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Sainte-Hélène – Montholon – Avril-Mai 1818

Avril – Mai

 

10 avril.

Le docteur O’Meara reçoit la défense de sortir de Longwood sans l’ordre du gouverneur. L’amiral lui refuse de se mêler de cette affaire. Quand l’Empereur le sut, il dit à O’Meara. « Du moment où vous n’êtes plus libre, vous n’êtes plus mon médecin; faites-le savoir à M. Lowe. Je ne veux plus vous voir; recevez mes adieux. Je suis content de vos services; le grand maréchal vous l’écrira, ce sera votre titre d’honneur vis-à-vis de vos compatriotes, quand mon bourreau vous lais­sera retourner en Angleterre. »

 

20 avril.

Le gouverneur s’est effrayé de cette dé­claration ; il a rétracté sa défense. Mais il nous fati­gue, depuis huit jours, de ses instances pour que l’Empereur consente à appeler en consultation le docteur Baxter ou cet excellent docteur Warling, de l’artillerie.

 

8 mai.

L’Empereur m’a dit :

Quand je reporte ma pensée sur les fautes que j’ai faites et qui ont amené les alliés en France, je me sens accablé de  remords. Quelle faute d’avoir accordé une suspen­sion d’armes après la victoire ! Si j’avais donné un coup de collier de plus, l’armée russe et l’armée prussienne étaient anéanties, et je dictais la paix.

Tué à la Moskowa, c’était finir comme Alexan­dre. Tué à Waterloo, c’était bien mourir; peut-être à Dresde encore mieux ; mais non, mieux à Wa­terloo. L’amour du peuple, ses regrets!

 

15 mai.

Cette nuit, l’Empereur m’a beaucoup parlé religion.

Les conquérants, m’a-t-il dit, doi­vent connaître le mécanisme de toutes les religions, et les parler toutes ; ils doivent savoir être musul­mans en Egypte, catholiques en France : j’entends par là, protecteurs. Quand je voulais avoir le pape à Paris, c’était pour donner à la religion catholique tout l’éclat de ma puissance ; j’aurais dirigé ses pro­grès, le pape aurait été censé tout faire. J’aurais été maître du catholicisme. Je n’aurais éprouvé aucun obstacle de la part des dévots. Ils auraient fini .par s’accoutumer à me regarder comme le véritable re­présentant sur la terre de la volonté de Dieu. En Chine, le peuple adore son souverain comme un Dieu, c’est ce qui doit être. Il est ridicule que les papes exercent leur puissance sur les sujets d’un souverain; cependant c’est leur prétention, et ils l’ont poussée jusqu’à donner l’investiture de royau­mes en usurpant le pouvoir dont la victoire avait doté les empereurs romains. C’est comme l’empe­reur d’Allemagne, qui se croit le véritable héritier de la puissance romaine, et qui s’arroge le droit exclusif de faire des princes. C’est pour en finir avec toutes ces prétentions que j’ai fait mon fils roi de Rome.

Et il me dicta ce qui suit sur ses rapports avec le Saint-Siège, comme général Bonaparte, comme con­sul, comme empereur.

Dès ma jeunesse, j’ai porté une attention toute particulière aux affaires de religion. J’ai beaucoup médité sur l’histoire de la Sorbonne; ces connais­sances m’ont été bien utiles comme conquérant et législateur de l’Italie, comme restaurateur de la re­ligion en France. De même qu’en Égypte il m’a fallu étudier le Coran, parce qu’il fallait de toute néces­sité, pour fonder ma puissance au milieu d’un peu­ple soumis à l’islamisme, que je connusse à fond les croyances des quatre sectes et leur rapport avec Con­stantinople et la Mecque. C’est à ces études que j’ai dû, le plus peut-être, l’affection et l’aide du clergé d’Italie, en 1797, et celles des ulémas en Égypte.

Il est faux que je me sois jamais repenti d’avoir fait le concordat de 1801. Jamais je n’ai dit que le concordat fut la plus grande faute de mon règne.

J’ai eu des discussions avec la cour de Rome, parce qu’elle voulait constamment empiéter sur les droits du souverain. Je puis avoir manifesté quelques impressions d’une juste impatience d’être aussi mal compris dans tout ce que je voulais faire pour la re­ligion. C’était le lion qui se sentait piqué par les mouches; mais rien n’a jamais altéré mes résolu­tions ni mes principes. Je crois aujourd’hui, comme  je le croyais en 1801, que le concordat était utile, nécessaire à la religion, à la république, au gouver­nement. Les églises étaient fermées; les prêtres étaient persécutés; ils se divisaient en trois sectes : les constitutionnels, les vicaires apostoliques, les évêques émigrés à la solde de l’Angleterre. Le con­cordat mit fin à ces désordres; il fit sortir de ses ruines l’Église catholique, apostolique et romaine. Mais quelles que fussent les bonnes dispositions du pieux et vénérable Pie Vil, qui, dès les premiers mots qui lui furent dits, s’était empressé de répon­dre : « Assurez le premier consul que je me prête- « rai volontiers à une négociation dont le but est si « respectable, si convenable à mon saint ministère, si conforme aux vœux de mon cœur. » La négo­ciation fut bien difficile.

Le Saint-Siège donna ses pouvoirs au cardinal Spina et à un célèbre théologien. Joseph Bonaparte, le conseiller d’État Cretet et le curé Dernier, ancien chef vendéen, reçurent les pouvoirs de la France. On devait croire que l’immense intérêt qu’avait le Saint-Siège à voir se relever en France les autels du Christ prédominerait sur toutes les questions secon­daires; mais, avec Rome, le contraire arrive tou­jours. L’institution canonique, l’admission des prê­tres assermentés dans la réorganisation de l’Église française, la consécration de la vente des biens de l’Église, donnèrent lieu à d’acrimonieux débats; tandis que le divorce ne faisait aucune difficulté, et que les négociateurs romains déclaraient qu’ils consentiraient à admettre le mariage des prêtres, si le premier consul consentait à reconnaître au pape le droit exclusif de juger ces questions et la faculté. Je me refusai à reconnaître au Saint-Siège une in­tervention légale dans ce que je regardais avec rai­son comme une attribution des tribunaux français et des officialités pontificales. Le pape voulait aussi que je lui reconnusse le droit d’ajourner indéfini­ment l’institution canonique, ce qui équivalait à une renonciation au droit, par le chef de l’État, de nommer les évêques. Je voulais en finir. J’ordonnai à mon ambassadeur à Rome de déclarer que si, dans le délai de trois jours, le Saint-Siège n’avait pas accédé à mes offres et signé le concor­dat, la négociation était rompue; et qu’animé, avant toutes choses, du désir de ramener le peuple français à des sentiments religieux, j’aviserais, dans ma haute sagesse, si je devais ou non suivre l’exemple de Henri VIII.

Pie VII s’émut, le sacré collège trembla, le car­dinal Consalvi partit en hâte pour Paris. Toutes les difficultés s’aplanirent, le concordat fut signé, à Pa­ris, le 15 juillet 1801, et le Saint-Siège le ratifia dans le mois, ainsi que le décret qui, à titre de rè­glements d’exécution, détermina les articles organiques.

Le divorce et le mariage des prêtres sont deux grandes questions sociales échappées au naufrage de la juridiction suprême de l’Église catholique. Ce ne sont point, ainsi que veulent le prétendre de fa­natiques ignorants, des profanations du saint sacrement. De tout temps, les conciles ont admis la dis­solution du mariage. Le concile de Trente en a fixé les règles; il a déterminé treize cas de dissolution et de déclaration de nullité de la bénédiction nuptiale qui aurait été donnée au mépris de l’observance de l’une de ces treize conditions de la validité d’un ma­riage. Discuter sur la rupture ou la validité, c’est er­goter ; ce n’est pas poser un principe. Rendre indis­soluble le lien du mariage, c’est provoquer le crime, c’est mettre un curé de village au-dessus du pouvoir de la loi. La séparation de corps est un mezzo ter­mine qui ne peut trouver d’application que dans les hautes classes sociales; les masses populaires n’y peuvent trouver une protection ; elles sont condam­nées à gémir toute leur vie sur l’erreur d’un jour, ou à recourir au crime dans l’espoir d’une impunité qui assurerait le retour du calme dans leur intérieur.

Dire qu’Henri IV avait le droit religieux de divorcer en présence du fanatisme qui l’avait con­damné à choisir entre une abjuration et un trône, et dire qu’un simple citoyen n’a aucun moyen légal de briser les liens qui l’attachent à une femme stérile, ou à une Messaline, c’est proclamer l’inéga­lité devant la loi entre les hommes d’une même na­tion, c’est rétrograder au moyen âge, c’est se placer sous l’empire des distinctions féodales, c’est revenir à un ordre de choses détruit de fond en comble par la révolution de 89 !

Ce qui est vrai, c’est que le mariage est à la fois un lien civil et un lien religieux. La loi, qui exige qu’il ne puisse être légalement contracté que devant l’officier municipal, doit prescrire l’obliga­tion de la bénédiction de la religion ; elle doit vou­loir également que la dissolution du mariage ne puisse être prononcée par les tribunaux civils, que de l’avis et qu’en présence des juges naturels de toute question de croyances religieuses, c’est-à-dire des officialités métropolitaines. En dehors de cette double entente de la justice civile et religieuse, sans doute il ne peut y avoir que séparation de corps et de biens, car il serait absurde de n’être plus marié devant la loi et de rester marié devant l’Eglise.

Dans l’état de choses également conseillé par la raison au législateur et par la foi à l’homme re­ligieux, égalité parfaite devant la loi pour tous les citoyens, quel que soit leur rang ou leur religion ; ca­tholiques ou protestants doivent se trouver sous l’em­pire de la même loi; tandis que depuis l’abolition du divorce en France, que d’inégalités flagrantes entre le catholique et le protestant ! Le catholique est lié pour la vie ; le protestant brise son lien, divorce légalement en acquérant le droit de bourgeoisie dans un village protestant, prussien ou suisse, delà frontière de France.

Le célibat des prêtres n’est qu’une perfection; les conciles l’ont dit, et cette vérité ne peut être contestée, car ces mêmes conciles ont délégué au pape le pouvoir de relever un prêtre de ses vœux et de lui permettre le mariage.

M. de Talleyrand, mon ministre des affaires étrangères pendant le concordat, avait été évêque d’Autun avant la révolution, ce qui ne l’empêcha pas de vouloir épouser une Hollandaise, madame Grant, dont il se croyait fort amoureux. Je voulais le faire cardinal. Il me refusa obstinément, et demanda secrètement au pape de le relever de ses vœux. Le pape y consentit à mon insu, et madame Grant de* vint princesse de Talleyrand, sans que jamais le plus ardent défenseur des canons de l’Église mt osé éle­ver la voix contre ce mariage.

Le concordat a relevé les autels, a fait cesser les désordres, a prescrit aux fidèles de prier pour la république, et dissipé tous les scrupules des ac­quéreurs des domaines nationaux; il a rompu le dernier fil par lequel l’ancienne dynastie communi­quait encore avec le pays, en signalant comme re­belles à l’autorité du Saint-Siège les évêques qui avaient préféré les affaires du monde et les intérêts terrestres aux affaires du ciel et à la cause de Dieu.

On a dit : « L’Empereur aurait dû ne pas se mêler des affaires religieuses, mais seulement tolérer « la religion en pratiquant le culte, en lui restituant ses temples.» Pratiquer le culte… mais lequel? Restituer ses temples… mais à qui? aux constitu­tionnels, au clergé, ou aux vicaires papistes à la solde de l’Angleterre?

Il fut question, dans les conférences pour la né­gociation du concordat, d’assigner un délai à l’exer­cice du droit conféré au pape d’instituer les évêques; mais le pape avait déjà fait de grandes concessions ; il consentait à la suppression de soixante diocèses, dont les sièges dataient de la naissance du christia­nisme ; il destituait de sa propre autorité un grand nombre d’évêques anciens, et consommait la vente, sans aucune indemnité, de 400 millions des biens du clergé. Je jugeai que, dans l’intérêt de la répu­blique, je ne devais rien exiger de plus. J’ai dit avec vérité : « Si le pape n’avait pas existé, il eût fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains faisaient un dictateur dans les circonstances difficiles. » Il est vrai que le concordat re­connaissait dans l’État un pouvoir étranger propre à le troubler un jour, mais il ne l’introduisait pas; il avait existé de tout temps. Une fois maître de l’I­talie, je me considérais comme maître de Rome, et cette influence italienne me servait à détruire des influences ennemies de mon gouvernement.

Les pièces imprimées à Londres, sur mes dis­cussions avec Rome, sont apocryphes ; elles n’ont ja­mais été avouées : on a espéré, par leur publication, exalter les imaginations espagnoles et celles des béats de toute la chrétienté : la petite Église les a colportés avec ferveur. Quelques-unes de ces pièces sont fausses ; les autres sont plus ou moins falsifiées. Je n’ai promis directement ni indirectement les lé­gations , et le pape n’a jamais mis cette condition pour prix de son voyage à Paris. Il est vrai qu’il s’est flatté d’obtenir la Romagne, où est Gésène, sa patrie, de ma reconnaissance impériale ; il est vrai que pendant son séjour à Paris, il m’en a dit quel­que chose, mais ç’a été bien légèrement et sans espérance de succès. Il est absurde de supposer que j’aie pu demander au Saint-Siège d’instituer un pa­triarche des Gaules. Un patriarche n’eût eu de l’influence qu’en France; le pape, qui était celui du grand empire, étendait la sienne sur l’univers; j’eusse donc perdu au change. Il est également ab­surde de supposer que j’aie demandé l’acceptation du code civil. Avais-je donc besoin de la cour de Rome pour faire des lois dans mes États? Pourquoi aurais-je demandé la liberté des cultes? n’était-elle pas une loi fondamentale de la constitution fran­çaise? Cette loi avait-elle donc plus besoin de la sanction du pape que de la sanction du consistoire de Paris ou de Genève? Quel intérêt enfin pouvais- je avoir que mon frère Joseph fût sacré par le pape, roi de Naples? Si le pape l’eût voulu, je m’y serais opposé de peur qu’il n’y vit une sanction implicite de son prétendu droit de suzeraineté sur Naples. Et puis, est-ce que je n’avais pas la pensée de réu­nir toute l’Italie sous une seule couronne que je des­tinais à mon second fils, si Dieu m’en accordait un! Les couronnes que je posais ainsi sur la tête de mes frères n’étaient que les pierres d’attente d’un édi­fice en construction.

Ma correspondance directe avec le pape, depuis 1805 à 1809, est restée secrète; mais elle ne rou­lait que sur des affaires temporelles, sur lesquelles je n’avais besoin ni du consentement ni de l’avis de ses évêques. Lorsqu’en 1809, par le bref de Savone  adressé au chapitre de Florence et à celui de Paris, le pape , s’appuyant d’un passage du concile de Lyon, prétendit troubler l’exercice des vicaires ca­pitulaires, pendant les vacances des sièges, les dis­cussions entrèrent dans la spiritualité. Alors je sentis le besoin du conseil et de l’intervention du clergé; j’établis un conseil de théologiens : les choix que je fis furent heureux ; l’évêque de Nantes, qui était depuis un demi-siècle un des oracles de la chré­tienté, fut l’âme de ce conseil. Depuis cette épo­que, toutes les discussions sont devenues publi­ques.

Quand Fox, causant avec moi après le traité d’A­miens, me reprocha de n’avoir pas obtenu du pape le mariage des prêtres, je lui répondis : « J’avais et j’ai besoin de pacifier ; c’est avec de l’eau et non avec de l’huile qu’on calme les volcans théologiques ; avec Rome rien n’était plus facile, mais j’aurais eu moins de peine à faire adopter par les paysans français la confession d’Augsbourg, que de leur faire entendre la messe dite par un prêtre marié.

« Depuis le couronnement, il y eut des discussions pour les chapeaux de cardinaux, pour des réticences que le pape s’était permises dans ses allocutions sur les lois organiques, sur des brefs de pénitencerie, pour quelques circonscriptions des évêchés de Tos­cane et de Gênes, pour quelques affaires relatives au royaume d’Italie; mais aucune de ces discussions n’occupa directement les deux souverains ; elles furent constamment abandonnées aux soins des  chancelleries, qui traitèrent toutes ces affaires avec modération et sagesse.

L’enlèvement du pape n’a jamais été prévu ni ordonné par moi ; c’est le fait personnel du général Miollis, vieux républicain qui commandait en chef les troupes françaises dans les États romains.

Je le répète, jamais les querelles entre mon ca­binet et le Saint-Siège n’ont eu pour cause une question religieuse; elles furent toutes politiques et datent de 1805, époque à laquelle les escadres de la coalition menaçaient les côtes d’Italie d’un débarquement anglo-russe.

L’armement d’Ancône entrait dans le plan gé­néral de défense de l’Italie. Je chargeai mon am­bassadeur à Rome de le demander au gouvernement du pape. J’offris un traité d’alliance offensive et dé­fensive entre le roi d’Italie et la cour de Rome. Le pape refusa, et répondit : « que père des fidèles, il ne pouvait entrer dans aucune ligue contre ses a enfants, et ne pouvait ni ne voulait faire la guerre à personne. » Je répliquai : « L’histoire des papes est pleine de leurs ligues avec les empereurs, les rois d’Espagne ou les rois de France : Jules II a commandé des armées; en 1797, moi, général Bo­naparte, j’ai battu l’armée de Pie VI combattant dans les rangs des Autrichiens contre la république française, et puisque, de nos jours, les bannières de saint Pierre ont pu flotter saintement à côté des aigles d’Autriche, elles peuvent bien flotter sur les murs d’Ancône comme alliées de l’aigle de France.

Cependant, par respect pour les scrupules du Saint Père, je consens que le traité d’alliance soit restreint au cas d’attaque de la part des infidèles ou héré­tiques.

Les événements marchaient rapidement dans ce temps de lutte à mort entre l’Angleterre et la France. Il fallait qu’Ancône fut occupé à tout prix, le salut du royaume d’Italie en dépendait; le général Miollis reçut ordre d’y mettre garnison, et fut chargé de la défense des marches et des légations. Le nonce quitta Paris dès qu’il eut connaissance de cette dis­position, et, ministre de la plus petite des puissan­ces temporelles, il déclara, sans hésiter, la guerre au colosse de l’empire français. J’affectai de ne pas me considérer en mésintelligence avec Rome, et je prescrivis à mon ambassadeur de ne rien changer à ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège.

La bataille d’Essling rendit un instant l’espé­rance à la coalition. L’exaspération populaire se manifesta vivement sur plusieurs points des Etats romains; le cri : Mort aux Français! retentissait dans Rome, et le général Miollis se voyait avec effroi ex­posé au fanatisme d’une population soulevée au saint nom de la religion. Il avait à peine six mille hommes sur une ligne de soixante lieues, et il avait dans Rome moins de mille cinq cents hommes pour contenir cette grande cité. Sa position était bien critique. Il avait l’exemple sinistre des massacres de Vérone en 1797, et de Rome en 1798, où le général Dupliot tomba sous le poignard de la lie du peuple que les prêtres avaient exaspérée ; il ne vit de salut que dans une de ces mesures en dehors de toutes prévisions, il accepta l’effrayante responsabilité de violer la ma­jesté suprême du pape. Cependant il hésitait encore lorsqu’il en reçut de Naples le conseil, l’autorisation même, signée de la main de la reine de Naples. De ce moment toutes ses hésitations cessèrent, il enleva le pape au milieu de la nuit et le fît conduire à Florence. La foudre n’a pas d’effet plus subit; la stupeur la plus profonde remplaça sur les places publiques et dans les montagnes l’effervescence si menaçante de la veille.

La grande-duchesse de Toscane ne fut pas peu étonnée qu’un général eût osé agir ainsi sans les ordres de l’Empereur, et elle s’effraya tout naturel­lement de la responsabilité qui pèserait sur elle si le pape restait en Toscane. Elle m’expédia courrier sur courrier, et exigea du général Miollis qu’il diri­geât le cortège par le littoral sur les États de Gênes. C’est ainsi que le pape fut conduit à Savone.

Rien ne saurait égaler mon mécontentement. Je compris tout d’abord les embarras qui allaient naître pour moi, et mon premier mouvement fut l’ordre de ramener le pape au Vatican. Mais tous les rêves du général Bonaparte, tous les projets de l’Empereur sur l’Italie, recevaient de l’enlèvement du pape la possibilité d’être réalisés. Des trois ob­stacles qui s’étaient toujours opposés à Vanité ita­lique, deux avaient disparu par ma volonté ; le troisième, le seul que ma pensée n’eût pas osé aborder encore, la résidence à Rome des vicaires de Jésus- Christ, venait de tomber par une de ces combinaisons inexplicables du destin, qui transportait la chaire de saint Pierre des bords du Tibre à ceux de la Seine. Paris serait la capitale du grand empire et la rési­dence du souverain pontife de quatre-vingts millions de catholiques. La puissance spirituelle des papes s’accroîtrait naturellement de l’appui de la toute- puissance temporelle de l’Empereur ; les beaux temps de l’Église renaîtraient. Le déplacement des papes devenait un fait acquis à la fortune de l’empire; je l’acceptai, et j’écrivis à l’évêque de Nantes, l’abbé Duvoisin, dont j’estimais grandement le haut mérite évangélique, et avec lequel j’étais en correspon­dance :  Soyez sans inquiétude, la politique de mes États est intimement liée avec le maintien et la puissance du pape. Je veux qu’il soit à Paris plus puissant qu’à Rome. Il n’aura jamais autant de pouvoir que ma politique me porte à lui en donner. »

L’évêque de Nantes prêchait la religion catholi­que par la sagesse de ses raisonnements et l’excel­lence de la morale qu’il professait. Il abandonnait dans la discussion tout ce que la raison admettait avec difficulté, et se plaçait ainsi sur un excellent terrain pour dominer ses adversaires. Contempo­rain de Diderot, de d’Alembert et des philosophes de cette époque, il s’était étudié à les combattre avec succès. Il avait acquis mon estime et ma confiance. Je le consultais dans toutes les questions de l’Église.

L’enlèvement du pape ne fut pas un acte de ma volonté. C’est un de ces accidents qui trop souvent surviennent en politique comme dans le cours de la vie.

Toute la maison impériale de Turin fut mise à la disposition du pape. A Savone, il fut logé à l’arche­vêché, où il était convenablement. L’intendant de la liste civile, le comte Salmatoris, pourvut abon­damment à tout ce qui était nécessaire. Il resta ainsi plusieurs mois, pendant lesquels je lui fis offrir de retourner à Rome, s’il consentait à ne point y trou­bler la tranquillité publique, à reconnaître le gou­vernement établi dans cette capitale et à ne s’occu­per que d’affaires spirituelles; mais s’apercevant qu’on voulait le prendre par lassitude, et que le monde continuait à marcher sans lui, il adressa des brefs aux chapitres métropolitains de Florence et de Paris, pour troubler l’administration des diocèses pendant les vacances des sièges, en même temps que le cardinal Piétro expédiait des vicaires aposto­liques dans les diocèses vacants. Alors, pour la pre­mière fois, la discussion qui existait depuis cinq ans cessa d’être temporelle et devint spirituelle; ce qui donna lieu à la première et seconde réunion des évêques, au concile de Paris, à la bulle de 1811, et enfin au concordat de Fontainebleau, en 1813. Rien n’était décidé encore sur l’état temporel de Rome; cette incertitude encourageait la résistance du pape, quand, tracassé depuis cinq ans par les plus pitoya­bles arguments provenant de ce mélange de puis­sance temporelle et spirituelle, je me décidai enfin à en faire la séparation pour toujours, et à ne plus souffrir que le pape fût souverain temporel. Jésus- Christ avait dit : « Mon empire n’est pas de ce monde; » héritier du trône de David, il avait voulu être pon­tife et non roi.

Le décret de réunion de Rome à l’empire fixa magnifiquement tout ce qui était relatif au temporel du pape et des cardinaux.

Je comprenais mieux que personne les intérêts de l’Église, et je les adjoignis constamment à ceux de ma couronne dans mes institutions. Tout ce que l’É­glise catholique a retrouvé de puissance en France depuis quarante ans, elle me le doit. Le concordat de 4801 a soulevé bien des passions contre moi; des généraux célèbres élevèrent la voix pour m’accu­ser de trahir la république. Un d’eux, Lannes, qui commandait les grenadiers de ma garde, osa porter le reproche jusque dans mon cabinet; mais son exal­tation s’évapora comme par enchantement devant le calme paternel avec lequel je l’écoutai, et le soir même il partait en mission diplomatique pour Lis­bonne. Madame de Staël s’était mise à la tête des mécontents de salon, et dans le même temps elle disait aux républicains : « Vous n’avez plus qu’un « moment, demain le tyran aura quarante mille « prêtres pour séides.

J’ai constamment montré, dans mes querelles  avec le Saint-Siège, plus de patience que ne com­portaient ma situation et mon caractère; et si, dans ma correspondance avec le pape, j’ai employé quel­quefois le sarcasme, j’y fus toujours provoqué par le style amer de la chancellerie romaine, qui s’ex­primait comme au temps de Louis-le-Débonnaire ou des empereurs de la maison de Souabe, style d’autant plus déplacé qu’il était adressé à un homme éminemment instruit des guerres et des affaires d’Italie, qui savait par cœur toutes les intrigues temporelles des papes. La cour de Rome eût pu tout éviter, en se liant franchement au système de la France, en fermant ses ports aux Anglais, appe­lant elle-même quelques bataillons français à la dé­fense d’Ancône, enfin en maintenant la tranquillité en Italie.

Quant aux questions spirituelles, je n’ai pas eu d’autres contestations avec le pape que celles consi­gnées dans les deux procès-verbaux des deux com­missions ecclésiastiques et du concile de Paris : la seule importante est celle des évêques.

Le pape me rendait justice, et quand il apprit mon débarquement à Cannes il dit au prince Lucien, d’un air qui marquait sa confiance. « Esbarcato, e arrivato, vous allez à Paris. C’est bien, faites ma paix avec lui; je suis à Rome; il n’aura jamais aucun désagrément de moi! »

L’homme lancé dans la vie se demande : D’où viens-je? qui suis-je? où vais-je? Questions mysté­rieuses qui le précipitent vers la religion. Nous courons tous au-devant d’elle; notre penchant naturel nous y porte. Nous croyons à Dieu parce que tout le proclame autour de nous ; les plus grands esprits y ont cru; non-seulement Bossuet, mais Newton, mais Leibnitz. On a besoin de croire, on croit. Sans doute, le plus souvent, la croyance devient incertaine dès qu’on raisonne, mais alors même on se dit intérieu­rement : Peut-être croirai-je de nouveau, aveuglé­ment, Dieu le veuille! car on sent intérieurement que ce doit être un grand bonheur, une immense consolation dans l’adversité et dans les grandes tem­pêtes, dans les suggestions accidentelles de l’immo­ralité même. L’honnête homme ne doute jamais de l’existence de Dieu ; car si la raison ne suffit pas pour le comprendre, l’instinct de l’âme l’adopte. Tout ce qui tient à l’âme a sympathie avec le sentiment re­ligieux. Lorsque je reçus le pouvoir suprême, mes idées étaient arrêtées sur les grands éléments du corps social ; je reconnus toute l’importance de la re­ligion, je résolus de la rétablir. On croirait difficile­ment les résistances qu’il me fallut vaincre pour re­lever les autels du catholicisme. Le conseil d’État était mal disposé pour un concordat. La plupart de ses membres, les plus haut placés dans l’opinion pu­blique, ne se rendirent qu’en prenant la résolution de se faire protestants pour rester indépendants de Rome, si l’Église reprenait le sceptre que la révolu­tion avait brisé. Toutes les dispositions des esprits poussaient alors vers la réforme. Mais outre que je tenais personnellement à ma religion natale, j’avais les plus hauts motifs politiques pour m’y décider. En proclamant le protestantisme qu’eus-je obtenu? J’aurais réveillé le fanatisme religieux et créé des partis nouveaux, lorsque le premier but de mon am­bition était qu’il n’y en eût plus en France, et que tous les Français fussent ralliés sous la bannière des intérêts nationaux. Les partis, sous quelques déno­minations qu’ils soient, affaiblissent le corps social et donnent de grandes chances aux intrigues de l’é­tranger. Aucun de ces dangers n’était à craindre avec le catholicisme. Le catholicisme avait d’ailleurs le grand avantage d’acquérir l’amitié du Saint-Siège. Et dès lors quelle influence ! quel levier d’opinion sur quatre-vingts millions de catholiques!

Jamais, dans mes querelles avec le Vatican, ni comme premier consul ni comme empereur, je n’ai touché au dogme. Le pape m’avait dispensé comme empereur de la communion publique, et me prouva par cette dispense la valeur de la sincérité de sa foi religieuse. II avait été tenu à ce sujet un conseil de cardinaux. La plus grande partie avait insisté for­tement pour que je communiasse en public, s’ap­puyant sur ce que l’exemple en serait d’une grande importance pour l’Eglise, qu’il fallait que je le don­nasse. Le pape objecta: « Si l’Empereur n’accomplit cet acte que comme on se soumet au programme d’un cérémonial, ce sera un sacrilège ; je ne peux le vouloir, ma conscience s’y refuse. Napoléon n’y est peut-être pas disposé; un temps viendra sans doute où la foi le lui conseillera; en attendant, ne chargeons pas sa conscience ni la nôtre. »

Pie VII m’aimait personnellement; jamais nos rapports intimes n’ont été altérés par nos désaccords comme souverains, et c’est à cette estime et à cette affection réciproques que l’on doit attribuer la signa­ture du concordat de Fontainebleau, par lequel le pape renonçait à sa souveraineté temporelle.

Le pape partit de Paris après le sacre, sans avoir obtenu la récompense qu’il croyait avoir méritée. Il désirait l’exécution de la fameuse donation de la comtesse Mathilde, et me faisait montrer des lettres de Louis XIV, qui, dans les dernières années de son règne, avait engagé l’honneur de la couronne de France. J’ai jeté ces lettres au feu après les avoir lues, au lieu de les rendre au pape, qui fut comme étourdi de cet acte d’indépendance.

Exécuter la donation, c’eût été sacrifier les in­térêts de l’empire pour acquitter la dette d’une re­connaissance personnelle : rien au monde n’aurait pu l’obtenir de moi. Le sacré collège ne me le par­donna pas ; il me devint hostile ; Rome fut dès lors le foyer de tous les complots tramés contre moi.

Des prêtres fanatiques colportaient en secret des bulles et des lettres du pape ; ils me représentaient comme l’excommunié du vicaire de Jésus-Christ. Un sieur Franchet, directeur des postes dans un département de la frontière de Savoie, était l’inter­médiaire de toutes ces menées clandestines; et le fils d’un ancien ministre des cultes, qui lui-même était conseiller d’État chargé par intérim de l’admi­nistration des cultes, savait tout sans m’en prévenir. C’est le préfet de Lyon qui, le premier, m’en donna avis. Il fallait un exemple qui arrêtât ces insensés. Je voulais le donner paternellement; je ne pouvais me décider à punir comme il le méritait le fils d’un homme vertueux, que j’avais compté au nombre de mes amis. Mais à la prochaine séance du conseil d’État, lorsque je vis M. Portalis venant y siéger comme s’il n’avait rien à se reprocher, je ne pua contenir mon indignation : << Monsieur Portalis, m’écriai-je, sont-ce vos principes religieux qui vous ont porté à trahir vos devoirs envers votre souve­rain? mais dans ce cas, pourquoi venir vous asseoir à mon conseil d’État? Je ne violente la conscience de personne! Vous ai-je forcé à être l’un de mes con­seillers d’État? N’est-ce donc pas une faveur insigne que vous avez sollicitée! Vous êtes ici le plus jeune et le seul peut-être qui s’y trouve sans titres per­sonnels. Je n’ai vu en vous que l’héritier des services de votre père. Vous m’avez prêté serment, comment votre foi religieuse peut-elle s’accorder avec la vio­lation flagrante d’un serment? Toutefois, parlez; vous êtes ici en famille, vos collègues vous jugeront. Votre faute est grande, bien grande! Une conspira­tion matérielle est arrêtée dès qu’on a saisi le poi­gnard dans la main de l’assassin; mais une conspi­ration morale! c’est une traînée de poudre.

Je me suis entouré de tous les partis, j’ai placé près de ma personne jusqu’à des émigrés, des hom­mes de l’armée de Condé, parce que j’ai confiance dans l’honneur français, et qu’en me servant ils me prêtaient serment. Depuis que je suis au gouverne­ment, vous êtes le premier qui m’ait trahi. » M. Por­talis n’avait rien à répondre; il balbutia quelques excuses sans portée.

Pie VII était à Fontainebleau depuis six mois, sa cour se composait des cardinaux de Bavanne, Ruifo, Roveredo, Doria, Dugnanio, de l’évêque d’Edesse, de plusieurs aumôniers et d’un service de santé. Des prélats français et du royaume d’Italie étaient éga­lement à sa coiir par mes ordres, et avec mission de préparer les voies à une réconciliation ; c’étaient M. de Baral, archevêque de Tours, le cardinal Maury, archevêque nommé de Paris, les évêques de Nantes, de Trêves, d’Évreux, de Plaisance, de Feltre et de Faenza.

Indépendamment de la grande question de la sou­veraineté temporelle des papes, des questions d’une importance comparativement secondaire, mais gra­ves par elles-mêmes, paraissaient insolubles dans l’état d’exaspération qui, depuis trois ans, dominait le sacré collège. Il était impossible d’obtenir les bulles d’intronisation des évêques nommés aux sièges devenus vacants ; mais, plus encore, le pape se refusait obstinément à consacrer l’établissement des évêchés créés par mes décrets à Hambourg, à Amsterdam, à Düsseldorf, pour la propagation et la gloire du catholicisme.

Je demandais, dans l’intérêt de la religion, que le Saint-Siège fût obligé de délivrer dans un délai déterminé l’expédition des bulles, de même que, par le concordat de 1801, le souverain devait dans un temps limité nommer aux vacances des évêchés. Le pape paraissait enfin ébranlé dans sa résistance à de si justes demandes. L’aigreur avait sensiblement diminué de la part des cardinaux, écrivait l’évêque de Nantes. Je me décidai à une démarche person­nelle pour arriver à une réconciliation complète, que me conseillaient également les intérêts de ma politique et mes sentiments religieux. Je comptais avec raison sur l’amitié et l’estime que le pape n’a­vait jamais cessé de me témoigner malgré nos que­relles comme souverains.

Je demandai au prince de Neuchâtel une chasse à courre dans sa terre de Grosbois, près de Melun, et au milieu de la chasse je partis pour Fontaine­bleau, où j’arrivai sans que personne m’y atten­dit, et me présentai chez le pape, qui, tout ému de cet hommage inespéré, me reçut avec effusion et m’en témoigna un vif et amical plaisir. L’entrevue dura plusieurs heures. Dès ce moment la résistance était vaincue. La discussion avait lieu en italien; elle était dominée par l’expression bienveillante des noms que nous nous donnâmes réciproquement, de tan padre, figlio mio. Le pape accepta provisoire­ment la résidence d’Avignon, et sans renoncer tota­lement à sa souveraineté temporelle sur Rome , il consentit à s’entendre sur des compensations, et il accepta la fixation d’un délai pour l’expédition des bulles.

Ces bases convenues, je dictai immédiatement le nouveau concordat auquel elles donnaient lieu. Le pape était présent, il approuvait verbalement ou par un signe de tête chacune des stipulations. Les cardinaux furent chargés de la rédaction définitive, ils mirent quatre jours à ce travail. Le 25 janvier 1813, le concordat fut signé en présence de toute la cour de France, qui s’était réunie à celle du saint-père, pour donner à cette signature la plus grande solennité. L’impératrice était présente. Tous les actes, toutes les paroles du pape furent autant de témoignages de la joie et de la sérénité de son âme. Il semblait heureux enfin de voir la bonne amitié rétablie entre lui et l’empereur des Français.

Les cardinaux et la domesticité reçurent de ma­gnifiques présents. Tous furent comblés de mes bienfaits; j’amnistiai les quatorze cardinaux pri­sonniers ou exilés. La réconciliation semblait com­plète; elle l’était de ma part.

Le concordat de Fontainebleau signé, le pape allait retrouver en richesses, en hommages, en pompe royale, plus qu’il n’aurait à regretter de son pouvoir temporel. J’en voulais faire une idole. Paris allait devenir la capitale du monde chrétien, le centre d’action et de direction du monde religieux comme du monde politique, ce serait un grand levier pour resserrer les liens des parties fédératives de l’Em­pire.

Je voulais donner aux curés une grande impor­tance; je voulais les rendre utiles au développe­ment de l’intelligence sociale. Plus ils sont éclairés et instruits, moins ils cherchent à abuser de leur ministère. A leurs cours de théologie, j’aurais joint des cours élémentaires d’agriculture, des arts utiles et d’une application journalière, de la médecine et du droit. Ils eussent été alors vraiment une provi­dence pour leurs ouailles ; et comme je les eusse rendus complètement indépendants sous le rapport de la fortune, et leur eusse composé un très-bel état, ils auraient joui d’une grande considération ; ils n’auraient pas eu le pouvoir de la vieille seigneurie féodale, mais ils en auraient eu, sans danger, tout* l’influence. Un curé eût été le juge de paix naturel le vrai chef moral qui eût dirigé la vie de ses paroissiens. Si l’on joint à l’instruction acquise ainsi au séminaire, les épreuves et le noviciat, qui garan­tissent, en quelque sorte, la vocation, et supposent de belles dispositions de cœur et d’esprit, on est porté à prononcer qu’une telle composition de pas­teurs, au milieu des peuples, eût dû amener une révolution morale tout à l’avantage de la civilisation. Déjà, au conseil d’État, j’avais plusieurs fois émis l’opinion de supprimer le casuel des ministres du culte, en faisant ressortir l’indécence de les mettre dans le cas de marchander des actes sacrés de leur ministère et pourtant indispensables. Je voulais rem­placer le casuel par une grande augmentation de traitement. Un curé aurait eu au moins 6,000 francs de revenu. Pour cela, le nombre en eût été réduit, et les petites paroisses, qui la plupart ne le sont  que de nom, n’auraient été desservies que comme Succursales. Rendre gratuits les actes de la religion, c’eût été en relever la dignité et la charité, et faire beaucoup pour le petit peuple. Tout le monde naît, beaucoup se marient, tous meurent. Pourquoi, dès lors, ne pas considérer la dépense de l’intervention religieuse, dans ces phases de la vie, comme une charge de l’État, et la comprendre dans la masse des impositions générales?

En principe, les couvents sont inutiles et des exemples d’une oisiveté abrutissante. Cependant il y a beaucoup de choses à dire en leur faveur ; et les tolérer, astreindre leurs membres à être utiles, ne reconnaître que des vœux annuels, est le meilleur mezzo-termine de ce qu’il convient de faire à cet égard ; car un empire comme la France peut et doit avoir des trappistes. Aucune loi ne pourrait sans ty­rannie révoltante infliger les pratiques qu’ils obser­vent, mais elles sont parfois les délices de celui qui se les impose volontairement. Les moines du Mont- Cenis ont été rétablis dès le consulat, parce qu’ils sont utiles, héroïques dans leur dévouement pour le salut des voyageurs. Peut-être les moines seraient- ils de beaucoup le meilleur des corps enseignants?

Mais une société religieuse bien dangereuse et qui jamais n’aurait été admise sur les terres de l’Em­pire, c’est la société de Jésus. Sa doctrine est sub­versive de tous principes monarchiques. Le général des jésuites veut être le souverain maître, le sou­verain dans le souverain. Partout où les jésuites sont  admis il leur faut le pouvoir à tout prix. Leur so­ciété est dominatrice par nature, et dès lors elle est ennemie et ennemie irréconciliable de tout ce qui est pouvoir. Toute action, tout crime, quelque atroce qu’il soit, est une œuvre méritoire s’il est commis dans l’intérêt de la société de Jésus ou par ordre du général des jésuites. Les jésuites sont tous hommes d’esprit et d’instruction ; ils sont les meilleurs des missionnaires ; et sans leur ambition de domination, ils seraient le meilleur corps enseignant pour pro­pager la civilisation et en développer les progrès. Ils peuvent rendre des services en Russie pendant quelques années encore, parce que le premier besoin de cet empire est la civilisation.

Un autre intérêt religieux avait mérité mon at­tention, parce qu’il pouvait avoir une influence sur l’accroissement de la richesse nationale. Des millions de juifs étaient disséminés sur la terre, leurs riches­ses étaient incommensurables; on pouvait espérer de les attirer en leur donnant dans l’empire des droits égaux à ceux des catholiques et des protes­tants, et de les rendre bons citoyens. Le raisonne­ment était simple. Leurs rabbins leur enseignent qu’ils ne doivent pas pratiquer l’usure contre leur propre tribu, et qu’elle est seulement permise en­vers les chrétiens ; du moment donc où ils deve­naient égaux en droits aux autres sujets de l’Empe­reur, ils devaient le regarder comme Salomon ou Hérode, comme le chef de leur nation, et considérer le reste de ses sujets comme leurs frères de tribus semblables à la leur ; ils jouiraient des droits, ils trouveraient juste de partager les charges, de payer les impôts et de se soumettre à la conscription. J’ai réalisé, en partie, mes projets à cet égard. Beau­coup de bons soldats furent acquis à l’armée fran­çaise; de grandes richesses entrèrent en France; bien plus encore y eussent été apportées sans les événements de 1814, parce que tous les juifs se­raient venus successivement s’établir dans un pays où l’égalité des droits leur était assurée, et où la porte des honneurs leur était ouverte. Je voulais to­lérer tous les cultes; je voulais que chacun crût et pensât à sa manière, et que tous mes sujets, protes­tants, catholiques, mahométans, déistes même, fus­sent égaux, de sorte que la religion d’un homme ne pût avoir aucune influence sur sa fortune publique.

J’aurais tenu des sessions religieuses comme je tenais des sessions législatives. Les conciles de Pa­ris auraient été la représentation de toute la chré­tienté, le pape les aurait présidés, mais je les aurais ouverts ; leurs sessions auraient été convoquées et closes par mes décrets, et leurs décisions auraient été approuvées et publiées par moi, comme elles l’eus­sent été par Constantin ou par Charlemagne. Rome n’avait secoué le joug de la suprématie impériale que par la faute des empereurs, qui avaient laissé les papes résider loin du siège de l’empire.

 

16 mai.

Proclamation de sir Hudson-Lowe qui défend aux habitants et à la garnison tous rapports avec nous, sous quelque prétexte que ce soit, sans sa permission ad hoc. Le capitaine Blackney a lu cette proclamation aux Anglais attachés au service de Longwood. Quand l’Empereur l’apprit, il m’or­donna de les congédier tous.

Le départ de M. Balcombe pour l’Angleterre fut pour l’Empereur l’occasion de marquer son court séjour aux Briars par un acte de munificence im­périale. Il joignit aux commissions dont il le char­gea un mandat de 72,000 francs sur Londres, et un brevet de 12,000 francs de pension, en lui di­sant :

Je crains que votre démission de votre em­ploi dans cette ile ne soit commandée par les tracas­series que vous attirent les relations établies entre votre famille et Longwood, par suite de l’hospitalité que vous m’avez donnée dans les premiers moments de notre arrivée à Sainte-Hélène. Je ne veux pas que vous puissiez jamais regretter de m’avoir connu.

M. Balcombe, peu après son arrivée en Angle­terre, fut nommé pourvoyeur général de la Nouvelle- Hollande. C’était un digne homme qui nous rendit toute espèce de services, mais sans jamais manquer à ses devoirs envers son souverain. On prétendait, dans l’ile, qu’il était fils naturel du prince de Galles.

 

20 mai.

Une discussion, puérile dans le fond, mais grave pour les ennuis dont elle fut la cause, celle du nom, se renouvelait sans cesse; elle donna lieu à une correspondance des plus aigres entre nous et sir Hudson-Lowe, en même temps que nous eûmes à protester contre de faux bulletins qu’il faisait signer  par un médecin qui ne voyait pas l’Empereur, et qu’il remettait aux commissaires étrangers. Des rap­ports secrets me l’apprirent; mais il nous fallait des preuves authentiques pour pouvoir protester contre une semblable infraction à la morale publique. Le hasard me servit à souhait. L’Empereur m’envoya en ville dans l’espoir que j’y rencontrerais un des commissaires, et pourrais en tirer quelques com­mencements de preuves.

La première personne que je vis en entrant dans Jamestown fut le marquis de Montchenu. Il vint aussitôt à ma rencontre, et me dit avec une joie vi­sible : « Mes collègues déjeunent chez moi ; vous ne refuserez pas d’être des nôtres, n’est-ce pas? Nous parlerons tous français ; ce sera un déjeuner de Pa­ris, ce sera charmant. Allons, venez ; vous ne pou­vez avoir rien de mieux à faire. Pardon, monsieur l’officier, dit-il en souriant au capitaine d’ordon­nance qui m’accompagnait et en lui tendant la main, pardon si je ne vous invite pas; mais vous seriez un trouble-fête, vous nous rappelleriez votre vilain ro­cher. » J’acceptai sans hésiter. Nous causions de Paris et d’amis communs que nous y avions laissés, quand son aide de camp lui apporta une dépêche de sir Hudson-Lowe. «Pardieu! me dit-il, puisque le gouverneur nous force de penser à lui vous allez me dire ce qu’il m’écrit, car je ne comprends pas l’an­glais, et de Gore n’en sait pas beaucoup plus que moi. J’ai bien protesté contre sa manie de se servir de l’anglais dans nos relations diplomatiques, je ne puis rien obtenir. Imaginez-vous que, l’autre jour, comme je lui citais les usages de la diplomatie, il m’a dit que, du moment où j’invoquais le précédent des protocoles des congrès, il m’offrait de correspondre en latin, comme si nous étions au quinzième siècle. Il n’y a véritablement rien à faire avec un pareil homme. »

La dépêche était tout simplement un billet d’en­voi et un bulletin en bonne et due forme, signée du médecin en chef de l’île, le docteur Baxter. J’accep­tai, comme de raison, l’office de traducteur, et j’eus soin de prendre une copie du bulletin et du billet d’envoi. Le marquis ne s’aperçut de rien et me re­mercia mille et mille fois de mon obligeance. «Voilà comme nous sommes, nous autres Français ! s’é­cria-t-il, toujours prêts à rendre service à nos amis; nous sommes véritablement la première nation du monde. » La conversation du déjeuner fut toute po­litique, malgré les efforts du pauvre marquis pour la ramener aux plaisirs de Paris.

Le baron Sturmer est le type du diplomate alle­mand ; toutes ses paroles sentent le protocole, et ses préoccupations de la semaine sont pour la dé­pêche obligée du dimanche.

L’occasion était trop belle pour qu’il la laissât échapper. Il fut néanmoins très-sobre sur Longwood.

Quant au comte Balmain, il faisait de la diploma­tie comme les Russes, sans avoir l’air d’y penser. Tous deux avaient des instructions secrètes dictées par la prévoyance d’événements que pourraient pro­voquer ce que le commissaire russe appelait l’ingra­titude des Bourbons, ou qui pourrait naître d’une convulsion nationale. « Car, disaient-ils, il est im­possible de se dissimuler que le peuple français n’est contenu que par la présence de l’armée alliée, et personne ne peut dire ce qui arrivera le jour du dé­part de nos armées. »

Le comte Balmain désirait des explications qui permissent à son royal maître de donner un libre cours à ses sentiments d’amitié paternelle. Le baron Sturmer voulait effacer les impressions d’une infâme trahison des liens de famille, et justifier la conduite de son cabinet par la nécessité et les refus de celui des Tuileries d’écouter les conseils d’un intérêt mu­tuel. « C’était, disait-il, la faute de l’empereur Napoléon si les armées alliées avaient franchi le Rhin, et, bien plus, si la paix n’avait pas été signée à Châtillon. »

Enfin les sentiments qui avaient conseillé les rap­prochements pendant l’ile d’Elbe n’avaient pas changé, et non-seulement l’empereur, son maître, regrettait sincèrement que son petit-fils n’eût pas été reconnu, mais il conservait l’espoir qu’un jour les événements replaceraient sur sa tête la couronne de France.

Quand je mis sous les yeux de l’Empereur les deux copies que je rapportais de Jamestown, il fut joyeux comme un jour de victoire, car sir Hudson- Lowe avait obstinément combattu, comme offensant pour son caractère, l’obligation que le docteur O’Meara nous fit voir ses rapports sur la santé de l’Empereur avant de les remettre à Plantation- House. Deux heures après, je remis à l’officier d’or­donnance une lettre que me dicta l’Empereur pour le gouverneur, et trois lettres pour les commissai­res, auxquels je donnais communication officielle de la protestation de l’Empereur sur les faux bulletins. Comme de raison, mes lettres me furent renvoyées le lendemain, parce qu’elles faisaient infraction aux règlements en me servant du titre d’empereur Na­poléon. Les commissaires reçurent mes lettres, vingt-quatre heures plus tard,, des mains du Français que j’envoyai en ville les leur porter, prenant pour pré­texte de sa course quelques achats pour la table.

Une fois en ville, nous étions libres comme l’air. C’était le tourment de sir Hudson-Lowe, mais ja­mais il n’avait osé nous retirer ce privilège, que nous devions à l’état de choses établi par l’amiral Cockburn à notre arrivée à Sainte-Hélène.

Des agents de la police de sir Thomas Reade nous suivaient, il est vrai, mais ils ne pouvaient ni voir ni savoir ce qui se passait dans les maisons où nous entrions.

Sir Hudson-Lowe sentit la force du coup que lui portait la découverte irrécusable des faux bulletins. Il vint chez Bertrand pour expliquer sa conduite, et mit tout en œuvre pour prouver que les bulletins si­gnés Baxter n’étaient pas des bulletins, mais seule­ment le compte rendu par un homme de l’art, le chef de service médical dans l’ile, du rapport ver­bal fait en sa présence, par le docteur O’Meara, de l’état de santé de l’Empereur; et il protesta sur l’honneur que ce mode d’agir lui avait été suggéré par le désir de ne pas s’écarter de la vérité la plu6 consciencieuse.

Cet incident donna lieu à une scène violente entre le gouverneur et le docteur O’Meara, et à la suite de laquelle ce dernier reçut de nouveau l’ordre de garder les arrêts forcés dans la petite enceinte de Longwood, avec défense de nous voir, excepté pour cause de maladie.

Dès que l’Empereur connut cette décision, il me fit déclarer au gouverneur qu’il ne recevrait plus les soins de M. O’Meara, parce qu’il ne voulait pas d’un médecin qui était soumis à la discipline militaire. Il obligea le docteur O’Meara à envoyer sa démis­sion à Plantation-House, et lui dit :

Eh bien, doc­teur, vous allez nous quitter. Le monde concevra-t-il que ce M. Lowe ait eu la lâcheté d’attenter à mon médecin ? Puisque vous êtes simple lieutenant, soumis à la discipline militaire, vous n’avez plus l’indépendance nécessaire pour que vos secours me soient utiles. Je vous remercie des soins que vous m’avez donnés. Partez, quittez le plus tôt possible ce séjour de ténèbres et de crimes. Je mourrai sur ce lit, rongé de maladie et sans secours, mais votre nation en sera à jamais déshonorée ! Adieu.

Les commissaires prirent au sérieux l’affaire des faux bulletins. S’en rapporter à un médecin qui ne voyait pas l’Empereur, ce serait justifier un crime par avance, en cas de mort de l’Empereur, et ils se crurent dans la nécessité de protester contre de semblables mesures.

Le marquis de Montchenu déclara se joindre 6 son collègue d’Autriche. Le comte Balmain resta dans les termes d’un blâme général. Il m’a expliqué l’embarras de sa position en m’avouant son amour pour la fille de lady Lowe, que peu après il a épou­sée. Le gouverneur comprit toute la responsabi­lité que la déclaration des commissaires faisait peser sur sa tête. Il a levé les arrêts d’O’Meara, et est venu à Longwood pour nous donner avis de cette décision, que lui avait dictée, a-t-il dit au grand ma­réchal, f extrême intérêt qu’il prend à la santé du gé­néral Bonaparte.

O’Meara reprit son service médical auprès de l’Empereur, qui souffrait d’une affection catarrhale assez grave pour qu’elle l’eût forcé d’interrompre son traitement par le calomel. O’Meara fit appeler en consultation le docteur Stokoe, du Conqueror, et le présenta à l’Empereur. Mais dès la seconde visite de ce médecin, il fut soumis à des inquisitions qui le décidèrent à écrire à son amiral qu’il lui était impossible d’aller de nouveau à Longwood. Cette circonstance donna lieu à une correspondance fort aigre entre le grand maréchal et Hudson-Lowe.