Tascher – Août 1808
Le 1er août. – Las Cabezas. – Précédés en route de commissaires français et espagnols, nous recevons vivres, pain et viande. Du reste, pour rattraper l’argent volé par nous en Espagne, on nous fait payer deux douros ce qui vaut une piécette; nous payons jusqu’à l’eau pour abreuver nos chevaux et la paille pour les nourrir: il en coûte deux piécettes pour faire boire deux fois un cheval.
Le 2. – Lebrija. – Jolie petite ville, dont les environs offrent beaucoup d’aloès et de palmiers. Elle a une espèce de château fort en assez mauvais état. Il paraît que la ville de Jérès est très mal disposée en notre faveur et que le régiment d’infanterie espagnol que nous avons chargé et détruit est presque en entier fourni par cette ville.
Le 3. – Huit mille paysans ayant forcé des arsenaux s’étaient armés et marchaient à notre rencontre pour nous égorger. En conséquence, on nous a fait faire halte ici et on a envoyé un régiment de ligne pour dissiper ce rassemblement. Il vient de paraître un ordre de la junte qui condamne à mort tout Espagnol qui tuerait un Français; mais toute l’Espagne est en révolution. La junte d’une ville rend un arrêté qui est contredit par l’arrêté de la junte voisine.
Nous nous flattions de toucher au terme de nos maux et d’arriver le 4 à notre destination, pour être embarqués de suite, suivant la capitulation; mais on objecte que les bâtiments ne sont pas prêts; on veut nous disperser et nous cantonner dans les villages. Le général en chef s’y oppose et vient d’envoyer à Séville le général Chabert pour y plaider notre cause.
Le 4. – Prisonniers et désarmés, nous faisons encore trembler les Espagnols qui croient que nos fourgons sont pleins de poignards. Ils viennent de demander qu’on les leur remette. On en a fait la revue; il ne s’en est pas trouvé un seul. On répand parmi nos soldats une proclamation fort adroite, qui rejette sur l’Empereur seul tous les malheurs de la guerre et qui nous appelle sous les drapeaux espagnols.
Les 5 et 6. – Stagnation. – Si les nouvelles que répandent les Espagnols sont vraies, il paraît que le général Junot, cerné de tous côtés, harcelé par un corps de 30 000 hommes et dépourvu de vivres, serait sur le point de se rendre à discrétion [1]Junot opérant en Portugal, battu à Vimeiro par Wellington, dut signer la capitulation de Cintra (1808), mais les Anglais respectèrent les clauses de la capitulation et rapatrièrent son armée., Madrid évacué le 31 juillet, le roi forcé de se sauver à cheval avec le général Grouchy, ses équipages et son palais pillés par le peuple, des colonnes de 20 à 30 000 hommes se formant de tous côtés, le corps d’armée du général Moncey défait à Valence et à Saragosse. Dans cette dernière ville, les portes ont été ouvertes aux Français, mais chaque maison étant barricadée, crénelée et remplie d’hommes armés, les Français y périssent sans pouvoir même faire usage de leurs armes. Toutes les forces françaises, à ce qu’il paraît, se concentrent à Burgos et derrière l’Èbre.
Le 7. – Le général Chabert est de retour de Séville, où il a été reçu par le général Castaños de la manière la plus généreuse et la plus amicale; mais celui-ci n’a pas voulu le venir voir de jour, mais seulement à dix heures du soir, n’osant braver la fureur du peuple.
Elle est telle que MM. de Chabert et Daugier, se rendant en voiture à la Junte, ont en route été assaillis à coups de pierres. Logés d’abord vis-à-vis une église, on venait aiguiser des sabres sous leurs croisées et chanter des couplets sanguinaires. Les vociférations des prêtres et des moines y compromettaient tellement leurs vies, que la Junte a été obligée de les faire enlever, enfermer et garder pour les sauver.
Honneurs que leur rend la Junte: ils sont reçus par un capitaine-général, avec la garde sous les armes les tambours battant au champ, et le salut des drapeaux. C’est ainsi que la nation la plus fière et la plus cruellement outragée savait encore honorer le courage malheureux.
État de révolution, délibérations multipliées, lenteurs de la Junte.
Nos généraux demandant à dire adieu au général Castaños, on leur répond qu’il faut que la Junte délibère. Sur la demande du général Chabert de nous laisser partir, on a fait demander la permission de passage à l’amiral anglais qui a dépêché un sloop à l’Amirauté pour en obtenir l’autorisation. Nous attendons sa réponse et voilà où nous en sommes.
Lors de la révolution de Cadix, M. de Solano reçut ordre [2]De Murat de marcher sur cette ville avec ses troupes. Il hésita et garda trois jours l’aide de camp du prince. Le troisième jour, il donna une réponse favorable: ce fut son arrêt de mort. Ni son amabilité ni ses talents, ni l’amour qu’on lui portait à Cadix, sa patrie, rien put le sauver: en un instant, la batterie placée devant sa maison fut tournée contre elle. On s’y porta en foule pour l’égorger; il se cacha et échappa longtemps toutes les recherches. Enfin un peintre qui avait travaillé chez lui, indiqua un cabinet obscur qu’il avait peint. M. de Solano y fut trouvé, en fut tiré, traîné dans la rue et percé de mille coups de couteau: son cœur lui fut retiré entre les épaules. Sa femme échappa qu’en se sauvant par-dessus les toits. Il était chéri à Cadix, mais dès qu’il eut accepté le cordon la Légion, ses amis commencèrent à lui tourner le dos. Sa réponse au prince Murat acheva de le perdre. (Détails sur Séville appris de la bouche du général Chabert, ceux sur Cadix appris de celles des Espagnols.)
Les 8, 9, 10, 11. – Attente et incertitude, toujours au bivouac dans les oliviers; nous souffrons beaucoup.
Le 12. – A midi, on donne en secret l’ordre de départ, mais seulement pour les généraux et leurs aides de camp. On se met en route à différentes heures; tous les fourgons et voitures se réunissent à l’entrée de la nuit sur la route de Jérès. Situation morale des régiments : abattement des soldats, fureur des officiers.
Passé à minuit à Jérès. La ville m’a paru très bien bâtie, environnée d’un grand nombre de tours de construction mauresque. Nulle part je n’ai vu une plus belle végétation que celle des campagnes qui entourent la ville. Forêts d’orangers, citronniers, palmiers, figuiers, grenadiers, haies très épaisses d’aloès et de cactiers.
Le 13. – Après une marche longue et rapide, enfin paraît luire ce jour, où nous croyions voir se terminer nos maux. Il devait être marqué d’autant d’opprobre que de fureur.
Port Santa-Maria [3]Port de Cadix !.. Ton souvenir fera longtemps frémir les Français de notre malheureux corps d’armée ! Pendant longtemps, il restera gravé dans nos cœurs ! Pendant longtemps, il viendra y réveiller l’indignation et y étouffer la pitié ! C’est en traits de feu que le 13 août est écrit dans nos cœurs ulcérés.
Nous arrivons à Santa-Maria à 7 heures du matin.
L’officier français chargé du logement est assailli par la populace. Il se réfugie chez le gouverneur et le prévient du désordre. Celui-ci le comble d’honnêtetés, mais au lieu de 800 hommes qu’il devait mettre sous les armes, il s’obstine à n’en mettre que 25 et nous envoie l’ordre d’avancer en toute confiance.
Nous côtoyons la ville et nous nous rendons sur le port, poursuivis, accablés des cris de fureur et d’imprécation d’un peuple immense qui fait retentir de tous côtés les mots de « mort aux Français », « mort à Dupont», « Cordoue ! Cordoue ! » . Les femmes surtout, même les plus distinguées, se font remarquer par leur fanatisme et leur acharnement, excitant continuellement par leurs gestes les hommes à nous poignarder et nous disant sans façon qu’elles désirent avoir une tête de Français clouée à leur porte.
Pendant que nous étions sur le port à attendre des chaloupes, la fureur de la populace allait toujours croissant. Enfin, on nous signifia qu’il faut abandonner chevaux et effets, pour les soumettre à la visite et nous embarquer à l’heure même. Le général en chef, entouré de ses officiers, qui lui faisaient un rempart de leurs corps, se jette dans une barque et échappe à mille poignards. Enfin la fureur populaire parvenue au comble ne connut plus de bornes. Il fallut, au milieu d’un déluge de pierres et pressés de tous côtés par des poignards, se jeter, chacun comme il put, dans une chaloupe, tandis que nous voyions sur le rivage ceux qui avaient été moins prompts que nous, ballottés et entraînés par la populace furieuse. Les hommes, les femmes, les soldats enfoncent les voitures, les fourgons, s’emparent de nos chevaux, font parade de nos armes et de nos décorations et se partagent nos dépouilles.
Mais il en était parmi nous qui devaient baisser les yeux de honte, en voyant retirer de leurs fourgons ces ‘vases sacrés, premiers motifs de la fureur des Espagnols et qui l’eût excusée, si les excès de ceux-ci n’eussent passé toutes bornes.
Pour moi, après avoir laissé mes chevaux et mes effets au fidèle Strauss, mon chasseur, qui va s’exposer à tout dans l’espoir de me les conserver, je m’esquivai au milieu de la populace, sans pouvoir cependant éviter toutes les pierres, ni tous les coups.
Je parvins à rejoindre les généraux Roize, Laplane, Daugier et Chevillard. De sa main armée d’une pierre, un Espagnol brisa la figure du premier, en lui reprochant ses vols de Cordoue (où il n’a jamais mis les pieds) ; d’un coup sur la tête et d’un coup de pied dans les reins il fit rouler le second en bas de l’escalier. Je m’élançai par-dessus son corps dans le bateau. Deux fois mon sabre m’avait été arraché, deux fois j’avais été assez heureux pour le reprendre. Me sentant frapper, je grinçais les dents et pleurais de rage; je serrais fortement mon sabre, mais, brûlant de me venger de ces vils brigands, je sentais que, si une goutte de leur sang y avait coulé, c’eût été l’arrêt de mort de tous les Français.
Déjà dans le bateau, un Espagnol veut m’arracher un petit portemanteau, renfermant mes papiers et effets les plus précieux; deux fois je le renverse; furieux, il saisit une énorme pièce de bois, l’élève et revient pour m’en briser la tête. Serré de tous côtés et ne pouvant bouger, je regarde fixement le coup de la mort; un jeune homme s’élance, et retient la poutre par le bout, tandis qu’un autre se jette au devant, en criant grâce. (Dorilla, secrétaire, et Gabalda, aide de camp du général Laplane). Pendant ce temps, un autre brigand m’enleva mon portemanteau. Un instant après, on arracha au général Roize son sabre et l’on revint pour m’en fendre la tête. Mon calme et mon sang-froid arrêtèrent le bras du scélérat.
Déjà en mer, nous nous croyions sauvés; une barque nous rejoint portant l’alcade-major. Il faut laisser fouiller dans nos poches. Ce magistrat parlait très bien français, et tout en nous promettant sûreté et protection, il m’enlève tout mon argent et mon mouchoir pour l’envelopper, voulant, disait-il, voir si nous n’avions rien qui appartînt à l’église. Enfin il nous quitta et en traversant la superbe rade de Cadix, nous perdîmes de vue ce rivage odieux.
Quel coup d’œil ! A notre droite l’escadre anglaise croisant devant le port et jouissant du spectacle de nos malheurs et de notre honte. A gauche cette escadre jadis française (l’Algésiras, le Pluton, le Vengeur, la Cornélie), aujourd’hui occupée par les Espagnols et qui, destinée à nous porter aux combats et la victoire, allait nous servir de prison.
Après une traversée de quatre lieues nous joignîmes le Montagnez et nous crûmes sauvés. Le capitaine nous reçut assez bien. La sombre fureur et le farouche silence des matelots nous parurent peu alarmants en comparaison des cris de Santa Maria. Ils retentissaient encore à nos oreilles. Vers les six heures du soir et pendant un très frugal repas, l’équipage, dont la fureur concentrée se développait de moment en moment, vint demander à grands cris la mort au capitaine du vaisseau. Celui-ci, n’osant ni refuser, ni consentir, se déroba par la fuite à l’embarras de sa position et rendit par là notre sort encore plus critique. (Cette circonstance lui a fait perdre le commandement de son bâtiment). Chaque matelot, chaque soldat s’était armé et tous demandaient notre mort. Le capitaine de frégate, devant ce danger, trompa l’équipage, en nous laissant embarquer à la fois par deux cotés différents. A ce moment, j’eus le doigt presque brisé d’un coup d’aviron et un soldat espagnol le bras percé d’un coup de poignard destiné à l’un de nous. Il fallut remettre au capitaine de frégate nos sabres, pour que les matelots ne s’en servent pas pour nous égorger. Il fallut nous séparer de nos camarades et leur dire un adieu que nous croyions le dernier. L’obscurité de la nuit, la fureur des vagues qui grondaient sous nos pieds, les cris de mort qui menaçaient nos têtes, les derniers adieux tout redoublait l’horreur de cette affreuse scène.
Après avoir vogué quelque temps, nous abordons un vieux ponton démâté. Après l’avoir heurté, un coup de vent nous rejette en mer. Enfin, après bien des efforts, nous abordons le bâtiment marchand la Palmona, où la faim, le froid, notre dénuement et notre ignorance absolue sur l’existence de nos camarades nous font faire, malgré nous, des réflexions qui nous montrent toute l’horreur de notre position.
Cependant, je profitai, pour écrire à mes parents, du départ de M. La Roche, enseigne de vaisseau, se rendant en France avec l’amiral Rosily et le général de Marescot.
Avant que de reprendre le fil de ces tristes événements, je vais revenir sur quelques circonstances et quelques détails relatifs aux scènes du 13 août à Santa Maria, à l’affaire du 19 juillet à Baylen, et sur les événements arrivés à la flotte française à Cadix les 9, 10 et 14 juillet.
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Tous les événements qui précèdent et accompagnent une révolution portent le caractère du tumulte et de la fureur. Celle de Cadix plus que toutes les autres.
En effet, on avait ouvert le bagne et armé plus de 800 galériens. On eut beaucoup de peine à faire rentrer ce torrent dans ses limites, après qu’on les lui eut fait franchir. Les vociférations des moines avaient rendu ces scélérats semblables à des bêtes féroces, et il a fallu employer en sens contraire le prestige de la religion et sa puissance; les moines ont parcouru les rues, le Saint-Sacrement d’une main, de l’autre répandant les bénédictions et retirant les armes à ces forcenés qui ne se laissent désarmer que par les religieux porteurs du Saint Ciboire. Les têtes étaient tellement exaltées qu’un Espagnol, riche et connu pour être partisan de Ferdinand VII ayant eu l’imprudence de sortir un instant sans la cocarde (F. VII) a été sur-le-champ poignardé publiquement.
Les Espagnols ont conservé dans toutes les actions et jusque dans leurs jeux toute la férocité des Sarrazins et des Maures; mais c’est surtout envers les Français que l’animosité et l’avidité des supplices se déploient avec une énergie effrayante. Si les Castilles ont été assez favorables à la France l’Andalousie, Murcie, Grenade depuis un temps immémorial nourrissent contre nous une haine, qui se perpétue par les soins que l’on prend pour que, dès l’âge le plus tendre, les enfants en soient imbus. Le premier sentiment qu’on leur suggère est celui de nous exécrer, leurs premiers jeux de nous vouer aux tortures. Quand ils ne peuvent nous y livrer, faire en cire de petites figures, qu’ils appellent des Français et les percer de mille épingles est un de leurs plus doux passe-temps. Tels sont aussi les traitements exercés sur nos prisonniers, en beaucoup d’endroits. Le fanatisme même contribue à entretenir cette disposition.
Dans la cathédrale de Cordoue, on représente la violation du tombeau d’un saint évêque et les violateurs sont peints comme Français (ce fait m’a été attesté par des témoins oculaires). Ce même peuple espagnol, envisagé sous un autre point de vue, mérite d’être peint sous les couleurs les plus brillantes et les plus rigoureuses. Je parle du gros de la nation.
Pas un traître, pas un espion, pas un homme accessible à la séduction. Le général Dupont m’a dit avoir offert jusqu’à 10.000 francs pour faire porter une lettre et s’être heurté à un refus. On tuerait un paysan, plutôt qu’on ne le forcerait à indiquer un chemin. Pas qui ne soit prêt à sacrifier à sa patrie et à sa religion, sa fortune et sa vie. L’histoire de leurs guerres contre Maures prouve leur persévérance et leur opiniâtreté. Quant à leur frugalité, nous avons pu la remarquer mille fois; la moindre chose leur suffit pour vivre. Dans un pays qui fournit en abondance un vin très capiteux, on ne rencontre jamais un Espagnol ivre.
Leur obéissance à leur roi leur a fait supporter pendant la longue union de l’Espagne à la France toutes sortes de privations. Quant à leur hauteur et à leur morgue, ces défauts sont insupportables aux étrangers. Les Espagnols savent, par un contraste bizarre, allier à leur sombre et féroce énergie une apathie et une lenteur qui assurent à nos armes la supériorité sur les leurs; car, quand il faudra s’assurer d’un poste important, ils commenceront par délibérer et déjà depuis longtemps nous les aurons prévenus.
Les Grands et les Espagnols qui avaient voyagé sentaient l’état de dépérissement où était tombée leur patrie. Ils désiraient une révolution. Ils souffraient impatiemment l’autorité effrayante du clergé et convenaient que les moines étaient des plantes parasites qui attiraient à eux et absorbaient toute la substance de l’État. Ces novateurs possèdent tous les ouvrages de nos philosophes, mais ils les cachent soigneusement, sous de grandes images de la sainte Vierge, de peur de l’Inquisition. Du reste Ferdinand VII n’est, en ce moment, qu’un mannequin, dont ils se servent pour couvrir leurs desseins et mener le peuple, qui seul est de bonne foi. La Junte de Séville veut s’organiser en république, et les moines sentent que si le parti de Joseph triomphe, adieu paresse et ignorance, pouvoir et richesses.
Quant à notre flotte, en station dans la rade de Cadix avec la flotte espagnole, elle s’est trouvée prise sans possibilité de s’échapper, les Anglais étant maîtres de l’entrée du port. Heureusement un séjour de trois ans avait permis aux marins français d’apprendre la langue et de former des liaisons dans une ville où il y avait beaucoup de Français. Chaque individu s’est trouvé défendu, par sa considération personnelle, de la haine qui enveloppait la nation; et leur sort a été bien moins pénible que le nôtre. Cependant, depuis le pillage de Cordoue, dont ils étaient assurément bien innocents, on s’éloignait d’eux, on les injuriait, on commençait à leur faire un crime de leur patrie. Ils prirent alors le parti de demeurer à bord de leurs bâtiments. Mais la haine et la fureur les y poursuivirent; des barques remplies de furieux se tenant prêts à s’en emparer, entouraient continuellement les vaisseaux. Cependant la bonne contenance de ces vieux canonniers qui, la mèche à la main, n’attendaient que le signal pour faire feu, leur en imposait. Le 9 juillet, l’affaire a commencé à s’échauffer. Enfin, chaque vaisseau français se trouvant serré, sans pouvoir lever l’ancre, entre deux vaisseaux ennemis, l’escadre a cédé a l’impossibilité de se défendre plus longtemps et s’est rendue le 14 juillet. Les officiers sont renfermés à la Isla ; ils comptaient beaucoup sur nous pour sortir de leur prison, mais nous ne sommes venus à Cadix que pour la partager.
Un des contretemps qui nous a porté le plus de préjudice dans cette malheureuse campagne d’Andalousie est l’arrestation de deux officiers d’état-major, Fénelon et Freral. Castaños connut, par les lettres dont ils étaient porteurs, quelle était la situation de Madrid. Des lors, il voulut en profiter; il ne fut plus question de nous laisser passer, et l’on nous fit prendre le chemin opposé.
Le comte de Tilly, ancien ministre de la Guerre, guidé par le patriotisme le plus exalté et par l’enthousiasme le plus ardent, lorsque nos généraux lui remontraient que cette lutte inégale allait attirer sur l’Espagne des maux incalculables et qu’on ne pouvait espérer de succès :
« Et comptez-vous pour rien, leur répondait-il avec une noble chaleur, l’honneur de mourir en combattant pour sa patrie ? D’ailleurs, nous sommes soutenus par le mot de notre Empereur aux Polonais : Une nation n’est jamais soumise quand elle ne le veut pas. »
Une circonstance bizarre attira sur moi une dangereuse attention lors du pillage du 13 août, à Santa-Maria, et fit, sans que je m’en doutasse, qu’on s’acharna davantage sur moi au milieu du désordre. J’avais acheté à Andujar une étoffe grise, fort légère, et m’en étais fait faire un pantalon. Le hasard voulut que cette étoffe fût précisément celle qui servait à l’habillement de plusieurs couvents de femmes, de sorte que, dans le tumulte de Santa-Maria, plusieurs Espagnols s’acharnèrent de préférence sur moi en criant : « A mort, à mort, il a violé les religieuses ! Il porte leurs dépouilles ! »
A bord du Montagnez, lorsque l’équipage se révolta, j’eus encore l’honneur (dont je me serais fort bien passé) de fixer l’attention des Espagnols qui voulaient à toute force me jeter à la mer. A bord du Vencedor même, quelque paisible qu’il fût, les matelots murmurèrent au point que le lieutenant de vaisseau crut devoir m’en avertir en m’engageant à ne plus sortir de ma chambre, ou à changer. Mais comme je n’avais pas d’autre pantalon, force me fut de le garder et à eux de s’y accoutumer.
C’est un bonheur inexplicable que, dans la journée du 13 août, personne n’ait péri. En songeant à la fureur du peuple, aux violences auxquelles il s’est porté et aux excès dont nous avons eu à souffrir, il est inconcevable qu’aucun de nous n’ait succombé, presque tous ayant vu la mort de si près. Indépendamment des coups de pierre, j’ai, pour ma part, vu deux fois le coup mortel suspendu sur ma tête.
La Moussaye, poursuivi par un moine qui voulait le faire tuer, est renversé; un furieux soulève un aviron, pour lui écraser la tête; un autre se précipite sur son corps, le poignard à la main, pour le percer; le premier frappe et l’aviron écrase la tête de l’autre assassin.
Sa cervelle inonde La Moussaye qui se débarrasse, ressaisit son portemanteau et se sauve sain et sauf.
Son collègue Huguet fut moins heureux. Dépouillé et meurtri de coups, il se réfugie dans une chaloupe et y éprouve encore de nouvelles perquisitions. Une femme bien mise, jeune et jolie, renchérit encore sur les recherches et les outrages; sa montre lui restait, elle s’en saisit, mais à l’instant un mousse la lui enlève, se jette à la mer et s’échappe; elle lui arrache alors sa croix d’officier de la Légion; un matelot la lui enlève aussi; alors cette femme, ou plutôt cette furie, voulant absolument se dédommager de cette double perte par d’autres objets, écarte, arrache tous les vêtements, fouille sa victime de toutes les manières : la pudeur ne peut retenir ses mains avides; elle parcourt les réduits les plus secrets et furieuse de ne point trouver les trésors cachés de Plutus, elle saisit ceux de la volupté qu’elle outrage et d’une violente secousse renverse à ses pieds le malheureux officier, plus pâle que la mort. Il resta plus d’une demi-heure en cet état au fond de la barque.
Une assez jolie personne frappe avec son éventail sur l’épaule d’un officier, assez fat de son naturel. Celui-ci, pensant déjà que c’est une bonne fortune que lui procurent sa figure et ses longues moustaches blondes, tourne la tête d’un air souriant : à l’instant l’aimable personne lui couvre les yeux et le visage d’un large crachat. Gaillard et plusieurs autres en ont éprouvé à peu près autant.
Les femmes généralement se sont montrées plus acharnées que les hommes, demandant à grands cris nos têtes et conjurant les soldats de nous massacrer devant elles. Le général d’Abbadie, le colonel Ruchet et un grand nombre d’autres ont eu leurs habits déchirés et coupés par morceaux sur eux. Presque tous ceux qui avaient des ceintures les ont eues coupées sur le corps et personne cependant n’a été blessé grièvement. Mme Le Roi, avec un enfant et un mari malade, était dans une position plus cruelle encore que nous, qui n’avions à sauver que nos personnes. Après avoir été maltraitée et dépouillée de tout, ne voulant quitter ni son mari, ni sa fille, elle fut embarquée seule et la dernière de toutes. Sa chaloupe parcourut toute la rade, s’adressant en vain à tous les bâtiments, aucun ne voulut recevoir d’autres Français, trouvant déjà de trop ceux qu’il avait. Après avoir ainsi erré toute la nuit, elle revint au rivage, fut remise à la Garde, puis conduite et renfermée dans la prison, ou je l’ai retrouvée. Trois jours après notre pillage, la populace se rassembla et se porta en fureur sur le couvent, ou elle était enfermée (et où nous le fûmes tous ensuite) avec deux mille Français. Le peuple voulut y entrer pour les égorger tous. La garde, composée de troupes de ligne, s’y opposa; la populace furieuse alors fit feu de toutes parts sur le couvent, durant quatre heures et tenta plusieurs fois l’assaut. La garde s’y enferma, fit feu à son tour, et plusieurs paysans furent tués. Quelle position pour des prisonniers français et désarmés !
Une croix d’évêque prise sur le nègre du major Estève, une custode servant de tabatière à un officier, et surtout les vases sacrés, nappes d’autel et effets d’église, qu’on savait très bien être dans nos fourgons, ont été les premières et principales causes du pillage.
Pendant que tous nos effets étaient livrés au pillage, on a pu estimer à leur juste valeur l’affection des domestiques à leurs maîtres. La plupart, en ce pressant danger, n’ont songé, qu’à eux-mêmes et à leurs propres effets; d’autres, à la fois lâches et perfides ont été les premiers à enfoncer, piller, à indiquer aux Espagnols les endroits où était l’argent et à en prendre leur part. Quelques autres (et mon chasseur Strauss surtout) ont montré autant de fidélité que d’intrépidité. Ce fidèle domestique, plutôt que d’abandonner mes chevaux et mes effets, a refusé de s’embarquer, est constamment resté à cheval, malgré une grêle de pierres qui l’assommaient, et il y eut été tué plutôt que d’en descendre, s’il n’avait été entraîné à terre par un croc en fer. Tout brisé et meurtri qu’il était, il parvint encore à soustraire un de mes chevaux qu’il vendit 40 francs à un paysan. Il fut le seul à pouvoir vendre un cheval; et quoiqu’il pût bien regarder cet argent comme à lui acquis, il vint me le déclarer et voulut absolument me le rendre. Du reste il a conservé et m’a remis le peu d’effets qu’il avait pu cacher (entre autres une petite bourse de médailles), et il a abandonné tous les siens pour sauver quelque peu des miens.
Le 14 août. – A bord de la Palmona, la journée se passe sur notre misérable bâtiment, toujours dans l’incertitude la plus absolue de notre sort et le dénuement le plus complet. Nous donnons de l’argent à un matelot pour qu’il nous procure des vivres. Il l’emporte et ne revient pas. Vains efforts auprès du capitaine de frégate pour ravoir mon sabre et mes notes.
Le 15. – A 8 heures du matin, on vient chercher tous nos généraux, mais sans leur permettre d’emmener un seul aide de camp. Nous les voyons partir de différents bords. Bonté touchante du général Frésia. Nous apprenons qu’on les transporte au fort Saint-Sébastien à Cadix. On vient nous chercher aussi. Est-ce à terre qu’on nous ramène ? Mieux vaudrait nous noyer sur-le-champ.
Dieu soit loué ! Nous voilà sur un bâtiment de guerre, dont au moins l’équipage n’est pas composé d’hommes féroces et altérés de notre sang. Il s’y trouve beaucoup de Marseillais [4] Sans doute une faute du copiste, peut-être faut-il lire Murcie au lieu de Marseille., qui nous reçoivent à bras ouverts. Quelque temps stationnés à Brest pour la plupart ils savent que les Français ne sont pas des anthropophages, comme on ne cesse de le répéter à la populace égarée. Ils savent que, parmi nos nombreux défauts (au moins dans nos guerres étrangères), on ne peut ranger la cruauté. Le capitaine de ce bâtiment a l’air humain.
Avec quel plaisir nous retrouvons nos camarades, même ceux qui nous étaient indifférents. L’infortune commune nous les a rendus chers. Les aides de camp de tous nos généraux sont réunis à bord de ce vaisseau (le Vencedor).
Le 19. – Nous sommes partagés en deux chambres, celle des capitaines dans la salle de l’état-major et celle des lieutenants dans la chambre de la sainte-barbe. Du reste, il est presque impossible de jouir d’un instant de repos; le chagrin a aigri tous les caractères et du matin au soir nos chambres sont remplies de troubles et de disputes. Promenades nocturnes sur le tillac. Si j’avais mes notes, elles me consoleraient. Dussé-je périr, je veux faire une tentative et retourner demain au Montagnez, car mon sabre ! Faudra-t-il rentrer en France désarmé ?
Ah ! Rentrer en France !… Où est-elle, cette chère patrie ? Insensible à mes propres maux, l’idée du chagrin de mes parents est la seule qui me trouve sans courage. Ils pleurent ma mort, sans doute ? Et mon père qui, d’après mon aveu, sollicita et obtint du ministre que je fusse envoyé en Espagne, ou mon devoir ne m’appelait point, mon père peut-être se reproche ma mort !
Le 20. – Voici du moins un instant de jouissance, un demi bonheur. Le capitaine du Vencedor m’a enfin accordé un canot avec un brave sergent (Saint-Joseph) pour m’accompagner. Je me suis rendu à bord du Montagnez. Mon compagnon n’a pas voulu consentir à m’y laisser monter avec lui et bien m’en a pris, car des cris de fureur se sont élevés de toutes parts à l’aspect de l’uniforme français et le sergent espagnol lui-même a été obligé de se dérober promptement. Cependant il a parlé au capitaine de frégate lui rappelant la parole qu’il m’avait donnée de me rendre mon sabre. On lui remet ma sabretache seulement en lui disant que le sabre a été envoyé à l’amiral. Je vois donc mon sergent redescendre précipitamment et sans mon arme, mais mon voyage n’est pas infructueux, car je retrouve dans ma sabretache quelques papiers et ce cahier. Il me semble, en le reprenant, que je rentre en possession d’une année d’existence.
Le 21. – Je renvoie mon brave sergent au Montagnez, avec une lettre pour le capitaine de frégate.
J y exprime vivement le ressentiment de l’honneur offensé, le prix que j’attache à ravoir mon sabre et ma confiance sans bornes dans la parole d’un officier supérieur, ainsi que dans la générosité espagnole (qui devait cependant m’être bien suspecte). S’il suffit pour bien écrire de sentir très vivement, il ne devait rien manquer à ma lettre; et peu de temps après, je vois en effet Saint-Joseph revenir avec mon sabre ! Transporté de joie, j’embrasse de tout mon cœur mon sabre d’abord, et le sergent ensuite.
J’ai eu le bonheur de recouvrer mes notes. Si ces feuilles, où j’avais esquissé mes souvenirs d’Espagne eussent été perdues pour moi, je n’aurais pas continué un travail interrompu; mais ce commencement de bonheur me fait espérer que je pourrai à leur tour placer ces notes au sein de mes pénates à côté de mes souvenirs d’Allemagne, et ce nouveau cahier qu’on m’apporte à l’instant de Cadix, cahier commencé sous de si tristes augures et dont les premières pages ne m’offriront que de pénibles souvenirs, ah ! Il renferme bien des feuillets, et, si je n’avais l’espoir d’en tracer les dernières lignes en France, je n’aurais pas le courage d’entreprendre les premières !
Le 22 août. – Les bains dans la mer et les échecs abrègent pour moi les heures de la journée; elle est bien longue pour un captif, mais elle doit paraître plus longue encore à ceux qui pleurent sa mort !
Le 23. – Voici pourtant un rayon d’espoir: la capitulation est anéantie, les Espagnols nous le répètent et nous le prouvent tous les jours, mais nos généraux ont obtenu la permission de fréter un bâtiment; les Anglais, en ce moment, refusent le passage, mais ils ont dépêché une goélette pour prendre à ce sujet les ordres du gouvernement.
Le 26. – On nous annonce que demain nous devons être débarqués à Santa-Maria : il ne nous est guère possible d’entendre ce nom sans frémir. Ce peu de linge que nous nous sommes procuré de Cadix à force d’argent, et en nous laissant rançonner par tous ceux auxquels il en prenait fantaisie, déjà quelques-uns de nous croient s’en voir dépouiller, d’autres, dans leur crédulité plus heureuse, pensent qu’on va leur rendre leur argent et leur remettre les effets pillés; ils fondent cet espoir sur l’excommunication lancée par les prêtres contre ceux qui garderaient des effets français. Pour moi, je suspends mon opinion entre les uns et les autres.
Le 27. – Nous mettons pied à terre entre deux files de soldats. Tout se passe en ordre et en silence.
J’aperçois de loin un couvent, dont toutes les fenêtres grillées sont remplies de personnes qui s’agitent, se pressent, nous tendent les bras. Ah ! Ce sont des concitoyens, ce sont des Français ! Je retrouve mon fidèle Strauss et j’admire son dévouement: pendant qu’une partie des généraux a été dépouillée par leurs propres domestiques, mon chasseur a exposé sa vie et sacrifié tout ce qu’il avait pour tâcher de me sauver quelque chose.
Il faut donc encore déposer ce sabre que j’al eu tant de peine à recouvrer et à conserver.
J’entre en possession d’une petite chambre de six pieds carrés que je partage avec deux de mes camarades. C’est cependant une jouissance de pouvoir se coucher, même sur le carreau, et à l’abri de l’aire, quand, depuis quatre mois, on n’a eu d’autre abri que le ciel.
Le 28. – Quelques habitants de Santa-Maria ont remis des effets enlevés. Grâce à cette restitution, je retrouve un manteau et quelque linge, chose bien précieuse, quand on est nu et sans le sou. Je retrouve aussi l’écharpe du malheureux capitaine Dubois que j’avais recueillie. Mais mon Benjowski, mon Malthufer, toutes mes lettres, etc., il faut leur dire un éternel adieu !
References[+]
↑1 | Junot opérant en Portugal, battu à Vimeiro par Wellington, dut signer la capitulation de Cintra (1808), mais les Anglais respectèrent les clauses de la capitulation et rapatrièrent son armée. |
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↑2 | De Murat |
↑3 | Port de Cadix |
↑4 | Sans doute une faute du copiste, peut-être faut-il lire Murcie au lieu de Marseille. |