Sainte-Hélène – Montholon – Janvier 1818
Récit de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène
Général Montholon
Compagnon de sa captivité et son premier exécuteur testamentaire
Tome II
Paris 1847

CHAPITRE IV.
ANNÉE 1818.
L’année 1818 commença sous de tristes auspices. Le temps, au lieu d’atténuer les ennuis de notre captivité, les aggravait chaque jour, et le dépérissement de l’Empereur nous donnait de graves inquiétudes.

Sir Hudson-Lowe lui-même voyait avec un certain effroi l’effet de ses mesures restrictives du peu de liberté dont nous jouissions dans les premiers temps de notre arrivée à Sainte-Hélène. Il y avait évidemment une lutte chez lui entré la vague inquiétude d’un résultat terrible de l’état de choses actuel, et cette méfiance, vice dominant de son caractère, qui le poussait d’une manière incessante dans son penchant à torturer son captif. Sa mauvaise habitude l’entraîna. Le 3 janvier, il écrivit successivement trois lettres au grand maréchal sur de nouvelles vexations qu’il prétendait nous imposer, et sur la construction de la nouvelle maison. Enfin, il osa porter la main sur le médecin de sa victime. Il ne comprit pas que cet acte de barbarie serait le plus éclatant témoignage du crime dont l’accusation flétrirait son nom, si l’Empereur mourait à Sainte-Hélène.
A la suite d’une scène violente à Plantation-House, O’Meara reçut ordre de ne plus sortir de la petite enceinte de Longwood, et de s’y considérer comme aux arrêts forcés jusqu’à ce que le gouverneur eût ultérieurement décidé de son sort. Trois mois plus tard, ce médecin nous était violemment enlevé, et l’Empereur, malgré son état de maladie, se trouvait condamné à ne plus recevoir de soins médicinaux que de la main des hommes qui avaient toute la confiance de sir Hudson-Lowe, de cet homme dont il disait :
« Je ne le vois jamais sans qu'il me rappelle l'assassin d’Edouard II faisant rougir, dans le château de Berkley, la barre de fer instrument de son crime; ma nature me prévient contre lui; à mes yeux elle l’a marqué, comme Caïn, du sceau de la réprobation. Jamais l’amiral Cockburn ne m’a inspiré de semblables préventions; j’ai eu quelques reproches à lui faire, mais j’ai toujours rendu justice à ses sentiments honorables; jamais il ne m’a inspiré la plus légère méfiance, et j’aurais volontiers accepté un médecin qu’il m’aurait présenté. A cet égard, ma confiance en lui était sans réserve. »

Quand O’Meara insistait pour que l’Empereur consentit à voir M. Baxter, homme de talent et d’un caractère sans reproche, il lui répondait :
« Je crois tout le bien que vous me dites et que j’entends dire de ce médecin, mais M. Lowe salit tout ce qui passe par scs mains, et il veut me l’imposer pour pouvoir ensuite vous enlever d’ici, vous qui êtes le médecin de mon choix, afin de faire écrire sur ma santé les bulletins qu’il lui conviendrait d’envoyer à son gouvernement. »
Heureusement que des nouvelles d’Europe vinrent détourner l’Empereur de ses tristes pensées.
«Le roi fait bien, nous dit-il, d’appeler au ministère des hommes comme Molé et Saint-Cyr; ils ne sauveront pas sa dynastie, mais ils reculeront l’explosion des rancunes françaises. Si,4à sa mort ou au départ des alliés, le gouvernement était dans les mains d’un Blacas ou d’émigrés comme lui, ou s’appuyant sur les cours prévôtales, nous aurions de grandes chances. »
7 janvier.
Conversation sur la guerre.
« On fait aujourd’hui la guerre à l’eau de rose. Si je l’avais faite sérieusement, comme on la faisait autrefois, les Russes ne seraient pas venus à Paris. Les armes à feu ont produit l’égalité. Voyez les Espagnols, ils ont fait la guerre sérieusement; eh bien! mes trois cent mille soldats n’ont pu les réduire, ils ont été chassés honteusement d’Espagne. Il est vrai que si l’Autriche ne s’était pas déclarée et que j’eusse pu poursuivre en personne l’armée du général Moore, l’Espagne était conquise.
« La Russie inondera un jour l’Europe avec ses cosaques : elle a pour elle les Grecs. C’est à cause , des Grecs que je n’ai pas voulu lui donner Constantinople : elle aurait acquis une population dévouée, je n’aurais acquis que des peuples qui, pendant bien longues années, se seraient toujours considérés comme vaincus. Ce que j’aime d’Alexandre, ce n’est pas ses conquêtes, ce sont ses mesures politiques : il laisse, à trente-trois ans, un empire bien établi que ses généraux se partagent; il eut le grand art de se faire aimer des peuples qu’il a vaincus; il fit bien de faire tuer Parménion, qui, comme un sot, blâmait qu’il quittât les mœurs grecques; c’est d’un grand politique que d’avoir été à Hammon, il conquit par là l’Egypte. Si j’étais resté en Orient, j’aurais fondé un empire, comme Alexandre, en allant à la Mecque, faisant des prières, des génuflexions; mais je ne voulais le faire que si cela en eût valu la peine, et non pas comme cet imbécile de Menou. »
11 janvier.
Communication importante du comte Balmain transmise par le général Gourgaud. Rêves d’un retour en Europe et d’une hospitalité royale en Russie.
16 janvier.
«Quelle croix! quelle croix! s’écrie- t-il au milieu d’une partie d’échecs, après avoir commandé à quatre-vingts millions d’hommes ! »
Et il se lève pour rentrer dans sa chambre, où il finit seul sa journée en lisant la Genèse.
20 janvier.
« Les rois n’aiment que les gens qui leur sont utiles, et seulement tant qu’ils le sont, »
m’a dit l’Empereur.
23 janvier.
«Les manufacturiers sont insatiables : ils comprennent toujours trop tard que 'encombrement amène la souffrance, que la souffrance amène la crise et l’insurrection. J’ai appris aux nations du continent à se passer de l’Angleterre; elles continueront mon système continental sous une forme quelconque. Ce sera comme pour la conscription, qu’on a remplacée par la loi sur le recrutement, qui est absolument la même chose. Mais le roi avait dit : « Plus de conscription! plus de droits réunis! * et l’on a créé le recrutement et l'impôt indirect. Quelle mauvaise foi! Et c’est comme cela qu’on prétend gagner l’amour d’un grand peuple ! »

Balcombe vient à Longwood nous dire que des lettres de Rio-Janeiro lui apprennent qu’on a arrêté à Fernambouc des officiers qui projetaient de venir enlever l’Empereur de Sainte-Hélène, au moyen d’un bateau sous-marin, système Sommariva.
L’Empereur s’est rappelé que c’est l’anniversaire de la bataille de Brienne ; il l’a dit à Gourgaud, en ajoutant avec une expression indicible de reconnaissance : « Vous voyez que je n’oublie rien. » En ce moment, une épingle brille à ses pieds; il la ramasse et la l donne en disant : « Vous connaissez la devise de l’épingle«