Robert Stewart, Earl of Castlereagh (1769-1822)
Robert Stewart, Earl of Castlereagh a beaucoup souffert dans l’historiographie. Reconnu dans son pays de naissance en 1798 comme « le Robespierre d’Irlande », les Irlandais l’estimaient pire que Cromwell. Dans ses vers sur l’émeute de juin 1819 réprimée de façon sanglante, le tristement célèbre Peterloo Riot, Percy Bysshe Shelley le compare carrément au quatrième chevalier de l’apocalypse : « j’ai vu en chemin le meurtre personnifié, il avait le visage de Castlereagh […] et sept dogues le suivaient » [3][3] Percy Bysshe Shelley, The Masque of Anarchy, A Poem…. Il était évidemment l’architecte de la réaction caractérisée par le Congrès de Vienne. Et à l’aune des idées du courant Whig, sa politique a été considérée comme décevante. Pourtant, son pragmatisme n’était pas dépourvu de convictions, comme John Bew l’a récemment montré dans une biographie de 2011 [4][4] John Bew, Castlereagh: Enlightenment, War and Tyranny,…. Dans le sillon des recherches de Bew, cet article vise à dégager une image équilibrée pour montrer la personnalité complexe que fut celle de Castlereagh.
Les origines 2
Issu d’une riche famille protestante anglo-irlandaise, Castlereagh fut entouré dès son jeune âge de politiques et de diplomates. La seconde femme de son père, Frances Pratt, était la fille de Charles Pratt, 1er Earl de Camden, proche et grand supporteur de William Pitt. Plus tard, Castlereagh épouserait Amelia (Emily) Hobart, petite-fille d’un ambassadeur de Grande-Bretagne en Russie (John Hobart, marquis de Buckingham) et fille de Caroline Connolly, issue d’une très riche famille anglo-irlandaise. De ce côté de la famille de Castlereagh, il y avait aussi le célèbre chef des Irlandais unis (United Irishmen), Lord Edward Fitzgerald. Autant dire que Castlereagh a eu une vie privilégiée. Enfant de santé fragile, il fut scolarisé en Irlande. Ce n’était qu’en 1786 qu’on l’envoya en Grande-Bretagne pour sa première (et dernière) année d’éducation universitaire – il allait quitter St John’s College, à Cambridge, après de brillants examens douze mois plus tard. Il devait sa place dans cette institution à l’influence de son grand-père maternel, Earl Camden [5] Bew, op. cit., p. 15-32.. Deux visites sur le continent en 1791 et 1792 (en pleine Révolution française) peaufinèrent son apprentissage politique et son sens aigu de réalisme, teinté d’idéologie conservatrice. Ainsi écrit-il depuis Paris en novembre 1791 : « quand on regarde les mérites de la constitution que nous possédons, on ne devrait pas sous-estimer ses principes théoriques, mais ses effets concrets méritent beaucoup plus notre considération » [6] Lettre de Castlereagh à Earl Camden datée de Saint….
Une carrière politique « loyale »
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Il revint, malade, en Irlande, et entra au parlement irlandais en candidat indépendant – quoiqu’en jeune aristocrate presbytérien il avait aussi un penchant libéral, soutenant ainsi des politiques de réforme électorale en Irlande et en opposition aux politiques émanent du gouvernement de Westminster. Avec cette forte tendance Whig, il fut aussi un fervent supporteur du jeune et brillant politique William Pitt le Jeune. En effet, avec Pitt il allait soutenir des concessions catholiques en Irlande, mais variant son appui selon qu’il voyait la possibilité de succès. Mais, avec la radicalisation de la Révolution française, les idées libérales perdirent du poids chez lui. Au fur et à mesure que Castlereagh se rapprochait de Westminster, il repoussait ses soutiens de tendance plus libérale. En 1794, il traversa la mer irlandaise (non seulement dans ses idées mais aussi physiquement) et siégea à Westminster pour la circonscription de Tregorny (Cornouaille). Son mariage avec Emily date de cette époque – l’union fut célébrée à Londres en juillet 1794. Ils s’aimèrent tout au long de leur vie commune, provoquant l’étonnement de leurs contemporains comme, à Vienne à la fin de 1814, Lord et Lady Castlereagh se promenaient dans la ville bras dessus bras dessous. Leur union, si heureuse, demeura sans enfant.
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Ce fut donc en « Anglais » que Castlereagh accompagna le second marquis de Camden, devenu Lord Lieutenant d’Irlande, et revint à Dublin en tant que secrétaire et conseiller. Pendant cette période très mouvementée de l’histoire d’Irlande, Castlereagh œuvra contre ceux qui prônaient émancipation et réforme, tout en partageant leurs idées… Désormais il occupait le poste de Trésorier national et siégeait au Conseil privé du gouvernement. Son action dans la répression de l’émeute de 1798 fut « vigoureuse ». Mais il tenta de court-circuiter la critique de ses contemporains sur son action en essayant de se faire pardonner par les acteurs populaires de la rébellion, et de ne poursuivre que leurs chefs. Ensuite, pendant tout 1799, il utilisa toutes les manigances possibles (surtout des pots-de-vin massifs) pour assurer le passage du vote d’union d’Irlande avec le Royaume-Uni. Pendant l’été de 1800 donc, l’intégration de l’île d’Irlande avec les trois autres pays de l’union fut assurée. Si, à l’échelle nationale, son travail fut couronné de succès, en revanche, sa réputation politique souffrait. Le non-respect des promesses tacites d’émancipation faites aux catholiques pour s’assurer leur vote en faveur de l’union, causa ressentiment et aigreur parmi ses anciens soutiens. Georges III allait systématiquement refuser l’émancipation catholique, l’estimant contraire à son serment prêté lors de son couronnement de roi protestant. Face au refus royal d’émanciper les catholiques, Castlereagh se crut obligé de démissionner (avec Pitt), ouvrant la voie à Addington pour occuper le poste de Premier Ministre. Devenu Président du Comité du Commerce (Board of Trade), Castlereagh soutint souvent son ami, anglo-irlandais comme lui, Richard Wellesley, gouverneur de l’Inde dans ses disputes avec la Compagnie des Indes orientales. 5
Avec le retour de Pitt aux affaires en 1804, Castlereagh devint ministre de la Guerre et des colonies. Mais ce n’était pas son seul rôle, puisqu’au fur et à mesure que la santé de Pitt déclinait, Castlereagh dut assumer de plus en plus de responsabilités politiques. Après la catastrophe d’Austerlitz le 2 décembre 1805, et la mort de Pitt survenue le 23 janvier 1806, Castlereagh dut démissionner avec l’arrivée du nouveau gouvernement dit « de tous les talents », mais retourna à la Guerre et aux colonies sous le duc de Portland en 1807.
La lutte contre la France napoléonienne 6
Dans la foulée de la victoire écrasante et décisive de Friedland, le 14 juin 1807, Napoléon se concentra sur sa politique envers les îles Britanniques. Le blocus continental devait les asphyxier en attendant la construction d’une marine française capable de contrer l’omniprésente et omnipuissante Royal Navy. Castlereagh, en tant que ministre de la Guerre et des colonies, devait jouer un rôle clé. Car le gouvernement de Bentinck (Lord Portland) allait rompre avec la politique dite « blue water », c’est-à-dire « des mers lointaines », du gouvernement « de tous les talents » sortant, pour se concentrer sur le problème continental. Outre les Ordres du Conseil, instaurant le blocus opéré par la marine britannique afin de contrer le système continental de Napoléon, Castlereagh allait superviser quatre grands événements de politique étrangère durant cette période : la destruction de la flotte danoise et de la capitale Copenhague par la Royal Navy à l’été de 1807 ; l’action au Portugal en 1808 ; le soutien apporté à l’Espagne ; et l’expédition massive à Walcheren en 1809. Ces quatre investissements militaires, lourds et agressifs, ne devraient pas nous surprendre, au regard des figures qui composaient le ministère : le Duke of Portland (William Henry Cavendish Bentinck) comme First Lord of the Treasury, Spencer Perceval, comme chancelier de l’Échiquier, George Canning, comme Secrétaire des Affaires étrangères, Hawkesbury (Earl of Liverpool de 1808), comme Secrétaire des Affaires internes. Dans ce gouvernement, le grand rival de Castlereagh fut Canning. Et tandis que son projet d’attaquer la flotte danoise fut un succès inouï, ceux de Castlereagh, à Stralsund et Walcheren, exposèrent inutilement les troupes, sans grands gains stratégiques et avec beaucoup de pertes.
Le désastre de Walcheren et l’assassinat de Perceval 7
Ainsi, ce ministère de Castlereagh (1807-1809) fut un échec total. Les 10 000 hommes qu’il avait envoyés à l’île de Stralsund en juin 1807 pour soutenir une force suédoise/prussienne servirent d’abord à rien. Envoyés en deux groupes, le premier débarqua sur l’île juste après la défaite cuisante de la Russie à Friedland, et le second juste avant le traité de Tilsit, c’est-à-dire à un bien mauvais moment. En revanche, l’important et vigoureux projet de Canning, en juin et juillet, par lequel 19 000 hommes furent envoyés pour prendre possession de toute la zone autour de la capitale danoise, et bombarder la ville pendant cinq jours en septembre, fut un succès. Le contraste entre les deux missions, aux dépens de Castlereagh, fut plus qu’évident. L’Anglo-irlandais tira néanmoins l’avantage de cet événement par sa liaison étroite avec Wellington. Pendant les huit années suivantes, le succès de l’un dans la péninsule ibérique fut soutenu par le travail de l’autre à Westminster. En effet, en juillet 1809, Castlereagh écrivait à son frère : « Je crois vraiment que [Wellington] contient unies en lui plus des qualités essentielles pour un officier qu’aucun autre individu en service » [7] Bew, op. cit., p. 221.. 8
La dernière grande action de cette administration fut l’assaut massif de l’île de Walcheren dans l’estuaire du Scheldt – un plan que Castlereagh avait mijoté depuis plus de dix ans. Le but primaire était de nuire au pouvoir naval français – et dans la tête de Castlereagh l’expédition devait prendre la forme d’un raid commando, pendant lequel il fallait détruire le plus vite possible les forces navales et puis partir, en laissant une partite garnison sur l’île. Mais ce fut un désastre sans appel. Des 44 000 hommes envoyés, 23 000 trouvèrent la mort ou tombèrent malades. Cette catastrophe fit perdre non seulement l’administration de Portland mais aussi Castlereagh lui-même [8] Voir C. D. Hall, British Strategy in the Napoleonic….
L’après Walcheren – la chute de Castlereagh et le célèbre duel Castlereagh versus Canning 9
La catastrophe de Walcheren entraîna la dissolution du cabinet. Canning, qui avait manœuvré pour le remplacement de Castlereagh depuis avril 1809 en menaçant de démissionner, profita de l’accident vasculaire cérébral de Portland pour atteindre le poste de Premier ministre qu’il guettait. Pris dans la tempête de critiques contre l’expédition de Walcheren, Portland démissionna, Canning fit de même, et seulement alors Castlereagh comprit qu’il y avait eu une cabale montée par Canning contre lui. Quoiqu’acceptant la justice de la critique, Castlereagh fût furieux contre Canning et lui demanda réparation. Au cours de leur célèbre duel le 19 septembre 1809, Canning (qui ne savait pas manier une arme) fut blessé à la cuisse. Mais, confronté à la réprobation dégoûtée du monde politique pour son acharnement contre Castlereagh et leur duel, il ne profita pas de la chute politique de son rival. 10
Paradoxalement, sans ces hommes à l’ego démesuré et au caractère difficile, le pays se trouvait, en ce début 1810, plus ou moins sans gouvernement. Perceval avait accepté la demande du roi de former un gouvernement, mais tous à Westminster prédisaient un avenir de courte durée à ce cabinet puisque ni Canning ni Castlereagh n’en faisaient partie. Et ceux que Perceval sollicita pour gouverner avec lui, en remplacement de Canning et Castlereagh, refusèrent : notamment le Whig Lord Grey, qui ne voulut pas « s’accorder avec des hommes dont il considérait les mesures porteuses de malheur au royaume » (il visait avec ces paroles, le frère d’Arthur Wellesley, Richard), et Lord Grenville qui entama des discussions mais se retira lui aussi, en voyant la défection de Lord Grey [9] Cité dans Charles Verulam Williams, The life and administration…. En dépit de l’absence totale de confiance en son cabinet, et empreint d’un sens aigu de son devoir envers le roi, Perceval accepta, malgré ces défections, de tenter l’impossible et de prendre la tête du pays alors à un moment critique. Son cabinet naquit donc (et allait périr, d’ailleurs) dans la maladie et le sang. Castlereagh allait passer deux ans (et Canning beaucoup plus) loin du pouvoir.
Le retour de Castlereagh aux affaires 11
Dans la foulée de l’assassinat de Perceval le 11 mai 1812, le Prince Régent tenta trois fois de monter un gouvernement. Celui de Richard Wellesley (pour lequel Canning aurait été aux Affaires étrangères) échoua à cause du mépris que le premier inspira auprès notamment de Lord Londonderry, Lord Grenville et Lord Grey, mais aussi en raison de l’opposition farouche du Prince contre l’émancipation catholique et le refus des Whigs d’entrer dans un gouvernement qui ne prônait pas cette émancipation. On appela aussi le Whig Lord Moira, qui demanda l’appui de Canning et de ses amis, mais voyant qu’il n’arrivait à organiser son soutien le Prince Régent se tourna vers Lord Liverpool. Castlereagh se disait prêt à collaborer avec Liverpool au gouvernement mais fixa comme prix pour sa participation l’actualité de la question d’émancipation catholique, ce que Liverpool accepta. Mais l’acquiescement de Castlereagh rendit difficile la participation de Canning, ce dernier refusant catégoriquement de siéger au cabinet en position hiérarchiquement inférieure à celle du premier. D’ailleurs, Castlereagh fit cette même réserve envers Canning. Après deux semaines de négociations difficiles, Canning renonça à entrer au gouvernement, laissant ainsi la voie libre à Castlereagh pour les Affaires étrangères. 12
Un commentateur écossais de l’époque, William Playfair, nous a laissé des portraits plutôt équilibrés (justement fairplay) de politiciens contemporains, notamment sur Castlereagh. Pour Playfair, Castlereagh fut trop honnête. Au moment de l’union en 1800, son action fut finalement préjudiciable à sa réputation. Car beaucoup de journalistes Irlandais déçus dans la presse britannique (disait Playfair), lui firent payer cher sa « trahison » des catholiques. En revanche, le stoïcisme de Castlereagh, face aux critiques relatives à l’échec de Walcheren et au duel avec Canning, le montra sous un noble jour, supportant les jugements sans baisser la tête. Le soutien de Castlereagh à la question catholique le révéla plus libéral qu’on ne le croyait – même ses ennemis l’admirent. Playfair prévit que Castlereagh serait mieux connu et ainsi mieux apprécié comme un libéral véritable. En ce qui concerne les opérations à l’étranger, après 1812, Castlereagh réussit à combiner la diplomatie avec une poursuite vigoureuse de la guerre. 13
En effet, ses premières actions comme ministre des Affaires étrangères durant cette période de réussite de la politique étrangère de la Grande-Bretagne, furent une diplomatie douce avec la Suède et la Turquie (avec des effets décisifs comme la paix russo-turque et l’ouverture des ports suédois aux bâtiments britanniques), mais aussi un appui financier plus important en faveur de Wellington dans la péninsule ibérique. Castlereagh agit aussi avec vigueur au début de 1813 quand il prit connaissance de l’ampleur de la débâcle française. Il incita vivement Cathcart, diplomate en Russie, à « combiner le plus grand nombre de puissances et la plus grande force militaire contre la France » [10][10] Cité dans Bew, op. cit., p. 315.. En février, il autorisa Cathcart à donner 500 000 livres en subsides – à la fin de l’année les subventions aux alliés se chiffreraient à 10 millions. Une fois l’alliance russe assurée, Castlereagh se tourna vers Bernadotte, scellant la coopération avec un traité signé en mars. Ce même mois, dans le cadre de la reprise des discussions avec la Prusse, Castlereagh choisit d’envoyer son frère Charles, jeune, inexpérimenté mais bien trop sûr de lui, un choix pour lequel le ministre devait essuyer les vives critiques de népotisme de la part de Whigs. Une fois l’accord de la Prusse de rejoindre la coalition acquis, Castlereagh commença à considérer la question de l’Autriche. Mais les diplomates, qui y furent missionnés, revinrent bredouilles, car l’Autriche, en ce début de 1813, préférait rester maîtresse de ses décisions. Bien que l’exclusion de Grande-Bretagne du traité de Reichenbach en juin 1813 fût une délusion, elle ne surprit donc pas les diplomates britanniques. L’absence de l’Espagne de ce traité, par contre, fut ressentie comme une gifle, compte tenu des efforts britanniques consentis dans la péninsule ibérique. Enfin, l’opinion de Castlereagh sur Metternich n’était pas très positive – le qualifiant d’« arlequin politique », reprenant ainsi l’opinion commune en Grande-Bretagne. Malgré ce manque de confiance, Castlereagh écrivit ses instructions pour les négociations qui débutèrent en juillet 1813, après Lützen et Bautzen, mais aussi après Vitoria – ainsi, Castlereagh appuya ses positions sur la victoire de Wellington (en choisissant de faire traduire le rapport de cette bataille en allemand, en hollandais et en français et de le faire distribuer aussi largement que possible), et postula qu’« aucune paix avec Napoléon [n’était possible] sans une solution en Espagne et en Sicile. De même, la France devait renoncer à la Hollande et aussi à son influence en Italie. Mais on avait aussi compris que l’autocrate (c’est-à-dire, Alexandre) voulait un seul résultat – entrer dans Paris [11]Voir Bew, op. cit., p. 317-318. ». En dépit de sa fermeté, Castlereagh ne reçut pas un soutien unanime de la chambre de Westminster. Les Whigs, tels les Lords Holland et Lauderdale, favorables à la paix avec Napoléon, reprochaient au ministre d’avoir manqué le meilleur moment pour les négociations, en l’occurrence en janvier, quand l’Empereur, affaibli (selon eux), aurait vraiment négocié. Et surtout Castlereagh fut attaqué pour avoir cru Bernadotte, qui se moquait du traité même en ayant reçu la Norvège. Ces attaques de l’opposition auraient dû suffire à faire tomber le cabinet, mais, contre toute attente le piètre orateur qu’était Castlereagh triompha sur le grand Canning lors d’une joute orale dans la chambre, et la division des Whigs entre eux n’arrangea pas l’affaire. Surpris par le succès oratoire de Castlereagh, les commentateurs durent envisager la perpétuité du gouvernement de Castlereagh et de Liverpool. Ainsi, Canning regretta amèrement d’être en dehors de ce cabinet. 14
Désormais, Castlereagh ne tenait qu’à un double objectif – la défaite de Napoléon et la gloire pour son pays. Pendant les vacances parlementaires (d’août à novembre 1813), il suivit les progrès de Wellington en Espagne sur des grandes cartes. Et Metternich, qui auparavant avait tout fait pour dépiter la Grande-Bretagne, commença une offensive de charme envers Castlereagh à travers son frère Charles. Mais ce dernier se méfiait des professions de bonne foi de l’Autrichien et ses volontés déclarées d’établir des relations cordiales. Castlereagh envoya ensuite le jeune diplomate de 28 ans, Lord Aberdeen, pour traiter directement avec Metternich – et en dépit de quelques erreurs de débutant, Aberdeen gagna la confiance de ses interlocuteurs, à la différence de Charles Stewart et Edward Thornton (le secrétaire de Castlereagh), que les Autrichiens considéraient sans expérience diplomatique ni aptitude ! Tout en se méfiant des vrais buts de l’Autriche, Castlereagh décida qu’il fallait s’investir dans une vraie collaboration avec les alliés. En effet, il avait compris que les règles à l’œuvre dans les conflits avaient changé. D’une opposition entre souverains, on était passé à une lutte dictée par les sentiments des peuples. Pour Castlereagh, les alliances de septembre 1813 seraient ancrées plus solidement qu’auparavant. Selon lui, c’est le danger imminent représenté par Napoléon à ce moment-là, qui renforcerait les liens entre les alliés, et qui empêcherait toute idée de défection à la cause commune. En effet ce fut à ce moment dans l’automne de 1813 que Castlereagh composa le point nodal de sa politique étrangère, c’est-à-dire une grande alliance pour lutter contre Napoléon pour forcer soit la défaite soit un armistice, mais rester soudés quoi qu’il arriva. « Une seule cause, un effort, sinon, rien », dit-il à Cathcart [12] Cité dans Bew, op. cit., p. 323.. 15
En conséquence, avec la victoire de Leipzig du 16 au 19 octobre 1813, Castlereagh rédigea une proposition et chargea Cathcart de la présenter au Tsar. Son idée reposait sur une coordination de tous les traités existants pour en faire un document général et définitif. Napoléon conserverait son trône, pourvu que la Hollande fût renforcée pour résister face à toute menace française future. Le Tsar rejeta l’idée d’un traité général, resta vague sur la question polonaise et souleva la question des possessions coloniales de la Grande-Bretagne. En soulevant ce point, la stratégie du Tsar s’avéra contreproductive, conduisant tout à la fois la Grande-Bretagne et l’Autriche dans les bras l’une de l’autre. Même la Prusse commença à accepter un rôle possible de la Grande-Bretagne dans le concert européen.
Chaumont ou « mon traité » 16
Après que Metternich eut compris l’importance de l’alliance avec le Royaume-Uni pour contrecarrer la puissance russe, il entreprit de charmer Castlereagh pendant leur rencontre à Bâle en janvier 1814. Metternich vanta qu’ils avaient établi ensemble « une identité de pensée et de sentiment » [13] Cité dans Bew, op. cit., p. 335.. Castlereagh se méfiait beaucoup de Metternich, mais il était conscient que son arrivée à Bâle renforcerait la position du ministre autrichien. 17
Par lettre interposée, le Tsar avait tenté de mettre Castlereagh en garde contre les tentatives de séduction des Autrichiens, mais en vain, renforçant même la méfiance de Castlereagh envers les Russes. En revanche, l’échange d’idées entre Castlereagh et Metternich permit au ministre anglais d’asseoir sa fermeté. Ainsi, Castlereagh fit accepter l’impossibilité de l’inclusion d’une discussion sur les droits maritimes britanniques, et l’impossibilité du choix de Bernadotte comme remplaçant de Napoléon. Metternich tenta bien de sauver Napoléon, et personnellement, Castlereagh n’était pas contre. Mais en tant que ministre des Affaires étrangères du cabinet Liverpool, il devait rendre des comptes à son Premier ministre, au Prince régent et au parlement (c’est-à-dire à l’opinion publique), et était obligé de prôner le retour des Bourbons. Cependant, Castlereagh comprit aussi l’importance de la force de sa position. Dans une scène mémorable pendant la conférence de Châtillon à la fin de février 1814 (dans une situation critique alors que Napoléon commençait à regagner du terrain et à semer la peur parmi les Coalisés), Castlereagh se leva, prit la parole et en très mauvais français somma les négociateurs russes et autrichiens de rester groupés. Il souligna, toujours en baragouinant, que les Britanniques avaient fait d’énormes sacrifices et avaient eu de grands succès. Que ce fut en grande partie grâce à l’action de son pays que les Alliés se trouvaient là où ils étaient. Qu’ils devaient avancer sur Paris, et qu’une retraite sur le Rhin donnerait à Napoléon la chance de casser complètement la coalition. Ces interventions (et celle de son frère qui convainquit Bernadotte de céder le commandement de ses troupes à Blücher) créèrent un climat de respect pour Castlereagh. Enfin, le renouvellement des subventions et le rappel de l’action vigoureuse britannique au sein de la coalition (non seulement en termes de moyens financiers mais aussi humains – 150 000 hommes sur le terrain selon Castlereagh) le mirent en position de force pour faire accepter le Traité de Chaumont le 9 mars (« mon traité », comme il se plaisait à le nommer avec fierté). Avec ce traité, les quatre pouvoirs principaux étaient liés contre la France pour une période de 20 ans (ils devaient rester soudés et ne pas chercher de compromis), et fournissaient à la coalition 150 000 hommes chacun, les subventions étant alors versées après la signature. Ce fut le triomphe de la diplomatie de Castlereagh. Et s’il avait dépassé les instructions qu’on lui avait données concernant les subventions, c’était parce qu’il était sûr de démanteler ainsi le système continental. Son accord fut suffisamment modéré pour s’assurer du support des conservateurs, mais aussi suffisamment sévère pour empêcher une paix prématurée et instable.
En guise de conclusion… 18
Quelle personnalité complexe que ce Castlereagh ! 19
Il fut un presbytérien, un politique, qui prôna l’émancipation pour les catholiques mais qui, néanmoins, réprima avec une grande fermeté le soulèvement en Irlande en 1798, et ne se priva d’aucun tour pour s’assurer de la suppression du parlement irlandais et l’instauration de l’union en 1800 ; il fut un politique qui combina les catastrophes de Stralsund et Walcheren mais qui, une fois devenu ministre des Affaires étrangères, eut la force et le courage d’aller jusqu’au bout de sa vision de ce qui convenait au Royaume-Uni en 1814 et 1815, eut le bon sens de soutenir Wellington dans la péninsule ibérique, et sut inspirer le respect de ses collègues après l’avoir perdu. Je termine avec le credo pragmatique qu’il exprima en regardant les excès de la Terreur au tout début de sa carrière politique : « Le seul système, dit-il, qui est sûr ou qui convient aux créatures si affreusement absurdes que sont les hommes, c’est celui qui est mixte comme le nôtre, qui s’avance à une espèce de trot avec peu d’éclat [en français dans le texte], beaucoup d’abus, autant de failles, mais une part considérable de tranquillité et point d’horreur » [14] Bew, op. cit., p. 92..
Notes
[*] Intervention prononcée pour l’ouverture du colloque « 1814, année charnière », organisé par l’Institut Catholique d’Études Supérieures (ICES) et la Fondation Napoléon, le 4 décembre 2014 à La Roche-sur-Yon.
[3] Percy Bysshe Shelley, The Masque of Anarchy, A Poem […] now first published with a preface by Leigh Hunt, Londres: Edward Moxon, 1832. Écrit un mois après les événements de juin 1819, ce poème ne fut publié par le magazine auquel Shelley envoya son œuvre, The Examiner (dont Leigh Hunt fut le rédacteur-en-chef) qu’en 1832, après la mort du poète, l’année de la Grande Loi de réforme électorale (The Great Reform Bill). Leigh Hunt avait jugé les propos trop inflammatoires pour le public de 1819, voir ibid., p. v..
[4] John Bew, Castlereagh: Enlightenment, War and Tyranny, London: Quercus, 2011.
[5] Bew, op. cit., p. 15-32.
[6] Lettre de Castlereagh à Earl Camden datée de Saint Germain, le 11 novembre 1791, citée dans Bew, op. cit., p. 5.
[7] Bew, op. cit., p. 221.
[8] Voir C. D. Hall, British Strategy in the Napoleonic War, 1803-15, Manchester: Manchester University Press, 1992, p. 177-78, J. W. Fortescue, A History of the British Army, [s.l.]: Macmillan, 1899-1830, t. 7 (1910), p. 45-46 et 65-82, et Gordon C. Bond, The grand expedition: the British invasion of Holland in 1809, Athens [Ga.] : University of Georgia Press, c1979, p. 72-80. Voir aussi P. Hicks, “Walcheren, la débâcle”, La Revue Napoléon, August 2009, p. 17-23.
[9] Cité dans Charles Verulam Williams, The life and administration of […] Spencer Perceval […], Philadelphia: John Conrad, 1813, p. 160. Voir aussi Rory Muir, Britain and the defeat of Napoleon, 1807-1815, London and Yale, Yale University Press, 1996, p. 107.
[10] Cité dans Bew, op. cit., p. 315.
[11] Voir Bew, op. cit., p. 317-318.
[12] Cité dans Bew, op. cit., p. 323.
[13] Cité dans Bew, op. cit., p. 335.
[14] Bew, op. cit., p. 92.