle demandant moins d’agilité vocale.
Pizzaro est échut à Friedrich Sébastian Mayer (ou Meyer, ou Meier), le beau-frère de Mozart (il avait épousé en secondes noces Mme veuve Hoeber, sœur de Constance Weber, première Reine de la Nuit), qui plus un bon acteur qu’un bon chanteur.
Jacquino est chanté par le ténor Caché, amusant et bon acteur, mais mauvais musicien.
C’est à la basse Rothe que le rôle de Rocco est confié, un chanteur hélas dépourvu des qualités de chanteur et d’acteur, et dont on ne trouve, d’ailleurs, aucune référence dans les histoires des théâtres de Vienne !
Enfin, le baryton Weinkopf prête sa voix de basse pure et expressive au personnage de Don Fernando. S’il échappera à la critique, son rôle n’était toutefois pas assez important pour laisser son empreinte à la représentation.
Voilà donc d’assez pauvres protagonistes, face à Beethoven, qui dirige lui-même son œuvre. Ce n’est pas fait pour diminuer sa nervosité. Gesticulant à l’excès, la crinière en bataille, élevant ses bras largement au-dessus de sa tête dans les forte, disparaissant presque sous le pupitre dans les piano, il trouble plus les chanteurs qu’il ne les dirige vraiment.
Au début, les officiers de Napoléon, peu mélomanes par nature, se tiennent tranquilles. Mais peu à peu, ils s’agitent de nouveau. Cette musique ne leur fait pas oublier les bruits des batailles, et il n’y a rien, sauf une marche militaire et quelques appels de trompette, pour plaire à ces jeunes gens, formés à l’idéologie révolutionnaire. Et pour les érudits, comme il y en a dans toute armée, même révolutionnaire, voilà trop de lyrisme, face au classicisme dont ils ont l’habitude. Peu à peu, le désordre s’installe, on se lève, on parle avec ses voisins. Beethoven ne les entend pas, bien sûr, mais il les devine dans son dos et il en est encore plus dérouté. Quand la dernière note s’éteint, et que rideau tombe devant une salle déjà vide, les musiciens le saluent tristement.
Les critiques vont tirer à boulets rouges sur ce premier opéra de Beethoven, lui reprochant ses longueurs et son manque d’originalité. Der Freimuthigem, le journal du célèbre Kotzebue, écrit le 26 décembre:
Dans ces derniers temps, on a donné au théâtre peu d’ouvrages qui méritent l’attention. Un nouvel opéra de Beethoven: Fidelio ou l’amour conjugal, n’a pas réussi. Il a été donné un très petit nombre de fois et devant une salle presque déserte. Du reste, la musique est bien en dessous de ce que les amateurs et connaisseurs pouvaient espérer. La mélodie est tourmentée et n’a pas cette expression passionnée, ce charme frappant et irrésistible qui nous saisit dans les ouvrages de Mozart et de Cherubini.
Le correspondant viennois de la Gazette du monde élégant, qui parait à Leipzig le 4 janvier 1806, n’est pas moins sévère :
On donnait Fidelio, un nouvel opéra de Beethoven. Le théâtre était loin d’être plein et les applaudissements furent rares. En fait, la musique, sans effets, est pleine de répétitions fastidieuses. Elle n’est guère faite pour donner une grande idée que je m’étais faite, après avoir entendu sa Cantate, du talent de Beethoven pour les compositions vocales.
Fidelio ne sera donné que trois fois cette année-là. Puis il disparut de l’affiche. Nul n’est prophète en son pays !