Sainte-Hélène – Gourgaud – janvier 1818

Vendredi, 16.

Les Bernard, qui devaient aller chez le gouverneur pour demander à s’en aller, n’ont plus rien dit. Le soir, jeu d’échecs. L’Empereur fait la chouette et s’écrie : « Quel ennui tous les jours ! Quelle croix! » Cela me fait de la peine, à moi, Gourgaud, de voir réduit à cela l’homme qui a commandé l’Europe. A 8 heures, l’Empereur se lève et va lire la Genèse. Je rentre chez moi, assez mal en train. J’ai causé hier et aujourd’hui avec O’Méara, qui donne un grand dîner à Balcombe.

 

Samedi, 17.

A 6 heures, l’Empereur me fait appe­ler, me pince, nous demande ce que nous pensons de l’heure (3 h.) qu’il a choisie pour le dîner. Le grand maréchal répond que c’est bon quand on ne s’occupe pas, moi je déclare que : « C’est l’heure des femmes grosses, qui ne soupent pas. » Sa Majesté est piquée, siffle pour se remettre, me pince, « gorgo », rentre chez Elle à 8 heures. Le matin, Mme de Montholon a fait visite à Mme Bertrand, elle s’est dite bien fatiguée.

 

Dimanche, 18.

A 2 heures, on me prévient que l’Empereur dînera à table à 3 heures. A cette heure-là, je vais au salon. Sa Majesté y est avec Montholon et a l’air d’être dans une colère concentrée, et demande l’heure : « 3 heures. — Eh bien, dînons. je n’attends personne. » Montholon sort pour voir si le dîner est servi; les Bertrand arrivent. L’Empereur dit à Mme Ber­trand qu’il ne la trouve pas aussi bien qu’à l’ordinaire. Il écrit la campagne de Naples; les Napolitains sont des misérables, et nous passons dîner. Sa Majesté annonce que, désormais, Elle dînera à 2 heures et dit en riant que M. de Stürmer viendra aujourd’hui sur la route. Puis, Elle parle de fusils et des amusettes du maréchal de Saxe. « Il était bien ridicule à Mme Favart de mettre : Aujourd’hui relâche au théâtre pour cause de bataille. » Un général ne doit pas avoir de maîtresse surtout une comédienne. Je cite le maréchal Masséna qui en avait toujours avec lui. Le gouverneur vient à Longwood avec un officier de marine, cela inquiète. C’est l’amiral, dit-on. Le visage de l’Empereur s’altère sensiblement, mais c’est le capitaine Routh. Ces Messieurs font le tour du jardin et s’en vont. Sa Majesté se remet. Je vais ensuite me promener avec Bertrand, mais nous ne rencontrons personne.

 

Lundi, 19.

Après dîner, je fais un tour de jardin avec les Bertrand. L’Empereur nous voit et ne nous dit rien. Le grand maréchal nous raconte que le grand homme perd ses cheveux : « César les couvrait de lauriers ». Je suis toujours de mauvaise humeur de la manière dont l’Empereur me traite.

 

Mardi, 20.

Le capitaine Teade, de la Levrette, qui  doit partir dimanche, vient déjeuner chez le grand maréchal qui m’invite aussi. A 3 heures et demie, l’Empereur me demande, m’accueille bien, me ra­conte qu’il s’est réveillé en riant aux éclats de ce que j’avais dit de l’heure du dîner de la femme grosse.

« Réellement, vous croyez que les Montholon ont tant d’influence sur moi ! »

Je ne l’ai pas dit dans cette in­tention, mais je suis convaincu que l’heure convient bien aux Montholon. L’Empereur, qui m’avait précédemment parlé avec douceur et familiarité,.change de ton, me cherche querelle, déclare que je l’insulte tous les jours; je prétends que les Montholon le mènent;  Il est vrai qu’il les aime et voudrait faire beaucoup pour eux.

« Ils sont aux petits soins pour moi, ils se priveraient de dîner pour moi et vous croyez qu'ils mènent mon estomac. Après tout, je n'aime que les gens qui me sont utiles et tant qu'ils le sont. Peu m'importe ce qu'on en pense! Je ne fais d'attention qu'à ce, qu'on me dit : s'ils me trahissent, ils feront comme tant d’autres. Vous leur en voulez, parce qu'ils m'aiment. Vous devriez, si vous m'êtes attaché, leur faire la cour. Vous voyez qu'ils me plaisent et eux seuls ont du dévouement pour moi. Vous et moi, nous sommes les antipodes, vous jouez avec moi; vous et le gouverneur, me rendez la vie bien dure. »

Je me regimbe; j’ai pour Sa Majesté le même respect que quand Elle était aux Tuileries, mais je ne puis pardonner aux intrigues de M. de Montholon, à qui j’en veux de m’avoir mis mal avec l’Empe­reur ; je ne puis perdre l’honneur en leur faisant la cour. Sa Majesté, qui ne cherche que l’occasion de me faire une grande scène, s’emporte à nouveau et me déclare que je me trompe grandement si je crois qu’Elle me doit quelque chose, Elle ne me doit rien. Je puis rester un an ou deux à Sainte-Hélène et tout ce qu’on me demandera, ce sera de ne pas quitter ma chambre. Mais non, il faut que les Montholon me fas­sent la cour…. Enfin, tous les compliments que Sa Majesté a coutume de me faire. « Vous pouvez mettre à profit le temps que vous passez ici. — Oui, Sire, je tra­vaille et j’ai beaucoup acquis depuis que j’y suis. Je connais les hommes, à présent! — Alors, vous devez voir qu’il ne faut pas m’ennuyer avec votre franchise; gardez-la pour vous, je vous répète que je ne fais at­tention qu’à ce que les hommes disent, et non à ce qu’ils pensent. » Sa Majesté ajoute que je me forge des chi­mères. Elle continue en disant que même les Anglais ont du respect pour Elle, que moi, je l’insulte tous les jours quand je lui fais voir que je suis triste et que je le lui dis. « Que m’importe que vous soyez triste! Quand je vous vois, ne le paraissez pas ! — Ah! Sire, Yotre Ma­jesté veut que je paraisse gai! et quand je n’aurais d’autre cause de tristesse que de déplaire à Votre Majesté, cela suffirait à m’excuser! » L’Empereur se fâche de nouveau, rentre au billard et m’ordonne de monter à cheval. Je suis au désespoir et demande à Bertrand d’organiser mon départ.

Sa Majesté m’a dit aussi : « De quel droit trouvez-vous mauvais que je ne voie que Montholon, que je dîne avec lui ? Vous, vous êtes triste et ne savez que vous plaindre! — Sire, j’use du droit naturel, du droit qu’a tout homme de crier, quand il souffre. » Sa Majesté a aussi dit que Bertrand voulait s’en aller et qu’il avait raison. « Nous ne sommes pas au Malabar, je ne veux pas qu’on s’enterre avec moi. Le grand maréchal.est resté et a bien j fait, je ne lui en veux pas, mais je ne lui ai pas d’obli­gation. »

L’Empereur ne me demande plus; je ne vois per­sonne.

 

Mercredi, 21.

Hier, Sa Majesté m’a assuré que jamais Elle n’avait été aussi forte qu’à présent : Elle n’a aucune envie de dormir et cela lui présage une maladie. Je ne vois pas Sa Majesté de toute la journée; Balcombe vient incognito. Je me promenais avec les Bertrand sur la route quand survient Hudson Lowe, qui est venu à Longwood, où il est resté longtemps et a paru vouloir parler au grand maréchal; il nous joint, se montre très honnête, descend de cheval et se promène avec nous jusqu’à 5 heures et demie. Bal­combe va dîner à Plantation-House. Bertrand ne veut pas que je parte, je lui réponds, ce qui le contrarie, que j’irai demain en ville.

 

Jeudi, 22.

Je prends les commissions du grand maréchal, qui se montre très bien. En, ville, je ren­contre le capitaine Davis, du Conqueror, qui va à Longwood prendre congé ! Je lui exprime l’espoir de le retrouver bientôt en Angleterre. Emmat, que je croise peu après, attribue mon désaccord avec l’Em­pereur à une discussion sur la campagne de Russie. M. Baxter me demande des nouvelles de M. et Mme Ber­trand. « Ils vont très bien. — Et les enfants?…. Et Napoléon? » Je crois qu’il parle du petit Bertrand : « Il ne fait que courir ». Rires. On assure que l’Empereur se porte à ravir. Je quitte la ville avec Balcombe. A 5 heures, nous rencontrons M. de Montchenu, qui m’accable de politesses, me gronde de ne pas aller  lui demander à déjeuner et me trouve pâle et changé. A Alarm-House, je suis rejoint par M. et Mme Bingham, qui vont chez les Bertrand, que nous rencontrons bientôt et avec qui nous rentrons à Longwood. Bin­gham se montre fort aimable, aussi je l’aime bien. J’avertis Bertrand que j’irai dîner chez lui, en lui por­tant mon repas.

Sa Majesté me demande au salon: « Eh bien, bonjour Gorgo ! Vous devez avoir eu bien chaud et je vous ai plaint. Vous a-t-on fait bon accueil? Quelles nouvelles? Avez-vous vu le Russe? — Sire, je n’allais pas en ville pour le voir, mais, d’ailleurs, on ne peut savoir ce que cela deviendra. — L’Angleterre se montre en tout insatiable et quand on manufacture plus qu’on ne con­somme, il y a encombrement ; cela habitue le peuple à l’aisance et quand les marchandises n’ont plus de débou­chés, il s’insurge. J’ai appris aux nations du continent à se passer de l’Angleterre, elles continuent mes maximes. » La conversation se poursuit sur Christine de Suède, elle pouvait tuer Monaldeschi ; Marie-Stuart fut décapitée, quoique innocente.

Sa Majesté rentre à 8 heures et demie, je vais dîner chez Bertrand et rentre à 10 heures.

 

Vendredi, 23.

J’écris à ma mère, mais je suis si triste que je ne sais que lui mander. Après dîner, — , 4 heures, — je vais me promener avec M. et Mme Bertrand. A 6 heures et demie, Sa Majesté me fait demander et me dit d’un air méchant : « Qu’avez-vous fait, ce matin? — J’ai commencé une lettre pour ma mère. — Quoi, vous avez écrit toute la matinée pour cela? C’est donc en vers? » Sa Majesté a l’air de mau­vaise humeur et, comme pour se tromper Elle-même, se met à parler fortifications, canons, etc., et rentre. O’Méara est allé coucher chez les Balcombe.

 

Samedi, 24.

J’écris à ma mère et date ma lettre du 29. M. Wygniard vient chez le grand maréchal lui demander la réponse pour la maison. Le grand maré­chal ne lui répond qu’en haussant les épaules : c’est l’ordre de l’Empereur. La lettre de Montholon a déjà répondu, on en offre une nouvelle copie à Wygniard.  » Encore, répond-il, mais ce ne sont que des injures!  »

J’apprends tout cela par Mme Bertrand, qui me dit aussi que l’Empereur a accordé une pension à Lejeune, qui était chargé du vin à l’île d’Elbe. « Et ce pauvre Planat? » Je me promène à cheval; l’Empereur est très froid, quand il me demande à 6 heures et demie au salon. « Qu’avez-vous écrit? » Il me parle fortifica­tions et je lui donne des détails sur Saragosse. Ren­trée à 8 heures et demie.

 

Dimanche, 25.

On m’avise que l’Empereur dînera à table, je fais prévenir Mme Bertrand; on annonce que c’est servi; je passe au salon. Ali me prie d’attendre, Sa Majesté travaillant avec le grand maréchal. M. de Montholon est dans la bibliothèque, j’attends. M. de Montholon fait ôter le couvert de Mme Bertrand, ne sachant si elle est invitée. Sa Ma­jesté nous fait entrer. « Et Mme Bertrand? » Nous nous mettons à table. Mme Bertrand survient. L’Empereur parle artillerie et voudrait un canon tirant à deux pieds au-dessus du parapet; puis il cause de Masséna : « Il pouvait encore tenir dix jours dans Gênes. » Je fais observer qu’on y mourait de faim.

« Bah! on ne me fera jamais accroire qu’il ne pût encore tenir dix jours; il avait 16 000 hommes de la garnison et les habi­tants étaient au nombre de 160 000. Il aurait pu trouver des vivres en les prenant aux habitants; quelques vieillards, quelques femmes seraient morts, mais, après tout, il aurait conservé Gênes. Si on a de l'humanité, toujours de l'humanité, il ne faut pas faire la guerre. Je ne connais pas la guerre à l'eau de rose. Toute la population de Gênes ne valait pas les 16 000 hommes qui s'y trouvaient et qui auraient formé les cadres d'une armée de 45 000 hommes. Je ne saurais, au reste, entendre parler de cette défense comme d'une merveille, tant Gênes est bien. fortifié. Masséna a, du reste, fort mal fait de s'en aller par mer C'était pour sauver son magot. Il aurait dû marcher par terre, se joindre à Suchet et attaquer les Autrichiens. Ne me parlez pas des généraux qui aiment l'argent. C’est comme cela qu'on m'a fait avoir la bataille d'Eylau. Ney voulait arriver à Elbing pour se procurer des fonds,»

On passe au salon, Sa Majesté flatte Mmc Bertrand et demande à voir ses enfants. L’Empereur dit ensuite qu’il n’a plus qu’un an à vivre, il a mal au foie, ses jambes sont enflées, telle est l’opinion d’O’Méara. Bertrand n’a pas l’air satisfait de ce que l’on fait à sa femme et dit : « Votre Majesté nous enterrera tous; il est faux de croire qu’Elle n’a pas longtemps à vivre ; si Elle était restée en France, Elle aurait été jusqu’à quatre-vingts ans, tant Elle est bien constituée. » L’Empereur avoue que sa plus grande supériorité était de résister au travail d’esprit et qu’il n’a jamais connu personne qui pût lutter avec lui sur ce point.

« Je pouvais discuter pendant huit heures sur une question, et, au bout de ce temps, prendre une autre matière à discussion, avec Vesprit aussi frais qu'en commençant. Encore, à présent, je pourrais dicter douze heures de suite; mais Masséna et les autres sont plus fatigués de corps que moi. Avouez qu'il faut un fameux courage pour vivre ici! Je suis, mon Dieu, aussi calme qu’aux Tuileries et je n'ai jamais fait de cas de la vie. Je ne fepai pas et n'ai jamais fait un pas pour éviter la mort. »

L’amiral vient demander le grand maréchal, ce qui préoccupe l’Empereur. « C’est à cause du brick qui part, c’est le gouverneur qui l’envoie. — Si je le reçois, il pourra donner de mes nouvelles; si je l’évince, il dira que je n’ai pas voulu le recevoir. Ah! C’est un rusé. » Puis s’adressant à Bertrand : « Vous direz que je suis malade, que je me suis mis à table et que je n’ai pas pu manger. » Bertrand sort, Sa Majesté est préoc­cupée, me parle peu et dit : « Nous vivrons encore quinze ou vingt ans, peut-être! » Je suis très froid et ulcéré de la manière dont Sa Majesté me traite. L’Empereur nous apprend qu’on va mettre la nouvelle maison à Rose-Marie House. Elle ne sera jamais finie, il faudrait deux ans pour cela et les soldats du 66e, quand deux ou trois seront morts, ne voudront plus y travailler, c’est pour cela que Wygniard a recommandé d’envoyer quelqu’un chez le gouverneur. Bertrand rentre, il a dit que l’Empereur s’était senti mal hier, avait pris un bain à minuit, avait voulu dîner avec nous et s’était trouvé mal. Sa Majesté dit qu’il fait beau temps, tourne pour nous faire partir, nous restons cependant encore une demi-heure, puis nous sortons. Je ne vois plus personne.

 

Lundi, 26.

A une heure, Mme de Montholon accouche d’une fille qui naît avec une coiffe. Elle désirait un garçon, probablement pour avoir un Napo­léon dans la famille. Mme Bertrand assiste aux couches. J’ai vu ce matin le grand maréchal à qui je déclare que le moment est venu de demander raison de sa conduite à M. de Montholon. Voilà neuf ans que je suis avec l’Empereur, j’aurais été flatté de périr pour lui en Russie, en Saxe, en France, j’ai été blessé trois fois, dont deux auprès de lui, en faisant ce qu’il m’avait ordonné. J’ai trouvé à Moscou trois cents milliers de poudre et j’ai passé la Bérésina à  la nage! A Dresde,’ personne n’a été plus employé que moi. J’avais toute sa confiance pour la réorganisation de l’armée. Puis, l’Empereur voulant tromper les Alliés par Langstein, dans la supposition que Dresde tiendrait, il m’envoya de Goritz pour m’en assurer et c’est sur mon rapport que Sa Majesté est venue à Dresde avec la plupart de ses forces, sans cela, Dresde était enlevée. C’est pour cela que j’ai reçu la croix d’or. Enfin, il faut bien que mes services fussent reconnus, puisque j’ai été nommé premier officier d’ordonnance, place créée exprès pour moi, contrairement aux règlements de la Maison et malgré Duroc et Caulaincourt; aussi, tout le monde fut-il jaloux de moi. Je redoublai d’ardeur, de zèle, je me dévouai en entier au service de Sa Majesté. J’ose dire que personne n’y mit plus d’application que moi. « Enfin, monsieur le maréchal, je suis loin de reprocher à l’Empereur le service que je lui ai rendu en 1814, à Brienne, le 29 janvier; tout le monde, à ma place, en eût fait autant. Mais il n’en est pas moins vrai que si, d’un coup de pistolet, je n’avais pas renversé le Cosaque qui se précipitait, l’Empereur aurait reçu un grand coup de lance dans les reins. Qu’en serait-il résulté alors? Je n’ai fait que mon devoir et même j’en ai été bien récompensé par le bonheur que cela m’a procuré de montrer à l’Empereur que je ne suis pas un ingrat.

A Lutzen, j’ai eu mon cheval tué et renversé aux pieds de Sa Majesté; à Laon, j’ai été cité dans le bul­letin; à Reims, j’ai forcé la ville. C’est moi qui, au retour, me suis emparé de Troyes. Enfin, à Fontaine­bleau, je suis resté avec l’Empereur, alors que tout le monde l’abandonnait; il m’a envoyé deux fois à Paris. Il est vrai qu’en 1815, je n’ai pas trahi le roi, mais, en cela, j’ai cru mériter l’estime de Sa Majesté. Vous m’avez vu à Waterloo et j’ai été chargé de porter la lettre au prince Régent.

Et ici, je suis maltraité et sacrifié aux Montholon! Je n’ai rien voulu dire tant que Mme de Montholon a été grosse, de crainte qu’on ne m’accusât de barbarie; j’avouerai même que j’ai été content de ce prétexte, espérant toujours que Sa Majesté changerait. A pré­sent, je suis décidé à me battre avec Montholon, auteur de tous mes malheurs; j’attends que sa femme soit tout à fait hors de danger.

La conduite de l’Empereur envers ma mère est indigne; après m’avoir forcé à accepter des secours pour elle, elle les lui procure par un étranger, pour la compromettre. Qui empêchait l’Empereur d’écrire à son banquier de Londres, comme on fait tous les jours, au lieu de s’adresser en dessous au prince Eugène? «Ah! monsieur le maréchal, l’Empereur a sûrement été un grand général, mais quel cœur dur! » Après dîner, je vois Mme Bertrand, qui a fait une nouvelle visite à Mme de Montholon, qui n’a pas voulu la recevoir. Si demain, cela lui arrive encore, elle n’v remettra plus les pieds. Ses idées de partir la reprennent, car ce séjour est affreux. O’Méara nous montre une dent qu’il vient d’arracher à l’Empereur qui n’a pas sourcillé.

 

Mardi, 27.

Bertrand me recommande de ne pas prendre pour témoin le capitaine Blakeney. Je n’en ai jamais eu l’intention, je me doute bien que j’éprou­verai des difficultés, mais je dirai à Montholon de toujours porter une épée, j’en aurai une et l’attaquerai dans le jardin, devant tout le monde. Mme Bertrand s’en ira aussi, dit-elle; on ne peut plus y tenir, l’Em­pereur se retient de faire des visites à Mme de Montho­lon à cause des Anglais, car cela prêterait aux cau­series. L’Empereur me demande à 7 heures et demie et est très froid pour moi.

 

Mercredij 28.

Le bruit court qu’on a arrêté à Per­nambuco six officiers qui, au moyen d’un bateau à vapeur, devaient venir nous enlever. Mme Bertrand espère que tout cela finira par un raccommodement. Elle se trompe bien.

M. Jackson vient me voir; à peine est-il arrivé que Bertrand vient dire à sa femme que l’Empereur, qui est dans le jardin, la demande. Elle y va. Je propose à Jackson de faire un tour à cheval, mais l’Empereur, qui me voit passer, m’appelle. Il est assis sur le banc du jardin. « Pourquoi n’êtes-vous pas venu? — Votre Majesté ne m’avait pas fait l’honneur de me demander. — Il fallait venir avec Mme Bertrand, vous êtes son bâton. — Sire, l’étiquette du palais s’y oppose, on n’y entre pas avec un bâton. » L’Empereur me demande ensuite si je suis allé en ville et cependant, il sait bien, par sa police, que je ne suis pas sorti de chez moi. « Il faut monter à cheval. — J’allais y monter avec M. Jackson. — Qu’est-ce qu’il vient faire ici cet espion, ce scélérat? »

Mme Bertrand avertit l’Empereur que le gouverneur a fait dire de rendre les assiettes que Sa Majesté avait envoyées à Betzy et à Jenny, le jour de l’an.

Puis, l’Empereur me demande des nouvelles de Mme de Montholon. « Je n’en ai pas, Sire. — Je croyais que vous y étiez allé? — Ah ! Sire…. »

Montholon arrive là-dessus, Sa Majesté a l’air de mauvaise humeur, se lève, parle canons, affûts et a une grande discussion avec moi sur les gargousses volantes. Elle ne veut pas de caissons et, dans son projet d’armée, il faut que les soldats sachent faire des habits et des souliers, ferrer les chevaux, etc., enfin tout ce dont on a besoin : on leur donnera du blé et ils feront du pain. Les artilleurs seront et canonniers et soldats du train. Les officiers sont trop payés et les soldats pas assez. Les administrations doivent être composées uniquement de soldats. À 9 heures, l’Em­pereur rentre, parce qu’il a vu bâiller Bertrand et celui-ci s’excuse sur ce qu’il y a plus de trois heures qu’il est sur ses jambes.

 

Jeudi, 29.

C’est l’anniversaire du jour où, en 1814, au combat de Brienne, j’ai sauvé l’Empereur d:un coup de lance dans le dos. Je vais chez Mme Ber­trand à 5 heures; son mari est chez l’Empereur, qui fait demander Hortense, puis sa mère; je me retire. Peu après, Sa Majesté me fait appeler au jardin et me recommande d’être gai ; Mme Bertrand est triste : « Est- ce parce que hier je vous ai dit que vous aviez l’air d’une blanchisseuse ? — Non, mais ma femme de chambre est malade. — J’espère qu’il ne mourra pas de Français ici. » Puis l’Empereur se baisse pour ramas­ser une épingle. « Tenez Gourgaud, je vous en fais présent. — Votre Majesté connaît la devise : « Je pique où je m’attache. » L’Empereur ne répond rien, nous voyons passer le colonel du 66e.

Le soir, Sa Majesté nous parle du maréchal Brune, qui s’était perdu dans son esprit à cause de sa conduite avec le roi de Suède.

« Un maréchal de France vaut bien un roi et surtout un roi de Suède, un roi fou. Brune s'est avili là; en Hollande, il n'aurait pas dû capituler. Il fallait, si la position des Anglais était trop forte derrière le canal, réunir une centaine d'obusiers et de canons, ce qui lui était facile et il eût été le maître du canal. Qu'est-ce qu'un canal, quand la bourre du canon tombe au delà ? U pouvait donc le passer et jeter Yorclt et les Anglais à la mer. Brune avait de l'esprit, il m'était attaché. Il avait été prote dans une imprimerie qui travaillait pour Danton; il connaissait tous les vieux de la Révolution, tous ceux qui menaient les insurrections. J'aurais sage­ment agi en le nommant commandant à Paris en der­nier lieu, car il aurait su bien user des fédérés. Lecourbe était un assez bon général, le Directoire comptait beau­coup sur lui. Il s'était fait une grande réputation en Suisse , mais je n'approuve pas sa campagne dans l'En-gadine. Avec 25000 hommes, il avait la prétention de battre le prince Charles, qui en avait 80000 : il mettait 3000 hommes ici, 3000 là : enfin, tout en petits paquets. Ce n'est pas connaître la guerre ! Il faut toujours avoir son armée dans la main, mais c'était la mode : c'était faire la guerre suivant la loi des états-majors. J'ai eu une grande idée de Lecourbe en lisant sa correspondance avec Moreau. Il lui disait : Mais que fais-tu donc, Moreau, tu fumes ta pipe. Il faut marcher, tu te fais des chimères! Marchons, marchons! J'ai eu tort de ne pas employer Lecourbe plus tôt, il se serait bien formé à mon système et m'eût été bien utile. Très brave, il valait mieux que Ney ; mais je le sentais mon ennemi et j'ai eu peur. C'est lui qui, étant juge (L’Empereur se trompe. C’était le frère de Lecourbe et non pas le général lui-même.), déclara qu’il n'y avait pas de conspiration, je ne dis pas de Moreau, mais de Georges! Aussi, lorsqu'il vint aux Tuileries avec la Cour criminelle, je lui criai : Juge prévaricateur, sors! Néanmoins, j’aurais dû employer Lecourbe; s’il le désirait, il voyait bien que je le ferais maréchal, qu’il pourrait être duc avec 400 000 francs de rente, un million de gratification; il m’aurait été tout dévoué et fort utile; il avait tout ce qu’il faut pour faire un bon général. Ney était générai de brigade sous lui. Ney n’avait pas d’esprit, ni de cou­rage moral. Il était bon pour enlever ses troupes sur un champ de bataille, mais je n’aurais pas dû le nommer maréchal de France; il avait, comme le dit de lui Caffarelli, juste toute la probité et le courage d’un houzard : j'aurais dû le laisser général de division. En 1815, a-t-on jamais vu une pareille effronterie ! dans sa proclama­tion, il dispose du trône de France. J’ai même eu peine, moi, en le voyant, à me contenir à ce sujet. Que Labédoyère ait dit cela passe encore, mais Ney n'est venu à moi que quand il a vu que tous les régiments l'aban­donnaient. C’était pour être récompensé, il avait la tête perdue, c’est un hurluberlu. C’est la même chose qui lui a fait dire des sottises à la Chambre des pairs. Plus d’armée et tout est perdu ! Il fut fusillé pour être venu a moi : il aurait dû l’être pour n’être pas venu plus tôt. »

Je prends sa défense, non à cause de sa conduite, mais comme militaire; c’est l’homme le plus brave que j’aie jamais vu; Sa Majesté m’attaque alors et je me tais. A 8 heures et demie, l’Empereur rentre, je reconduis Bertrand et le prie de demander pour moi la permission de quitter Sainte-Hélène.

 

Vendredi, 30.

Je trouve de grand matin M. de Montholon à cheval dans le parc; le gouverneur est venu, a visité les jardins, comme s’il voulait nous y mettre. Nous rencontrons le Russe, qui revient de chez Porteus, il nous dit mystérieusement que Braver a été arrêté à Rio-de-Janeiro, ainsi qu’un colonel Latapie qui devait, avec un canot à vapeur, venir délivrer l’Empereur. Par deux fois, il assure que la nouvelle de la ville est mon départ pour l’Europe. Ennuyé, je lui réponds que c’est vrai, que je suis an désespoir d’être obligé de m’éloigner de Sa Majesté, après avoir couru tant de chances avec Elle en Russie, en Allemagne, en France; j’y suis pourtant obligé. Il demande à Mme Bertrand de lui donner des bon­bons de Longwood pour Mme de Stürmer.

A 7 heures, l’Empereur me demande, me questionne, me prie d’envoyer des bonbons à Mme de Stiirmer. Montholon entre et l’on parle guerre.

« Souwaroff riétait certes pas un grand général, mais il avait deux qualités, l'intrépidité et la fermeté de caractère. Avec sa ferme volonté, il aurait facilement fait passer son armée, et c’est quelque chose, mais il n'avait pas de talents. Les Français n’auraient pas dû perdre la bataille de Novi. »

Selon moi, les généraux qui ont le plus fait dans ce sens étaient Souwaroff, Ivoutouzoff et Blücher. Sa Ma­jesté dit que Koutouzoff était prudent.

« L’art de la guerre est comme tout ce qui est beau et simple; les mouvements les plus simples sont les meilleurs. Si Macdonald, au lieu de faire tout ce qu'il a fait, avait demandé à un paysan le chemin pour aller à Gênes, celui-ci eût répondu : par Bobbio, et c'eût été une superbe manœuvre. Mais, il faut connaître l'artillerie pour savoir comment on peut la faire passer partout ; aussi, j'estime que tous les offi­ciers devraient servir dans l'artillerie, qui est l'arme qui peut produire le plus de bons généraux. Ils ont per­sonnel et matériel. Le génie est aussi une bonne arme, mais elle est moins d'exécution que l'artillerie. Pour être bon général, il faut savoir les mathématiques; cela sert en mille circonstances pour rectifier les idées. Peut-être dois-je mes succès à mes idées mathématiques; un général ne doit jamais se faire de tableaux, c’est le pire de tout. Parce qu’un partisan a enlevé un poste, il ne faut pas croire que toute l'armée y est : mon grand talent, ce qui me distingue le plus, c’est de voir clair en tout, c'est même mon genre d’éloquence, que de voir sous toutes ses faces le fond de la question. C'est la perpendiculaire, plus courte que l'oblique. Le grand art des batailles est de changer, pendant l'action, sa ligne d'opérations; c'est une idée de moi, qui est tout à fait neuve. C'est ce qui m'a fait vaincre à Marengo : l'ennemi se porta sur ma ligne d'opérations pour la couper, j'en avais changé et lui-même se trouva alors coupé. »

Sa Majesté estime que si Elle continuait à écrire sur ses campagnes, ce serait le meilleur ouvrage pour former des généraux, mais qu’il ne faudrait pas que ce fût imprimé.

« Sans parler des grands principes, je ferais la critique de chaque campagne, les raisons pour et contre et l'on se formerait soi-même en réfléchissant. Il est réellement étonnant que, dans la Révolution, on ait commis autant de sottises; Championnet se conduisit en dépit du bon sens. »

Je dis qu’on a eu tort de laisser imprimer un ouvrage comme celui de Jomini. L’Em­pereur me regarde : « N’est-il pas vrai que c’est là un livre bien singulier? — Tellement, Sire, que je lui attribue les succès de nos ennemis.

" Je vous assure que je ne l'avais pas lu lorsque j'ai fait les campagnes d'Ulm, d’Austerlitz et d'Iéna, mais il est réellement éton­nant de pouvoir croire que j'ai suivi ses conseils. Une ba­taille est toujours une chose sérieuse, le gain dépend sou­vent de peu de chose, d'un lièvre.... On court toujours de grandes chances en la livrant et il ne faut jamais en risquer, à moins d'y être forcé, quand l'ennemi a coupé votre ligne d'opérations. Il ne faut jamais combiner de mouvement de réunion près de l'ennemi; l’art de la guerre ne demande pas de manœuvres compliquées, les plus simples sont préférables; il faut surtout avoir du bon sens. On ne comprend pas, d'après cela, comment les généraux commettent des fautes; cl'est parce qu’ils  veulent faire de l'esprit. Le plus difficile est de deviner les projets de l'ennemi, de voir le vrai dans tous les rap­ports qu'on reçoit. Le reste ne demande que du bon sens, c'est comme un combat à coups de poing : plus on en donne, mieux cela vaut. Il est, aussi, nécessaire de bien lire la carte. Henri IV était un bon militaire, mais, à cette époque, la guerre ne demandait que du courage et du bon sens : c'était bien différent de la guerre avec de grandes masses. Il faut rendre justice aux rois de France, ils ont toujours été braves. »

Il est 9 heures, l’Empereur rentre et je reconduis le grand maréchal pour le prier de parler de moi à l’Em­pereur, car je suis toujours décidé à envoyer mon cartel à Montholon, l’auteur de tous mes maux.

 

Samedi, 31.

J’écris à Bertrand pour lui rappeler notre conversation d’hier soir; il vient chez moi et essaye de me dissuader de mes projets. Sa femme croit que l’Empereur serait bien fâché si je m’en allais. Elle a peur que Sa Majesté ne se sauve avec le capi­taine Dée et que son mari ne soit compromis. L’Em­pereur a fait une répartition de fonds et Montholon y est porté pour 3000 francs. Elle souffre aussi des in­jures de l’Empereur, qui la traite de femme de chambre et de bourgeoise endimanchée. Les filles Spolding viennent la saluer et lui porter des dentelles. A 7 heures et demie, l’Empereur me demande : « My friend Gourgaud », joue avec le grand maréchal, en­suite s’ennuie et demande pourquoi la ville de Rome était devenue le centre du monde. « Je crois le monde bien jeune, l’histoire de Rome est à peu près la sienne. » Sa Majesté rentre à 9. heures, m’a bien traité quoique en dissimulant. Je demande à Bertrand s’il a parlé de mon départ; il n’a pas pu; je lui renouvelle mes instances; il y a en vue des bâtiments, mais ce sont des marchands.