Sainte-Hélène – Montholon – Mars 1818

4 mars.

Gourgaud est venu jusqu’à Deadwood avec le lieutenant Jackson ; mais nous n’avons pas pu lui parler, quoiqu’il nous ait fait comprendre par si­gnes qu’il avait quelque chose d’importan t à nous dire.

6 mars

M. Le gouverneur a enfin cédé pour la per­mission qu’O’Meara voie Gourgaud. L’Empereur s’en est réjoui; mais l’humeur remplaça la joie quand, au retour d’O’Meara, il apprit que le lieute­nant Jackson ne les avait pas laissés seuls un instant.

7 mars

Miss Schrewbury nous apporte une lettre de Gourgaud pour l’Empereur. C’est le compte rendu de ses conversations avec le comte de Balmain et le baron Sturmer. Il va partir directement pour l’Angleterre.

11 mars.

Lettre de Gourgaud à Bertrand, par l’intermédiaire du gouverneur. 11 lui demande de venir le voir. Bertrand s’y refuse, si le gouverneur exige que ce soit en présence d’un officier anglais.

12 mars.

Le gouverneur exige de Gourgaud son engagement écrit et d’honneur qu’il n’est chargé de publier aucune accusation contre lui ou contre son gouvernement.

Arrivée d’une malle d’Europe. Le général Ber­trand apprend la mort de madame Dillon. Les com­missaires ont des dépêches de leurs gouvernements;mais ils sont mécontents de la modicité des appoin­tements qui leur sont fixés définitivement : M. Sturmer n’a que 38,000 francs ; M. de Balmain en a 50,000, ainsi que M. de Montchenu.

Fritz, le domestique de Gourgaud, a réussi à nous apporter des lettres cette nuit ; mais, en rentrant chez son maître, il a été arrêté, et l’on a fouillé tous les effets, malles, etc., de Gourgaud.

13 mars.

Le grand maréchal fait remettre à Gour­gaud, sur l’ordre de l’Empereur, une traite de 500 louis sur Londres; Balcombe avait promis de l’escompter : il ne peut le faire, par des causes que nous ne pouvons comprendre ; c’est le gouverneur qui s’en charge. L’Empereur en prend de l’humeur contre Balcombe, qui s’excuse assez mal, en disant qu’il vient de céder sa maison d’affaires à M. Gool et n’a plus sa caisse.

« Mais comment ne l’avoir pas dit, quand il a accepté de porter la traite du grand maréchal à Gourgaud ! »

15 mars.

Nous apprenons, par le capitaine Blackney, qu’hier soir, le général Gourgaud a été conduit à bord du Marquis-de-Campdem, bâtiment de la Com­pagnie des Indes venant de Chine et allant directe­ment à Londres. Nous avons vu ce vaisseau sous voile sans nous douter qu’il emportait l’un de nous.

Ma tâche devenait bien difficile à remplir; sans doute, le général Bertrand s’empresserait de sacrifier à l’Empereur une partie des heures que jusqu’à pré­sent il avait données à des intérêts de famille; il reprendrait l’habitude d’écrire sous la dictée ; mais enfin, dès neuf heures du soir, il ne pourrait plus passer le cordon de sentinelles qui, dès ce moment, nous séparait de son logement jusqu’au lendemain six heures du matin, à moins d’une permission spé­ciale de l’officier d’ordonnance, et en marchant en­tre deux soldats, le menaçant de leurs baïonnettes. Le règlement de sir Hudson-Lowe voulait que la pointe de la baïonnette appuyât sur le cœur.

Le travail était la seule source de vie laissée à l’Empereur, quand Bertrand ou moi réussissions à réveiller ses souvenirs en écartant de sa pensée le sentiment de sa position actuelle.

Cet état de choses ne me permit plus de consi­gner journellement les détails de la vie et des dires de l’Empereur; mes journées, mes nuits même, se trouvèrent absorbées par le service filial que l’affec­tion de l’Empereur me permit de lui consacrer. Mais s’il m’était possible de regretter une seule heure de cette abnégation si complète de toute autre pensée que celle d’alléger ses souffrances morales ou matérielles, je regretterais vivement le sacrifice de toutes ces choses que je n’ai pas écrites et qui ne sont plus pour moi que des notes ou des souvenirs épars.

Quand l’Empereur dictait, il se promenait continuellement de long en large, tenant constamment la tête basse et les mains derrière le dos ; la tension des muscles frontaux était marquée, la bouche légèrement contractée. Il marchait ou dictait plus ou moins vite, mais toujours suivant l’intérêt qui l’occupait. Jamais il n’attendait qu’on eût écrit ce qu’il avait dicté ; il semblait ne pas s’apercevoir qu’on écrivît, et lorsqu’il s’arrêtait, c’était pour faire lire ce qu’on avait écrit. Si, par malheur, on ne lisait pas couramment, il témoignait de l’impatience; il en était de même quand la dictée ne lui convenait pas ; il prétendait alors qu’on avait dénaturé sa pen­sée et qu’on ne savait pas écrire.

Il ne s’asseyait que lorsqu’il était épuisé, et c’é­tait toujours dans la pose d’un homme fatigué, les jambes écartées et sans tension musculaire ; il en était de même de ses bras et de son corps.

La première dictée terminée, il fallait en faire une copie et remettre le tout sous ses yeux au pre­mier travail, ce qui ordinairement avait lieu le len­demain, et quelquefois le soir même. Les corrections de cette première copie étaient toujours faites par l’Empereur en son particulier, et d’ordinaire il dic­tait de nouveau le travail en tenant à la main la co­pie corrigée. Quelquefois il se contentait de la don­ner à copier, et c’était alors Saint-Denis, l’un de ses valets de chambre, qui était spécialement chargé de ces deuxièmes copies. Comme elles étaient destinées à être envoyées en Europe, et que plusieurs l’ont été, l’Empereur exigeait qu’elles fussent d’une écri­ture excessivement fine, afin de tenir le moins de place possible. Dans plusieurs occasions, l’Empe­reur a refait jusqu’à quatre fois le même travail. C’est ainsi qu’après avoir dicté à M. de Las Cases quelques chapitres détachés des campagnes d’Italie, il m’a ensuite dicté toutes ces campagnes, mais dans un nouvel ordre et avec beaucoup de changements.

Quand l’Empereur se levait la nuit pour travailer, il portait une robe de chambre et un pantalon de basin blanc, à dessin dit œil de perdrix. Les re­vers et le collet étaient rabattus à pointes, comme les redingotes de l’ancienne mode. Dans les chaleurs, il ne portait habituellement que sa robe de chambre pour tout vêtement.

Le fauteuil de son bureau était à dossier et fond de cannes; le bois était de frêne, peint en vert. Le bureau, en bois de rose, était d’une forme ordi­naire, avec deux parties pleines divisées en tiroirs à droite et à gauche, mais dont le centre était vide, afin de placer les jambes sous le bureau.

Je me demandais en vain comment se terminerait la querelle que sir Hudson-Lowe poussait à outrance pour obliger l’Empereur à choisir entre un dépéris­sement progressif et l’humiliation de se soumettre aux restrictions illégales que voulait lui imposer le caractère fantasque de son geôlier. Je ne voyais, je l’avoue, que sinistres conséquences de cet état de choses. Sir Hudson-Lowe n’admettait même plus la discussion de ses actes, il semblait qu’il nous regar­dât comme des esclaves soumis à son fouet; il nous renvoyait nos lettres sous le vain prétexte que nous ne nous conformions pas au texte de ses instructions et que nous continuions à nous servir du titre d’Em- pereur, au lieu d’adopter, conformément à sa volonté, la dénomination de général Bonaparte; mauvaise querelle sans valeur, puisque depuis trois ans nous n’avions jamais employé d’autre qualification que celle d’empereur Napoléon, tant vis-à-vis de lui que vis-à-vis du gouvernement anglais et de l’amiral Cockburn, sans que jamais on se fût refusé à nous écouter ou à recevoir nos lettres et à y répondre.

27 mars.

Arrivée d’un bâtiment d’Europe. Pas de lettres pour nous, mais quelques livres, la plu­part des brochures politiques, entre autres les Let­tres normandes et champenoises. Nous recevons aussi quelques numéros de l’Edimburg Review.