Talleyrand raconte « sa » campagne de 1805

 

Napoléon visitant le camp de Boulogne
Napoléon visitant le camp de Boulogne

Le camp de Boulogne qu’il forma à cette époque, dans le but de menacer les côtes d’Angleterre eut pour premier résultat de populariser la guerre dans ce pays, et d’y faire créer, chose inouïe, une nombreuse armée permanente. Et c’est pendant que Napoléon paraissait absorbé par les travaux de ce camp, que les Autrichiens passaient l’Inn, traversaient la Bavière, occupaient le centre de la Souabe, et déjà arrivaient sur les bords du Rhin. Ce fut toutefois cette précipitation des Autrichiens qui le préserva de la position plus que critique où il aurait été, s’ils eussent attendu l’arrivée de l’empereur Alexandre et des cent mille Russes qui étaient en marche pour se joindre à eux, car la Prusse aurait été alors infailliblement entraînée dans la coalition; mais les Autrichiens voulaient montrer que, seuls, ils étaient en état d’engager la lutte et de triompher. Napoléon sut profiter de cette faute avec le génie militaire et la célérité qui font sa gloire.

En quelques semaines, on pourrait dire en quelques jours, il transporta la grande armée du camp de Boulogne aux bords du Rhin pour la conduire à de nouvelles victoires.

Je reçus l’ordre de l’accompagner à Strasbourg, pour être prêt à suivre son quartier général selon les circonstances (septembre 1805). Un accident de santé qu’eut l’empereur au début de cette campagne m’effraya singulièrement. Le jour même de son départ de Strasbourg [1], j’avais dîné avec lui; en sortant de table, il était entré seul chez l’impératrice Joséphine; au bout de quelques minutes il en sortit brusquement ; j’étais dans le salon, il me prit par le bras et m’amena dans sa chambre. M. de Rémusat, premier chambellan, qui avait quelques ordres à lui demander, et qui craignait qu’il ne partît sans les lui donner, y entra en même temps. A peine y étions-nous, que l’empereur tomba par terre ; il n’eut que le temps de me dire de fermer la porte. Je lui arrachai sa cravate parce qu’il avait l’air d’étouffer ; il ne vomissait point, il gémissait et bavait. M. de Rémusat lui donnait de l’eau, je l’inondais d’eau de Cologne. Il avait des espèces de convulsions qui cessèrent au bout d’un quart d’heure ; nous le mîmes sur un fauteuil; il commença à parler, se rhabilla, nous recommanda le secret et une demi-heure après, il était sur le chemin de Carlsruhe.

En arrivant à Stuttgart [2], il m’écrivit pour me donner de ses nouvelles; sa lettre finissait par ces mots : « Je me porte bien. Le duc (de Wurtemberg)  est venu au-devant de moi jusqu’en dehors de la première grille de son palais; c’est un homme d’esprit. » Une seconde lettre de Stuttgart du même jour portait : « J’ai des nouvelles de ce que fait Mack; il marche comme si je le conduisais moi-même. Il sera pris dans Ulm, comme un vilain. »

On a cherché à répandre depuis que Mack avait été acheté; cela est faux ; c’est leur présomption seule qui perdit les Autrichiens. On sait comment leur armée battue partiellement sur plusieurs points et refoulée vers Ulm, fut obligée d’y capituler; elle y resta prisonnière de guerre, après avoir passé sous les fourches caudines. En m’annonçant sa victoire, Napoléon m’écrivit quelles étaient, dans sa première idée, les conditions qu’il voulait imposer à l’Autriche, et quels territoires il voulait lui enlever.

Je lui répondis que son véritable intérêt n’était point d’affaiblir l’Autriche, qu’en lui ôtant d’un côté, il fallait lui rendre de l’autre, afin de s’en faire un allié. Le mémoire [3] dans lequel j’exposais mes raisons le frappa assez pour qu’il mît la chose en délibération dans un conseil qu’il tint à Munich [4] où j’étais allé le rejoindre, et pour qu’il inclinât a suivre le plan que je lui avais proposé, et que l’on peut retrouver encore dans les archives du gouvernement.

Mais de nouveaux avantages remportés par une de ses divisions d’avant-garde, exaltant son imagination, ne lui laissèrent plus que le désir de marcher sur Vienne, de courir à de nouveaux succès et de dater des décrets du palais impérial de Schönbrunn. Maître en moins de trois semaines de toute la Haute-Autriche et de toute la partie de la basse qui est au midi du Danube, il passe ce fleuve et s’engage dans la Moravie. Si alors soixante mille Prussiens fussent entrés en Bohême, et que soixante mille autres, venus par la Franconie, eussent occupé la route de Lintz, il est douteux qu’il eût pu parvenir à échapper de sa personne. Si l’armée austro-russe qu’il avait en tête, et qui était forte d’environ cent vingt mille hommes, eût seulement évité toute action générale et donné à l’archiduc Charles le temps d’arriver avec les soixante-quinze mille hommes qui étaient sous ses ordres, au lieu de dicter des lois, Napoléon aurait été dans la nécessité d’en subir.

Mais loin d’arriver avec son armée, la Prusse envoya un négociateur, qui, soit folie, soit crime, ne fit rien de ce qu’il était chargé de faire, et creusa le précipice où son pays devait être lui-même prochainement englouti. L’empereur Alexandre, qui s’ennuyait à Olmütz et qui n’avait encore vu aucune bataille, voulut en avoir l’amusement [5];  et malgré les représentations des Autrichiens, malgré les avis que le roi de Prusse lui avait adressés, il livra la bataille connue sous le nom de bataille d’Austerlitz et la perdit complètement, trop heureux de pouvoir se retirer par journées d’étapes, comme l’armistice qui en fut la suite lui en imposait l’humiliante obligation.

Jamais fait militaire n’eut plus d’éclat. Je vois encore Napoléon rentrant à Austerlitz le soir de la bataille. Il logeait dans une maison du prince de Kaunitz [6];  et là, dans sa chambre, oui, dans la chambre même du prince de Kaunitz, arrivaient à tous les instants des drapeaux autrichiens, des drapeaux russes, des messages des archiducs, des messages de l’empereur d’Autriche, des prisonniers portant les noms de toutes les grandes maisons de l’empire.

Au milieu de tous ces trophées, je n’ai pas oublié qu’un courrier entra dans la cour, apportant des lettres de Paris, et le portefeuille mystérieux dans lequel M. de la Valette déposait le secret des lettres particulières décachetées qui avaient quelque importance, et les rapports de toutes les polices françaises. A la guerre, l’arrivée d’un courrier est un événement d’une douceur extrême. Napoléon, en faisant immédiatement distribuer les lettres, délassait et récompensait son armée.

Il survint alors un incident assez piquant qui peint trop bien le caractère de Napoléon et ses opinions pour que j’omette d’en faire mention. L’empereur qui, à cette époque, était fort en confiance avec moi, me dit de lui faire la lecture de sa correspondance. Nous commençâmes par les lettres déchiffrées des ambassadeurs étrangers à Paris; elles l’intéressaient peu, parce que toutes les nouvelles de la terre se passaient autour de lui. Nous en vînmes ensuite aux rapports de police ; plusieurs parlaient des embarras de la banque, occasionnés par quelques mauvaises mesures du ministre des finances, M. de Marbois [7].

Le rapport qu’il remarqua davantage fut celui de madame de Genlis; il était long, et écrit tout entier de sa main.

Elle y parlait de l’esprit de Paris, et citait quelques propos offensants tenus, disait-elle, dans les maisons que l’on appelait alors le faubourg Saint-Germain; elle nommait cinq ou six familles, qui jamais, ajoutait-elle, ne se rallieraient au gouvernement de l’empereur. Des expressions assez mordantes que rapportait madame de Genlis, mirent Napoléon dans un état de violence inconcevable ; il jura, tempêta contre le faubourg Saint-Germain. « Ah ! Ils se croient plus forts que moi, disait-il, Messieurs du faubourg Saint-Germain ; nous verrons ! nous verrons ! »

Et ce nous verrons ! venait quand ?.. . Après quelques heures d’une victoire décisive remportée sur les Russes et sur les Autrichiens. Tant il reconnaissait de force et de puissance à l’opinion publique et surtout à celle de quelques nobles, dont la seule action se bornait à s’écarter de lui. Aussi, en revenant plus tard à Paris, crut-il avoir fait une nouvelle conquête quand mesdames de Montmorency, de Mortemart et de Chevreuse vinrent remplir des places de dames du palais de l’impératrice, et anoblir madame de Bassano qui avait été nommée avec elles.

Au bout de vingt-quatre heures, je quittai Austerlitz. J’avais passé deux heures sur ce terrible champ de bataille; le maréchal Lannes m’y avait mené, et je dois à son honneur, et peut-être à l’honneur militaire en général, de dire que ce même homme qui la veille, avait fait des prodiges de valeur, qui avait été d’une valeur inouïe tant qu’il avait eu des ennemis à combattre, fut au moment de se trouver mal, quand il n’eut plus devant ses yeux que des morts et des estropiés de toutes les nations; il était si ému que, dans un moment où il me montrait les différents points d’où les attaques principales avaient été faites : « Je n’y puis plus tenir, me dit-il, à moins que vous ne vouliez venir avec moi assommer tous ces misérables juifs qui dépouillent les morts et les mourants. »

Les négociations, dont avant cette grande bataille il n’y avait eu qu’un vain simulacre, devinrent alors sérieuses. Elles commencèrent à Brünn en Moravie et se terminèrent à Presbourg [8],  où le général Giulay et le loyal prince Jean de Lichtenstein s’étaient rendus avec moi. Pendant que j’étais dans la première de ces villes, l’empereur Napoléon dictait à Duroc, et le comte d’Haugwitz, ministre de Prusse, signait un traité (15 décembre 1805), où étaient mentionnées les cessions qui seraient exigées de l’Autriche, et par lequel la Prusse cédait Anspach et Neufchâtel, en échange du Hanovre qu’elle recevait. Napoléon avait des succès de tous les genres; et il en abusa sans aucune mesure, surtout en datant de Vienne, peu de temps après, l’insolent décret dans lequel il déclarait que Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles, avait cessé de régner, et donnait à Joseph Bonaparte, l’aîné de ses frères, le royaume de Naples qu’il conquit facilement, et celui de Sicile, sur lequel son imagination seule a jamais régné.

Le système que Napoléon adopta alors, et dont le décret duquel je parle fut le premier acte, doit être compté parmi les causes de sa chute. Je ferai connaître plus tard, avec des applications particulières à chacun des nouveaux rois qu’il fabriquait, tout ce qu’il y avait d’impolitique et de destructeur dans cette manière de renverser des gouvernements, pour en créer d’autres qu’il ne tardait pas à abattre encore, et cela sur tous les points de l’Europe. L’Autriche, dans l’état de détresse où elle était réduite, ne pouvait que subir les conditions imposées par le vainqueur. Elles étaient dures, et le traité fait avec M. d’Haugwitz rendait pour moi impossible de les adoucir, sur d’autres articles que sur celui des contributions. Je fis du moins en sorte que les conditions ne pussent être aggravées par aucune fallacieuse interprétation. Maître de la rédaction sur laquelle Napoléon, à la distance où j’étais de lui, ne pouvait pas influer, je m’appliquai à la rendre exempte de toute équivoque; aussi, quoiqu’il eut obtenu tout ce qu’il était possible d’obtenir, le traité ne lui plut pas. Il m’écrivit à quelque temps de là : « Vous m’avez fait à Presbourg un traité qui me gêne beaucoup. »

Ce qui cependant ne l’empêcha pas de me donner, peu de temps après, une grande marque de satisfaction en me faisant prince de Bénévent, dont le territoire était occupé par ses troupes. Je dis avec plaisir que, par là, ce duché que j’ai conservé jusqu’à la Restauration, a été mis à l’abri de toute espèce de vexation, et même de la conscription.

Le comte d’Haugwitz aurait assurément mérité de payer de sa tête le traité qu’il avait osé faire sans pouvoirs, et contre ce qu’il savait parfaitement bien être le voeu de son souverain ; mais le punir aurait été s’attaquer à Napoléon lui-même. Le roi de Prusse n’osa le désavouer; il eut même la faiblesse de résister aux nobles sollicitations de la reine ; et cependant, honteux de donner son approbation à un pareil acte, il ne ratifia d’abord le traité que conditionnellement. Mais à la ratification conditionnelle que Napoléon rejeta, il fallut, sous peine de l’avoir pour ennemi, en substituer une pure et simple qui constitua la Prusse en guerre avec l’Angleterre.

Napoléon, depuis qu’il était empereur, ne voulait plus de république, surtout dans son voisinage. En conséquence, il changea le gouvernement de la Hollande, et finit par se faire demander un de ses frères pour être roi du pays. Il ne soupçonnait pas alors que son frère Louis, qu’il avait choisi, était un trop honnête homme pour accepter le titre de roi de Hollande, sans devenir parfaitement Hollandais.

La dissolution de l’empire germanique était déjà implicitement opérée par le traité de Presbourg, puisqu’il avait reconnu comme rois les électeurs de Bavière et de Wurtemberg, et l’électeur de Bade comme grand-duc. Cette dissolution fut consommée par l’acte qui forma la confédération du Rhin, acte qui coûta l’existence à une foule de petits États conservés par le recès de 1803, et que j’essayai encore une fois de sauver. Mais je réussis pour un très petit nombre, les principaux confédérés ne voulant accepter cet acte qu’autant qu’ils seraient agrandis.

Murat, l’un des beaux-frères de Napoléon, à qui les pays de Clèves et de Berg avaient été donnés en souveraineté, fut compris dans cette confédération, avec le titre de grand-duc; il l’échangea plus tard pour celui de roi, qu’il eût mieux valu pour lui ne jamais obtenir.

 

NOTES

[1]  Napoléon quitte Strasbourg le 1er octobre 1805 (Tulard-Garros)

[2] En réalité, de Strasbourg, Napoléon se rendit à Ettlingen, puis à Ludwigsburg (idem). Stuttgart ne fut ville étape qu’au début de 1806, après la campagne d’Austerlitz.

[3] Il s’agit de la lettre du 17 octobre 1805. Talleyrand est encore à Strasbourg, et Napoléon n’a pas encore vaincu Mack à Ulm !

[4]  Napoléon séjourne à Munich du 25 au 28 octobre 1805

[5]   On appréciera ici l’humour (involontaire ?) de Talleyrand…

[6] Le château d’Austerlitz appartenait en effet à la famille Kaunitz.

[7] François Barbé-Marbois (1745-1837), alors ministre du Trésor Public. En fait, la crise financière qui sévit alors à Paris ne s’apaisera qu’après la nouvelle de la victoire d’Austerlitz, Marbois étant alors révoqué.

[8] En fait, ces négociations commencèrent au château de Nikolsbourg (aujourd’hui Mikulov, à la frontière austro-tchèque). Mais l’étroitesse des lieux entraîna le transfert à Brünn. Mais lorsque le typhus commença à se répandre dans la ville, les négociateurs finalement s’installèrent à Presbourg (aujourd’hui Bratislava)