Que se serait-il passé si Murat avait gagné à Tolentino ?

La bataille de Tolentino, 30 mars 1815. Illustration de Vincenzo Milizia, XIXe siècle. (Wikiwand)
La bataille de Tolentino, 30 mars 1815. Illustration de Vincenzo Milizia, XIXe siècle. (Wikiwand)

Le présent article est ardu car je dois me risquer sur le terrain plutôt glissant de la spéculation historique. Ma tâche consiste à examiner les répercussions d’un évènement historique… qui n’a pas réellement existé. Les Anglo-saxons décrivent cette façon de considérer les faits par l’expression concise et laconique – « what if … ? » c’est-à-dire : « que se serait-il passé si ……. ».

En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis cette méthode est fréquemment utilisée. On connaît, par exemple, une oeuvre dans laquelle dix historiens soumettent à l’examen les guerres napoléoniennes. Le livre, édité en 2000 par la très célèbre maison d’édition Greenhill Books, est intitulé The Napoleon options et compte parmi ses éminents auteurs des spécialistes d’histoire militaire comme le colonel Elting et Paddy Griffîth.

L’historiographie de langue allemande a eu jusqu’à présent une position plutôt sceptique à cet égard. Pour elle, « l’histoire est ce qui s’est passé ». Personnellement je pense pourtant que la méthode spéculative peut enrichir de manière consistante notre compréhension de l’Histoire.

La représentation des faits liés causalement entre eux joue un rôle dans l’histoire militaire. Si, arbitrairement, nous modifions un anneau de la chaine, il se peut que l’ensemble des causes et des effets soit dérangé et qu’on arrive ainsi – bien sûr seulement sur le plan de la fiction – à un cours différent des évènements. Si on applique cette méthode, les faits historiques eux-mêmes, il est vrai, ne changent pas; nous réussissons cependant à pénétrer par le regard des rapports de cause dont autrement nous ne nous apercevrions pas et que nous ne comprendrions pas. À cela s’ajoute le fait que cette histoire ‘alternative’ non seulement élargit notre savoir, mais peut aussi s’avérer passionnante et amusante, avoir donc un caractère ludique.

Pendant que je m’occupais de la campagne et de la bataille de Tolentino, je me suis vite rendu compte de leur potentiel pour une scène du type « Que se serait-il passé si … ? » et cette pensée ne m’a plus quitté. Que se serait-il passé si Murat, et non Bianchi, avait gagné à Tolentino les 2 et 3 mai 1815 ? Quelle influence cela aurait-t-il eu sur la campagne de Belgique et sur les batailles de Ligny, de Quatre Bras et de Waterloo ?

J’ai continué à réfléchir sur ces questions, à les examiner et à en discuter avec d’autres historiens. Aujourd’hui je peux vous présenter le résultat de ce jeu de l’imagination.

Mais d’abord, brièvement, voici ma thèse: si Murat avait gagné à Tolentino, Bianchi aurait dû se retirer de nouveau au-delà des Appenins. Murat aurait sûrement exploité la position de ses lignes intérieures et, fort de sa supériorité numérique, il se serait jeté sur Neipperg, qui se trouvait au sud d’Ancône, le forçant également à la retraite. De même, le corps d’armée sous les ordres du Lieutenant Général Nugent, qui se serait donc trouvé isolé près de Rome, aurait dû également retraiter..

Une victoire de Murat aurait eu donc comme conséquence que l’armée autrichienne aurait de nouveau reculé derrière le Po. A ce moment, comment aurait réagi le général Prince Schwarzenberg, Président du Conseil Aulique de guerre autrichienne – la plus haute autorité militaire de l’Empire des Hasbourg – et suprême commandant des forces alliées ? L’Autriche avait d’importants intérêts en Italie : la Lombardie, la Vénétie et la Toscane (cette dernière pour la ligne collatérale de la dynastie des Hasbourg) étaient, avec le Tyrol, Salzbourg et l’Illyrie, parmi les compensations les plus précieuses pour l’engagement décisif de l’Autriche en 1813 et 1814. L’Empire avait un intérêt essentiel à conserver ces pays à la dynastie. Il aurait donc fallu envoyer vers l’Italie du Nord des renforts considérables de troupes, dans le but de repousser Murat. Mais d’où pouvait-on prendre ces troupes ? A cette question, il n’y avait qu’une seule solution: ces renforts auraient dû être enlevés du Haut Rhin où, selon le plan de campagne de l’alliance, la plus grande partie de l’armée autrichienne devait se ranger avec les troupes bavaroises et celles de Württemberg. Comme les Russes étaient toujours en marche vers le moyen de cours du Rhin, cela aurait donc signifié un considérable affaiblissement de la partie centrale du front.

Ce fait aurait eu naturellement des répercussions également sur les armées de Wellington et de Blücher en Belgique.

Je n’arrive pas à imaginer que, dans ces conditions, les deux généraux auraient livré bataille contre Napoléon, pratiquement à la frontière entre l’Empire français et les Pays Bas – qui en ce temps-là comprenaient la Belgique. Au contraire je suppose que les Prussiens se seraient retirés, par leur ligne de retraite, vers Namur et au-delà, afin de couvrir les provinces reconquises du Rhin, et les Anglais en direction des ports de la mer du Nord, pour couvrir le Hanovre, lié à la Maison Royale d’Angleterre.

Une victoire de Murat à Tolentino aurait eu donc comme résultat que la bataille décisive contre Napoléon n’aurait pas eu lieu le 18 juin 1815 et pas à Waterloo.

Ma thèse cependant ne conduit pas à supposer une victoire finale de Napoléon. La bataille décisive aurait eu lieu ailleurs et plus tard. Je ne m’avancerai pas à en donner le résultat. Les Alliés, il est vrai, étaient beaucoup plus nombreux; mais, d’un autre côté, on doit considérer le génie de Napoléon et même l’effet psychologique d’une défaite autrichienne en Italie. Et comme le grand philosophe de la guerre, Carl Von Clausewitz, écrit: « La guerre est la domination de l’incertain… du hasard ». (Carl von Klausewitz. Vom Kriege », Berlin, 1998.)

Je chercherai maintenant à présenter et consolider de façon argumentée la thèse que j’ai jusqu’ici seulement esquissée. La première question à se poser est naturellement la suivante:

Murat aurait-il pu gagner à Tolentino ?

Pour répondre à cette question de façon sérieuse, il faut analyser les rapports de force des armées, la personnalité des deux chefs et de leurs adjoints les plus importants, l’aptitude des deux armées à la guerre et les plus importantes décisions de la bataille, qui déterminèrent la victoire ou la défaite.

Les rapports de forces des deux adversaires qui s’affrontèrent dans la bataille de Tolentino constituent un problème difficile à résoudre, compte tenu des données très différentes existant. Une chose cependant est hors de doute : Bianchi avait des forces considérablement inférieures à celles de Murat. Si on compare les indications numériques de différents auteurs, nous avons pour les Autrichiens, pendant les deux jours, une évaluation présumée d’environ 11.000 – 11.500 hommes; pour les Napolitains, le premier jour 14.000-17.000, le deuxième jour entre les 25.000 et 28.000 hommes.

Si nous comparons les deux chefs, nous devons reconnaître à Murat les qualités de valeureux et charismatique commandant de cavalerie, dont il avait donné des preuves à Eylau, à Borodino, à Dresde et à Leipzig, mais pas celle d’un Berthier, le chef d’État major de Napoléon, qui, ayant pendant longtemps eu l’occasion d’observer au travail un grand génie militaire, a donné à propos des qualités de Murat ‘chef’ un jugement pertinent, même s’il est brutal:

« Le Roi de Naples est extraordinairement indiqué pour exécuter sur le champ de bataille les ordres d’un commandant supérieur. Le Roi de Naples toutefois n’est pas absolument indiqué pour le rôle de commandant supérieur. Il devrait être tout de suite remplacé ». (Berthier à Napoléon – 16 décembre 1812. in Cole, op. cit.)

Les opérations qui précédèrent la bataille de Tolentino confirment ce jugement sévère : la division de l’armée de Murat en deux ailes marchant séparémment par les Appenins fut sûrement une erreur. Dans les premiers combats sur le Pô les divisions de la Garde ne furent pas présentes; en Toscane elles ne réussirent pas à influencer le cours de la bataille, et ce n’est qu’un peu avant la bataille décisive qu’elles purent se rallier au gros de l’armée. À cet égard on doit remarquer que le général d’Ambrosio – un des commandants de division les plus capables de Murat – dans ses Mémoires écrites dès 1815, lorsque le souvenir de ces évènements était encore vivant, précise qu’il n’avait pas été capable de prendre connaissance d’un plan de campagne napolitain.

Au contraire Bianchi était un excellent chef. Il ne descendait pas d’une des grandes familles au nom illustre. Et c’est sans doute la raison pour laquelle ses entreprises n’ont pas été appréciées comme elles l’auraient mérité: malgré Tolentino, il ne fut pas promu général d’artillerie et n’obtint pas la Grande Croix de l’Ordre de Marie-Thérèse.

Bianchi était un général courageux, mais pas téméraire. En décidant d’accepter la bataille malgré la nette infériorité numérique, il prenait un risque conscient. Il avait été renforcé dans cette décision par les instructions sans équivoques données par le prince Schwarzenberg, de mettre fin le plus rapidement possible à la menace représentée par Murat. Il comptait certainement sur l’excellente qualité de ses troupes et sans doute espérait-il que Neipperg serait venu en aide. Il avait l’oeil expert pour le terrain militaire et avait choisi, pour sa position principale, la section de terrain qui était la mieux indiquée pour ses objectifs : la ligne longue de 4.500 mètres Vamoccio-Casone-Madia, avec l’obstacle extrêmement inaccessible constitué par les gorges du Casone. Grâce à ses capacités Bianchi fut particulièrement estimé et soutenu par le prince Schwarzenberg qui, dans une lettre personnelle adressée à sa femme Nanni, écrit que, pendant la bataille de Leipzig, Bianchi « avait combattu comme un héros ».

Les deux armées comptaient dans leurs rangs d’excellents commandants en second. Chez les Napolitains il faut signaler en particulier les commandants de division d’Ambrosio et Carascosa, qui s’étaient distingués en Espagne, en Russie et en Allemagne en 1813 et en Italie en 1814. La grave blessure du général d’Ambrosio le premier jour de la bataille doit être considérée comme un grave coup du destin pour Murat. Le même commentaire vaut pour le général Filangieri, qui, en avril, à la tête d’un poignée de Lanciers de la Garde, avait attaqué avec succès la tête de pont de San-Ambrogio, étant lui-même si gravement blessé qu’il ne put être sur le champ de bataille de Tolentino.

Je ne comprend pas pourquoi Murat a ensuite transféré le commandement de la deuxième division d’infanterie au maréchal d’Aquino, sur lequel retombe sans aucun doute la faute principale de la défaite. Un général sorti de l’école de l’Empire n’aurait pas choisi les carrés comme formation d’attaque sur un terrain aussi difficile. Il était inévitable que cela ait des conséquences fatales. Murat aurait pris une décision plus sage, s’il avait confié cette position clé à un général estimé. Je pense par exemple à Carascosa, qui se trouvait sur la côte, face à Neipperg et qui aurait pu être remplacé sans difficulté par Guglielmo Pepe, brigadier capable et ardent patriote.

La deuxième ‘brebis galeuse’ de Tolentino fut sans aucun doute le chef d’état-major, le lieutenant général Millet de Villeneuve, dont les ordres de retraite, contradictoires et donc absurdess, transformèrent une retraite qui aurait pu être ordonnée en une fuite désordonnée.

Du côté autrichien, Bianchi était soutenu par d’énergiques commandants en second. Le Lieutenant Général Mohr, les majors généraux Senitzer, Starhemberg et Eckhardt, le chef de l’artillerie, le capitaine Kunerth, se distinguèrent particulièrement. Un aspect moins consolant de la bataille sur le front autrichien est le manque d’appui fourni par le comte Neipperg à son commandant supérieur. Le Lieutenant Général Neipperg, qui autrefois avait été cet hardi général de cavalerie à l’élégant bandeau noir sur l’oeil, a laissé Bianchi manifestement à son destin. D’ailleurs, le prince Schwarzenberg, Président du Conseil aulique de guerre, lui avait exprimé le ler mai, donc avant la bataille, son mécontentement pour les erreurs commises. (in Weil, op. cit.)

Les troupes autrichiennes étaient presque toutes composées de vétérans des campagnes du 1813 et 1814; les victoires remportées sur le grand empereur leur avaient donné un sentiment de supériorité morale. Leurs adversaires napolitains se battirent bravement: on doit souligner en particulier la cavalerie de la Garde et le 6e et le 10e régiment de ligne.

Si on considère d’un oeil critique la déroulement de la bataille, un observateur objectif arrive à la conclusion que le résultat de la bataille fut incertain, jusqu’au début, et que Murat eut de réelles possibilités d’accrocher la victoire à ses étendards.

Le Roi de Naples avait en effet planifié la bataille de Tolentino de façon excellente. S’il avait réussi à battre Bianchi grâce à la supériorité de ses forces, il aurait pu ensuite se tourner contre Neipperg et faire valoir encore une fois sa supériorité numérique. En cas de défaite il devait cependant s’attendre à être pressé du nord et de l’ouest et de ne pouvoir alors se retirer seulement par les routes malaisées le long de la côte. De toute façon cette entreprise hasardeuse montre que, à l’école du beau-frère, Murat avait appris quelque chose sur l’art napoléonien de faire la guerre.

Sa faiblesse résida dans l’exécution. Des critiques pensent que Murat aurait dû attaquer dès le ler mai et ne pas perdre son temps en ordres du jour et harangues enflammées; mais que, dans tous les cas, il aurait dû employer dès le premier jour de la bataille la division Lechi et les renforts sous les ordres de Minutillo. La marche en avant des Napolitains commença en outre avec un large retard, des heures précieuses étant ainsi inutilement perdues.

Certains pensent que Murat ne s’attendait pas à ce que Bianchi affronte le combat. D’autres critiquent le fait qu’il n’ait pas fait avancer vers l’ouest les réserves allouées au nord, dans la vallée du Potenza, pour menacer Monte Milone. De cette façon il aurait pu contourner la position de Bianchi.

Le deuxième jour de bataille, avec la charge centrale de la Garde, et l’attaque des deux ailes, surtout au nord, avait été bien planifié par Murat. On doit rechercher les causes de la défaite, encore une fois, dans l’exécution : dans l’inattendue conduite temporisatrice de la 2e division (d’Aquino, aisni que Lechi, en attribue la raison à des difficultés d’approvisionnement) et dans le tardif emploi de la réserve sous les ordres de Lechi. À cela on doit même ajouter les graves erreurs tactiques de d’Aquino: d’abord le grand espace entre la ligne des voltigeurs et leurs forces de soutien, ensuite la formation de lourds carrés, qui, sur ce terrain aussi difficile, n’étaient pas indiqués au but et en plus particulièrement exposés au feu de l’artillerie.

À la fin, cependant, ce furent le manque de fermeté dans le combat jusqu’au bout de la bataille et l’incapacité de son chef d’État major qui causèrent la défaite. Le valeureux commandant de la réserve de cavalerie de Napoléon se serait mis à la tête d’une dernière décisive attaque, mais le roi, qui craignait pour son trône, n’en eut pas le courage moral.

Une grave erreur du commandement napolitain fut également de ne pas couvrir la retraite avec une arrière-garde efficace près de Macerata et surtout près de l' »osteria » de Sforza Costa. Le comportement pusillanime du maréchal de camp Carafa n’est pas justifiable et les reproches de trahison dressées contre lui sont donc au fond compréhensibles.

Les Autrichiens se battirent le deuxième jour de bataille tout aussi bravement que le premier. Il faut souligner particulièrement la persévérance avec laquelle ils défendirent leur forte position défensive sur laquelle ils se replièrent toujours en bon ordre, durant les contre-attaques, sans se laisser entraîner en poursuites dispersées, ainsi que l’excellent emploi de l’artillerie. Bianchi lui-même définit cet emploi comme étant décisif pour la bataille: « Si, à Fontenay, quatre canons avaient donnèrent un autre tournant à la bataille, à Tolentino, ils furent trois ». Enfin, l’immédiate poursuite, qui assura le plein succès de la bataille, fut importante.

La nouvelle d’une victoire de Murat aurait-elle pu influencer les généraux de la coalition, Schwarzenberg, Wellington et Blücher ?

Cette question peut apparaître à première vue ingénue et inutile. Mais nous, hommes du 21ème siècle, devrions réfléchir sur le fait que les possibilités actuelles de communication sont différentes de celles de 1815 comme le jour est différent de la nuit. Nous vivons dans l’ère du téléphone, de la télévision, de la radio, du fax, de la poste électronique, d’internet. À cette époque, si l’on met de côté le télégraphe optique, qui était plutôt rare, on faisait confiance, pour la transmission des nouvelles, à des courriers à cheval. Il était donc possible que des événements importants ne soient connus tout simplement lorsqu’il était trop tard. La bataille de Toulouse du 10 avril 1814 qui – combattue après l’abdication de Napoléon pas encore divulguée dans la France méridionale – causa la perte d’environ 8.000 Français, Anglais, Portugais et Espagnols, en est un parfait exemple.

Pour Tolentino, cependant, il faut souligner qu’entre la bataille des 2 et 3 mai et les combats en Belgique des 16,17 et 18 juin 1815 il y eut quand-même un intervalle de presque six semaines. Nous savons que, dans la nuit du 3 au 4 mai, Bianchi écrit quelques rapports sur la victoire, parmi lesquels un pour le général de cavalerie Frimont, son commandant en chef en Italie. Le prince Schwarzenberg eu, lui, connaissance de la victoire dès le 13 mai, puisque de Heilbronn – il se trouvait donc déjà sur le front du Rhin – il adressa une lettre à Wellington dans laquelle il lui communiquait la bonne nouvelle de la victoire de Tolentino (in Weil, op. cit.). Pour montrer que cette rapidité dans la transmission des nouvelles n’était pas une exception, il suffit d’un autre exemple : lorsque le 26 février 1815, en grand secret, Napoléon abandonna l’île d’Elbe, Metternich reçut une dépêche du consulat général de Gênes dès les premières heures du 7 mars et put en informer personnellement les trois souverains alliés.

Nous pouvons donc partir de la supposition fondée qu’à la mi-mai 1815 le commandement supérieur allié et le Duc de Wellington et Blücher ont pu être informés d’une victoire de Murat. Dans ce cas, il y avait suffisamment de temps pour prendre les mesures devenues nécessaires à la suite de cette nouvelle.

 

La planification de la campagne des alliés et une répercussion possible d’une victoire de Murat

La nouvelle du débarquement, le ler mars 1815, de Napoléon à Golfe-Juan était arrivée, il est vrai, comme une bombe sur le Congrès de Vienne, mais elle avait donné aux puissances qui se disputaient pour la distribution du butin, la possibilité de cimenter rapidement de nouveau leur alliance et de commencer la planification militaire nécessaire.

Il fallait reconstruire une forte présence militaire sur le théâtre principal de la guerre en Allemagne et prendre des précautions également pour le théâtre secondaire de la guerre en Italie. En ce qui concerne les armées qui l’année précédente avaient battu la France, les Russes se trouvaient déjà sur la Vistule, des unités autrichiennes et bavaroises étaient toujours sur le moyen Rhin, mais la plupart étaient dans les garnisons. Environ 15.000 Anglais et soldats du Hanovre campaient encore dans les Pays Bas; 30.000 Prussiens étaient établis près de Coblentz, Aix-la-Chappelle et Wesel.

Les assurances de paix de Napoléon furent ébranlées par la guerre déclarée par Murat à l’Autriche. Le 25 mars l’Autriche, l’Angleterre, la Prusse et la Russie renouvelaient leur alliance pour chasser Napoléon. Il fut décidé d’aligner l’imposante force militaire de 650.000 hommes qui, cependant, ne devait avancer vers Paris qu’au début de juillet. Vers la fin juin 150.000 Russes devaient être prêts, sous l’ordre de Schwarzenberg, sur le moyen Rhin, tandis que 220.000 Autrichiens, Bavarois et Württembergeois devaient être prêts, sur le haut Rhin. 60.000 Autrichiens et Sardes devaient être rassemblés sur la frontière du Piémont.

Wellington, en Belgique, avait déjà 100.000 hommes à la moitié de juin, Blücher 120.000 hommes; par ailleurs l’armée prussienne du bas Rhin était déjà arrivée en mai sur la Meuse, avec ses avant-gardes jusqu’à Charleroi.

De nombreux projets pour la préparation de la campagne furent discutés dans le camp des alliés. Gneisenau, chef d’état major de Blücher, était partisan de la formation de quatre armées, une sur la Meuse, une sur le moyen Rhin et une sur le haut Rhin, une armée de réserve se trouvant derrière le centre. Ces armées devaient avancer sur Paris et, au cas où l’une d’elles aurait été battue, la réserve devait accourir à son aide, pendant que les autres armées poursuivaient leur marche sur Paris. Gneisenau se montra absolument opposé à impliquer dans ce plan le théâtre secondaire d’opération « autrichien » en Italie. Wellington était favorable à une rapide entrée des troupes en France pour perturber les armements de Napoléon. Mais le régime des Bourbons s’écroulant comme un château de cartes, ce plan s’avéra rapidement peu attrayant. Le lieutenant général Von Knesebeck, l’aide de camp et conseiller du roi de Prusse, voulait, lui, attendre, pour commencer la campagne, l’arrivée des Russes. Il appela l’attention sur le danger que Napoléon pouvait s’enfoncer dans la brèche du moyen Rhin.

Le 6 juin, finalement, le plan d’opérations de Schwarzenberg fut approuvé, y compris par le tsar. Ce plan prévoyait que l’avancée générale ne commencerait que le 27 juin, lorsque la plupart des Russes seraient arrivés entre Mayence et Mannheim et que les troupes autrichiennes engagées en Italie contre Murat seraient prêtes à franchir les Alpes. À ce moment, l’élimination de la menace napolitaine était connue depuis plusieurs semaines.

Une victoire de Murat à Tolentino les 2 et 3 mai 1815 aurait surpris les Alliés au beau milieu de leur plan de campagne et des marches de déploiement. Un affaiblissement du contingent autrichien sur le haut Rhin, en même temps que sur la brèche du moyen Rhin, où les Russes n’avaient pas encore terminé leur déploiement, aurait créé une situation difficile pour les Alliés.

Comment aurait réagi Schwarzenberg, qui devait défendre les intérêts de l’Autriche en Italie ? Le roi de Prusse, qui devait protéger les provinces reconquises du Rhin ? Le tsar, désireux de mettre en action son armée pour pouvoir lui aussi, après la victoire alliée attendue, participer aux décisions sur la nouvelle organisation de l’Europe ? Mais, surtout, comment aurait réagi Napoléon, qui aurait sûrement eu connaissance de ces développements, par Murat ou par son réseau d’espionnage ? Je n’arrive pas à imaginer qu’à la moitié de juin la campagne se serait déroulée comme elle se déroula effectivement après. Et même si on était arrivé à la bataille de Ligny, les Prussiens auraient-ils effectivement marché vers Wavre pour se réunir avec les Anglais, plutôt que vers Namur, pour protéger leurs provinces sur le Rhin ?

Une victoire de Murat à Tolentino aurait sûrement amélioré les possibilités de Napoléon de s’affirmer vis-à-vis des puissances de la vieille Europe. En outre une victoire du Corse aurait sans doute poussé et accéléré les efforts pour l’unité de l’Italie.

« Que se serait-il passé si … ? ».

Une spéculation historique en amène donc une autre et fait trembler la terre sous les pieds de l’historien sérieux. Ici s’ouvre plutôt le vaste champ de la fantaisie romanesque. Je resterai donc sur le terrain des faits historique et terminerai mes spéculations fantaisistes. J’espère que je vous ai amusé, en vous donnant l’occasion de voir de l’intérieur cette incroyable masse de relations de cause et d’effet dont l’histoire est faite.

Mais revenons maintenant à l’histoire réelle, à la vraie bataille de Tolentino, la dernière bataille de Murat et en même temps la première bataille pour l’unité de l’Italie.

Il y a une dernière question à répondre :

Murat, le charismatique commandant de cavalerie, aurait-il pu empêcher la défaite de Napoléon à Waterloo ?

Cette question, continuellement et naturellement posée, ne pourra jamais avoir de réponse définitive. Elle est évidemment inconciliable avec une victoire de Murat à Tolentino. Si le roi de Naples avait gagné, il aurait eu sûrement le commandement en chef sur le théâtre d’opérations italien, front secondaire, pour ainsi dire, de la guerre de 1815. Il aurait sans doute repoussé les Autrichiens jusqu’au Pô, mais l’issue finale aurait dépendue sans aucun doute de Napoléon et de son armée du Nord. Cette réflexion hypothétique n’est donc qu’en en partie réaliste, et si on part des faits historiques : c’est-à-dire la défaite à Tolentino, la fuite en France et l’offre faite à l’Empereur d’assumer un commandement.

Si Napoléon avait accepté cette offre, je pense qu’il aurait confié à Murat le commandement de la cavalerie de réserve. Mais Murat aurait-il été meilleur que Ney ? Les capacités de Ney comme commandant de cavalerie ne doivent pas être sous-estimées, en considérant que lui-même, comme Murat, avait commencé sa carrière militaire comme simple cavalier (dans le régiment des hussards Colonel Général). Durant les guerres de la Révolution il s’était comporté de manière remarquable, commandant surtout de gros corps de cavalerie, comme le corps des hussards de l’armée de Sambre et Meuse, puis, en 1798, la réserve des hussards de l’armée de Mayence. Il avait donc l’expérience du commandement de grosses masses de cavalerie. Il avait également beaucoup de charisme: ce n’est pas pour rien s’il fut, en 1812, l’arrière-garde de la Grande Armée. Il avait en outre de valables commandants en second, comme par exemple Kellermann le jeune, dont on ne doit pas oublier la charge décisive à Marengo. Son point faible à Waterloo fut sûrement sa condition psychique, que nous pouvons sans aucun doute définir comme une espèce de « rage ». Il avait trahi le roi bourbon et ne pouvait compter que sur la victoire.

Mais la situation de Murat n’était-t-elle pas semblable à celle de Ney ? N’avait-il pas perdu son royaume et mis tous ses espoirs dans une victoire de Napoléon ? Le Murat d’Eylau, de Borodino et de Dresde aurait peut-être pu forcer le cours de la bataille. Je ne suis pas certain, cependant, que le Murat de Tolentino en aurait été encore capable.

Il ne reste donc que la pure spéculation ou – pour employer les mots de Shakespeare – « Comme il vous plaira ».

Herbert Zima
(Traduction -Adaptation : R. Ouvrard)

 

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