Tascher – Mars 1808

Le 1er mars. – Le prince Murat est ici, et le commandant de la place lui a donné un bal, où j’ai été. On commence à savoir dans le public la prise de Pampelune sur les Espagnols. Cette ville a été occupée par surprise pendant la distribution de pain, par des soldats français qui faisaient semblant de se battre avec des boules de neige. Je suis recommandé ici à M. Bastarech, négociant, M. Caunègre et Mme de Caupène.
Le 2, Irun, 6 l[1]Six lieues parcourues – Tascher l’indique souvent. – Entré le même jour en carême et en Espagne; jamais rapprochement ne fut plus exact ! Parti en poste de Bayonne avec M. Violas, employé, nous avons dîné à Saint-Jean-de-Luz, et là, ne trouvant point de chevaux, nous avons fait atteler des bœufs à la voiture.
Urrugne, village auprès des Pyrénées. Pays des Basques. Les hommes sont superbes, grands, bien faits et ont la réputation d’excellents marcheurs; les femmes sont charmantes, brunes, très bien faites, les cheveux et les yeux noirs, vives et coquettes. En entrant dans les montagnes, mes yeux ont été frappés par un spectacle dont rien n’égale la beauté. Un peu avant d’arriver à Irun, un pont de bois sépare la France de l’Espagne. Ce pont est environné de toutes parts de montagnes couvertes de neiges et à moitié cachées dans les nuages; d’un autre côté, l’on aperçoit l’étendue de l’océan; la ville d’Irun vue dans le lointain remplit un autre côté du tableau. Les derniers rayons du soleil couchant qui viennent enflammer la mer, colorer les nuages et se réfléchir de différentes manières dans les montagnes produisent des effets de lumière d’une beauté que l’art ne saurait jamais atteindre. Couché à Irun où j’ai obtenu du général Gardoqui, intendant espagnol, un ordre pour les transports. Cette ville est petite et mal bâtie.
Le 3. – Dîné à Hernani (3 lieues d’Espagne), petite ville, sale et mal bâtie. La saleté des Espagnols est révoltante; dans ce pays qui semble, sous ce rapport, de deux siècles en arrière du nôtre, on ne connaît aucune des commodités de la vie. Nous voyageons toujours dans les montagnes, le long d’un torrent formé par des ruisseaux qui s’élancent de tous côtés au travers des rochers et forment des cascades. Les femmes paraissent attacher un grand prix, non à la propreté, mais à la longueur de leurs cheveux; presque toutes les ont noirs et elles les réunissent en une seule tresse qui pend le long du dos. Les hommes de toutes les classes, par le froid, par la chaleur, sont enveloppés jusqu’au nez dans un manteau ordinairement noir pour la classe aisée et brun pour le peuple. C’est le costume national et caractéristique.
Tolosa, le 3. – Jolie petite ville. Situation sauvage et pittoresque au milieu des montagnes et des rochers, au bord d’une charmante rivière. Je remarque que depuis le palais jusqu’à la chaumière, toutes les maisons sont ornées de balcons. L’eau est excellente dans ce pays comme dans toute l’Espagne.
Le 4. – Villaréal, 6 l. – Au milieu des montagnes couvertes de neige et de rochers de marbres et d’ardoises. Il y en a beaucoup dans ces montagnes. Il ne paraît cependant pas que les habitants en fassent aucun usage, car je n’ai vu partout que de la tuile. Les torrents qui se précipitent au travers des rochers, les effets variés du soleil et des nuages présentent à chaque pas dans ces montagnes des tableaux imposants et sublimes. Tout respire dans cette petite ville la misère et la malpropreté; les rues y sont étroites et mal pavées. J’ai déjà été frappé de la quantité incroyable de couvents, d’églises, de moines et de prêtres, et j’ai cru reconnaître une grande affectation extérieure de la religion et un mépris intérieur de son esprit et de ses maximes. La corruption du clergé est horrible.
Toutes les femmes sont enveloppées de grands châles noirs, passant sur la tête et retombant jusqu’à leurs pieds; ce costume est aussi général que le manteau pour les hommes. Les femmes riches les portent en étoffe de soie garnie de velours ciselé.
Les routes (remarque générale pour toute l’Espagne) sont d’une beauté admirable et parfaitement entretenues; dans quelques endroits, dans les montagnes surtout, il a fallu un travail prodigieux. La voie est formée de cailloux brisés et encadrés de pierres de taille formant un trottoir pour les gens à pied. Partout la route est bordée de bornes et, quand le terrain le permet, de fossés et d’arbres.
Le 5. – Jusqu’à Mondragon, 3 l. – Petite ville qui a un bel hôtel de ville. Nous voyageons toujours au milieu des montagnes. La nature est autour de nous d’une beauté sévère et effrayante. En sortant de Mondragon, il faut franchir une très haute montagne au delà de laquelle la route s’aplanit jusqu’à Vitoria, à une lieue de cette ville; l’œil fatigué des beautés d’une nature si âpre et si gigantesque se repose avec plaisir sur un paysage plus doux et plus développé. Arrivé à Vitoria à la nuit fermée.
Le 6, Miranda, 4 l. – J’ai parcouru Vitoria ce matin. Il y a une belle place carrée, régulièrement bâtie et environnée d’arcades; on en trouve de même autour de beaucoup de places et de rues; d’ailleurs la ville est très irrégulière, on y trouve quelques belles maisons, quelques beaux bâtiments, mais la plupart des rues sont sales et étroites. Je suis venu jusqu’à Irun en poste, jusqu’à Vitoria en voilure traînée par des bœufs, mais à Vitoria tout m’a manqué et je n’ai pu obtenir qu’un mulet. Me voilà donc seul et entièrement isolé dans un pays dont j’ignore la langue et où les Français sont regardés par les uns avec effroi, par d’autres avec horreur et par tous avec défiance. A Miranda de Ebro, je me suis vu enfin en dehors des montagnes. La ville n’a rien de remarquable qu’un assez beau pont sur l’Èbre, très peu large en cet endroit et un vieux château à moitié démoli, dans les ruines duquel j’ai remarqué une fosse entièrement remplie d’ossements. J’ai eu la satisfaction de trouver ici La Bretonnière, officier au 3e cuirassiers.
Le 7, Pancorbo, 5 l. – Le retard de mon portemanteau que j’ai laissé en arrière à Vitoria, me met dans une position embarrassante et m’a forcé de ne faire qu’une étape. La route de Miranda à Pancorbo est en quelques endroits pratiquée dans le roc et offre quelques sites d’une grande beauté; des rochers énormes coupés à pic semblent suspendus et prêts à écraser le voyageur.
Pancorbo n’est qu’un misérable village, placé entre deux rochers très élevés, celui de gauche est surmonté d’un fort garni de 27 pièces de canon. J’ai gravi celui de droite. Le soir, mon portemanteau m’a heureusement rejoint.
Le 8, Briviesca [2]40 km au nord-est de Burgos. – J’ai encore fait avec La Bretonnière la route de Pancorbo à Briviesca, où je l’ai quitté avec bien du regret. J’ai hésité, je l’avoue. En restant avec lui, outre que j’y trouvais mon compte au moral, je m’épargnais encore bien des fatigues, des désagréments et des dangers; mais la voix du devoir m’a prescrit d’arriver le plus tôt possible et de compter le reste pour rien. J’ai donc résisté aux instances de La Bretonnière. Tous les corps sont en mouvement.
Le prince Murat et l’Empereur sont attendus d’un instant à l’autre [3]ndlr : Napoléon n’arrivera en Espagne qu’au mois de novembre; la Garde impériale est partie le 4 de Bayonne. Les Espagnols sont intrigués et inquiets au dernier point et s’épuisent en conjectures sur des projets que nous ne connaissons pas plus qu’eux. Chacun forme son plan: l’un nous envoie en Afrique, l’autre en Irlande, l’autre à Gibraltar. Les Espagnols craignent pour leur pays. Tout le monde parle et personne ne sait rien.
J’ai quitté Briviesca à midi et suis parti seul pour Monasterio, monté sur une mauvaise mule sans bride, ni selle, ni étriers, à cheval sur une paillasse, les pieds dans un sac ployé et conduisant ma monture avec une chaîne de fer attachée au licol. Ah ! que je suis la fidèle image du chevalier de la Triste Figure !
Monasterio y Quintana Palla, misérable petit village, dans un pays presque désert, où on fait quatre à cinq lieues avant d’apercevoir un hameau. Dans cet ennuyeux trajet, pas une ferme, pas une maison de campagne, peu ou point d’arbres ni de prairies, partout un sol aride, pierreux, des terres incultes, des montagnes. Je suis sous un beau ciel, mais sur une bien vilaine terre !

Le 9. – Arrivé à midi à Burgos, grande et belle ville. Place bien bâtie, environnée d’arcades, comme presque toutes le sont en Espagne. Il y a un quai magnifique le long de la petite rivière d’Arlanzon qui borde la ville et un beau portique communique de ce quai sur la place. Vis-à-vis le portique sont quatre statues en pierre et, sur la place, la statue en bronze de Charles III. Une citadelle bien fortifiée commande toute la ville.
La cathédrale de Burgos passe pour une des plus belles d’Espagne. Mais c’est une beauté gothique et de mauvais goût; la nef est environnée d’une grille bronzée et dorée avec beaucoup de richesse; la sculpture des piliers qui en forment le contour est surchargée d’une Lelle profusion d’ornements, qu’elle en devient ridicule et l’œil se perd dans une foule de détails auquel assurément le bon goût n’a pas présidé; cette nef, ainsi travaillée, a quelque rapport avec le contour extérieur de celle de Chartres. L’église, dans son pourtour, offre un grand nombre de chapelles, toutes ornées avec autant de mauvais goût que de magnificence. Avec le quart de ce qu’ont coûté ces riens minutieux et frivoles, on eût pu faire un bâtiment bien plus beau, plus majestueux et plus digne de son objet. Partout on rencontre les traces du mauvais goût. Dans une chapelle richement décorée, vous voyez suspendues de vieilles tapisseries en lambeaux, telles qu’en offre le Pont au Change. Tout ce qui est sculpture et peinture dans cette église est détestable. Faute de savoir la langue du pays, je n’ai pu faire dans cette ville aucune des questions qui m’eussent intéressé.
En sortant de Burgos, la route est fort belle et bordée de quatre rangées d’arbres. Les fontaines publiques qu’on y rencontre avant et après la ville, attestent qu’on a pensé au voyageur.
Celada del Camino, misérable village.
Le 10. – Villodrigo. – Parti à la pointe du jour de Celada aussi mal équipé que la veille. L’esprit des Espagnols se montre de plus en plus mal disposé en notre faveur et se prononce avec énergie. L’autre jour, me trouvant dans une maison enfumée, mes gestes sans m’en plaindre indiquaient que mes yeux en souffraient. « Si la fumée de mon pays t’incommode, que ne restes-tu dans le tien ? » me dit gravement un Espagnol.
Le 11, Duenas, 4 1. – Petite ville de sept à huit cents maisons. Temps affreux : grêle, pluie, vent, froid rigoureux, dont j’ai beaucoup souffert avec ma manière de voyager. Les légions d’infanterie, toutes composées de jeunes gens de dix-sept ans, en ont laissé beaucoup sur la route qui sont morts de froid et de misère. J’ai voulu en sauver un (Guillaume Contzin). Il a expiré dans mes bras, pendant que je le transportais (2(L’armée Dupont était presque uniquement composée de conscrits à peine instruits de la levée anticipée de 1808, incapables de résister aux fatigues d’une campagne très dure. Ce sera une des causes du désastre de Baylen.)). Arrivé à la nuit à Valladolid, 6 1.

Le 12, Valladolid. – J’ai trouvé ici le général commandant en chef Dupont [4]Pierre Dupont de l’Étang (1765-1840). Aide de camp du général Dillon (1792). Général de brigade (1793), de division (1797). Comte de l’Empire (1808). Il avait fait ses preuves en … Continue reading, le général commandant notre division Fresia, et un officier de mon régiment
Me voilà donc au terme de mes maux; de ma vie, je ne m’étais fait autant de mauvais sang qu’en voyageant seul dans ce triste pays; j’ai eu, en outre, la satisfaction de rencontrer ici le capitaine aide de camp Boutier, longtemps caché à Orléans pour fait de chouannerie, et le capitaine Gaillard, ami de Collins.
Valladolid, grande ville, mal bâtie. La place carrée et l’hôtel de ville sont assez beaux. La cathédrale est grande, riche et dans le goût de celle de Burgos. Le grand campo est fort spacieux; c’est une belle promenade hors de la ville. C’est là que les troupes manœuvrent. Le régiment espagnol (cavaliers de la reine) se trouve ici. Il y eut, voici cinq jours, un commencement de sédition et de rixe entre des soldats français d’une part, les habitants et des soldats espagnols de l’autre.
Le 13, Médina, 8 l. – Trouvé le 2e régiment provisoire (major Bureau, capitaine Besson). Il y a eu aujourd’hui à Valladolid grande manœuvre, et exercice à feu qui a coûté la vie au général Mahler, tué par une baguette de fusil.
Les 14 et 15. – Médina, qui du temps de Charles-Quint contenait 80.000 âmes, en compte à peine 5.000 aujourd’hui. Le château et les fortifications tombent en ruines, beaucoup de maisons sont désertes. Ce changement, m’a-t-on dit, est l’effet d’un siège. Le grand nombre de prêtres est en outre, ici comme dans toutes les autres villes d’Espagne, une des causes de la dépopulation. Médina compte 17 couvents. L’Inquisition règne toujours, mais elle n’est presque plus qu’un fantôme; du reste le peuple est beaucoup plus superstitieux que pieux et viole ouvertement les préceptes de la religion, surtout celui du jeûne.
Avec les plus dangereux ouvrages de la philosophie que les Espagnols possèdent tous, l’esprit empesté de la philosophie commence à s’insinuer chez eux et les grands osent souhaiter une révolution. Les arts ne sont ici nullement cultivés; les villes mêmes n’offrent aucune ressource dans ce genre et les moindres commodités de la vie y sont ignorées. La plupart des maisons n’ont ni vitres, ni cheminées, quoique pendant une partie de l’hiver on soit contraint de se chauffer dans les chambres autour d’un bassin rond en cuivre porté sur un trépied en bois. A Médina, les curés sont électifs; deux ont été élus aujourd’hui avec beaucoup d’appareil.
A 9 heures du soir, ordre de départ. Arrivée du général Frésia et de toute la division.
Le 16. – Départ de Médina, Tout le corps d’armée, artillerie, cavalerie et infanterie, est réuni, comme à l’approche de l’ennemi. On vient de nous faire une proclamation ambiguë qui, sans déclarer la guerre, ordonne bivouacs, grand’gardes, vedettes, etc., etc., recommande de ménager l’habitant. Bivouaqué en conséquence dans Olmedo, gardé militairement. Nous nous attendons à nous battre demain.
Le 17. – Le général en chef est arrivé, le corps d’armée rassemblé, précautions, grand’ gardes, vedettes. Toute la journée s’est passée dans la plus grande incertitude.
Le 18. – Nous continuons la marche comme la veille, vivant comme en pays ennemi. Nous marchons sur Madrid. Rafraîchi à Martinmunoz. Bivouaqué.
Le 19. – Nouvelle proclamation toujours ambiguë, pour défendre le pillage; on ne sait que penser, ni que croire. On ne peut marcher ainsi chez des alliés [5]L’Espagne était notre alliée contre le Portugal, mais l’incapacité et l’impopularité de la famille régnante donnaient trop beau jeu à l’Empereur pour qu’il ne fût … Continue reading et nous n’apercevons point d’ennemis… Fatigue, temps affreux. Égarés : nuit très pénible.
Le 20. – Stagnation. On parle d’une grande agitation à Madrid. Le pain est en Espagne très blanc et très beau; on y fait entrer du riz. On cultive peu les pommes de terre. Les sandales sont singulières, elles sont faites de peaux de bouc et rattachées autour de la jambe par une multitude de lacets; les jambes sont enveloppées de plusieurs peaux. Les femmes espagnoles passent pour avoir beaucoup de tempérament, mais il est de fait qu’il ne nuit point à leur sagesse. Partout j’ai vu beaucoup de mœurs, au moins extérieurement. Vouloir embrasser une femme en public est la plus grande insulte qu’on puisse lui faire; elle ne la pardonne guère et la punit rudement et sur-le-champ. Plusieurs Français accoutumés à la liberté allemande ont appris par de rudes soufflets qu’ils n’étaient plus dans le même pays. L’amant heureux est, m’a- t-on dit, l’être le plus malheureux du monde, les femmes étant jalouses, exigeantes, cruelles même au dernier degré, lorsqu’il s’agit d’inconstance, défaut qui, en Espagne, est du plus grand danger. La plus grande faveur qu’une belle puisse accorder à son chevalier est, dit-on, de lui chercher dans la tête les petits habitants du pays.
Le 21. – Partis d’ Espinar, nous avons traversé des montagnes toutes couvertes de glace et de neige, nous avons eu très froid dans ce trajet, descendu ensuite dans un assez beau bassin, suivi la route de Madrid, arrivés et rafraîchis à Guadarrama [6]Au pied de la Sierra de Guadarrama, sur la route de Madrid à Ségovie., village sur la route, à six lieues de Madrid et à une de l’Escurial que l’on aperçoit à droite sur le penchant des montagnes. Continué la route; mais ayant reçu tout à coup contre-ordre, nous avons été bivouaquer à Villaba, petit village situé sur la gauche au milieu des rochers. Nous apprenons qu’il y a eu une tempête et une sanglante révolte à Madrid. Le résultat est que le prince de la Paix [7]Dom Manuel Godoï, prince de la Paix, favori de la reine Louise, femme de Charles IV. Se sentant en danger, il avait conçu le projet de fuir au Mexique avec le roi et la reine, mais le peuple se … Continue reading est arrêté et enchaîné; il voulait, dit-on, s’opposer à notre marche, détrôner le roi et se mettre à sa place.
Le 22. – Stagnation.
Le 23. – Entrée du prince Murat à Madrid avec la garde impériale et 30.000 hommes. Le prince des Asturies est, par une révolution subite, couronné roi à la place de son père qui se retire, dit-on, à Tolède. Nous avons quitté Villalba et sommes venus à Gualapagar, à 4 lieues de Madrid.
Le 24. – Stagnation. Le corps du général Moncey et le quartier général des généraux Dupont [8]Dont l’armée va avoir pour mission de marcher sur Cadix, afin d’y appuyer l’escadre française, commandée par l’amiral Rosily, bloquée par les Anglais. et Frésia [9]Maurice-Ignace Fresia (1746 – 1826), commandant la division de cavalerie de Dupont. Il sera fait prisonnier à Bailen. sont à Madrid.
Le 25. – Conseil de guerre. Défendu et sauvé un chasseur au 20e régiment, nommé Gérard. Lettre de mon frère Ferdinand : inquiétude affreuse au sujet de Frédéric. Lettre de Mlle Loetze; mon domestique, qu’elle n’a pas vu, a passé à Leipzig, le 17 février.
J’ai profité du séjour pour aller visiter le château de l’Escurial. Son parc, planté en entier d’arbres verts, a quatorze lieues de tour; quantité presque incroyable de gibier. J’ai vu sur la route et de très près des troupeaux de plus de 60 biches, chevreuils et daims. Plusieurs officiers m’ont affirmé en avoir vu de 2 et 300. Il y a aussi une grande quantité d’aigles.
La structure du château est très simple et ne présente rien qui annonce la magnificence royale. Il a été bâti il y a deux cent quarante ans sur un vœu que fit le roi Philippe II, si son père gagnait la bataille de Saint-Quentin [10]C’est Philippe II lui-même qui assiégea Saint-Quentin (1557). Ayant au cours du siège fait bombarder l’église Saint-Laurent, il fit vœu, dit-on, de construire l’Escurial en … Continue reading. On entre par une porte cochère fort mesquine et l’on se trouve dans une cour carrée très bien pavée. Les façades opposées sont surmontées de statues de six rois : Josaphat, Ezéchias, David, Salomon, Josias et Manassès. A droite on entre dans une longue galerie carrée dont les peintures à fresques sont détestables. Elle communique avec différentes galeries intérieures fermées, décorées avec goût et simplicité, et présentant parmi bien des croûtes quelques tableaux des grands maîtres de la plus grande beauté; entre autres une Vierge de Rubens et plusieurs ouvrages du même peintre, une Conversion de saint Paul du Tintoret, deux têtes de saint Pierre et saint Paul du Guide, plusieurs Carrache, Vamasco, etc., un Sacre de Philippe, un Saint Jean Chrysostome, et ce qui seul vaudrait la peine de venir à l’Escurial, une Sainte Famille de Raphaël et une Adoration de Rubens. Ces deux tableaux soigneusement couverts sont placés dans une chapelle particulière où l’office divin n’est célébré qu’à la mort d’un des moines. Au milieu de la première galerie carrée, est un grand escalier, dont on fait remarquer les marches d’une seule pierre; le dôme et le contour des murailles représentent la défaite des Français à Saint-Quentin; cette galerie communique au Panthéon et à la Bibliothèque. Tous les livres bien dorés sont tournés non du côté du dos, mais du côté des franges, sur lesquelles sont écrits les noms des auteurs. J’ai remarqué une statue équestre en argent de Philippe IV, dont le bloc peut avoir deux pieds de haut, un temple en argent massif de même hauteur orné des statues des rois et reines de la branche espagnole régnante. Au centre de ce temple est Charlemagne, sur le sommet l’Impératrice.
Plusieurs statues emblématiques décorent l’édifice. Le tout est en argent et toutes les couronnes, palmes, épées des personnages sont enrichies de pierreries. On montre aussi une grande sphère céleste en bois, la première, dit-on, qui ait été faite.
En sortant de la galerie, j’ai remarqué le jardin qui l’entoure : le parterre est curieux. Au milieu, s’élève un château d’eau, dont s’élancent quatre fontaines; on nous a assuré que cet ouvrage est un chef-d’œuvre. Je n’ai pu voir l’intérieur du palais du prince des Asturies, dont l’extérieur est celui de la maison d’un très simple particulier, non plus que les appartements du roi.
Mais ce qui mérite le plus d’attention est la grande église, où se trouve le caveau qui sert de sépulture aux rois d’Espagne. A côté et en dehors du chœur, est placée la porte qui en ferme l’entrée. J’y suis descendu aux flambeaux. L’escalier et la voûte sont en marbre d’un très beau poli; au milieu de l’escalier, à gauche, est la porte de ce que l’on appelle le Pourrissoir [11]Sans doute Tascher a-t-il lu Saint-Simon : « Le panthéon est le lieu où il n’entre que les corps des rois et des reines qui ont eu postérité. Un autre lieu séparé, non de plain-pied, … Continue reading. On y laisse les cadavres des souverains, jusqu’à ce que la corruption ait détaché la chair des os qu’on recueille pour les déposer dans la salle des tombeaux. Cette salle octogonale est placée sous le maître-autel. Le côté qui fait face à l’entrée est occupé par un autel sur lequel on célèbre les dernières cérémonies des funérailles; la salle entière est en marbre, et le bloc contre lequel est appuyé le Christ en or qui s’élève au-dessus de l’autel est d’une espèce particulière et précieuse par sa rareté. Chacun des autres côtés de la salle renferme quatre tombes de marbre posées les unes au-dessus des autres et portées sur des pieds de cuivre doré… Quelles réflexions profondes sur le néant des grandeurs humaines et l’immortalité de l’âme!… Quelles grandes leçons !… Quel spectacle à contempler, à méditer!… D’un côté, cette longue suite de rois et leur grandeur que nous dépeint l’histoire; de l’autre, cette étroite enceinte et le petit espace qu’occupent leurs cendres.
Le premier côté à gauche de l’autel est occupé par Charles-Quint, Philippe II, fondateur de l’Escurial, Philippe III et Philippe IV. Les rayons du côté adjacent sont remplis par Charles 1er, Charles II, Charles III et la dernière tombe encore vide attend Charles IV; les deux faces correspondantes sont occupées par les épouses de ces souverains. Sur le premier à remplir, j’ai lu le nom de Louisa [12]Marie-Louise de Parme (1754-1819), femme de Charles IV. que la reine, aujourd’hui régnante, est venue y écrire elle-même avec ses ciseaux. Il n’y a plus que deux faces vacantes, et le dernier cadavre sera placé au-dessus de la porte où l’on a ménagé deux tombes. Ainsi ce célèbre caveau ne peut plus renfermer que cinq rois et leurs épouses.
Le couvent de l’Escurial possède des richesses immenses, les moines y sont au nombre de deux cents, et il faut de grands titres pour pouvoir y être admis. Le prieur, homme de beaucoup de mérite et d’instruction, a eu la complaisance de m’accompagner partout. Près du château, est un petit village, bien bâti, c’est le Versailles de l’Espagne. Ah ! Charles-Quint, si de tes cendres froides, il pouvait encore sortir une étincelle de ton génie ! mais non, il est mort avec toi, il est enfermé dans ta tombe et ton successeur n’est pas assez fort pour l’entr’ouvrir ! Que dirais-tu en voyant s’avancer vers les Espagnes ce successeur du roi que tu fis prisonnier à Pavie. Tu dirais ce qu’a dû dire l’ombre de Frédéric ! Vous vous consoleriez plus puissamment encore peut-être en soulevant le voile qui couvre pour vous l’avenir.
Le 25. – Repos.
Le 27. – Départ pour Las Rosas, village sur la route, à deux lieues de Madrid. Reparti sur-le-champ pour cette ville, j’y suis arrivé le soir.
Le 28. – Couru dans Madrid toute la journée et reparti à minuit pour aller rejoindre les régiments à Las Rosas.
Le 29. – Revenu avec eux à Madrid. Les chasseurs sont à la caserne de Las Rapies et moi, Calle de Toledo, près de la place Sebada, chez le colonel espagnol Miguel de Alcazar.
Le 31 mars. – A peine commençons-nous à nous reconnaître, tant nous sommes accablés de service et fatigués par les distributions qui sont très éloignées.

J’ai recueilli des détails sur la révolution qui vient d’avoir lieu. Le prince de la Paix avait réuni sur lui tous les pouvoirs, tout l’argent, et toute la haine; il était universellement craint et abhorré; une faveur obtenue sans qu’elle passât par son canal était un sujet certain de disgrâce. Personne n’était payé. J’ai vu dans la maison du roi des domestiques presque en guenilles et qui, depuis six ans, n’avaient point touché leurs gages.
Inquiet de l’approche des Français, le prince voulut enlever le roi, le conduire à un port de mer et partir avec lui pour l’Angleterre. On eut vent du projet et ce fut le signal de la révolte. Elle commença les 16 et 17 à Aranjuez, les 17 et 18 à Madrid. Tous les paysans à sept ou huit lieues à la ronde abattirent les arbres, coupèrent les chemins, ou les couvrirent de fascines. Les gardes du corps arrêtèrent les voitures et la foule se porta vers le palais du prince de la Paix. Deux officiers seuls firent mine de résister et tirèrent un coup de pistolet en l’air. Le prince crut calmer le mécontentement et dissiper l’émeute, en feignant d’en réparer une des principales causes. Il fit jeter par les fenêtres de son palais toutes sortes de richesses et jusqu’à des coffres remplis d’or. Il était trop tard; la fureur était trop grande. Loin de lui savoir gré de cette restitution forcée, le peuple à l’instant livra aux flammes tout ce qui fut jeté, même l’or et l’argent monnayé, auquel personne n’osa toucher. Enfin, saisi ainsi que son frère par la populace, ils allaient l’un et l’autre être mis en pièces, si le prince des Asturies et les gardes n’eussent protégé sa vie, en disant au peuple qu’il fallait qu’on lui arrachât des secrets important à l’État, puis qu’on le rendrait à sa juste vengeance. Le frère a été mis en très mauvais état. Lui-même a reçu un coup de pierre qui lui a fait presque sortir l’œil de la tête et un coup de crosse dans la poitrine qui, à l’instant même, lui a fait vomir le sang. Ils sont en ce moment prisonniers l’un et l’autre à trois lieues d’ici. Le Grand Conseil de Castille s’est réuni, et le roi Charles IV a résigné sur-le-champ la couronne de Ferdinand VII. Il n’est cependant point encore reconnu par les conseils des autres cours d’Espagne, ni par les autorités françaises.
Notre existence au milieu de cette capitale et nos rapports avec les autorités espagnoles sont des plus bizarres. On se regarde de part et d’autre avec la plus grande défiance; on n’est occupé qu’à chercher des biais et des intermédiaires pour toutes les réquisitions, logements, etc., et on ne s’adresse qu’aux alcades, comme dans les simples villages d’Espagne.
Le bas peuple nous voit avec impatience et haine..
References[+]
↑1 | Six lieues parcourues – Tascher l’indique souvent |
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↑2 | 40 km au nord-est de Burgos |
↑3 | ndlr : Napoléon n’arrivera en Espagne qu’au mois de novembre |
↑4 | Pierre Dupont de l’Étang (1765-1840). Aide de camp du général Dillon (1792). Général de brigade (1793), de division (1797). Comte de l’Empire (1808). Il avait fait ses preuves en particulier à Marengo et à Friedland et était considéré comme le meilleur divisionnaire de la Grande Armée. |
↑5 | L’Espagne était notre alliée contre le Portugal, mais l’incapacité et l’impopularité de la famille régnante donnaient trop beau jeu à l’Empereur pour qu’il ne fût pas tenté de s’assurer d’une façon définitive le concours de l’Espagne dans sa lutte contre l’Angleterre. |
↑6 | Au pied de la Sierra de Guadarrama, sur la route de Madrid à Ségovie. |
↑7 | Dom Manuel Godoï, prince de la Paix, favori de la reine Louise, femme de Charles IV. Se sentant en danger, il avait conçu le projet de fuir au Mexique avec le roi et la reine, mais le peuple se souleva (voir plus loin). Charles IV, pour sauver son ministre, dut abdiquer en faveur de Ferdinand VII, son fils, qu’il détestait et annula son abdication aussitôt l’émeute réprimée. |
↑8 | Dont l’armée va avoir pour mission de marcher sur Cadix, afin d’y appuyer l’escadre française, commandée par l’amiral Rosily, bloquée par les Anglais. |
↑9 | Maurice-Ignace Fresia (1746 – 1826), commandant la division de cavalerie de Dupont. Il sera fait prisonnier à Bailen. |
↑10 | C’est Philippe II lui-même qui assiégea Saint-Quentin (1557). Ayant au cours du siège fait bombarder l’église Saint-Laurent, il fit vœu, dit-on, de construire l’Escurial en forme de gril. |
↑11 | Sans doute Tascher a-t-il lu Saint-Simon : « Le panthéon est le lieu où il n’entre que les corps des rois et des reines qui ont eu postérité. Un autre lieu séparé, non de plain-pied, mais proche, fait en bibliothèque, est celui où sont rangés les corps des reines qui n’ont point eu de postérité, et des infants. Un troisième lieu, qui est comme l’antichambre de ce dernier, s’appelle proprement le pourrissoir, quoique ce dernier en porte aussi improprement le nom. Il n’y paraît que les quatre murailles blanches avec une longue table nue au milieu. Ces murs sont fort épais; on y fait des creux où on met un corps dans chacun, qu’on muraille par-dessus, en sorte qu’il n’en paraît rien. Quand on juge qu’il y a assez longtemps pour que tout soit assez consommé et ne puisse plus exhaler d’odeur, on rouvre la muraille, on en tire le corps, on le met dans un cercueil qui en laisse voir quelque chose par les pieds. Ce cercueil est couvert d’une étoffe riche, et on le porte dans la pièce voisine. Le corps du duc de Vendôme était encore depuis neuf ans dans cette muraille lorsque j’entrai dans ce lieu, où on me montra l’endroit où il était, qui était uni comme tout le reste des quatre murs et sans aucune marque. » |
↑12 | Marie-Louise de Parme (1754-1819), femme de Charles IV. |