Souvenirs de Pierre-Auguste Paris (1805 – 1812)
Par un officier du corps[1]
Ces souvenirs ne sont ni signés ni datés, mais on y voit que leur auteur écrivait vers 1863, qu’il était alors plus que septuagénaire, qu’il entra au régiment, comme sous-lieutenant, le 27 fructidor an VIII, c’est-à-dire le 14 septembre 1805, qu’il y devint capitaine et qu’il s’appelait Paris.
En rapprochant ces données de documents conservés aux archives du ministère[2] on arrive à reconnaître dans cet officier M. Pierre-Auguste Paris, né en 1787, sous-lieutenant et capitaine du 14e léger de 1805 à 1812, passé ensuite dans divers autre corps et, enfin, retraité en 1847 avec le grade de colonel.[3]
Plus j’avance en âge et plus je prends plaisir à me reporter aux temps de ma jeunesse, à me rappeler tout ce que j’ai vu et éprouvé alors, les hommes que j’ai connus, les pays que j’ai visités, les événements auxquels j’ai pris part. Ces souvenirs, auxquels je me hasarde à consacrer ces quelques pages, ne seront peut-être pas dépourvus d’intérêt, en ce qu’ils donneront une idée de ce qu’était, il y a bientôt soixante ans, notre armée française dont l’organisation a subi depuis lors tant de modifications plus ou moins heureuses. Ce ne sont pas ici des mémoires historiques, ni encore moins une insipide biographie; ce sont des tableaux de mœurs que j’essaie d’esquisser. Je parlerai principalement du régiment où j’ai servi sept à huit ans comme sous-lieutenant, lieutenant et capitaine,….. ab uno disce omnes.[4]
Pour gage de la sincérité de mes récits, je dirai les noms propres qui s’y rattachent; forcément, le mien s’y trouvera assez souvent mêlé.
J’ai été nommé sous-lieutenant au 14e régiment d’infanterie légère vers la fin de 1805 (27 fructidor an XIII). C’est l’époque où l’armée avait atteint son bel idéal, l’époque, où formée, aguerrie, illustrée par les guerres de la République, elle venait, dans les camps des côtes de l’Océan, de compléter son organisation, de consolider et perfectionner son instruction, en même temps qu’elle conservait encore cet esprit de désintéressement qui faisait, par exemple, que des capitaines de grenadiers préféraient à l’avancement qui leur était offert la satisfaction de rester à la tête de leurs grenadiers. On en citait deux ou trois à l’armée d’Italie lorsque j’y arrivai, et de ce nombre était un Bizontin, le général Morel[5], alors capitaine de grenadiers au 101e de ligne. Mais ces scrupules passèrent assez vite.
Quatre éléments entraient dans la composition des régiments :
1° Un certain nombre d’officiers et de sous-officiers qui avaient servi sous l’ancien régime, vieux soldats, de 40 à 50 ans d’âge, dont la tâche avait été de conserver ou de rétablir les traditions de l’exacte discipline, de la précision dans les détails du service et dans les manœuvres;
2° Les volontaires de 1792 et 93, avec lesquels se confondaient les réquisitionnaires de 1794, tous hommes de 30 à 36 ans, éprouvés par les huit ou dix laborieuses campagnes de la Révolution, solides, alertes et conservant quelque chose de l’enthousiasme républicain [6];
3° Les conscrits de l’an VII qui, appelés sous les armes en 1799, avaient reçu le baptême du feu à Hohenlinden ou à Marengo; cette première conscription ayant été de 250,000 hommes, ils étaient très nombreux dans les corps;
4° Les hommes des classes subséquentes, formés dans les camps ou dans les garnisons par un travail de plusieurs années; pour le 14e léger, cette catégorie se composait en grande partie de Piémontais, bons soldats, un peu joueurs, un peu menteurs et, en même temps, un peu voleurs, « au demeurant les meilleurs fils du monde ». Tous ces hommes se faisaient honneur de servir pour leur propre compte : dans ce temps-là, les remplaçants étaient fort peu nombreux et stigmatisés du noms de vendus: il était rare qu’ils obtinssent des grades; – dans ce temps-là, la libération n’étant ni fixée, ni même prévue, personne n’y pensait; les soldats comptaient les années passées au service et non, comme à présent, les jours restant à faire; – dans ce temps-là, ils étaient citoyens autant que le comportaient les devoirs de la discipline et de l’obéissance passive. Aujourd’hui que le remplacement, déguisé sous le nom de rengagement, retient sous les drapeaux tant d’anciens soldats, qui n’en deviennent pas meilleurs, n’est-il pas à craindre qu’au lieu d’une armée vraiment nationale nous finissions par n’avoir, n’étaient les officiers, que des cohortes prétoriennes ?
Les quatre éléments que je viens d’énumérer formaient un admirable ensemble. Ces hommes qui avaient partagé tant de rudes travaux, tant de privations, tant de périls et tant de gloire, vivaient entre eux comme des frères. Ces lions étaient de vrais moutons dans la vie intime. Cette bienveillance s’étendait jusqu’à nous, jeunes officiers sortant de l’école militaire, du magasin, comme ils disaient. Et certes, c’est une chose admirable, une chose qui dénotait autant d’élévation d’esprit que de bonté de cœur, que cette cordialité avec laquelle ont été accueillis dans les corps, malgré la supériorité que leur donnait leur instruction, les élèves des premières promotions : des jeunes gens imberbes, arrivant avec l’épaulette, sans service de guerre, devaient s’attendre á être vus avec quelque dédain par les anciens officiers qui avaient conquis leurs grades à la pointe de4 l’épée ; et avec jalousie par les sous-officiers à qui nous enlevions le tiers de leurs chances d’avancement. Mais non ; dès que nous avions fait preuve de bonne volonté, tous les soins étaient pour nous : au bivouac, à peine arrivés, notre lit de paille était fait, notre abri était dressé. Allons, lieutenant, nous disait-on, couchez-vous, reposez-vous ; quand le bouillon sera fait, on vous réveillera. Et puis, ces hommes qui, souvent, avaient marché ou combattu toute la journée, s’éparpillaient comme des abeilles et allaient à une ou deux lieues chercher du pain, du vin, des volailles, des moutons (car alors les distributions régulières étaient à peu près inconnues). Puis, quand la soupe était faite, le jeune sous-lieutenant, réveillé à point nommé, mangeait, buvait et se rendormait par là-dessus.
L’esprit de corps, cimenté par tant de liens, devenait en chacun le culte du régiment. Voici ce qui en donnera une idée. A mon arrivée au 14e léger, un chasseur nommé Thierson, pas trop mauvais sujet cependant, était allé en maraude, s’était enivré et avait fait feu sur un officier qui voulait le ramener au camp. Arrêté, jugé, condamné et exécuté dans les 24 heures, il ne proféra que ces paroles en se mettant à genoux pour recevoir la mort : Je demande pardon à la quatorzième et à Dieu. C’était une première prise d’armes et j’en ai longtemps conservé une impression pénible.
Les soldats, de leur côté, avaient leur lynchlaw : le soir de la bataille de Caldiero, au bivouac d’une des compagnies, un soldat rentrait isolément : Brailly, lui dirent ses camarades, qu’es-tu devenu aujourd’hui ? Nous ne t’avons pas vu. Brailly ne put se justifier et reçu la savate. Il est devenu un brave soldat, et, même, a été nommé adjudant sous-officier en 1811, ce qui fut un évènement, car Brailly était un vendu. C’est à cette bataille de Caldiero, que les Autrichiens, prenant le son du cornet des voltigeurs (dont l’institution était toute récente) pour celui de la trompette, se formèrent en carré comme pour recevoir une charge de cavalerie ; sur quoi l’adjudant-major Oddos (de Barcelonnette), qui marchait avec nos voltigeurs, s’avisa de sommer un carré de mettre bas les armes, sommation à laquelle, il faut le dire, les Autrichiens ne crurent pas devoir déférer.
Le 14e léger (beaucoup disaient encore la 14e légère), avec la même composition que les autres régiments, se recommandait par une origine particulière.
Lors des préparatifs pour l’expédition d’Irlande, le général Hoche[7] avait formé, des détachements tirés de tous les corps de l’armée, deux légions qu’il avait nommées la 1e et la 2e légion des Francs. La 1e était dite la légion noire parce qu’elle portait l’habit-veste noir (avec le gilet rouge, le pantalon bleu de ciel et le chapeau à la Henry IV). Les seize hommes que du lui fournir chaque compagnie n’étaient pas des demoiselles : c’étaient presque tous des maîtres d’armes ou prévôts, ferrailleurs, tapageurs, bouillants, peu façonnés au joug de la discipline, de vrais diables incarnés.[8]
L’expédition d’Irlande échouée, la légion noire marcha à la conquête de la Suisse, dont elle fut bientôt la terreur. On chantait encore de mon temps des couplets où l’on faisait dire aux Suisses :
Monsieur Schauenbourg [9], apaisez vos canons
Contributions nous vous paierons
Et le général Schauenbourg répondait :
De vos contributions, je n’en avons t’à faire (bis)
Mes canonniers brûleront vos maisons,
Mes chasseurs noirs les pilleront.
Voici, à ce propos, un trait qui peint bien ces gaillards.
Lors des mouvements de l’armée française sur les petits cantons, une dame qui se réfugiait à Schwitz, rencontre un de nos chasseurs noirs qui lui inspire de la confiance. Elle lui demande de l’escorter jusqu’à la ville, non encore occupée par nos troupes. Arrivée à destination, elle congédia son homme avec une honnête récompense. Celui-ci avise sur la place publique un bon Suisse qui se promenait gravement dans son manteau rouge ; il pense qu’il pourra s’en faire un gilet d’uniforme et s’en empare sans plus de formalités ; grande rumeur que la dame parvint à apaiser, de sorte qu’en fin de compte, le chasseur eut son gilet.
De Suisse, la légion noire fut portée sur les bords du Rhin et là, elle faisait la contrebande avec l’entrain qu’elle mettait en toutes choses ; le gouvernement se fâcha et ordonna son licenciement, mais le général Schauenburg, chargé de l’opération et qui avait vu la légion à l’œuvre devant l’ennemi, obtint que ses trois bataillons fussent conservés et prissent le numéro 14, alors vacant. L’escadron de hussards et la batterie d’artillerie furent versés dans des corps de leurs armes respectives.
En 1800, à la campagne de Hohenlinden, le général Moreau faisait un tel cas de la 14e légère, qu’il donna ses trois bataillons pour avant-garde à trois divisions différentes. M. Thiers a mentionné cette particularité.
En 1805, la fougue de nos chasseurs était assortie, mais ils restaient de bons et solides soldats. Un caporal envoyé en reconnaissance disposait ses hommes avec autant d’intelligence et d’aplomb qu’un général aurait fait avec sa division. Dans les manœuvres nous entendions, au premier commandement, les soldats dans le rang annoncer les mouvements qu’ils allaient faire, les commenter, les discuter. Ce caquetage ne serait peut-être pas toléré aujourd’hui ; nous nous y prêtions volontiers et, même, y prenions part quelque fois, persuadés qu’il développait l’intelligence des soldats, en même temps qu’il les délassait en les égayant. Devant l’ennemi, il avait quelque chose d’important.
Nos tambours méritent une mention spéciale : la plupart étaient d’anciens soldats ; ils étaient fiers de leurs baguettes. Sous leurs mains, leur caisse devenait en quelque sorte un instrument de musique et leurs batteries faisaient l’effet de marches militaires. Je n’entendais jamais sans émotion la marche du régiment battue par ces bras nerveux qu’animaient l’élan et l’énergie d’un moral éprouvé. Le tambour Ursprung, de ma compagnie, était un des meilleurs : c’était un des anciens de la Légion noire, carré, jovial, infatigable et faisant de ses baguettes tout ce qu’il voulait.
Le tambour-major Fanfan venait des hussards de la légion noire : c’était un homme d’une taille colossale, bien pris, basané, avec un air de dignité simple. Au feu, ce n’était plus un tambour-major, son attitude fière et résolue donnait l’idée du dieu Mars.
Le chef de musique Closel avait aussi été hussard dans les légions : c’était un bel homme qui ne manquait pas de distinction. Il avait le génie de la musique guerrière, et plusieurs de ses marches étaient à électriser les plus calmes.
Les régiments d’infanterie (qui venaient de quitter la dénomination de demi-brigade) avaient gardé la formation républicaine à trois bataillons (quelques-uns en avaient quatre), le bataillon était de neuf compagnies de 100 hommes. C’est en 1809 que l’Empereur changea cette organisation en donnant à chaque régiment quatre bataillons de guerre de six compagnies et un bataillon de dépôt de quatre compagnies, toutes les 142 hommes au complet.
Un autre vestige du régime républicain était le mode d’avancement des officiers ; il y avait trois tours : l’ancienneté, le choix du gouvernement et le choix du corps. Ce dernier était à l’élection dans chaque grade et avait besoin de la sanction du gouvernement.
Le corps d’officiers du 14e léger était surtout recommandable par son esprit de confraternité. Nous nous connaissions tous par nos prénoms, surnoms, lieux de naissance, et nous nous tutoyons presque tous.[10]
Cette familiarité entretenait dans nos relations une franche et bruyante gaieté qui ne nous faisait cependant jamais oublier la subordination.
Ainsi, à un dîner de corps que nous donnait le colonel, j’ai entendu chanter :
Bonhomme, bonhomme
Tu n’es pas maître dans ta maison
Quand nous y sommes.
Le colonel riait, mais il n’aurait pas fallu s’y jouer.
Autre exemple : au commencement de 1807, j’étais à l’hôpital de Tarente avec mon lieutenant Hippolyte Néant, de Lyon ; nos lits étaient voisins, et notre maladie ne nous empêchait pas de commencer ordinairement notre journée par nous battre à coups de traversins, exercice toujours interrompu par le bouillon que l’économe de l’hôpital, le digne M. Mathieu, faisait servir aux officiers deux heures avant le déjeuner. Or, il arriva un matin que Néant ne voulut pas cesser le combat à l’apparition du bouillon ; je me fâchai : laissez-moi tranquille, lui dis-je, ou bien nous verrons ! Nous verrons ? reprit-il ; je te f… aux arrêts, voilà ce que nous verrons. A cette intervention de l’autorité du grade, je restai sans réponse et baissai pavillon.[11]
Oserais-je, à propos de ce séjour à l’hôpital de Tarente, où nous nous trouvions au nombre de sept ou huit officiers, raconter qu’un de nos divertissements était de nous promener dans les corridors, tous nus, en chemise, à la queue leu leu, nous tenant par le pan de derrière, la ligne conduite au son du violon par un de mes camarades d’école, le bon Lagarde[12] Et qu’on ne pense pas que les acteurs de ces scènes folles fussent tous des sous-lieutenants ; il y avait, ma foi, deux lieutenants et un capitaine !
Bien des officiers et même des officiers supérieurs, ne brillaient pas par l’instruction. Tel était, entre autres, le chef de bataillon Willien, qui n’était arrivé à ce grade qu’à force de bravoure. Un jour, au cercle, après l’ordre, il nous racontait qu’autrefois on portait z’un catogan- – Avec un cuir, commandant, dit gravement mon camarade d’école Armand-Sébastien Fousset. Oui, et même très luisant, répond le commandant sans comprendre l’épigramme.
Mais, s’ils péchaient par l’éducation, ces braves gens se recommandaient par leurs qualités de cœur. Ceux qui avaient le bonheur d’être rangés étaient toujours prêts à venir en aide à ceux qui ne faisaient pas l’économie leur vertu favorite, et, dans ces occasions, personne n’eût osé demander, accepter, ni offrir un billet. Ainsi, à la mort de mon pauvre lieutenant Veret, grand et brave Lorrain qui avait toujours eu beaucoup d’ordre, l’officier chargé de liquider sa succession n’avait d’autres titres envers ses nombreux débiteurs que l’inscription sur son carnet des prêts qu’il leur avait faits, et cela suffit.
En citant des exemples de simplicité, de confiance et de bonne foi, je ne prétends pas dire que, hors de là, nous fussions tous des modèles de probité et de désintéressement. Hélas ! C’est, dit le proverbe, l’occasion qui fait le larron : à la guerre, les occasions de faillir ne se présentent que trop souvent, et il arrive même quelquefois qu’au lieu de les attendre on les fait naître. Aussi racontait-on qu’une fois l’Empereur avait répondu à une demande de croix d’Honneur pour un capitaine trésorier, qu’il avait sa croix dans sa caisse.
Le plus brillant officier, avant mon arrivée au corps, était le capitaine Bigarré, de Belle-Isle-en-Mer, qui passa aux chasseurs à pied de la Garde, devint major du 4e de ligne et que j’ai retrouvé à Rennes, en 1833, commandant la 13e division militaire. Combien d’autres dont la carrière a été plus bornée se recommandaient par de précieuses qualité ! Ce bon capitaine Dutertre, un des plus beaux hommes que j’aie jamais vus et qui ne paraissait pas s’en douter, d’une bonhomie charmante, d’une physionomie heureuse, d’une superbe figure aux grands yeux bleus surmontés de sourcils noirs :
Aux regards assurés, mais tranquilles et doux.
Le capitaine Bonnet (Pierre Bonnet, de Chénéreuilles, Creuse) dépourvu d’instruction, mais que la nature avait amplement dédommagé par les dons d’un esprit droit, juste et pénétrant, par un jugement sûr, par un cœur excellent, par une gaieté douce et inaltérable.
Le capitaine Rondenet (Pierre Rondenet, dit Bellerose, de Bressuire, Deux-Sèvres) petit homme ne perdant pas un millimètre de sa taille, tête haute, l’encolure roide, le jarret tendu, le verbe bref et sec, loyal, cassant, d’une bravoure exceptionnelle qui lui valut la croix d’officier sans avoir été légionnaire, et tant d’autres de qui la mémoire m’est toujours chère, et dont l’énumération n’aurait d’intérêt que pour moi.
Mais il en est un que la reconnaissance me défend de passer sous silence, le commandant Eschenbrenner, bel Alsacien, solide, froid, à la fois sévère et bienveillant, qui a contribué, pour sa part, à bien me poser dans le régiment, voici dans quelles circonstances.
Lors du soulèvement de la Calabre, au printemps de 1806, le régiment quitta Tarente où je fus laissé avec 30 hommes à la garde du château, au milieu d’une population de 18.000 âmes, turbulente et sourdement agitée. Heureusement, la classe aisée comprit ce qu’elle avait à craindre du triomphe de la populace, elle s’organisa en garde civique, m’offrit son concours que j’acceptai avec empressement ; et, chaque soir, 30 à 40 citoyens, dont plusieurs en habit monastique, avec le mousquet au bras, venaient occuper l’avancée du château. Mais, comme les blessés, les malades, les éclopés du régiment étaient évacués sur Tarente, je me trouvai bientôt en compagnie d’un certain nombre de soldats et de 5 ou 6 officiers, parmi lesquels le chef de bataillon Eschenbrenner, qui prit le commandement. Je pensai alors que ma place était là où ma compagnie se battait ; je demandai à la rejoindre, le commandant refusa. Eh ! bien, commandant, lui dis-je, je déserterai ! Arrêts de huit jours signifiés par écrit et ainsi motivés : pour avoir déclaré être intentionné de déserter pour rejoindre le régiment. Une punition ainsi formulée était une justification et un éloge, aussi le colonel, quoique peu disposé en faveur des jeunes officiers de l’école, commença à me montrer de la bienveillance. Quant au commandant Eschenbrenner, mis à la retraite peu d’années après, il devint sous-préfet de Saverne.
Plusieurs de nos officiers avaient eu des antécédents assez peu édifiants, ainsi Casterot (Dominique Casterot, dit Abbadie, de Lourdes, Hautes-Pyrénées) avait été contrebandier, ce qui ne l’empêcha pas de devenir un très bon, très honnête (et très laid) capitaine. Ainsi Félix d’Aigremont, gentilhomme normand, avait été, dans sa jeunesse, un fort mauvais sujet, un chenapan. Déshérité par son père, il s’était fait espion des chouans, puis avait passé aux Bleus et était ainsi arrivé à la légion noire. C’était, enfin à l’époque de mon arrivée, un excellent officier plein de cœur et de droiture, qui devint promptement un de mes meilleurs camarades, aussi demanderais-je la permission de m’étendre avec son souvenir.
La vie orageuse, aventureuse, aventurière qu’avait jadis menée d’Aigremont[13] avait laissé dans son organisme des traces fatales : par exemple, il y avait danger à l’éveiller en sursaut, car sa première idée était de se croire attaqué et son premier mouvement était de frapper, et je faillis une fois en être victime : c’était un soir qu’il était indisposé, et que, pour lui tenir compagnie, nous nous étions réunis auprès de son lit en faisant une partie de drague. Sans remarquer qu’il s’était endormi, je le pris par le bras en plaisantant. Aussitôt, se dressant sur son séant et saisissant son sabre suspendu á son chevet, il m’en lança un coup que je n’évitai qu’en sautant d’un bond de l’autre côté de la table.
Quoique très rangé, il avait coutume de s’enivrer une fois l’an, et, alors, il cassait et brisait dans les cafés tout ce qui se trouvait à sa portée, tandis qu’un autre de nos camarades (le capitaine Laurent Delpech[14], de Lyon, l’ancien tambour-major de la légion noire) le suivait bourse en main pour payer tous les dégâts. Après cette belle expédition, d’Aigremont rentrait pour un an dans l’ordre le plus parfait.
A Corfou, il s’était lié d’amitié avec un capitaine albanais de son étoffe, et ils se donnaient le nom de frère. Stéphane fut détaché à Paxo ; un jour, il vint nous demander de dîner à l’improviste. « Eh ! Stéphano, où vas-tu donc ? – O fratello, je vais au pays ; un de mes cousins m’a fait un tort, je vais le tuer s’il plait à Dieu (l’ammazzo si Dio vuol), et je te ramènerai un mouton. » Stephano partit et tint parle de tous points.
Dans un temps où presque tous les officiers étaient roturiers, d’Aigremont n’était cependant pas le seul au 14e léger qui appartint à la noblesse : il y en avait deux autres dont l’un, Martial de Monnois, gentilhomme champenois, était un très bel et très bon officier.
Nos officiers de santé, qu’il serait injuste d’oublier, n’étaient pas de grands docteurs, mais la pratique leur tenait lieu de science, et ils étaient tout cœur et tout abnégation. Le sous-aide du 2e bataillon, Philippe Boyron, de Clermont-Ferrand, était admirable de dévouement et, sous prétexte d’être plus à portée des blessés, il se tenait presque toujours au plus épais du feu[15]
Dans ce temps là, les officiers juraient volontiers et à tous propos. C’était le genre : les B…, les F… voltigeaient sur leur bec, et ils pensaient comme frère Jean des Entommures, que ce sont couleurs de rhétorique cicéronienne pour orner le langage. Nous autres, nous n’avions pas adopté cette habitude et nous en étions pas moins obéis. Quand nos soldats disaient : Le lieutenant a juré, c’était un cas grave et nul ne bronchait. Voici un exemple qui m’est personnel de l’influence que nous avions ainsi acquise sur eux et aussi de leur esprit de subordination.
En 1809, le bataillon était détaché dans la petite île de Vido, en avant de Corfou ; les soldats étaient employés aux travaux des fortifications et payés par quinzaine. Une fois, le colonel avait ordonné une retenue, je ne sais pour quel objet ; le lendemain matin, comme j’étais à me faire la barbe dans ma baraque, le sergent-major vint me dire que la compagnie refusait d’aller au travail. Sans m’habiller, la barbe à moitié faite, le rasoir à la main, je cours à la caserne de la compagnie, longue baraque avec une grande porte à chaque bout. Eh ! Bien, dis-je en rentrant, que m’apprend donc le sergent-major ! A ces seules paroles, vous eussiez vu tout le monde filer par la porte opposée et se rendre aux ateliers sans mot dire.
En arrivant en 1805 dans cette compagnie (la 5e du 2e), j’y avais trouvé un vieux troupier de l’ancien régime, le sergent Fayet, qui m’avait pris en affection. Il me traitait comme son nourrisson, se croyant responsable de mes fautes, et me morigénait le cas échéant. Ainsi, en 1807, dans un détachement où je me trouvais commander la compagnie, le syndic de la petit ville de Molfetta m’avait proposé de remplacer par des grives (c’était le moment du passage) la ration de viande, qui était communément ou du Néro ou du Magliano (ou de porc ou de bouc châtré). La proposition fut acceptée avec joie, et cet extra mit tellement en gaieté mes chasseurs que j’en profitai pour leur faire faire en deux heures, tout d’une haleine, un trajet d’environ treize kilomètres. Fayet ne pouvait pas nous suivre, il resta en arrière avec quelques traînards, et ne nous rejoignit qu’à la grand’halte. Là, me prenant par un bouton de mon habit, l’air moitié colère et moitié amical : Mille b…. lieutenant, c’est pas comme ça qu’on marche, vous laissez le quart de votre monde en arrière et si vous aviez trouvé Vaicariallo ! (C’était le chef d’une bande que nous traquions).
Le sergent Fayet ne savait ni lire ni écrire : je lui appris à signer son nom et, en 1811, j’obtins, pour lui son bâton de maréchal, l’épaulette de sous-lieutenant. Il était bien heureux, et moi aussi.
Mon brave Fayet, que j’aime à dire ici, après plus de cinquante ans, les sentiments que je t’ai voués. Et c’est sans doue, là haut, une jouissance pour toi de recevoir cette expression de l’affection, e la reconnaissance et de la vénération de ce vieillard, plus que septuagénaire, qui fut jadis pour ainsi dire ton pupille !
Un autre de mes sous-officiers dont j’ai conservé un bien bon souvenir, est mon sergent-major Delaby (de Tourcoing, Nord). Ce brave Flamand m’avait, lui aussi, pris tout d’abord en affection : il se plaisait à me raconter toutes sortes d’anecdotes, le plus souvent facétieuses, et il le faisait en style de bivouac ; aussi lui arrivait-il souvent de s’interrompre pour me dire : « Pardon, lieutenant, si je me sers de ces expressions soldatesques. »
Le 14e léger était remarquablement fort pour la marche. Chaque compagnie avait deux ou trois intrépides chanteurs qui entretenaient la gaieté au milieu des plus grandes fatigues, et l’on pense bien que ce n’étaient ni romances, ni des cantiques qui composaient leur répertoire.
Voici une de ces chansons qui date de la campagne de Prusse, et que je ne donne ici que comme un échantillon de la manière dont nos soldats traitaient l’histoire contemporaine.
L’Empereur d’Autriche a dit Au roi de Prusse : mon ami Baise moi mon… ta paix sera faite Turluron, turlurette Baise mon… La paix sera faite Turlurette | Le roi de Prusse a répondu Je ne veux pas baiser ton… Et la paix ne sera pas faite Turluron, turlurette Etc… | Napoléon leur dit : Eh ! bien ! Vous baiserez tous deux le mien, Et la paix sera bien faite Turluron, turlurette Etc… |
Lorsque au commencement de 1806, le prince Joseph (il n’était pas encore nommé roi) fit la tournée de la Calabre, notre 2e bataillon fut désigné pour l’escorter : les premières étapes étaient de 20 miles (37 kilomètres) ; elles allèrent en augmentant et la dernière, pour arriver à Cotrone, fut de 40 miles (74 kilomètres), que nous mîmes plus de 30 heures à faire. La compagnie d’élite du 4e régiment de chasseurs à cheval marchait avec nous, et, au bout de deux jours, il n’en restait que le capitaine, toute la compagnie était démontée. Le bataillon, lui, avait laissé environ 80 hommes en arrière, faute de chaussures. La Calabre, alors, n’avait pas de routes : tous les transports s’exécutaient à dos de mulet. Des entiers n’existaient même pas sur les bords de la mer lorsque la plage était unie, et alors, on marchait tout bonnement sur les galets en suivant les contours du rivage. On n’y mettait d’ailleurs pas plus de façons dans les plaines de la Pouille où nous avons parcouru de grands espaces sur lesquels la route n’était que il trattaro delle pecore (le chemin frayé par les troupeaux passant d’un canton à un autre pour y aller pâturer). Il n’y a qu’un endroit de la Calabre où nous ayons vu quelque chose ressemblant à un char ; c’est dans la belle vallée de Catanzaro au golfe de Squillace. Ces chars consistaient en un tronc d’arbre fourchu présentant la forme d’un Y, la tige était le timon où l’on attelait une paire de bœufs, la fourche formait la caisse supportée par un essieu en bois aux deux bouts duquel tournaient, tant bien que mal, deux roues pleines, faites de tranches d’un tronc d’arbre scié transversalement.
Le pays est d’ailleurs magnifique et d’une fertilité extraordinaire. Les parties basses que borde la mer étaient couvertes de champs de coton ou de plantations d’orangers et d’oliviers ; les collines qui viennent ensuite produisaient en abondance des céréales entremêlées de mûriers ; plus haut, de vastes pâturages arrosés par les eaux dérivées des montagnes étaient tapissés d’immenses forêts de châtaigniers, surmontées, de loin en loin, de glaciers qui fournissaient de glace une grande partie du royaume. Mais on disait de ce beau pays que c’est le paradis habité par les diables. Et, en effet, le Calabrais était toujours armé jusqu’aux dents et toujours prêts à faire usage de ses armes. Ce paisible laboureur que vous voyez à la queue de sa charrue, avait son fusil caché dans un sillon voisin et un grand couteau à gaine dans la poche droite de sa culotte. A notre première entrée en Calabre, je me trouvais d’avant-garde ; des paysans auxquels je m’étais adressé pour me renseigner me disaient fièrement qu’un Calabrais valait cinq Français. Nous leur prouvâmes bientôt que leur appréciation manquait d’exactitude, et des colonnes de deux cents hommes étaient toujours sûres de passer partout.
Bien des usages se ressentaient de cette civilisation un peu barbare. Ainsi, à table, dans les bonnes maisons même, il n’y avait qu’un verre à vin de deux en deux convives, et, à chaque bout de table, un grand verre de la contenance d’un demi litre environ, à l’usage de ceux qui voulaient mettre de l’eau dans leur vin. Or, il m’arriva, à Brindisi, d’être invité à dîner par un particulier chez qui était logé un de nos capitaines : je fus placé à côté de mon amphitryon, avec un seul verre entre nous deux, selon l’usage. Comme le baron Romano avait les lèvres ornées d’agréments peu ragoûtants, je ne me souciais pas de boire après lui, et, pour m’en garer, je ne vidais mon verre qu’à moitié. Cela alla bien ainsi pendant une partie du repas, mais le baron avait soif et, n’osant se servir du verre que je laissais à moitié plein, il prit le partir de boire à même à la bouteille. Qui fut bien attrapé ? Ce fut moi.
Autre anecdote caractéristique. En arrivant dans la petite ville de Castellanette, je fus logé chez le chanoine Del Vecchio : je remarquai d’abord que les draps de lit n’étaient pas frais ; on me répondit qu’un de mes camarades, le lieutenant Carré, n’y avait couché que deux nuits. J’obtins qu’on les changeât, mais je n’y gagnai rien : des démangeaisons par tout le corps m’éveillèrent de bon matin, et je m’aperçus, horresco referens, que j’étais la proie d’une multitude d’animalcules de couleur grise ; je n’en avais jamais vu autant ! Ils ne pouvaient venir des draps. Je reconnus qu’ils provenaient de la couverture piquée dont chaque point était le repaire de ces insectes. Depuis lors, je préférais toujours, durant nos marches, un banc ou un bahut, au lit qui pouvait être si inhospitalier.
Mais, avant de quitter nos Napolitains, je veux placer ici une anecdote qui fait contrepoids à ce qui précède.
Vers la fin de 1807, le régiment avait été porté sur l’Adriatique à destination de Corfou : le 2e bataillon fut cantonné à Otrante, et j’étais logé chez une famille de pêcheurs, composée du père, de la mère et de deux beaux enfants de 10 à 12 ans : c’étaient de si bonnes gens qu’au bout de 6 à 8 jours, j’étais, en tout bien tout honneur, comme de la famille. Un jour, une frégate anglaise étant venue longer la côte, le bataillon prit les armes pour suivre ses mouvements et se mit en marche la nuit. En me voyant prendre mon évolée (qu’on me passe ce mot franc-comtois), ma bonne hôtesse me disait en pleurant à chaudes larmes : Figghio moi bieddo, se si fa un attaco, miette-ti d’arreto, che non t’accidano (figlio moi bello, se si fa un attacco, mette-ti d’addietro, che non t’accidano) – (mon cher enfant, si l’on se bat, tiens-toi en arrière, pour qu’on ne te tue pas). Mais on n’eut point à se battre, et nous rentrions au point du jour, très vexés de n’avoir pas eu à nous mesurer aux Anglais. Comme j’approchais de la maison, j’aperçus tous mes hôtes réunis sur le balcon et qui se mirent à crier dès qu’ils me reconnurent : Ah ! ecco u cardinieddo nueschio (ah ! ecco il cardinello nostro) – (ah ! voici notre chardonneret) – car c’est ainsi qu’ils m’appelaient à cause que j’étais petit, vif et toujours chantant). J’ai eu beaucoup de plaisir à revoir, cinq ans plus tard, cette excellente famille, qui m’a sans doute oublié depuis, mais moi, non.
Ce lieutenant Carré que je viens de nommer tout à l’heure fut un de mes meilleurs camarades. Il ne manquait pas de moyens, et je le vis passer promptement capitaine et chef de bataillon. Dans ce dernier grade, il commandait l’île Vido à l’époque où je devins capitaine. A ma première garde, je régalai, selon l’usage, les officiers de la garnison, et j’y commandais le commandant carré, qui y fit honneur, de telle sorte que, lorsqu’il s’embarqua pour retourner à Vido, il était passablement aviné et ne cessait de crier en élevant la voix à mesure qu’il s’éloignait : Bonsoir capitane Paris, bonsoir capitaine Paris, et personne dans toute la rade ne dut ignorer que j’étais capitaine.
Qu’on ne s’étonne pas qu’un officier supérieur se mit sans scrupule en cet état, dans un temps où l’on ne songeait ni à la politique ni à la spéculation (ou l’agiotage, puisqu’il faut l’appeler par son nom). Les officiers ne s’occupaient que de fêter le vin et les belles, comme on disait alors.
Pour le premier point, c’était à qui boirait le mieux, c’est-à-dire le plus et, si ne se faisait pas précisément honneur de s’enivrer, du moins on riait sans vergogne. Lorsque le colonel Goris[16] fut nommé général, nous lui offrîmes un splendide banquet ; une couronne de laurier était suspendue au-dessus de sa tête. On but encore plus fort que de coutume, de sorte que, bien avant la fin du repas, personne n’était plus de sang-froid. Au dessert, je trouvai fort joli de monter sur la table, que j’avais à parcourir dans la moitié de sa longueur, et, d’un coup de sabre, je coupai les cordons de la couronne qui tomba sur la tête du nouveau général. Cette action d’éclat fut saluée d’applaudissements frénétiques. Mais, pendant cet épisode, deux officiers encore plus échauffés se prenaient de dispute, l’un, le lieutenant Fenzi, neveu de l’archevêque de Florence (département de l’Arno), l’autre, le sous-lieutenant Bacoulon. Bon et brave adjudant qui venait d’être nommé officier. L’altercation devint si vive qu’à l’issue du banquet, il fallut aller sur le terrain. Là, les témoins engagèrent d’abord les deux adversaires à se reposer sur l’herbe : ils s’y endormirent tous deux instantanément, et, quand ils se réveillèrent, ils ne savaient plus où ils étaient, ni pourquoi ils y étaient. On pense bien qu’arrivés á ce point, l’affaire se termina sans effusion de sang, et il me souvint alors de celle de ces deux aventuriers au siège de Stockholm, dont Rabelais fait narré au chap. 40 de son 3e livre.
Quant à nos relations avec les dames (ici j’aborde un sujet scabreux et je réclame l’indulgence du chaste lecteur si je conserve trop á mes récits la couleur locale), quant à nos relations avec les dames, dis-je, je déclare consciencieusement que nous ne ressemblions pas á ces galants de cour, que dépeint Molière, « bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles » ; l’armée de la Révolution valait mieux sous ce rapport que la cour di grand Roi ; nous pensions avec Béranger que la fanfare est du fanfaron, et, quand je dis nous, je n’entends pas parler seulement des gens bien élevés, ceux de nos camarades qui étaient le plus dépourvus d’éducation et d’usage avaient les même principes qu’ils traduisaient dans leur langage grossier par ces vers énergiques :
Bon garçon qui le fait, j… f… qui s’en vante.
Au demeurant, les femmes n’avaient pas alors, que je sache, l’influence qu’elles ont exercée plus tôt et plus tard.
Du moment où le régiment fut dirigé sur le royaume de Naples, beaucoup de femmes mariées se décidèrent à suivre le corps à cheval et même à pied, marchant et bivouaquant au besoin avec leurs maris. En tête, je nommerai Mme Eschenbrenner, la femme du chef de bataillon dont j’ai déjà parlé, jolie Alsacienne, fraîche, dodue résolue, décente et dont la médisance n’a jamais effleuré la réputation. Le même témoignage est dû à deux autres de position bien inférieure : la femme du chef de musique Clozel et celle du tambour-major Fanfan. Les femmes d’officiers subalternes, en assez grand nombre, étaient plus ou moins heureusement partagées que celles-là au physique et au moral. L’éducation chez quelques-uns (quand elles en avaient) n’était pas toujours, il faut le dire, un gage de bonne conduite, et nous avons vu telle femme de capitaine qui, avec de bonnes manières, une tenue décente et une mine à recevoir le bon Dieu sans confession, ne valait guère mieux que feue Messaline. Je n’entends parler ici que des Françaises et me tais sur les Corfiotes et les Napolitaines que nous avons recrutées sous le sceau du sacrement. Je dirai seulement à l’égard de ces dernières qu’on ne leur apprenait dans leur pays ni à lire ni à écrire., vaine précaution chez un peuple où, avec des passions vives, le langage des signes était porté à une haute perfection.
Enfin venaient les cantinières, tout à fait dégagées de préjugés, mais généralement bonnes, désintéressées et d’un dévouement soumis parfois aux plus rudes épreuves ; ainsi nous avons vu à la retraite de Sainte-Euphémie, l’une d’elles, femme d’un sergent, porter sur son dos, pendant plus de deux lieues, son mari blessé à la jambe. Son nom ne me revient pas et j’en ai vraiment regret. S’il y en avait de fort laides, celle de la 5e du 2e était réellement jolie : Catherine Béguin, Bavaroise qui suivait le régiment depuis la campagne de Hohenlinden, était active, alerte, joviale, infatigable à la marche et intrépide au feu[17]. Son mari ( ?) qui est devenu 3e porte aigle[18], était assez peu chatouilleux à l’endroit de la vertu de sa femme, mais tranquille, rangé et fort brave soldat. A Caldiero, il lui était arrivé de faire feu à quinze pas sur un Autrichien et de le manquer, mais il avait réparé sa faute en lui plongeant sa baïonnette dans le corps jusqu’à la douille. Six mois plus tard, parmi un défilé de la Calabre où nous avions donné dans une embuscade, il descendait du premier coup de feu, à 300 pas, un insurgé (ou un brigand si vous voulez) qui, perché au- dessus de nos têtes, nous narguait en nous montrant le derrière.
L’esprit de confraternité qui unissait les militaires d’un même corps régnait aussi généralement entre les corps d’une brigade, d’une division. Sous la République, lorsque l’humeur belliqueuse du soldat se traduisait en duels dans les moments de repos, deux corps ne pouvaient pas se rencontrer sans se tâter et, après ce préliminaire, la plus parfaite union s’établissait ordinairement.
Depuis l’Empire, les mœurs s’étaient modifiées à cet égard, les duels étaient devenus assez rares et la bonne harmonie n’existait pas moins. Telles furent nos relations, dès la campagne de 1805, avec le 101e de ligne de notre brigade, et, surtout, avec le 25e de chasseurs à cheval qui, dans toutes les occasions et notamment au passage de l’Isonzo, montrait sa prédilection pour le 14e léger (chasseurs et chasseurs). Ce fut moins sensible dans le royaume de Naples, où nous fûmes presque toujours disséminés ; mais j’ai vu en Calabre trois régiments légers, les 1er, 21e et 22e, dont l’union intime s’exprimait par cette phrase qui était dans la bouche de chacun : Un et vingt-et-un font vingt-deux.
A Corfou, où nous restâmes cinq à six ans, nos relations furent toujours très amicales avec les autres corps : le 6e de ligne, le régiment d’Isemburg[19], le régiment albanais et, même, avec la marine militaire, ce qui ne s’est pas toujours vu autre part.
Le 6e de ligne avait les mêmes allures que nous, quoique un peu plus graves. Il était commandé par un homme très distingué, le colonel Devilliers[20], qui est devenu lieutenant-général.
Le régiment d’Isembourg était une sorte de légion étrangère composée en presque totalité de déserteurs allemands, mais dont les officiers étaient presque tous des émigrés rentrés dans cette voie sous le drapeau français. Parmi eux j’ai connu le lieutenant von Hülsen qui, il y a 20 à 25 ans, commandait une des légions étrangères en Algérie.
Le régiment albanais se formait presque en entier de Souliotes[21] qui s’étaient expatriés lorsque Ali-Pacha[22], après une lutte de dix années, se fut rendu maître de leurs montagnes. Commandés par le colonel Minot[23], il était organisé comme un régiment français, moins l’instruction, la discipline et l’uniforme ; cette troupe n’était guère propre qu’au service de tirailleurs, et c’est sans doute à ce titre qu’ils montraient une préférence marquée pour le 1er léger. Ils étaient adroits tireurs et prétendaient que lorsqu’un albanais avait besoin d’une tranche de merisier pour s’en faire un tuyau de pipe, il l’abattait à balle franche, quelque haut perché que fût l’arbre dans les rochers. Je fus un jour invité à un de leurs banquets nationaux. En arrivant au camp, nous vîmes qu’on préparait la principale pièce du festin, un gros mouton dans l’intérieur duquel on avait remis tous les intestins après les avoir vidés et nettoyés. L’animal entier (qui me rappelait le cheval de Troie des anciens festins romains) rôtissait en plein air au-dessus d’un grand feu qu’un soldat albanais entretenait soigneusement en chantant l’air de la Pyrrhique. Le couvert fut mis sur une longue nappe étendue par terre, et les convives, accroupis à la turque, étaient rangés des deux côtés. Ici, chacun avait son verre, mais mon amphitryon, le capitaine Dimitri, qui m’avait placé en face de lui, changeait de verre avec moi avec chaque rasade en témoignage d’amitié. Après le repas, qui fut très animé, les officiers albanais voulurent bien nous donner une représentation de la célèbre Pyrrhique[24], dont ils prétendent avoir conservé la tradition, et qu’ils dansèrent au son du tambourras[25], sorte de guitare qui ressemble à une colossale cuiller à pot. C’était, il faut le dire, un spectacle curieux et imposant, tant par la richesse et le pittoresque des costumes, que par la dignité de maintien et l’air martial des acteurs.
Avec la marine, nos relations étaient encore plus intimes. Entre nous et les états-majors de la station navale, c’était un échange continuel de visites et de parties de plaisir, soit à bord, soit en rade, soit à terre. En voici un échantillon :
Un jour que nous avions traité en ville plusieurs officiers et aspirants de la Danaï, les chants et les libations se prolongèrent assez avant dans la soirée. Nous avions entonné cette chanson fort connue alors :
N’était-il pas gentilhomme,
Saint Crépin, saint Crépin, saint Crépin
N’était-il pas gentilhomme,
Le chevalier romain ?
« Oui – Non – Oui – Non » criaient à tue-tête les assistants. L’affirmative l’emportait enfin, et l’on entendait en chœur :
Il était bien gentilhomme,
Saint Crépin, saint Crépin, saint Crépin,
Il était bien gentilhomme
Et chevalier romain.
Le tout avec redoublement de rasades.
A la fin, le lieutenant de la Danai, grand gaillard du nom de Lartigue, me tirant à part : Venez, Paris, me dit-il, je veux vous faire voir ma maîtresse (il m’en avait vingt fois vanté les charmes et la fidélité). Nous nous échappons, laissant l’orgie se continuer et, en arrivant, nous trouvons la donzelle en tête-à-tête avec un jeune Corfiote. Dans la crainte que Lartigue, qui était très violent et très fort, ne fit quelque malheur, je lui dis : Expliquez vous doucement avec votre maîtresse ; moi, je me charge de l’indigène.
Je saisis une chaise, et, à tour de bras, je reconduisis le pauvre jeune homme jusque dans la rue. Quand je rentrai, je trouvai que la belle était à la période des larmes ; je me retirai discrètement et j’appris le lendemain que Lartigue avait obtenu son pardon !
D’après tout ce qu’on vient de lire de nos habitudes et de nos allures, on croira facilement que nous n’étions pas fort rigides sur la tenue, et, en effet, nos chefs étaient à cet égard d’un laisser aller incroyable aujourd’hui. En voici un curieux détail.
En 1805, l’uniforme de l’infanterie était bien différent de ce qu’il est aujourd’hui. Tandis que la ligne portait le tricorne, l’habit long à revers blancs, la culotte blanche et les guêtres montant au-dessus du genou, la légère s’en distinguait par le shako[26], l’habit veste à revers bleus (les officiers portaient l’habit long), le pantalon étroit et les guêtres qui n’allaient qu’au-dessous du genou. Elle portait de plus le sabre briquet qui, dans la ligne, était réservé aux compagnies d’élite. Tel était le règlement ; mais en campagne, il n’était sortes de licences que nous ne prissions : on peut dire que les officiers ne conservaient de l’uniforme que l’habit et les épaulettes, et encore, pour celles-ci, supprimait-on souvent, au corps de l’épaulette, les losanges en soie qui distinguaient des capitaines les lieutenants, les sous-lieutenants et les adjudants, car tous ces grades avaient l’épaulette et la contre-épaulette. Pour le reste, liberté entière : nous remplacions le shako par le chapeau, le pantalon bleu par un pantalon de coupe, d’étoffe et de couleur quelconque (c’était assez souvent le charivari, pantalon large boutonné du haut en bas sur la couture extérieure), l’épée par le sabre, le baudrier par le ceinturon que chacun façonnait à sa guise, les bottes à la hussarde par les bottes retroussées ou par les souliers.
En garnison, notre tenue n’était pas moins bizarre. Ainsi, à Corfou, lorsque, comme le plus jeune des capitaines du régiment (je n’avais pas vingt-cinq ans) je donnais le bras à la femme du colonel, à la promenade, j’avais le claque à l’Irato surmonté d’un plumet vert de 58 centimètres de long (la longueur réglementaire étant de 40 centimètres), l’habit d’uniforme, le gilet blanc, la culotte de drap de soie noir, les bas de soie blancs et les souliers à boucles. Ce costume était fort ridicule, je l’avoue, mais l’uniforme du fantassin d’aujourd’hui (1863) l’est-il moins ?
Nos compagnies de carabiniers avaient porté, en garnison, le bonnet à poil : elles l’avaient laissé en dépôt pour la campagne de l’an XIV (1805) et ne l’ont pas repris depuis. Elles se distinguaient par la flamme rouge autour du shako, et les voltigeurs par la flamme jaune chamois. Plus tard, à Corfou, pour ménager les shakos dont le remplacement était devenu difficile, on avait donné la flamme bleu de ciel aux compagnies du centre ; toutes portaient le plumet de 40 centimètres, rouge, jaune ou vert. Puis pour la tenue d’été, on avait adopté, pour la troupe, la veste, le gilet et le pantalon de cotonnade blanche, avec les parements et les collets rouges, jaunes ou bleus. Cette tenue était fort gracieuse. Les officiers portaient pour l’été le frac de camelot bleu.
La capote était à peu près inconnue dans l’infanterie en 1805. On ne voyait dans les compagnies que quelques sarreaux de toile pour les corvées, et la veste à manches, qui pouvait se mettre par-dessus l’habit, ne garantissait qu’imparfaitement contre le froid. Après Austerlitz, on distribue des capotes de drap à l’armée ; mais, comme les draps provenaient des réquisitions faites dans le pays conquis, on en voyait de toutes les couleurs dans un même corps, ce qui faisait une bigarrure assez choquante.
Le couvre-giberne (pour ne pas omettre les petits détails) n’était pas obligatoire. Il n’y avait que les soldats soigneux qui en fussent pourvus, et ils le fabriquaient comme ils pouvaient, qui de drap, qui de toile, qui de toile cirée. Le premier, au 14e léger, je donnai à ma compagnie des couvre-gibernes uniformes. Nous étions déjà à Corfou et j’avais pu faire face à cette dépense avec le bénéfice du change des monnaies (nous percevions le solde en or et faisions le prêt en billon). La même ressource m’avait permis de former dans ma compagnie, à une époque où les écoles régimentaires étaient inconnues, une école de lecture et d’écriture dont le colonel voulut que j’étendisse le bienfait á tout le bataillon. Ceux qui ne connaissent mon écriture que depuis vingt-cinq ou trente ans, seront bien surpris d’apprendre que tous les exemples de mon école étaient de ma main et très correctement écrits.
La moustache (ceci est mon dernier article) n’était régulièrement portée que par les compagnies d’élite, et encore nos carabiniers en contestaient-ils le droit aux voltigeurs, se fondant sur ces termes du règlement : Les grenadiers seuls porteront la moustache. Mais aux Îles ioniennes, elle avait été donnée à toute la division. Aujourd’hui que toute l’armée la porte, et que cette innovation remonte de plus de trente ans, il n’est peut-être pas inutile d’en dire l’origine. Après la répression des troubles de Lyon en 1831, le duc d’Orléans, par un mouvement irréfléchi, avait, en témoignage de satisfaction, accordé la moustache aux corps qui étaient sous ses ordres. C’était une faute : le maréchal Soult, pour la dissimuler, fit de cette exception la règle générale.
Telle était donc l’armée au commencement de ce siècle, admirable de solidité comme de patriotisme et de dévouement. Mais cela ne devait pas durer ; les guerres de la République aveint eu pour objet la défense du territoire et de l’indépendance nationale, celles qui suivirent Austerlitz parurent agressives, la nation se lassa et l’armée perdit peu à peu, sans les remplacer que bien incomplètement, ses éléments d’invincibilité.
La campagne d’Eylau et de Friedland avait été très meurtrière et de grands vides s’étaient faits parmi les anciens soldats. A celle de Wagram, on constata pour la première fois d’assez nombreuses mutilations volontaires. Après le désastre de 1812, le mal s’accrut effroyablement : je n’ose dire le nombre de ces actes ignobles qui m’est resté dans la mémoire, mais il n’est que trop vrai qu’on a compté par milliers les mutilations volontaires, constatées par les enquêtes après Lützen et Bautzen. La lassitude avait gagné jusqu’aux sommités et, à la mort du maréchal du palais, Duroc, on a entendu un de nos maréchaux s’écrier : Nous y passerons tous !
Les régiments, qui étaient restés depuis quelques années loin du théâtre des grandes guerres, le 14e léger et le 6e de ligne, à Corfou, les 18e léger, 13e et 23e de ligne, en Illyrie, et quelques autres, avaient néanmoins payé leur tribut d’affaiblissement par les nombreux cadres qu’ils avaient dû fournir aux grandes armées ; et à la fin, les cadres mêmes laissaient beaucoup à désirer. Ainsi, en 1813, j’ai retrouvé en Silésie trois nouveaux bataillons du 14e léger, les 7e, 8e et 9e, et j’y ai vu des officiers que nous avions renvoyés au dépôt en 1812 comme incapables de tout bon service. Au lieu de la retraite, ils avaient eu de l’avancement et l’un d’eux a été dégradé pour avoir été trouvé ivre-mort dans un fossé. Et, à la fin de 1813, le ministre de la Guerre demandait à chaque corps (j’ai eu la circulaire dans les mains) les états nominatifs des officiers et sous-officiers sachant lire et écrire. Quelle affreuse décadence !
Mais l’esprit belliqueux du français offre tant de ressources ! Certes, sous le point de vue moral, le mode actuel de composition de l’armée est loin de valoir le nôtre, et je suis avec raison laudator temporis acti[27]. Et, cependant, l’ancienne armée, dans ses plus beaux temps a-t-elle jamais montré plus de ténacité que devant Sébastopol (si ce n’est devant Mayence) et plus d’élan qu’à Palestro ?
NOTES
[1] Souvenirs parus dans les Carnets de la Sabretache (ndlr), 1904.
[2] Les notes sont pour l’essentiel de l’édition originale. Nous nous sommes permis, pour l’intérêt du lecteur, d’en ajouter de nouvelles : elles sont alors suivi de la mention ndlr
[3] Paris (Pierre-Auguste), né le 25 juin 1787, à Paris (Seine) Élève à l’école militaire de Fontainebleau, 27 septembre 1804 ; sous-lieutenant au 14e régiment d’infanterie légère, le 14 septembre 1805 ; lieutenant, le 20 février 1809 ; capitaine le 7 septembre 1811 ; adjoint à l’état-major, le 8 avril 1812 ; passé á l’état-major du IVe corps le 21 avril 1813 ; chef de bataillon au 5e régiment d’infanterie légère le 6 janvier 1814 ; en non-activité, le 1er septembre 1814 ; rappelé au 93e régiment d’infanterie le 30 mai 1815 ; remis en non-activité le 23 août 1815 : chef de bataillon au 3e bataillon de la Légion du Loiret, le 24 décembre 1817 ; admis au corps royal d’état-major le 24 juin 1818 ; disponible le 1er janvier 1819 ; employé à l’état-major de la 14e division militaire, le 20 février 1819 ; disponible le 25 septembre 1819 ; employé á l’état-major de la 7e division militaire le 22 février 1823 ; employé à l’état-major de la 6e division militaire le 15 ao1ut 1823 ; lieutenant-colonel le 17 septembre 1830 ; colonel le 30 novembre 1832 ; chef d#état-major de la 6e division militaire le 21 juin 1834 ; admis à la retraite, le 4 juillet 1847.
Campagnes : 1805, armée d’Italie ; 1806, 1807, armée de Naples ; 1808-1812, dans les Îles Ioniennes ; 21 novembre 1812 – 21 avril 1813, en mission à Naples ; 1813, campagne de saxe ; 1814, campagne de France (bloqué à Besançon) ; 1815, France.
Décorations : CLH le 19 novembre 1813 ; OLH le 19 août 1832 ; DLH le 15 avril 1845.
[4] Par un seul connais-les tous (ndlr)
[5] Ce nom ne figure pas dans le Six. (ndlr)
[6] Pour se faire une idée de ce que valaient ces volontaires en 1805, qu’on songe qu’ils avaient résisté non seulement aux rudes épreuves de ces guerres, mais encore aux nombreux exemples de découragement qu’ils avaient eus sous les yeux et qui avaient si fort éclairci leurs rangs.
[7] Louis-Lazare Hoche (1768 – 1797) (ndlr)
[8] Le général Auguste-Julien Bigarré (1775 – 1838) fit partie de cette 14e et en parle longuement dans ses Mémoires.(ndlr)
[9] Alexis-Balthasar-Henri-Antoine (1748 – 1832), commandant en chef de l’armée d’Helvétie en 1798) (ndlr)
[10] Comme par suite de cette habitude de tutoiement nous nous interpellions presque toujours par ces mots : Dis-donc, les Italiens nous appelaient les didon, de même que les Allemands nous désignaient par le nom de tout de suite, expression dont nous nous servions habituellement pour stimuler leur lenteur. Son particolari sti Francesi disaient les …., chiemano tutti didon (sont-ils drôles des Français, ils appellent tout le monde didon. Cette facétie m’en rappelle une autre du même pays : Comme nous acceptions sans façon tout ce qu’on nous offrait par forme de civilité et dans la confiance que nous n’accepterions pas, les habitants, jouant sur le mot san, qui est, en italien, l’abrégé de santa, se disaient entre eux : Quel san façon, è un gran santo o un gran cogilon
[11] Néant est toujours resté mon meilleur ami. Retraité comme chef de bataillon, il s’était fixé á Volteur, auprès d’un autre de nos camarades, le capitaine Cornet, et, depuis mon retour à Besançon, en 1834, il venait chaque année passer quelques semaines au milieu de ma famille qui lui avait voué la plus tendre affection.
[12] Jules-Henry-Dominique-François Uyaud de Lagarde, d’Avallon.
13] Degremont, sur l’État militaire de l’an XII (1804)
[14] Delpeche, op. cit.
[15] C’est Boyron qui m’a appris le jeu de l’impériale, qui devint notre principal amusement, mais notre jeu n’était pas ruineux : nous jouions à qui des deux cracherait pour l’autre qui fumerait.
[16] Jérôme-Joseph Goris (1761 – 1828), nommé général de brigade le 6 août 1811.(ndlr)
[17] Sur ce sujet, voir « Histoire de la dragonne » (R. Ouvrard – Cosmopole –Paris- 2001) (ndlr)
[18] Il y avait trois porte-aigle par régiment : le premier lieutenant, le deuxième sous-officier, le troisième caporal, tous choisis parmi les moins lettrés et les plus solides.
[19] En 1806, le duché d’Isenburg recruta et équipa trois compagnies n à 375 hommes. En 1808, il fournit des troupes qui combattent en Espagne et en Italie. Ces troupes d’Isenburg ne furent pas engagées en Russie. (ndlr)
[20] Claude-Germain-Louis Devillers (1770 – 1857) (ndlr)
[21] Les Souliotes sont les habitants du massif montagneux du Souli. On a surtout pris l’habitude de désigner sous ce nom ceux qui y habitaient à la fin du XVIIIe siècle et qui participèrent à la guerre d’indépendance grecque. Les plus célèbres d’entre eux étaient Markos Botzaris ou Kitsos Tzavelas. L’isolement de leur massif montagneux permit aux Souliotes d’échapper aux Ottomans, comme les Maniotes. Ils étaient organisés en 47 « tribus » réparties sur 14 villages. Les villages et les tribus étaient en constante vendetta. L’indépendance de la région gênait à Ali Pacha de Janina qui décida de s’en emparer pour que sa domination sur l’Épire fût totale. Il mena une première campagne en 1792 mais dut renoncer. Il revint de nombreuses fois à la charge. Il finit par réduire les Souliotes en 1803. L’épisode est resté célèbre. Une partie des vaincus préféra se jeter dans le vide plutôt que de se soumettre. Les survivants gagnèrent les îles ioniennes ou Missolonghi. (ndlr)
[22] Ali Pacha de Janina (1741 ou 1744 – 1822) fut le gouverneur de la région de l’Épire pour le compte de l’Empire ottoman. Il tenta de se rendre indépendant au début du XIXe siècle. (ndlr)
[23] Jean-Louis Toussaint Minot (1772 – 1837), nommé colonel du régiment albanais le 15 novembre 1807, sert à Corfou jusqu’en 1813. Le général César Berthier le frère du maréchal) avait intègré dans ses troupes régulières quelques milliers d’Albanais chassés du continent par Ali Pacha. Le régiment albanais commandé par Minot a pour mission de défendre les Îles Ioniennes, l’Empereur s’étant engagé à ce qu’aucun « soldat de ligne français, italien ou napolitain » ne le fasse. L’expérience est un échec, les Albanais plus habitués à la guerrilla des montagnes ayant du mal à accepter la discipline militaire. Ils se mutinent même à de nombreuses reprises, notamment en octobre 1809, lorsque les Britanniques s’emparent des îles. (ndlr)
[24] La pyrrhique, dont l’origine douteuse est attribuée tantôt aux dieux, tantôt aux héros, était une danse sérieuse et sacrée. Les uns font honneur de l’invention à un certain Pyrrichus de Crète; d’autres l’accordent a Pyrrhus, fils d’Achille, qui le premier dansa tout armé pour honorer les funérailles de son père D’autres, enfin, regardent le vainqueur d’Hector comme l’inventeur de cette danse, qu’il exécuta lui-même autour du bûcher de Patrocle. Il est intéressant de remarquer que la pyrrhique, qui semblait être le partage exclusif des hommes et des peuples les plus belliqueux, a été la danse dans laquelle les femmes ont acquis le plus de réputation. Plus d’un historien vante l’habileté des Argiennes a danser la pyrrhique. Lycurgue avait ordonné par une loi que toutes les jeunes Spartiates y fussent exercées des leur septième année. C’était la danse des peuples de la Thrace et de ceux de la Thessalie, ce berceau des grands hommes. Xénophon donne la description de cette danse guerrière. « Les Paphlagoniens, dit-il, s’étonnaient de voir toutes nos danses s’exécuter sous les armes; ils en admiraient la difficulté. Aussitôt on fit entrer une jeune danseuse arcadienne, qui, parée avec soin et armée d’une lance et d’un bouclier, dansa la pyrrhique avec beaucoup d’agilité et de grâce. On la couvre d’applaudissements, et les Paphlagoniens ravis demandent si nos femmes vont à la guerre. Oui, répond fièrement l’Arcadienne; ce sont elles qui ont chassé le roi de Perse de son camp. » La pyrrhique était la danse chérie des amazones; Callimaque l’atteste quand il dit dans son hymne a Diane: « C’est à toi que jadis aux rivages d’Ephèse les amazones érigèrent une statue sur le tronc d’un hêtre; là, tandis que leur reine t’offrait un sacrifice, ces femmes amies de la guerre dansèrent d’abord avec leur bouclier la danse des armes, puis se réunirent en choeur autour de ton autel; leurs mouvements agiles faisaient résonner leur carquois et retentir la terre sous La flûte n’était pas encore inventée, mais le son des chalumeaux leur marquait la cadence, et l’écho le répétait dans Sardes et dans Berecynthe. »(ndlr)
[25] Instrument de la famille des pandouris de la Grèce antique. C’est un instrument à cordes connus depuis l’époque des acrites (les gardes frontaliers de l’Empire byzantin). Le tambouras fait référence aux chansons des acrites (du IX-XI siècles, chansons qui racontent leur vie). Si on considère que l’existence des acrites se situe entre 800 et 1300 après Jésus Christ, alors, il se peut que le tambouras fût connu bien avant 800 ans après J.C. Le tambouras est habituellement constitué de 3 cordes avec un petit caisson en forme de poire et un long et fin manche. C’est en quelque sorte l’ancêtre de bouzouki. (ndlr)
[26] Notre shako, évasé par le haut, était d’un feutre épais, avec le fond en cuir bouilli assez fort pour résister aux coups de sabre ; il était orné d’un cordon de shako assez pesant et surmonté, sur le côté gauche, d’un plumet de 40 centimètres de haut. Par sa forme, sa matière et ses accessoires, ils constituaient donc une coiffure assez incommode. Encore plus incommode, surtout, sous le soleil de la Calabre, était le shako du 1er léger, tout en cuir bouilli (en 1805 l’infanterie autrichienne portait le casque en cuir bouilli ; en la poursuivant dans la retraite de Vérone à Laybach, nous trouvions la route jonchée de ces malheureuses coiffures). Et, cependant, on n’a jamais vu alors, comme on a vu dans l’expédition de Crimée, par exemple, nos soldats s’en débarrasser dans les plus pénibles campagnes ; ils s’y étaient habitués et le portaient fièrement. L’espèce est-elle plus douillette aujourd’hui ou a-t-elle moins le sentiment du devoir ?
[27] Je me suis souvent demandé comment il se fait, depuis le temps qu’on remanie les coiffures du soldat, qu’on n’ai pas songé à adopter le chapeau des cipayes de l’Inde, qui est aussi celui de la marine militaire du royaume d’Italie sous Napoléon Ier, coiffure légère, ne gênant aucun mouvement et abritant les yeux, les oreillettes et la nuque