Sainte-Hélène – Bertrand – Janvier 1818

La bataille d’Eckmühl est le chef-d’œuvre de l’Empe­reur et comme campagne et comme marche :

 

L’archiduc (Charles) ne voulait pas croire que ce fût les mêmes troupes qui l’attaquèrent à Landshut qui l’avaient attaqué à Eckmühl. Il y a mieux, lui dis-je. Non seulement c’étaient les mêmes troupes qu’à Landshut, mais ces troupes de Landshut étaient celles que vous aviez (contre vous) à Ratisbonne, que vous croyiez devant vous, qui ont emporté Landshut sur vos derrières et qui ont ensuite marché sur vous. Je n’avais qu’une poignée de monde. Cette marche est la plus belle que j’ai faite. Aussi les Autrichiens, après cette affaire, pensèrent-ils qu’il n’y avait rien à faire avec (contre) moi. Ils changèrent alors de système, comme ils l’ont dit depuis à M. de Narbonne . Ils pensèrent qu’il serait peu sage de rien entreprendre de mon vivant, qu’ils s’expose­raient à une ruine probable, qu’il fallait nécessairement gagner du temps, patienter pendant ma vie et se préparer à recouvrer après ma mort ce qu’ils auraient perdu. Ce fut dans cet instant qu’ils se résolurent au mariage (avec Marie- Louise) comme le seul moyen de se sauver de l’orage, de gagner du temps, de devenir ensuite des protecteurs pendant une minorité et profiter de l’occasion pour ressaisir ce qu’ils avaient perdu.

La bataille de la Moskowa est ma plus grande bataille. Les Russes avaient 200.000 hommes, un beau champ de bataille retranché, bien fortifié. Je l’ai attaqué par les cornes. J’enlevai, en arrivant, un beau mamelon qui couvrait tout. Si je n’avais pas enlevé cela de suite en arrivant, la bataille était bien différente.

Souvaroff (ou Souvarov) était un homme de mérite, quoique, certainement, ce ne fut pas un grand capitaine. Sacken disait de lui que c’était une bête qui n’y entendait rien; mais il avait son sens, une volonté forte, disant : je veux aller là et il y allait. Il humilia les Autrichiens en arri­vant en Suisse. On voit de ses ordres du jour par lesquels il ordonnait de donner des officiers et sous-officiers russes aux bataillons autrichiens pour leur apprendre l’attaque à la baïonnette, parce qu’il n’y avait que cette manière de réussir. Il n’avait rien à apprendre aux Autrichiens. Il vou­lait emporter les places d’assaut. Mais Sacken lui disait que les Français n’étaient pas des Turcs ni les places d’Italie des places turques; qu’il y perdrait la moitié de son armée, au lieu que par la marche ordinaire des sièges, il économiserait le sang de ses soldats. Il avait perdu 15.000 hommes à l’assaut d’Otchakov.

Le prince Charles et les Autrichiens en général manœu­vraient bien. Ils ont un bon fonds d’officiers d’Etat-Major et d’instructeurs, mais ils manœuvraient lentement, ce qui faisait que devant moi ils perdaient la tête. Je ne leur laissais pas le temps de faire leurs mouvements. Devant Moreau et d’autres, ils avaient tout le temps de faire leurs manœuvres d’attirer à eux leurs ailes ou leurs détachements. Devant moi, ils étaient étourdis.

Massena ne manœuvrait pas. On ne le vit jamais appe­ler à lui ses derrières et faire comme l’archiduc. Les étrangers pensent qu’il ne fit pas dans sa campagne de Suisse tout ce qu’il pouvait faire. Il avait une armée supérieure, il ne voulait pas compromettre sa gloire et il le disait. Il a sauvé la France à la bataille de Zurich, mais il eût pu mieux réussir.

Quand on compare Moreau à Schérer, Championnet ou Jourdan, c’est un grand homme, mais d’ailleurs on ne voit pas un vrai talent dans ses campagnes. C’est toujours un brave homme qui se bat bien, et quoiqu’il fasse beaucoup de fautes, cela ne ressemble pas aux bêtises de Schérer. Je ne sais s’il fut bien inspiré à la bataille de Vérone. L’ennemi étant délogé, il ne le tracassa point et attaqua où, peut-être, il croyait n’avoir pas de grandes difficultés à rencontrer.

Saragosse a prouvé ce que pouvait une population nom­breuse exaltée. J’attaquai vivement Madrid; si je leur avais donné 8 jours, peut-être n’y serais-je pas entré. Je laissai deux portes ouvertes, et les plus exaltés purent s’échapper (…).

Charles XII, dans l’opinion qui m’en est resté, était un grand homme de guerre, quoique Voltaire prétende qu’il ne savait pas lire la carte, et même qu’il n’en avait pas. Il fit des fautes à Pultava. La plus grande fut un détachement, la veille de la bataille, de 15.000 hommes qui n’arrivèrent pas comme c’est le cas ordinaire pour tous les détachements faits la veille ou peu de jours avant la bataille. Il n’y a de bons que les détachements faits au moment de la bataille. Et il n’attaqua pas assez vite l’ennemi; il lui laissa le temps de se retrancher. Charles XII a très bien fait contre les Saxons.

Souvarov avait deux grandes qualités : intrépidité et volonté, et aussi activité : il était capable de faire faire 11 lieues par jour à ses troupes quand il le fallait, sans écou­ter personne, pour rencontrer l’ennemi, ainsi qu’il le fit quand ses troupes sont arrivées en 4 jours de Zurich à la Trebbia. 50 lieues en 4 jours ! Mais cela n’est pas le talent de la guerre. Il ne connaissait pas probablement la carte, probablement il n’avait pas la carte d’Italie, ou du moins que des cartes générales. Il ne connaissait pas son échiquier. C’est Kray qui a conquis l’Italie. Elle était conquise à l’arri­vée de Souvarov. Il n’y a rien fait que des sottises : épar­piller toutes ses troupes devant les places et s’exposer à perdre l’Italie. Il met 46 jours pour aller de Milan à Turin et il n’a personne devant lui : cela ne se conçoit pas. Sa marche sur Voghera est tout aussi extraordinaire : il passe et repasse le Pô, et cela devant Moreau qui n’a rien et l’arrête presque sans troupes.

Il était entreprenant, faisait bâtonner ses troupes. Il se mettait en chemin avec tous ses ordres (décorations), se faisait jeter de l’eau sur la tête devant sa tente. Cela lui a réussi, mais cela n’est pas d’un grand capitaine. Alexandre, César, Turenne, Frédéric n’ont pas fait de ces folies.

J’ai examiné avec impartialité sa campagne (de 1799) et je n’y ai rien vu qui indique du talent. Personnellement étranger à la question, je l’ai examinée avec bonne foi. Je me suis rappelé alors ce que m’a dit Sacken quand il fut prisonnier après Marengo : que Souvarov était d’une igno­rance crasse, qu’il n’entendait rien à la guerre. On voit que c’étaient Sacken et Chateler qui faisaient les plans de campagne. Ils sont d’une inutilité qui prouve qu’ils sont les ouvrages des chefs d’Etat-Major, espèce d’hommes toujours secondaires. On ne connaissait au reste rien de Souvarov. Son assaut d’Okhotsk et la prise et le massacre de Praga ne prouvent rien. Il avait son armée à Turin quand Macdo­nald est arrivé de Naples. On ignore cela. Il l’a réparée pas­sablement, mais c’était une grande faute.

Moreau faisait bien, mais on ne trouve pas chez lui un de ces traits d’habileté qui indiquent le grand général, comme chez les Annibal, les Frédéric, comme on en trouve cinquante chez Turenne. Battu à Valenciennes, Turenne, à la barbe de l’ennemi, prend une position, s’y retranche, et on n’ose l’attaquer. Il passe avec une armée inférieure une rivière devant le prince de Condé. Etant dans cette position, il a 36 heures pour se retrancher : on n’ose l’attaquer. « Si vous lui laissez 36 heures, disait Condé, il sera inattaquable. » Il paraît que c’était le principe de ce temps-là : qu’une armée qui avait 36 heures pour se retrancher était inat­taquable.

Brune a fait en Suisse ce qu’il pouvait, et l’Empereur en parle bien. On dit qu’il n’aurait pas dû capituler (à Alkmaer, en Hollande). Il paraît que c’était l’opinion de ses sol­dats. Mais Brune n’avait pas le talent nécessaire pour forcer les positions de l’ennemi. Il a bien fait de capituler.

Depuis la Hollande, je l’ai peu employé, parce qu’il se conduisit mal vis-à-vis le roi de Suède : il se laissa impres­sionner par un roi. Jamais la France n’a cédé le pas à la Suède. C’était un républicain cependant que Brune. Je l’avais employé à la première armée d’Italie comme général de bri­gade. »

L’Empereur en fait l’éloge, parce qu’il se conduisit bien au 13 vendémiaire et aussi parce qu’il l’aimait. Il avait été, dit-on, secrétaire de Danton.

« L’ennemi ne pouvait attaquer que le Texel, parce que tout était là. Brune était à temps de porter secours à tout, excepté à Amsterdam si l’ennemi débarquait au Texel. C’était donc là qu’il devait être. Quand il se présenta pour attaquer la position de l’ennemi au Zype, il ne devait pas attaquer par les ailes, où. il avait à craindre la force de l’escadre et des chaloupes, mais chercher un point sur cette ligne de 2 ou 3 lieues dont la condition le favoriserait et dont la rive oppo­sée ne fût pas contre lui, s’avancer sur ce point avec 50 ou 100 pièces de canon et faire disparaître les obstacles sous la mitraille. L’ennemi était obligé de s’éloigner. Il n’y avait plus alors à passer qu’un bras de 20 ou 40 toises, ce n’était rien et le pont était fait en peu d’heures. On ne comprend rien à la sottise des Anglais qui avaient 40.000 hommes, d’en débarquer 12.000 pour les faire écraser et d’arriver un moment après avec le reste de leurs troupes. L’avantage d’une escadre est de surprendre sur le point où elle se prononce, de débar­quer des forces considérables auxquelles rien ne peut résister dans le premier moment. L’art dans ce cas est de débarquer tout de suite, comme je le fis au Marabout par un temps affreux.

Un général en chef doit savoir l’artillerie et le génie. Guibert avait raison de soutenir que tout officier général devrait avoir été, un an ou deux, capitaine en second d’artillerie. C’est la chose la plus importante pour un général en chef, sans quoi, il est arrêté à tout moment par une difficulté d’artillerie qu’il lèverait d’un mot. Un général d’artillerie répond : suivez la route, quand cela ne se peut pas, parce qu’il ne comprend pas de quel intérêt il est pour le général en chef de faire autrement : Pourquoi irez-vous par là quand vous avez une grand’route ? C’est plus facile et plus commode de dire qu’on ne peut passer, et cependant, cela n’est pas vrai. Moi-même quand j’étais général d’artillerie, je raisonnais comme cela. L’artillerie ne veut pas de mulets, parce qu’il faut les déchar­ger une ou deux fois par jour au moins et qu’il en périt beaucoup. Le chameau s’agenouille et se repose, quoique chargé; on met deux petites étaies sous le chameau. Le mulet n’est pas de même. Aussi l’artillerie n’en veut pas, mais l’immense avantage qu’il y a à n’avoir pas de voitures et de fourgons doit faire passer là-dessus, et un bon général d’ar­tillerie le comprendra.

M. de Gribeauval a beaucoup allégé l’artillerie, mais pas assez. Les officiers d’artillerie disent : vous faites la guerre dans des pays de montagne ou de plaine. Si vous faites la guerre dans des pays de montagne, alors vous avez un équipement de montagne. Si c’est en plaine, vous avez des grand’routes, et alors notre artillerie est bien organisée, bien servie, etc. Ce raisonnement n’est pas juste : en plaine, il y a beaucoup de chemins où on ne peut passer, des voies trop étroites; le terrain manque, etc. Des mulets passeront par­tout, et les pièces d’artillerie également. Il n’y a que les caissons qui arrêtent.

Macdonald eut tort de ne pas marcher sur Castelaccio et la Rivière de Gênes pour se rencontrer avec Moreau. Quand même il serait vrai qu’il n’y eût pas de routes, ce ne serait pas une excuse. Il pouvait s’embarquer à la Spezzia, comme il l’a fait après avoir perdu la bataille (de la Trebbia). Il pouvait toujours amener les pièces de 6 — peut-être n’avait-il pas de pièces de 12 ? Des pièces de 6 passent par­tout. On les pousse à bras, elles ne pèsent que 600. On fait alors seulement deux lieues par jour, les canonniers ont de la peine, mais c’est leur métier.

Dans la Rivière de Gênes, quand j’étais général d’artil­lerie, j’étais suivi par un équipement de pièces de 12 — vingt-quatre, je crois.

S’il faut sacrifier les caissons, ne pas hésiter, c’est une dépense de rien. Si même il faut sacrifier les pièces, qu’on ne peut ni les débarquer ni les traîner, cela n’est rien encore. Quand un général, par une mesure de politique, ordonne l’abandon de l’artillerie, cela n’a rien de honteux. Il ne faut pas placer le déshonneur là où il n’est pas. Autre chose de perdre ses pièces devant l’ennemi sur un champ de bataille. Des formations qui valent 150, parfois 180.000 francs, ce n’est pas la peine de regarder à cela. L’artillerie ne manquait pas à Gênes.

Arrivé à Plaisance, Macdonald devait livrer bataille, non comme il l’a fait, sa droite au Pô, sa gauche aux montagnes . Il ne devait avoir qu’un but : se réunir à Moreau et, conséquemment, marcher sur Bobbio sans livrer bataille. S’il voulait livrer bataille, il devait laisser ignorer à l’ennemi qu’il changeait de ligne d’opérations, ce qui est le grand talent des batailles, refuser sa droite ou la laisser enfoncer et se trouver placé le dos à la rivière, face aux montagnes. Alors l’ennemi se trouvait pris en flanc et exposé à être jeté dans le Pô, comme Frédéric à la bataille de (en blanc dans le texte). Si Macdonald était battu, il devait encore se retirer sur Bobbio. Là, il eut pris position dans la montagne en se retranchant. Il eût gagné tout le temps pour laisser passer son artillerie; il n’y avait pas plus de 5 ou 6 lieues et il n’y avait pas de routes. De même Moreau ne devait pas des­cendre sur Tortone, mais marcher à la rencontre de Macdo­nald sur Bobbio, et pendant que celui-ci se battait à Plai­sance, il devait arriver, le secourir et tomber sur le flanc de l’ennemi. Ce qu’il y a de plus simple à la guerre est toujours le meilleur. Il n’y a de bon que ce qui est simple. Moreau n’avait qu’à demander au premier paysan de la Bormida le chemin de Gênes et se laisser conduire, puisqu’il n’avait qu’un but : se réunir à Macdonald arrivé à Plaisance. Il devait demander le chemin de Gênes, et le premier paysan (venu) l’eût conduit à Bobbio. »