Propagande napoléonienne

Ce fut sans aucun doute à la Révolution que Bonaparte dut son prodigieux destin. Une nécessité condamnait alors la France républicaine à la dictature, tant que les forces conservatrices, d’accord avec l’étranger, s’efforceraient de rétablir l’Ancien Régime. Mais il restait une opinion publique à convaincre que le jeune général était bien l’homme providentiel. Celui-ci, avec son sens inné des situations et son ambition dévorante, ne fut pas long à le comprendre. Très tôt et très vite, dès les premières victoires de la campagne d’Italie et alors que la concurrence était rude et à son désavantage – Hoche, Moreau, Jourdan -, Bonaparte s’employa à travailler l’opinion afin de la persuader de l’infaillibilité de son destin. Et ce n’est pas l’un des moindres mérites du futur empereur que d’y avoir si pleinement réussi; car qu’est-ce donc que la légende napoléonienne, si ce n’est le témoignage de cette réussite?

Le 18 brumaire
Le 18 brumaire

Effectivement, dans la France républicaine du Directoire, le pouvoir, gâté par le mauvais fonctionnement des institutions et la concussion, était à prendre. Mais encore fallait-il le prendre et avant tout se mettre en position de le recevoir. Ce fut là l’un des premiers buts, l’une des premières causes de la propagande napoléonienne. Mais ce pouvoir pris, il fallait ensuite non seulement l’exercer, mais aussi le conserver. Ce fut là l’une des raisons du maintien de cette propagande et de la mise au point de thèmes nouveaux à insuffler à l’opinion publique. Mais cet homme qui s’était emparé du pouvoir et qui l’exerçait, aussi providentiel fût-il, ne pouvait y parvenir seul, sans institutions. Des institutions nouvelles qu’il fallait amener les Français à accepter et à maintenir. Il fallait donc légitimer l’illégitime : Brumaire et le régime politique qui en résulta dans ses variantes consulaire et impériale. Et avec le régime, il fallut également légitimer la politique de conquêtes et d’annexions qui en faisait sa raison d’être. Là, la propagande napoléonienne fut indéniablement moins efficace. Dès après Tilsit, lorsque l’Empereur décide d’intervenir en Espagne, les notables se lassent et s’inquiètent de cette politique et, à leur suite, et avec le guêpier espagnol, l’opinion publique tout entière hésite, s’interroge, se détache – prélude à la chute du régime. La crise économique de 1810-1811, la campagne de Russie et sa lourde conscription, le désastre qui s’ensuit font le reste. De ce point de vue, la propagande napoléonienne a raté son objectif: contrairement à la légende qui resta longtemps vivante et qui l’est encore très largement de nos jours, le régime ne put se maintenir après la chute de celui qui l’avait fondé.

Aussi est-ce bien à deux types d’action que l’on a affaire avec la propagande napoléonienne même si les auteurs ne les distinguent pas toujours très nettement, car souvent concomitantes et s’influençant réciproquement.

L’une est attachée à l’image de l’homme providentiel, à la légende, au mythe napoléonien.

L’autre au pouvoir politique, aux institutions, à l’action administrative, à l’économie et au commerce.

En somme, la propagande s’est attachée à valoriser deux images napoléoniennes: celle de l’homme et celle de l’Etat. La première est élaborée bien avant la seconde et continuera à être soignée bien après que l’autre ne sera plus de mise, bien après la chute, depuis Sainte- Hélène. Mieux même, elle survivra, après 1821, après le décès de l’Empereur: c’est le mythe napoléonien. Elles sont irréductibles l’une de l’autre, même s’il est absolument indéniable qu’elles s’appuyèrent l’une sur l’autre, s’agrégèrent même, parfois, lorsque l’homme fut également le chef de l’État. Imposer une image de l’homme et une autre de l’État afin de légitimer le Brumairien, le Consul et l’Empereur au pouvoir césarien, tels furent les buts de la propagande napoléonienne. Mais ces objectifs, comment furent-ils poursuivis ? En d’autres termes, quels furent les thèmes et quels furent les moyens et les méthodes employés par la propagande pour tenter d’imposer cette vision toute napoléonienne de la scène politique française ?

Peu nombreux sont les personnages de l’histoire de l’humanité qui fascinent et rebutent autant à la fois que celui de Bonaparte. Peu nombreux sont ceux qui ont suscité des commentaires aussi innombrables, tant et si bien qu’il n’est plus possible d’en parler avec équité ou d’en dire quelque chose de neuf. Il est vrai qu’il parut à un moment où était cherchée une solution qui paraissait urgente et que son coup d’Etat de Brumaire s’apparente plus à une passation d’un pouvoir proche de l’asphyxie dont les Thermidoriens étaient satisfaits de se défaire que du véritable coup de force; « nous en sommes arrivés, confessait l’un de ces anciens conventionnels, au point de ne plus songer à sauver les principes de la Révolution, mais seulement les hommes qui l’ont faite ».

Bonaparte, Premier consul
Bonaparte, Premier consul

Il n’en est pas moins certain que Bonaparte s’imposa aux Français par ses talents et par son ambition personnelle. Tout est là, en effet. Bonaparte a su habilement, très habilement – là est peut-être la marque la plus certaine de son génie -, se faire passer pour l’homme providentiel. Il a su convaincre l’opinion publique de la puissance de son génie sur le cours des événements. Tant et si bien que sa volonté et que son intelligence sont devenues les symboles de l’énergie individuelle. Tant et si bien qu’il est aujourd’hui encore le symbole de la prééminence de l’individu, de la victoire de l’individu sur les déterminismes. C’est lui qui a coulé son époque, l’histoire, à son image et non l’inverse. Magnifique travestissement d’une réalité infiniment plus complexe et plus nuancée. Certes, il a été un homme d’action – et quel homme d’action ! – qui a brassé les institutions, les Etats, les peuples, mais qui a été, à bien des égards – qui oserait aujourd’hui sérieusement le nier ? -, l’instrument parfois conscient, souvent inconscient de forces qui se jouaient de lui quand il était persuadé de dominer l’univers.

Mais cette croyance – car il s’agit bien d’une croyance -, mais cette foi dans la toute-puissance de l’individu est le résultat sans doute autant des fulgurantes victoires militaires de ses débuts, généreusement fournies par ses conscrits exaltés par les principes révolutionnaires et dont la fougue patriotique soigneusement entretenue par leur généralissime ne faisait pas long feu des mornes mercenaires des monarchies de droit divin, que d’une très adroite et très efficace propagande.

Et c’est dès le commandement d’Italie, ce commandement d’une armée de diversion confié par Barras à un général inconnu, que Bonaparte met en œuvre sa propre propagande. Immédiatement, elle sera étonnamment efficace. Immédiatement, ce jeune général perd son anonymat. Immédiatement, vers 1797, prend forme la légende. Et qu’on ne s’y trompe pas : il ne suffisait pas de vaincre à Montenotte, au pont de Lodi ou à Castiglione, il fallait aussi convaincre l’opinion française de l’importance de ces revers infligés à l’ennemi et du génie de celui qui les a conduits. Il a lu l’Art de la guerre et a fait siennes ces recommandations de Machiavel :

« Innombrables sont les rencontres qui peuvent perdre une armée si un chef n’a pas le talent ou l’habitude de lui parler. Par ses paroles il chasse la crainte, enflamme le courage, accroît l’acharnement, démasque les pièges, promet des récompenses, montre les dangers et les moyens de les fuir, réprimande, prie, menace, sème l’espérance, la louange et le blâme, et joue enfin de tout ce qui peut allumer ou étendre les passions des hommes. »

Et pour la première fois, le 26 mars 1796, il les met en pratique; c’est le célèbre et étonnant appel au pillage de l’Italie qui doit galvaniser ses troupes :

« Soldats! Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises, presque pas de pain, et nos magasins sont vides. Ceux de l’ennemi regorgent de tout; c’est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez, partons! »

Proclamations et bulletins à destination de ses hommes ne vont cesser de se succéder durant toutes ses campagnes. Mais le général voit plus loin que ses troupes. Il sait que derrière elles il y a la nation, l’opinion publique. Il prendra donc toujours grand soin d’assurer une très grosse diffusion à ses proclamations et bulletins dont il inonde la France. C’est pourquoi, le 20 juillet 1797, il fonde un journal, Le Courrier de l’armée de l’Italie, puis un autre, le 10 août, La France vue de l’armée d’Italie. Et, immédiatement, il crée sa propre image :

« Bonaparte vole comme l’éclair et frappe comme la foudre. Il est partout et il voit tout; il est l’envoyé de la Grande Nation… Il sait qu’il est des hommes dont le pouvoir n’a d’autres bornes que leur volonté quand la vertu des plus sublimes vertus seconde un vaste génie. »

Les grands thèmes du mythe sont déjà là. Il est en train de naître. Rapidement, il fonde une nouvelle feuille dont la naïveté du titre n’a d’égale que l’intention très clairement exprimée de ses auteurs, Journal de Bonaparte et des hommes vertueux, qui portait en épigraphe de son premier numéro: « Annibal dormit à Capoue. Mais Bonaparte actif ne dort pas à Mantoue. » Quand il partira pour l’Égypte, il n’oubliera pas d’emporter avec lui une imprimerie…

Immédiatement, la propagande napoléonienne a visé à faire entrer vivant l’homme dans la légende. De là, à travers une multitude d’anecdotes complaisamment diffusées par la pressé, les œuvres d’art des commandes officielles, les cérémonies, etc., la création d’un personnage dont le caractère exceptionnel et inspiré est constamment mis en valeur. Toute une imagerie d’Épinal a été fabriquée dès la campagne d’Italie et toujours, ensuite, soigneusement entretenue : l’attachement indéfectible des soldats à leur chef, la Garde et sa prodigieuse vaillance, les blessés à mort qui se relèvent des champs de bataille pour acclamer leur Empereur… Tout est légendaire dans le personnage, jusqu’à son extraordinaire capacité de travail (c’est à peine s’il prend quelques heures pour dormir), sa prodigieuse mémoire, l’admirable ordonnancement de son intelligence. Tout est exceptionnel chez lui. Mais ce qui l’est sans doute le plus, c’est son génie de la mise en scène, auquel s’est laissé prendre toute une époque, auquel l’imagerie populaire se réfère encore aujourd’hui. Une simple anecdote permet d’en donner une petite idée : le célèbre décret organisant la Comédie-Française, signé après la retraite de Russie mais antidaté de Moscou dans un but de propagande, pour « sauver la face », rassurer l’opinion et montrer que l’Empereur, même dans la difficulté, est capable de veiller à tout. D’ailleurs, la défaite ne peut être de son fait, son génie militaire est sans faille, seules des circonstances imprévisibles peuvent l’atteindre : un caporal imbécile et trop pressé qui fait sauter prématurément un pont à Leipzig, une panique absurde des troupes de Waterloo… Indiscutablement, le mythe napoléonien est bien né avant Sainte-Hélène, même si le Mémorial est venu le consolider.

Cette imagerie n’est pas gratuite. Elle ne répond pas seulement à un désir, certes bien réel, de briller face à la postérité. Elle répond également à une nécessité. l’Empereur le sait bien. Il sait que sa légitimité, il ne peut la trouver que dans la victoire et dans l’opinion publique. De ce point de vue, il fait preuve de plus de lucidité qu’on ne l’a dit. L’affaire Malet le laisse sans illusion sur sa survie politique. Il l’aurait clairement confié à Metternich, le 26 juin 1813, lors de l’entrevue de Dresde :

L'entrevue de Dresde
L’entrevue de Dresde

« Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales : moi, je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne me survivra pas, du jour où j’aurai cessé d’être fort et par conséquent d’être craint. »

Cette lucidité ne doit pas laisser croire qu’il n’ait pas essayé de lutter contre cet état de fait. C’est la raison pour laquelle Napoléon n’a eu de cesse de tenter de faire accepter ses institutions par l’opinion publique. C’est ainsi que, dès Brumaire, il s’est présenté comme l’héritier de la Révolution. Comment d’ailleurs faire autrement ? C’est à la Révolution qu’il doit son destin, c’est à la République qu’il doit son ascension. Certes le pays, la bourgeoisie en ont assez des désordres, et il faut les rassurer; les accès révolutionnaires, l’agitation ne sont plus de mise. Mais il n’est pas possible de renier cette Révolution à laquelle cette bourgeoisie doit tout. Et c’est la très ambiguë proclamation du 24 frimaire an VII:

« La constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l’égalité, de la liberté. Les pouvoirs qu’elle institue seront forts et stables. La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. »

Et c’est le référendum trafiqué par Lucien pour donner le change à l’opinion et asseoir les nouvelles institutions sur la volonté nationale. Et c’est encore l’exécution du duc d’Enghien qui voit Bonaparte affirmer, face aux royalistes : « Je suis la Révolution. » Plus que l’élu de la France qu’il désire être, il est celui de la bourgeoisie. Il le sait. C’est d’ailleurs pourquoi il organise un tel effort de propagande en faveur du peuple, car son pouvoir est organisé quasiment au profit exclusif de la France bourgeoise. Par sa tyrannie, il conforte la refonte sociale de la Révolution, il n’en est pas l’instigateur. Il lui est nécessaire de masquer cette brutale réalité, afin de pouvoir compter sur le peuple. Il est nécessaire de le flatter, d’autant plus nécessaire que la souveraineté populaire devenait plus illusoire. D’où l’idée de la « Grande Nation ».

« On ne gouverne les peuples que par leurs opinions, parce qu’après tout, les peuples, quand ils le veulent, sont plus forts que les gouvernements. (…) La révolution de 89 a fait de la France une nation; celle du 18 Brumaire en a fait la grande nation »,

comme l’explique la propagande officielle dans une petite brochure largement distribuée et sans doute écrite par Roederer. Comme la bourgeoisie est exigeante, comme on ne dupe pas facilement les notables, qu’ils apprécient les mesures concrètes et qu’on travaille plus aisément l’opinion du peuple, le pouvoir consulaire puis impérial garantit fermement la propriété, confirme les acquisitions de biens nationaux, favorise l’industrie à laquelle il livre pieds et poings liés les ouvriers grâce à une législation favorable aux capitalistes, satisfait la petite propriété paysanne par une diminution de l’impôt foncier et la confection d’un cadastre. C’est dire que la Grande Nation si riche en métayers, fermiers, ouvriers agricoles, domestiques, artisans, compagnons… reste dominée dans son jeu social par une réalité de classes. Il faut donc lui enseigner l’obéissance à l’Etat et la soumission sociale. La propagande officielle s’y emploie activement. Rien n’est possible sans un peuple docile.

Effectivement, pour un régime qui désire rassembler les Français et qui leur réclame une adhésion massive, le danger est bien dans le détachement du plus grand nombre. Et, de ce point de vue, la propagande officielle a bien rempli ses objectifs. Ce n’est pas l’immense majorité du peuple délaissée par le régime qui l’abandonne, mais les notables, qu’il n’a cessé de favoriser, sur lesquels il a toujours voulu s’appuyer et qui finissent par entraîner avec eux l’opinion tout entière. De 1800 à 1803, la bourgeoisie a regardé la montée de Bonaparte comme le moindre mal. De 1804 à 1809, elle le soutient, sans grandes réserves. Après 1810, la crise des affaires, les revers extérieurs, les démêlés avec la papauté la poussent au désenchantement et à l’abandon. Si la propagande est bien constituée de « l’ensemble des méthodes utilisées par un pouvoir en vue d’obtenir des efforts idéologiques ou psychologiques » (Ellul, Histoire de la propagande), des actions spécifiques ont pourtant été tentées en direction des notables. La bourgeoisie de ce début de siècle est encore marquée par les ordres d’Ancien Régime, elle est désireuse de s’extraire du Tiers état dont elle est issue; elle n’en veut pas pour autant un retour aux privilèges qui risquerait de favoriser l’ancienne noblesse.

Médaille de la Légion d'honneur attribuée à Goethe
Médaille de la Légion d’honneur attribuée à Goethe

La création de la Légion d’honneur (1802), puis des sénatoreries (1804) et de la noblesse d’Empire (1808) réalisent ce désir bourgeois en le transformant, bien sûr, pour la consolidation du régime. En effet, il ne s’agit de rien d’autre que de créer, pour reprendre les propres termes de l’Empereur,

« une nouvelle monnaie qui soit le prix accordé aux services et à la considération » et qui serve « à faire connaître que toutes les distinctions ne sont pas militaires, et que si la carrière des camps est la plus brillante, elle ne fait pas oublier les travaux honorables et utiles ».

Mais c’est une erreur. Les notables ne sont pas aussi faciles à manipuler que le peuple. Dans les honneurs, la part faite aux militaires et aux fonctionnaires est trop belle; celle laissée au commerce, à l’industrie, à la médecine, au barreau, aux arts est insignifiante. Ce sont eux, pourtant, qui tiennent le tissu social. Les réserves viennent de ce milieu. C’est lui qui plus tard lâchera le régime, entraînant à sa suite le reste de l’opinion.

L’illustration des thèmes et des buts de la propagande napoléonienne pourrait être poursuivie presque à l’infini. Le présent cadre empêche d’entrer dans de plus amples détails. Il est toutefois bien certain que cette utilisation intensive de la propagande n’est pas nouvelle; la Révolution y a eu très abondamment recours, tout aussi abondamment. Ce qui l’est, c’est l’utilisation systématique de l’aspect charismatique du titulaire du nouveau pouvoir. Car c’est bien cet aspect qui est sous-jacent à toute la propagande napoléonienne. Il s’agit d’amener le citoyen à un état de communion et de dévouement avec le chef de l’État. Mieux même, de foi totale en sa personne, en cette personne qui ne peut plus rien avoir de commun avec le simple mortel et qui devient légendaire. Plus que les institutions, plus qu’une doctrine politique, plus que le Consul ou l’Empereur, c’est un homme, la personne même de Bonaparte, qui est l’objet de la propagande officielle. C’est qu’à la traditionnelle légitimité de droit qui existe et qui repose sur la souveraineté nationale, Napoléon ajoute une légitimité plus forte, mais aussi plus fragile, une légitimité savamment composée d’un attachement indéfectible à sa personne, si proche et si accessible (cf les fameuses tournées de bivouacs où l’Empereur s’entretient familièrement avec ses hommes), et si lointaine car inspirée d’un si incomparable génie et envoyée par le destin.

Mais quels furent les moyens de la propagande officielle ? De ce point de vue, la propagande napoléonienne innovera beaucoup moins que celle qui l’a précédée durant la période révolutionnaire. Pour l’essentiel, elle se contente de puiser dans l’arsenal des moyens existants, qu’il s’agisse, d’ailleurs, de ceux qui ont été imaginés par la Révolution ou de ceux, plus classiques, de l’Ancien Régime.

C’est ainsi qu’elle joue conjointement avec la presse, le discours, l’affichage, la guerre et l’armée, l’ennemi, l’enseignement, mais aussi avec l’Église, les cérémonies, les parades militaires ou avec le luxe de la Cour, les arts, les lettres, l’architecture, etc. En fait, peu de moyens nouveaux sont mis en œuvre si l’on accepte ces formes de dialogues directs du chef de l’Etat avec l’ensemble de l’opinion publique que constituent les référendums et les proclamations et Bulletins de la Grande Armée ou, lorsque la propagande napoléonienne aura cessé d’être officielle, le Mémorial de Sainte-Hélène. Le caractère novateur de cette propagande réside presque entièrement dans ses thèmes et son utilisation intensive de la personne même de l’Empereur, non dans ses moyens. Rien de bien nouveau donc, mais une utilisation systématique des moyens existants. Napoléon – qui a expliqué:

« La force est fondée sur l’opinion. Qu’est-ce que le gouvernement ? Rien, s’il n’a pas l’opinion »

rationalise les techniques de propagande et étend son influence sur l’ensemble de la vie sociale. Aucun des domaines de cette vie sociale ne lui échappe, qu’il s’agisse des activités politiques et intellectuelles ou des occupations quotidiennes de tout un chacun.

Sur la vie politique, son emprise est totale. Aucune opposition ne peut se manifester à l’intérieur des cadres institutionnels. Les assemblées sont aussi impuissantes dans leurs hommes que dans leurs compétences. Toute résistance est systématiquement brisée. Adroitement, le régime recourt aux découvertes psychologiques de la Révolution et joue sur le thème de l’ennemi face auquel il ne faut pas disperser les forces de la nation et face auquel il convient de resserrer les rangs. Mieux même, Fouché, le ministre de la Police, utilisa ce thème sous une forme détournée, celle des complots. Ceux-ci, réels ou supposés, sont savamment montés en épingle, de manière à faire réagir l’opinion et à accroître la popularité de Napoléon. Surtout, ils servent, face à la nation, à justifier l’extension des pouvoirs du chef de l’État. Il existe, en effet, un lien direct entre les diverses étapes de l’accroissement du pouvoir du Premier Consul et de l’Empereur, et les campagnes de propagande fondées sur ce thème du complot.

Le monde intellectuel, également, n’échappe pas à l’autorité de la police. La presse, tout d’abord, est un des champs d’action privilégiés de la propagande napoléonienne. Déjà, durant la campagne d’Italie, Bonaparte l’utilise abondamment, créant des feuilles chargées de relater ses exploits et d’en souligner l’importance en déformant, si besoin est, la réalité.

Lucien Bonaparte (François-Xavier-Pascal Fabre)
Lucien Bonaparte (François-Xavier-Pascal Fabre)

Son frère Lucien est alors le maître d’œuvre de cette action. Paris ne doit pas ignorer l’existence de l’absent, les brochures le concernant sont très abondamment distribuées, dont le célèbre Parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte de l’alors fidèle Lucien. Au Caire, le général établira journalistes et imprimerie pour lancer le Courrier d’Egypte. Installé au pouvoir, le Premier Consul consacre l’importance de la presse, elle est « service d’État ». Il faut disposer d’un outil de propagande sûr et empêcher l’opposition de s’exprimer. Toute activité de presse hostile au nouveau pouvoir est donc réprimée. C’est pour lui une nécessité, comme il le reconnaît au lendemain du 18 Brumaire: « Si je lâche la bride à la presse, je ne resterai pas trois jours au pouvoir. » Les mesures de coercition ne vont pas manquer.

Durant le Consulat, c’est le décret du 17 janvier 1800 qui réglemente la presse. Certains journaux sont supprimés, mais jamais spectaculairement, il faut éviter les remous. Il est interdit de publier ce qui est « contraire au pacte social », les propriétaires de journaux doivent signer un engagement de fidélité au pouvoir. Les journalistes qui attaquent celui-ci sont condamnés. Ce sont les ministères de la Police générale et de l’Intérieur qui assurent la bonne application du décret. Une commission de censure est mise en place en 1803 pour la presse quotidienne, car il faudra attendre 1810 pour que la censure devienne générale; il fallait conserver une apparence de liberté. Mais l’Empire n’aura de cesse d’accroitre le contrôle de l’État sur la presse. Désormais, les journaux qui comptent ont un rédacteur en chef et un censeur nommés par le gouvernement. Dès 1807, les journaux de province doivent prendre leur matière politique dans Le Moniteur qui a été transformé, en 1799, en une sorte de journal officiel de la politique. La limitation du nombre des imprimeurs et la création, le 5 février 1810, de la direction générale de l’Imprimerie et de la Librairie annoncent une nouvelle réglementation de la presse.

C’est le décret du 3 août 1810 qui n’autorise la publication, hors de la capitale, que d’un seul journal par département. Seuls étaient encore provisoirement tolérés quelques journaux littéraires et scientifiques, ainsi que les annonces immobilières et de ventes de marchandises. À Paris, en octobre 1811, le nombre de feuilles fut limité à quatre: Le Moniteur, La Gazette de France, Le Journal de Paris et, enlevé le 18 février 1811 aux frères Bertin, Le Journal des Débats devenu Le Journal de l’Empire. Mieux encore, le décret de Compiègne du 17 septembre 1811 confisquait au profit de l’Etat tous les journaux parisiens. Le contrôle de la police est absolu et le but atteint, c’est-à-dire la dépolitisation de la presse et la célébration de la gloire de l’Empereur qui ne peut plus souffrir de voir publier ce qui ne lui convient pas. Il s’en est d’ailleurs expliqué devant le Conseil d’Etat, le 11 avril 1809, lors des débats sur la liberté de la presse :

« En France, où la nation est douée d’une conception prompte, d’une imagination vive et susceptible d’impressions fortes, la liberté indéfinie de la presse aurait de funestes résultats… La licence de la presse ne peut opérer aucun bien et produit beaucoup de maux. »

Pourtant, contrairement à toute apparence, Napoléon utilisa bien plus la presse qu’il ne l’interdit. Grâce à ses censeurs, à ses rédacteurs en chef, au Moniteur source obligée de la matière politique des autres journaux et dont les articles étaient rédigés directement par le cabinet de l’Empereur ou par les ministères concernés, Napoléon était en mesure de tirer le plus grand profit de cette source d’information et de formation de l’opinion publique. Durant tout son règne, il ne se fit jamais faute de s’en servir, se faisant même communiquer personnellement tous les articles, même de province, défavorables à son régime, indiquant les sujets à développer et signalant les nouvelles qu’il fallait passer sous silence. Et malgré tout cet arsenal de contrôle, il s’est toujours efforcé, jusqu’en 1811 tout au moins, de garder à la presse un caractère « privé », car il considérait fort justement que le lecteur accepte plus facilement les informations d’une presse privée que d’une presse gouvernementale. Ainsi les journaux apportaient-ils à la propagande officielle la force de leur apparente autonomie. Mieux encore, l’Empereur n’hésitait pas à protester contre la rigueur de la censure, afin de donner à l’opinion l’image d’un souverain plus libéral que ses services. L’illusion de la liberté était l’un des facteurs essentiels de l’efficacité de sa propagande. Elle jouera un rôle déterminant dans la formation du mythe impérial. C’est ainsi qu’au lendemain du 19 Brumaire, Bonaparte n’hésitait pas à faire imprimer dans Le Journal de Paris :

« Le premier guerrier de l’Europe devenu le premier magistrat de la France, est aussi l’homme providentiel qu’attendait un pays épuisé par les discordes intérieures, ruiné par les guerres révolutionnaires et mis au ban de l’Europe »;

ou encore, un an plus tard :

« La force prodigieuse des organes du Premier Consul lui permet dix-huit heures de travail par jour, elle lui permet de fixer son attention pendant ces dix-huit heures sur une même affaire ou de l’attacher successivement à vingt, sans que la difficulté ou la fatigue d’aucune embarrasse l’examen d’une autre; la force d’organisation qui lui est propre lui permet de voir au-delà de toutes les affaires, en traitant chaque affaire. »

Habilement, l’image vient au secours de la presse et conforte sa puissance de propagande. On connaît le Bonaparte pâle, déchaîné, cheveux au vent, menton volontaire, traits accusés de Gros à Arcole : c’est le chef de guerre inspiré. Il date du mois de novembre 1796.

On connait surtout la figure du héros imposée par David en décembre 1797. Œuvre inachevée, certes, mais combien significative. C’est également le Bonaparte du Grand-Saint-Bernard, cheveux et manteau rouge au vent, monture cabrée, qui symbolise l’irrésistible conquérant et qui fascinera une génération de romantiques, de Victor Hugo à Delacroix en passant par Vigny ou Nerval. Mais bien vite, le général inspiré cède la place à l’Empereur, la jeunesse s’efface devant la maturité. C’est l’héritier de Charlemagne, le fondateur de la nouvelle dynastie, c’est le Napoléon d’Austerlitz et de Wagram, c’est le Sacre par David, c’est le Champ de bataille d’Eylau par Gros, c’est l’idole quasi orientale d’Ingres. Le personnage prend son caractère charismatique dont, généralissime, il était dépourvu. Ces exemples picturaux ne doivent pas laisser croire qu’il s’agit là d’œuvres individuelles de peintres bien placés en cour. C’est en réalité le produit d’une politique gouvernementale.

C’est ainsi que l’arrêté du 3 mars 1806 impose aux artistes, comme sujets de leurs futures productions,

« l’Empereur haranguant le deuxième corps d’armée à Augsbourg; les Autrichiens, prisonniers de guerre, sortant d’Ulm et défilant devant Sa Majesté; l’entrevue de l’empereur Napoléon et de l’empereur François Il en Moravie, etc. Les tableaux seront exécutés dans la proportion de 3 mètres 3 centimètres de haut sur 4 ou 5 mètres de large ».

Les pestiférés de Jaffa
Les pestiférés de Jaffa

Les fameux Pestiférés de Jaffa par Gros ne sont eux-mêmes qu’une commande destinée à répondre aux calomnies anglaises sur l’attitude de Bonaparte en Egypte.

Les images seules ne furent pas mises à contribution, et, dans l’œuvre de propagande, les allégations de la presse trouvèrent toujours un écho favorable dans les autres formes d’art. L’attitude des pouvoirs publics face au théâtre ne diffère pas de celle choisie en matière de presse. Il est également un moyen de propagande et, à ce titre, doit servir la politique impériale. Son statut juridique ressemble à s’y méprendre à celui de la presse : la censure y est légitime, il n’est pas étatisé, mais encadré et utilisé. L’arrêté du 27 octobre 1800 réglemente la tenue des spectacles et instaure un contrôle des pièces. Dans les années 1806-1807, cinq décrets sont promulgués. Celui du 29 juillet 1807, surtout, réduit le nombre des théâtres parisiens à huit : Comédie-Française, Théâtre de l’Impératrice (Odéon), Opéra, Opéra-Comique, Variétés, Gaîté, Ambigu-Comique et Vaudeville. Leur répertoire est même fixé. En province, seules quelques villes peuvent avoir une troupe permanente, les autres ne disposent que de troupes ambulantes placées sous un contrôle administratif et policier. La censure est notablement renforcée. Il s’agit en fait, beau prétexte à intervention, de remettre de l’ordre dans l’anarchie théâtrale, source de nombreuses faillites qui conduisaient à la fermeture des salles.

Le despotisme qui règne sur la musique n’est pas moins lourd, et les compositions laudatives des Méhul, Cherubini, Boieldieu, Grétry et autres Porta prolifèrent. L’architecture suit ce mouvement général. Les monuments élevés par le régime – l’arc du Carrousel, la colonne Vendôme – célèbrent la gloire de l’Empereur et de ses soldats. La littérature elle-même doit se plier aux exigences du souverain. Les opposants – Chateaubriand, Constant, Mme de Staël – n’attendent pas sa bénédiction et ne comptent pas sur ses largesses. Ils se font éditer, et facilement, à l’étranger. S’ils ne prennent pas cette élémentaire précaution, leur œuvre est envoyée au pilon. Mme de Staël, avec son De l’Allemagne en a fait l’expérience; pis encore, comme La Harpe, ils sont exilés de Paris ou, à l’extrême, internés à Charenton, comme le marquis de Sade. Effectivement, l’Empereur entend assujettir les lettres à sa politique, sans être toutefois aussi intransigeant que la Révolution, et la production officielle multiplie les dithyrambes. Avec la création de la direction de la Librairie et de l’Imprimerie en 1810, les préoccupations policières s’affichent clairement. Le nombre des libraires parisiens est ramené à soixante, et le régime leur impose un brevet et un serment de « ne rien imprimer de contraire aux devoirs envers le souverain et à l’intérêt de l’État ». Là encore, le prétexte avait été saisi d’une réorganisation nécessaire de la profession. Un Journal général de la Librairie était désormais chargé de recenser l’ensemble des parutions.

Toutes ces formes de propagande visant la vie politique et intellectuelle française, finalement, ne touchaient qu’une fraction assez faible de la population, même s’il est vrai qu’elle produisait de considérables effets indirects sur l’ensemble de l’opinion publique. Il fallait également atteindre directement l’ensemble du peuple. Ce fut l’objet des actions dirigées sur la vie quotidienne. Les plus remarquables et les plus efficaces cherchèrent à modeler les convictions de la jeunesse : enfants, étudiants et conscrits. Dans cet effort, le gouvernement utilisa les cadres institutionnels existants : école, Eglise et armée.

Napoléon n’a jamais eu une très grande idée de l’enseignement et l’instruction ne l’a intéressé qu’autant qu’elle a pu être orientée vers le service de l’État. C’est dire qu’il ne s’est guère occupé de l’école élémentaire. Il n’a pas voulu, pour autant, la laisser dans un régime de liberté, l’enjeu était trop important. La loi du 1er mai 1802 la place sous la surveillance des municipalités qui sont elles-mêmes sous le contrôle des sous-préfets. Les résultats du système ne sont pas brillants, les parents se tournent vers l’enseignement religieux. La loi du 10 mai 1806 organise alors l’Université impériale. Elle est complétée par un décret du 17 mars 1808. Le monopole de l’enseignement public est ainsi consacré, et aucune école ne peut être formée hors de l’Université et sans l’autorisation de son chef. Ce n’est pas le système de l’enseignement unique, les écoles privées ne sont pas supprimées, elles subsistent dans la mesure, où elles sont agrégées à l’Université. Simplement, l’Etat exerce sur elles un étroit contrôle et s’assure de leur fidélité, grâce à l’exigence d’un serment de fidélité et à l’octroi d’une autorisation qui peut toujours être retirée. En fait, pour le régime, l’enjeu important n’est pas l’école élémentaire, mais les enseignements secondaire et supérieur qui doivent servir à « constituer la nation » et à devenir les ressorts moraux de celle-ci. Ils sont établis pour fournir des cadres à l’armée et à l’administration, pour créer une élite conformiste, fidèle au régime et convaincue de la valeur de l’idéal impérial. Dans cette optique, le lycée privilégie la connaissance de l’histoire, ainsi que l’éducation morale et civique. La discipline y est toute militaire avec ses élèves en uniforme et regroupés en compagnies, placés sous l’autorité de surveillants et assujettis à des punitions et à des exercices militaires.

Si l’école primaire s’occupe peu de l’éducation morale et civique des jeunes enfants, c’est que l’Église est là pour la suppléer. Plus que la monarchie d’Ancien Régime, l’Empire exploite la profondeur du sentiment religieux des Français pour encadrer leur opinion et se renseigner sur l’état d’esprit des populations. Il est exigé des ministres des cultes – catholique et protestant, 1801-1802, juif, 1808 – des services exorbitants : aucune opposition n’est tolérée, un serment de fidélité au régime doit être prêté, des prières pour le salut de l’Empereur doivent être récitées et les fidèles doivent être exhortés à l’exécution des lois. Pour certains historiens, même, les membres des divers clergés se transforment en véritables auxiliaires du pouvoir et deviennent des affidés de la police. Les relations avec les communautés protestante et juive sont plus faciles qu’avec Rome. Toutefois, le Concordat de 1801 rétablit la paix religieuse et instaure des relations normales entre État et Eglise. Il est vrai que les Articles organiques de 1802 accentuent le contrôle de l’Etat. Ils restaurent, en quelque sorte, le gallicanisme ancien. L’Église catholique est profondément réaménagée, et les évêques, nouveaux préfets en violet, se transforment en « apôtres de l’Etat » et sont chargés de faire accepter impôts et conscriptions militaires. À partir de 1806, le catéchisme impérial enseigne les obligations des chrétiens envers le Prince. Il s’agit de faire accepter la soumission sociale et l’obéissance à l’État. Les textes en sont édifiants, l’inégalité sociale et la misère des déshérités est un ordre voulu par Dieu, l’Empereur est son élu, et son anniversaire est un jour de fête religieuse. « Je ne vois pas, avouait Napoléon, dans la religion le mystère de l’Incarnation, mais le mystère de l’ordre social » et, dans la leçon VII du catéchisme impérial, on pouvait lire :

« Quels sont les devoirs des chrétiens à l’égard des princes qui les gouvernent, et quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Ier, notre Empereur ? – Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et nous devons en particulier à Napoléon 1er, notre Empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’Empire et de son trône; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et pour la prospérité spirituelle et temporelle de l’État. – Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre Empereur ? – C’est [ … ) parce que Dieu, qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre Empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l’a établi notre souverain, l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre Empereur est donc honorer et servir Dieu même [ … ]. – Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers notre Empereur ? – Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteraient à l’ordre établi de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle. »

Dans son ensemble, l’Église accepte très bien cette orientation qui redore son lustre. On peut même dire que les diverses Eglises ont rivalisé d’obéissance et de ferveur à l’égard de l’Empire. Certes, de 1809 à 1814, l’entente se ternit, les relations se tendent entre le pape et l’Empereur, le clergé se fait plus réticent, et son attitude contribuera à la chute du régime. Il n’en reste pas moins que l’action de propagande par l’intermédiaire de l’Eglise a très largement contribué à la création de la mythologie impériale.

La guerre et l’armée, enfin, ont été de puissants moyens de la propagande de masse. Si le mot de « dictature militaire » a été très fréquemment utilisé, c’est à tort; il ne convient pas, même si l’institution militaire est partout, même si elle a été très exploitée par le régime. La guerre est un thème et un instrument de propagande, la nation doit rester unie face à l’ennemi commun. Elle est un moyen d’action psychologique sur l’opinion intérieure, elle est une justification des mesures dictatoriales prises par Napoléon. L’armée est celle de la Révolution en même temps que celle de la grandeur nationale et de l’Empereur. Son prestige, entretenu par les parades militaires et par les proclamations et Bulletins de la Grande Armée abondamment diffusés, cultive la ferveur populaire. Le caractère manifestement exagéré et mensonger de ces proclamations et Bulletins – ne disait-on pas alors « menteur comme un Bulletin » ? – n’y faisait rien. Les Français n’en tiraient pas moins un solide sentiment de fierté. L’artifice et la magie de l’uniforme, le mythe de l’ascension sociale – il s’agit bel et bien d’un mythe, l’armée n’est plus la « noria sociale » de l’an II -, la caste des officiers comblée d’honneurs et de largesses sont les modèles présentés à l’admiration du pays tout entier, qui finira néanmoins par se lasser lorsque surviendront les premières défaites et que la conscription opérera ses vrais ravages.

Qui aurait mieux pu illustrer cette constatation de Napoléon que l’Empereur lui-même ? :

« La force est fondée sur l’opinion. Qu’est-ce que le gouvernement ? Rien, s’il n’a pas l’opinion. »

C’est parce qu’il avait l’opinion pour lui que Napoléon a pu durer. C’est parce qu’il n’a pas compris qu’il la perdait qu’il est tombé. Pourtant les signes avant-coureurs n’avaient pas manqué. Déjà la guerre d’Espagne, cette campagne aux allures strictement dynastiques, passait mal dans l’opinion. Son enlisement ne faisait qu’aggraver les choses. Tant que les hostilités s’étaient inscrites dans la logique des guerres révolutionnaires, la France avait suivi. Ce n’était plus le cas, elle n’était plus derrière l’Empereur, il ne l’a pas compris. Il s’est engagé dans le conflit russe. « C’est, comme l’annonça Talleyrand, le commencement de la fin. » A la grave crise économique font suite le désastre de Russie et le soulèvement de l’Allemagne. C’est aussi, en France, le début de la contre-légende, de la légende noire de l’Empereur, la légende de l’Ogre de Corse. A la lassitude généralisée s’ajoute dans certaines campagnes le désespoir causé par les prélèvements sans cesse croissants de la conscription. « Napoléon peut faire la paix, dit-on, et il ne veut pas. » Marsilly, dans son Journal, note : « L’Empereur est détesté; il prend tout, hommes et argent. » En fait, les réactions sont souvent beaucoup plus confuses. Fain explique, dans son Manuscrit, que le paysan criait à la fois : « À bas les droits réunis! » et « Vive l’Empereur! » ou encore : « À bas la guerre! » et « Vive l’Empereur! ».

Deux images de Napoléon se superposent : celle qui résulte de la situation catastrophique de la France, et celle qui a été suscitée par le régime et sa gloire militaire, entretenue par sa propagande. Il n’empêche que c’est l’effondrement de l’esprit public. La propagande officielle n’y peut plus rien, la voie est ouverte aux libéraux et aux royalistes. Avec l’occupation du sol national et de Paris, le régime ne peut plus se maintenir face à l’opinion publique. Napoléon est forcé de se retirer. Le 2 avril 1814, le Sénat, sous la pression conjointe de Fouché et de Talleyrand pour une fois réunis et qui représentent et défendent les intérêts de la bourgeoisie, proclame la déchéance de l’Empereur. Les Bourbons sont rétablis sur le trône. Geste symbolique, la colonne Vendôme est décapitée de sa statue. Les aigles et les abeilles sont proscrits. Un flot intarissable de pamphlets inonde la France et s’acharne à détruire l’image du « héros » : De Buonaparte et des Bourbons, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, mais aussi Le Néron corse, L’Antinapoléon, Buonaparte démasqué… Non seulement, la violence du ton y est extrême, mais ces écrits chargent l’Empereur de tous les vices. C’est le défoulement. Cet avilissement fut maladroit. L’effacement du souvenir de l’Empire eût été habile et eût suffi.

Depuis l’île d’Elbe, Napoléon sut exploiter cette maladresse. Devant la morgue des anciens émigrés, la peur d’un rétablissement des droits féodaux, l’extension du chômage dans les villes, les inquiétudes des acquéreurs des biens nationaux, le parallèle était facile entre le défenseur de la France envahie et le souverain « ramené dans les fourgons de l’étranger ». Il emporta une nouvelle fois la légitimité. C’est que l’Empereur avait su, depuis son exil, tirer profit et attiser l’inquiétude générale. Celle de l’armée, tout d’abord, que les licenciements imposés par le retour de la paix rendaient nerveuse, celle des paysans ensuite, en butte à l’hostilité des anciens propriétaires, et celle aussi des industriels et commerçants, effrayés par l’invasion des produits manufacturés anglais qui condamnait leurs ouvriers au chômage. Ce retour du sauveur, même s’il était condamné à l’échec, constitue à lui seul une prodigieuse victoire sur une opinion publique admirablement retournée en moins d’un an.

Napoléon à Sainte-Hélène,avec les "Évangélistes"
Napoléon à Sainte-Hélène,avec les « Évangélistes »

Mais cet échec n’empêchera pas l’Empereur de travailler encore inlassablement l’opinion publique depuis Sainte-Hélène. D’ailleurs, dans l’adversité naît un nouveau Napoléon. Il a tôt fait de comprendre tout le parti qu’il peut tirer de sa captivité et désormais se présente comme le martyr de la Sainte-Alliance. De là à établir un parallèle entre les peuples opprimés par les vainqueurs de 1815 et son propre sort, il n’y a qu’un pas à franchir. Il fut vite franchi, c’est peut-être même le coup de génie du Mémorial de Sainte-Hélène qui ne paraîtra sous la propre signature de Las Cases qu’en 1823, soit deux ans après la mort de l’Empereur. Devant son très complaisant confident, le proscrit évoque sa gloire passée, son œuvre administrative, ses conquêtes, son immense empire. Le contraste est saisissant avec la France des Bourbons, son marasme économique, son manque de lustre, son roi podagre… Dressant le bilan de ses années de pouvoir, le guerrier déchu se présente, sans le moindre complexe, en souverain libéral vaincu par les monarchies absolues. Mieux encore, libérateur des peuples, l’Empereur a été aussi l’unificateur des nations dispersées, qu’il s’agisse de la France, dont il a achevé l’union, qu’il s’agisse de l’Italie qu’il a engagée sur la voie de la fusion, ou qu’il s’agisse de l’Allemagne, dont il a amorcé l’agrégation par la simplification de ses États.

C’est ainsi qu’il confisque sans le moindre scrupule à son profit les deux forces montantes du XIXe siècle que constituent le nationalisme et le libéralisme, qu’il n’a pourtant pas cessé de combattre. Le récit détaillé, dans le Mémorial, des souffrances de l’Empereur déchu a permis à l’opération de réussir. N’était-il pas aux mains de l’ennemi héréditaire, aux mains de l’Anglais et en butte à ses mauvais traitements ? Cette image fut soigneusement entretenue. Son emprisonnement le purifie. Il le sait, il en joue, il le reconnaît explicitement :

« Si je fusse mort sur le trône, dans les nuages de la toute-puissance, je serais demeuré un problème pour bien des gens. Aujourd’hui, grâce au malheur, chaque heure me dépouille de ma peau de tyran. »

À Montholon, son compagnon de captivité, il confie :

« Si Jésus-Christ n’était pas mort sur la croix, il ne serait pas Dieu. »

Il voyait juste, et les éditions illustrées du Mémorial ont encore accru le pouvoir magique de cette évocation d’un passé si brillant. Comme le note Balzac, « le temps heureux, l’âge d’or napoléonien devint un rêve ». « Ah! si l’Empereur était là », disait-on de plus en plus fréquemment dans les campagnes. Sa mort, en 1821, achève de consolider définitivement le mythe, ce mythe à trois faces : celle du jeune héros, celle du maître du monde et celle du proscrit solitaire. C’est l’homme du siècle pour Lamartine ou pour Stendhal qui, l’année de la mort de l’Empereur, composa ainsi sa propre épitaphe : « Il aima Cimarosa… Il respecta un seul homme: Napoléon. » Effectivement, comme l’écrivit alors Emile Deschamps :

« Bonaparte est mort. Il ne faisait plus rien sur la scène du monde. Mais c’était un immense spectateur et un juge souverain de tout ce qui se passait. Il me semble qu’on n’osera plus jouer que des vaudevilles depuis qu’il n’est plus. Poétiquement parlant, c’est une perte. »

Très curieusement, la mort de l’Empereur et l’impression laissée par le Mémorial ont précipité l’évolution du romantisme vers Napoléon. Dans Les Misérables, Marius se libère de ses idées royalistes en lisant Las Cases, Julien Sorel découvre dans le Mémorial « un bréviaire d’énergie » et Balzac relève, dans Sur Catherine de Médicis: « Sans le Mémorial de Sainte-Hélène, il n’a tenu presque à rien que le caractère de Napoléon ne fût méconnu. Quelques abbés de Pradt de plus, encore quelques articles de journaux, et l’Empereur Napoléon passait ogre. » Le héros romantique prend désormais Napoléon pour modèle. C’est Julien Sorel qui refuse le suicide parce que « Napoléon a vécu », c’est Octave de Malivet, le héros d’Armance, qui ne cesse de penser à l’Empereur, c’est Lucien Leuwen Bonaparte en action, c’est Vigny qui observe : « La moue de Bonaparte et celle de Byron ont fait grimacer bien des figures innocentes. » Curieuse revanche de l’Empereur sur le romantisme qui, au départ, s’était voulu une réaction royaliste au néo-classicisme de l’Empire, qui s’était affirmé comme une riposte de l’étranger à la francisation de l’Europe, une réplique de l’irrationalisme, de « la force du destin » à la logique française. C’est lui, en définitive, qui a le dernier mot, lui qui a su se forger lui-même son propre mythe, lui qui devient le symbole de la volonté et de l’énergie romantiques, lui « qui pouvait tout parce qu’il voulait tout ». Il s’est fait le père de l’individualisme. Là réside l’explication de la fascination qu’il exerce encore aujourd’hui.

François MONNIER


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