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Napoléon faussaire !

A propos de la lettre de Napoléon
(Saint-Cloud, 29 mars 1808)
à Joachim Murat, Grand-duc de Berg, Lieutenant de l’Empereur en Espagne

 

La lettre de Napoléon à Murat, datée du 29 mars 1808 – et qui tend à accréditer la thèse selon laquelle Napoléon, notamment, aurait prévu les difficultés à venir en Espagne – présente une particularité unique : elle n’a tout simplement pas existé !

Prenant la décision de l’insérer dans la Correspondance la Commission avait toutefois pris la précaution d’avertir les lecteurs :

Cette lettre, dont on n’a pu retrouver ni la minute, ni l’original, ni une copie authentique, a été publiée pour la première fois dans le Mémorial de Sainte-Hélène (t. IV, p. 246 et suiv., édit. de 1823) [1]« Au surplus, voici sur cette affaire d’Espagne une lettre de l’Empereur qui y jette plus de jour que ne sauraient le faire des volumes. Elle est admirable : les évènements qui ont … Continue reading .

Depuis elle a été encore donnée par M. de Montholon dans ses Récits de la Captivité, etc. (t. II, p. 451 et suiv., édit. de 1847). Comme M. de Las Cases, M. de Montholon affirme en avoir reçu communication de l’Empereur Napoléon lui-même. L’authenticité de ce document a été admise par M. de Bausset (Mémoires sur l’intérieur du Palais, etc., t. ler, p. 151 et suiv., édit. de 1827); par M. le duc de Rovigo (Mémoires, etc., t. III, p. 258 et suiv., édit. de 1828) [2]« L’empereur ne cessait cependant de lui recommander la plus grande réserve. Sans doute il se défiait de ses excès de zèle, ou d’ambition car j’avais déjà été précédé … Continue reading ; par M. Thibaudeau (le Consulat et l’Empire, t. III, p. 336 et suiv., édit. de 1835), et, finalement, par M. Thiers, à la suite d’un examen critique dont il est rendu compte dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire (t. VIII, p. 543-547, et à la fin du volume, note spéciale, p. 671-679). D’après M. Thiers, cette lettre du 29 mars n’a pas été envoyée.)

Voyons donc ce que Adolf Thiers avait à dire sur cette lettre.

A. Thiers – Histoire du Consulat et du Premier Empire – Note du Livre XXX – (Tome 8 de l’édition de 1849)

Avant de parler de l’authenticité de cette lettre, je dois dire un mot de la portée qu’on cherche à lui donner. On veut y voir la preuve que Napoléon n’approuva rien de ce qui fut fait en Espagne, que tout fut fait à son insu, malgré lui, par l’imprudente légèreté de Murat, par son impatiente ambition. 

C’est une très-fausse induction, car la veille du jour où cette lettre fut écrite, le lendemain, et pendant tout le temps qui suivit, Napoléon écrivit une longue suite de lettres ordonnant point par point, à Murat, tout ce qui fut exécuté; et quand celui-ci, inspiré par les événements, prit quelque chose sur lui, il se trouva que Napoléon lui ordonnait les mêmes choses de Paris ou de Bayonne. Si, par exemple, Murat entra dans Madrid le 23, il avait l’ordre formel d’y entrer un ou deux jours avant. On tire donc de cette lettre une fausse induction quand on veut en profiter pour exonérer Napoléon de la responsabilité des événements d’Espagne et rejeter cette responsabilité sur Murat. Elle n’est et ne peut être qu’une inconséquence d’un moment, placée au milieu de la conduite la plus soutenue, la plus obstinément persévérante : inconséquence, il est vrai, pleine de génie, car on ne peut pas prévoir d’une manière plus extraordinaire ce qui arriva depuis; mais inconséquence enfin, car pour un moment Napoléon cessa de vouloir ce qu’il voulait la veille, ce qu’il voulut encore le lendemain, et put paraître éclairé par une lumière surnaturelle qui lui révélait l’avenir tout entier. Cette inconséquence, d’abord invraisemblable, ne présente donc aucun intérêt pour la justification de Napoléon. Mais elle en présente beaucoup pour l’histoire de l’esprit humain; car on se demande avec curiosité comment il se fait qu’un des génies les plus fermes, les plus résolus qui aient paru dans le monde, ait pu dans un court intervalle de temps voir les choses sous la face la plus contraire, et vouloir un tout autre résultat que celui qu’il voulait dans l’instant d’auparavant, et que celui qu’il voulut dans l’instant d’après.

Pourtant, quand on connaît le coeur humain, quand on a surtout appris à le connaître dans les grandes affaires, on ne sait que trop que les plus puissantes volontés sont sujettes à ce va-et-vient des événements, et que les plus grandes résolutions ont souvent failli n’être pas prises. Il y a telle victoire restée immortelle qui a failli n’être pas remportée, parce qu’il a tenu à la plus légère circonstance que la bataille ne fût pas livrée. L’inconséquence est donc très-ordinaire; car il arrive aux plus grands esprits, aux plus grands caractères, de varier avant de se résoudre. La lettre en question notamment prouve d’une manière bien frappante à quel point Napoléon savait voir le côté contraire des résolutions qu’il prenait, et de quelle extraordinaire prévoyance il était doué, mais de combien peu de poids était cette prévoyance quand ses passions l’entraînaient. J’ai donc mis un intérêt philosophique en quelque sorte à rechercher ce qu’il fallait penser de l’authenticité de cette lettre, et ,voici par quelles opinions diverses j’ai passé avant de me fixer définitivement pour l’affirmative.

Au premier aspect , la lettre est si admirable de pensée et de langage qu’on ne doute pas quelle ne soit de Napoléon lui-même. Lui seul en, effet a écrit de ce ton sur les grandes affaires politiques et militaires. Elle a produit ce même effet sur tous les écrivains qui se sont occupés jusqu’ici de Napoléon. Mais ces écrivains, ne connaissant rien ou presque rien des vrais documents , n’ont pu comme moi être frappés des contradictions qu’elle présente avec d’autres données historiques tout à fait certaines, et n’ont pas même pris la peine de mettre en question son authenticité. Pour moi cependant il y a eu des raisons de douter de cette authenticité tellement graves, que je ne sais pas si aux yeux des vrais critiques je parviendrai à les détruire.

Ainsi d’abord cette lettre est en contradiction formelle avec tout ce qui précède et tout ce qui suit. Les uns l’ont datée du 27, les autres du 29 mars (la vraie date, comme on le verra, ne peut être que du 29). Eh bien, il y a du 27, il y a du 30, des lettres de Napoléon qui disent exactement le contraire, c’est-à-dire qui approuvent Murat en tout, qui non-seulement approuvent, mais qui prescrivent l’entrée dans Madrid, qui prescrivent le plan au moyen duquel on s’empara de toute la famille d’Espagne. C’est enfin la seule lettre de ce genre, dans une immense correspondance, qui soit en opposition avec la conduite suivie par Murat et ordonnée par Napoléon.

Secondement, tandis que toutes les lettres de Napoléon se trouvent à la Secrétairerie d’État, celle-là ne s’y trouve pas. Il est vrai que cette preuve n’est pas absolue, car sur 40 mille lettres de l’Empereur, il y en a çà et là quelques-unes qui n’y sont pas, et la lettre dont il s’agit pourrait bien être du nombre, infiniment petit, de celles dont la minute n’a pas été conservée. Il n’y en a peut-être pas 100 sur 40,000 dans ce cas. Il y a plus encore : une lettre de l’Empereur, dont voici un extrait, énumère toutes les lettres qu’il a écrites dans ces journées, et ne mentionne point celle dont il s’agit. Arrivé à Bordeaux, et rappelant l’une après l’autre les lettres qu’il a successivement adressées à Murat, il lui dit :

Je reçois votre lettre du 3 à minuit, par laquelle je vois que vous avez reçu ma lettre du 27 mars. Celle du 30 et Savary qui doit vous être arrivé, vous auront fait connaître encore mieux mes intentions. Le général Reille part à l’instant pour se rendre près de vous ….. .. 

Ainsi pas un mot de la lettre du 29. Comment imaginer qu’il ne l’eut pas énumérée si elle avait été écrite, surtout cette lettre contredisant tout ce qu’il avait ordonné le 27 et le 30 ? Il aurait dû au moins la mentionner en déclarant qu’il fallait la considérer comme non avenue.

Mais la non-existence de cette minute à la Secrétairerie d’État acquiert une signification plus grande par une autre circonstance, qui est la suivante. La correspondance fort volumineuse de Murat, sans laquelle on ne peut pas connaître et raconter les événements d’Espagne, est tout entière à la Secrétairerie d’État. Elle contient la réponse la plus exacte, la plus minutieuse, aux moindres lettres de l’Empereur. On peut dire qu’avec cette correspondance on a sur tous les points la demande et la réponse. Or il n’y a pas une seule lettre de Murat en réponse à cette lettre si importante, si grave, si différente de ce qui lui avait été prescrit. Murat, dans cette correspondance, parait sentir avec une vivacité extrême les moindres reproches de l’Empereur, et il n’aurait pas dit un mot d’une lettre si gravement improbative, si différente surtout de ce qui avait précédé et suivi ! Cela est évidemment impossible. On ne peut plus conserver de doute quand on ajoute qu’à la date du 4 avril, onze heures du soir, Murat dit :

M. de Tournon est arrivé ce soir; il aura trouvé le logement de Votre Majesté tout fait. 

Murat n’ajoute pas : Il m’a remis votre lettre… etc. Il est évident que M. de Tournon ne lui avait rien remis, et surtout rien d’aussi grave que la lettre en question. Je crois donc que la lettre ne fut pas remise; ce qui ne prouve pas toutefois qu’elle n’eût pas été écrite, comme je vais le démontrer tout à l’heure.

Ainsi la contradiction qu’implique cette lettre avec tout ce qui précède et suit, sa non-existence au dépôt de la Secrétairerie d’État, le silence de Napoléon, le silence de Murat à son sujet, m’ont fait douter de son authenticité, et m’ont démontré au moins qu’elle n’avait pas été remise.

Maintenant voici comment son authenticité a été rétablie à mes yeux, et comment je suis arrivé à croire qu’elle avait été écrite sans avoir été remise. Qu’elle soit de Napoléon, je n’en saurais douter; et chaque fois que je l’ai relue, et je l’ai lue vingt fois peut-être, j’en ai été persuadé davantage. Les falsificateurs peuvent jouer le style, ils ne savent pas jouer la pensée; et surtout il aurait fallu qu’ils fussent au milieu des événements pour pouvoir, avec autant de précision, parler du départ du général Savary, de la commission donnée à M. de Tournon, et de quantité d’autres particularités de la même nature dont cette lettre est remplie. Il y a notamment un détail qui lui donne à mes yeux son authenticité complète, et ce détail est le suivant : 

Napoléon dit à Murat: 

Vous allez trop vite dans vos instructions du 14 au général Dupont. 

Or, il y a, en effet, des instructions du 14 au général Dupont, qui méritent bien le reproche que leur adresse Napoléon en se plaçant au point de vue où il se plaçait dans le moment; car, en portant trop vite le général Dupont en avant, Murat laissait les derrières de l’armée en prise aux tentatives du général espagnol Taranco, rappelé du Portugal par les ordres du prince de la Paix. Les falsificateurs ne pouvaient pas savoir ce détail, qui ne peut être connu que lorsqu’on a lu minutieusement les ordres militaires de Napoléon. J’ajoute que ce détail prouve encore que le falsificateur ne pourrait pas être Napoléon lui-même, essayant à Sainte-Hélène de fabriquer une lettre après coup pour se justifier de la plus grave faute de son règne; car, indépendamment de ce qu’il avait trop d’orgueil pour agir ainsi, n’ayant pas même voulu se justifier par le mensonge de la mort du duc d’Enghien, il était impossible qu’il inventât cette circonstance des ordres du 14, attendu qu’il n’avait pas à Sainte-Hélène les pièces de la Secrétairerie d’État; et j’ai la preuve par ce qu’il a écrit à Sainte-Hélène que, sans vouloir mentir, il se trompait sur les dates et sur les faits quand il n’avait pas les pièces sous les yeux. Les meilleures mémoires sont exposées à ces erreurs , et je l’ai souvent éprouvé en comparant les écrits contemporains avec les correspondances de leurs auteurs.

La lettre, outre son style, porte donc avec elle la preuve de son authenticité. Mais comment alors expliquer la contradiction de cette lettre avec ce qui précède et ce qui suit, et surtout le silence de Murat, qui n’en accuse pas même réception ? Voici de quelle manière j’ai essayé d’y parvenir.

J’ai trouvé à la Secrétairerie d’État la correspondance de M. de Tournon. J’y ai vu que seul de tous les agents français il avait blâmé l’entreprise d’Espagne, et avait supplié Napoléon de suspendre toute résolution à ce sujet avant d’avoir vu lui-même le pays de ses propres yeux. J’ai lu en outre dans la correspondance de Murat, que lui Murat, le général Grouchy et autres avaient beaucoup ri à Somo-Sierra des sombres terreurs de M. de Tournon; j’y ai lu de vives instances pour que Napoléon ne prit aucune décision d’après ce que lui dirait M. de Tournon. Il était donc le contradicteur, et le seul, de Murat et de son état-major. J’ai encore trouvé la preuve, dans la correspondance de M. de Tournon, qu’il resta jusqu’au 24 au soir à Burgos, attendant l’Empereur avec impatience. Il est authentiquement prouvé qu’il arriva à Paris quelques jours après. Il ne put en marchant fort vite arriver avant le 29; ce qui place la lettre en question au plus tôt à la date du 29, puisqu’il y est dit que M. de Tournon devait la remettre. Arrivé le 29, il trouva l’Empereur sans nouvelles; car Murat n’ayant écrit ni le 22 ni le 23, Napoléon dut passer deux jours sans dépêches d’Espagne, et ce durent être le 28, le 29 ou le 30, répondant aux 22 et 23, à cause du temps qu’il fallait alors pour le trajet de Madrid à Paris. Aussi n’y a-t-il aucune lettre de l’Empereur, ni le 28 ni le 29 (si ce n’est celle en question). 

M. de Tournon trouvant l’Empereur inquiet comme on l’est toujours lorsqu’on manque de nouvelles dans de graves événements, et les événements étaient graves en effet., car en ce moment il savait Murat aux portes de Madrid et prêt à y entrer, M. de Tournon dut exercer une grande influence sur son esprit, et provoquer la lettre dont nous parlons. Napoléon le chargea naturellement de la remettre, car elle était son ouvrage en quelque sorte. 

Cette phrase : 

M. de Tournon vous remettra cette lettre, 

la rattache à M. de Tournon , et les opinions personnelles de celui-ci rendent ce lien plus évident encore. Puis les dates concordent pour placer justement cette inconséquence momentanée de Napoléon avec lui-même dans les deux jours où il fût sans nouvelles, après en être resté à celle du mouvement de Murat sur Madrid. Enfin, recevant le 30 la lettre du 24, dans laquelle Murat lui apprenait combien tout s’était heureusement passé, il revint à ses idées accoutumées, approuva tout, et probablement reprit sa lettre, ou défendit à M. de Tournon de la remettre, ou fit courir après lui pour lui dire de ne pas la remettre, les choses étant changées. 

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’elle ne fut pas remise, car Murat n’en parle pas plus ,que si elle n’avait pas été écrite, bien qu’il sut par les propos de M. de Tournon que l’Empereur avait éprouvé contre lui un mécontentement passager.

Ce qui est certain, c’est qu’entre le 24 mars au soir et le 4 avril au soir, M. de Tournon alla de Burgos à Paris, de Paris à Madrid; ce qui suppose qu’il ne s’arrêta pas un moment, et ce qui le place à Paris le 29, jour même où il fit varier l’Empereur et écrire la lettre dont il s’agit.

Tout s’explique alors comme on le voit, et c’est la phrase où il est dit que M. de Tournon remettra la lettre en question qui, la rattachant à lui, m’a permis, en recherchant ses opinions personnelles et en conférant les dates, de tout éclaircir.

Maintenant comment cette lettre, qui n’est pas à la Secrétairerie d’État, est-elle parvenue à la publicité ? Je l’ignore. M. de Tournon est mort. M. de Las Cases, qui l’a imprimée le premier, est mort. Il est possible que M. de Las Cases l’ait reçue de Napoléon, en preuve de ce qu’il ne s’était pas complètement abusé sur les événements d’Espagne. Il est possible aussi qu’elle soit arrivée à quelque dépositaire inconnu, et qu’aujourd’hui on ne peut plus retrouver. Mais le style et certains détails prouvent d’une manière irréfragable que la lettre n’a pas été inventée; d’autres détails également authentiques prouvent qu’elle n’a pas été remise; les opinions constatées de M. de Tournon, le soin de l’en charger, la rattachent à lui; les dates la placent à un moment qui dut être pour Napoléon celui de grandes inquiétudes, et la contradiction si apparente se trouve ainsi expliquée. Napoléon fut un instant ébranlé, dicta les contre-ordres contenus dans cette lettre; puis, rassuré par la nouvelle de l’heureuse entrée à Madrid, revint à ses premiers projets, et ne donna pas cours à une lettre qui s’est retrouvée plus tard, et dont on a voulu faire une justification. Elle ne prouve qu’une chose, c’est que l’esprit de Napoléon l’éclairait toujours, tandis que ses passions l’entraînaient souvent, et qu’il aurait mieux fait d’écouter l’un que les autres. 

J’ai cru ce point d’histoire important à constater pour l’étude du. coeur humain, et j’espère que le public consciencieux reconnaîtra que je me suis donné pour arriver à la vérité des peines que les historiens ne prennent pas communément, outre que j’avais des documents qu’ils ont moins communément encore.

Alors ?

L’historien Thierry Lentz, auteur de la Nouvelle Histoire du Premier Empire, interrogé en 2004, nous avait communiqué son point de vue sur cette question, présenté, deux ans auparavant, dans une conférence présentée devant l’association « Les Amis de Murat » :

Après la révolution d’Aranjuez, qui provoqua la chute du couple Godoy-Charles IV et porta Ferdinand VII au pouvoir (20 mars 1808), la situation se tendit rapidement. Murat en avertit Napoléon :

« Je ne puis dissimuler à Votre Majesté toute ma douleur, je prévois que le sang peut couler, et l’Europe ne manquera pas de dire que la France l’a ordonné » [3]Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat, p. 358.  .

Le lendemain, dans une seconde lettre, il se plaignit de ne rien connaître des projets de son impérial beau-frère :

« Si Votre Majesté eût voulu ou pu m’accorder plus de confiance, un seul mot sur ses véritables projets eût suffi » [4]Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat, p. 367. .

Les partisans de Napoléon n’ont guère tenu compte de ces documents irréfutables qui montrent que Murat avait bien senti la situation. Ils se sont même laissé abuser par un autre « document » qui, selon eux, montre que l’empereur avait tout vu et tout prévu, tandis que son lieutenant, lui, n’avait rien compris.

Il s’agit d’une lettre qu’aurait envoyé Napoléon à Murat, le 29 mars 1808. Il y aurait fait tomber le masque sur ses intentions et aurait mis en garde son lieutenant sur les difficultés qu’il allait rencontrer. Evidemment, l’analyse de ce document montrerait que Murat n’aurait pas suivi ces conseils :

« Ne croyez pas que vous attaquez une nation désarmée, et que vous navez que des troupes à montrer pour soumettre lEspagne . Vous avez affaire à un peuple neuf : il a tout le courage et il aura tout lenthousiasme que lon rencontre chez des hommes que nont point usés les passions politiques » [5]Lettre de Napoléon à Murat, citée par le comte Murat, op.cit., p. 141-144. Dans cette lettre, Napoléon reprochait aussi à Murat d’être entré trop vite à Madrid. Or, une dizaine d’autres … Continue reading .

Selon toute vraisemblance, cette lettre n’a jamais existé. Il en est fait mention une première fois dans le Mémorial de Sainte-Hélène [6]Mémorial de Sainte-Hélène, chez l’auteur, 1823, t. IV, p. 246. Las Cases écrit tenir cette lettre de Napoléon lui-même. . Elle fut ensuite recopiée par Montholon dans ses récits [7]Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paulin, 1847, t. II, p. 451. . Et comme, dans les leurs, Bausset [8]Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du Palais et sur quelques événements de l’Empire depuis 1805 jusqu’au 1er mai 1814 pour servir à l’histoire de Napoléon, Baudouin Frères, 1827, t. … Continue reading , Savary  [9]Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de Napoléon 1er, Bossange, 1828, t. III, p. 258.  et quelques autres la reprirent, puisque Thiers la cita dans son Histoire du Consulat et de l’Empire [10]Thiers estimait cependant que cette lettre n’avait pas été envoyée. , elle devint une sorte de classique de la clairvoyance de Napoléon se heurtant à l’imprévision de Murat. Elle fut intégrée à la Correspondance de Napoléon, publiée sous le Second Empire [11]Correspondance, n° 13696. Fait exceptionnel, cette lettre est accompagnée d’une note où les membres de la commission chargée de publier la correspondance signale qu’ils n’ont retrouvé ni … Continue reading . A force d’avoir été recopiée et citée par les uns et les autres, ce soi-disant document a fini par faire autorité… alors qu’on n’en trouve nulle trace ailleurs que dans le Mémorial de Sainte-Hélène.

Dans son étude sur Murat en Espagne, le comte Murat a démontré la falsification. Il disposait pour son travail des papiers Murat, aujourd’hui déposées aux Archives Nationales [12]31 AP 1 à 607. , et connaissait parfaitement le style des correspondances échangées entre le grand duc et son beau-frère. Outre qu’il ne retrouva pas –et pour cause- la lettre dans ces archives et qu’elle ne figure pas non plus dans les registres des courriers reçus, la lettre du 29 mars n’est pas enregistrée et recopiée en minute dans les archives de la Secrétairerie d’Etat, ce qui n’est pas concevable pour un courrier de cette importance et de cette longueur, alors même que les billets les plus insignifiants y figurent.

Sur le fond, l’authenticité de la lettre du 29 mars 1808 ne tient pas davantage : certains ordres qu’y donne Napoléon ont déjà été donnés (parfois différemment) les jours précédents. Il y reproche aussi à Murat d’être entré à Madrid, alors qu’on dispose par ailleurs d’une dizaine d’autres lettres dans lesquelles il lui donne sans équivoque l’ordre de le faire. Enfin, le comte Murat remarque que les formules ne correspondent pas aux habitudes épistolaires très codifiées que Napoléon utilisait pour écrire à son beau-frère : il l’appelle « Monsieur le Grand Duc de Berg », dans la lettre du 29 mars, alors que la formule habituelle était « mon Frère », il lui donne de l’Altesse Impériale, alors qu’il ne le faisait jamais, il parle d’un « ministre des affaires étrangères », alors qu’il y avait un « ministre des Relations extérieures ».

La vérité est sans doute que Napoléon a voulu démontrer à Las Cases qu’il avait tout fait pour éviter la guerre civile, qu’il avait prévu que le peuple madrilène était à manier avec doigté et que, finalement, ce fut la « maladresse » de Murat qui fit tout basculer. Or, tous les documents prouvent au contraire que le grand duc de Berg a exécuté les instructions reçues tout en mettant clairement en garde son beau-frère contre les risques de sa politique, en regard du maintien de l’ordre dans la Péninsule

Louis Madelin, dans son Histoire du Consulat et du Premier Empire, traite aussi, quoique indirectement, de cette affaire :

Cependant, le grand-duc avait rendu compte à son beau-frère de la situation, en insistant vivement pour que celui-ci entrât dans le système qu’il avait adopté : ne pas reconnaître Ferdinand, amener Charles IV à revenir sur l’abdication, puis à abandonner de nouveau le trône, créer ainsi une vacance à laquelle Napoléon mettrait fin en y plaçant le plus digne. Si Murat ne posait pas formellement sa candidature, l’Empereur pouvait en lire la pensée entre toutes les lignes de la lettre (Geoffroy de Grandmaison. L’Espagne et Napoléon, tome I, page 150).

Sauf l’accession de Joachim à ce trône disputé, Napoléon, avant d’avoir reçu la lettre de Murat, avait conçu le même plan. Mais il ne se fiait pas au zèle trop intéressé de son beau-frère et, à la nouvelle de la révolution d’Aranjuez, il avait, de Paris, dépêché Savary à Madrid. (…) Il était à peine parti que celui-ci recevait les lettres de Murat, mais aussi des dépêches qui, un instant, parurent le faire hésiter. Le comte de Tournon, chambellan de l’Empereur, avait été, avant les derniers événements, envoyé au-delà des Pyrénées en mission d’observation. Le jeune homme paraît, seul, avoir vu clair; il eut l’impression très nette que, malgré leur indignité, les princes n’avaient pas perdu l’amour du peuple et que celui-ci, à peine détaché des vieux souverains déchus, ne faisait provisoirement bonne mine à nos troupes que dans l’espoir qu’elles allaient assurer l’avènement de Ferdinand VII; cet espoir trompé, on verrait se soulever une nation pleine d’un âpre fanatisme et plus dangereuse qu’aucune autre. Tournon, persuadé qu’on allait se jeter dans le pire guêpier, concevait de telles alarmes qu’il prit sur lui de courir à Paris faire suspendre, s’il en était encore temps, les décisions fatales. Telle fut la vigueur de son intervention que Napoléon en parut, semble-t-il, un instant, ébranlé; une heure, ce jeune ci-devant faillit jouer un rôle capital en retenant au bord de l’abîme le grand homme qui y courait. Mais, là-dessus, une dépêche de Madrid rendait compte de l’entrée paisible des troupes françaises dans la capitale; encore qu’on eût point reconnu Ferdinand VII, aucun mouvement ne s’était produit: il ne s’en produirait donc pas. La dynastie semblait s’affaisser tandis que le peuple ne paraissait nullement réagir. Tournon fut, dès lors, tenu pour un fâcheux pessimiste. Napoléon, dès le 30, revenait à l’idée de détrôner les Bourbons et, le 2 avril, il partit pour Bordeaux dans le dessein de gagner Bayonne, où les agents français à Madrid devaient pousser Ferdinand à aller plaider sa cause (Grandmaison, idem) (Histoire du Consulat et du Premier Empire. Tome 7, page 118, éditions Tallandier, 1975)

Le grand historien ne parle pas, donc, d’une quelconque lettre en date du 29 mars – mais laisse entendre que Tournon avait passablement ébranlé l’Empereur.

 

References

References
1 « Au surplus, voici sur cette affaire d’Espagne une lettre de l’Empereur qui y jette plus de jour que ne sauraient le faire des volumes. Elle est admirable : les évènements qui ont suivi la rendent un chef d’oeuvre. Elle fait voir la rapidité, le coup d’oeil d’aigle avec lequel Napoléon jugeait immédiatement les choses et les personnes..

Malheureusement, elle montre aussi combien l’exécution des subalternes, la plupart du temps, détruisait ou gâtait les plus hautes conceptions, et, sous ce rapport encore, cette lettre demeure bien précieuse pour l’histoire. Sa date la rend prophétique. »

(texte de la lettre du 29 mars 1808)

Las Cases. Le Mémorial de Sainte-Hélène, 14 juin 1816. Tome II, o. 550 et suiv. de l’édition Garnier, Paris, 1948

2 « L’empereur ne cessait cependant de lui recommander la plus grande réserve. Sans doute il se défiait de ses excès de zèle, ou d’ambition car j’avais déjà été précédé de plusieurs courriers et cependant, je n’étais pas en route, qu’il lui expédia de nouvelles instructions. On jugera, par la nature de cette pièce, de l’incertitude de ses idées, et du point de vue sous lequel la question se montrait à ses yeux. (texte de la lettre du 29 mars 1808)

En arrivant à Madrid, je descendis chez le grand-duc de Berg, qui était logé au palais du prince de la Paix. »

3 Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat, p. 358.
4 Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat, p. 367.
5 Lettre de Napoléon à Murat, citée par le comte Murat, op.cit., p. 141-144. Dans cette lettre, Napoléon reprochait aussi à Murat d’être entré trop vite à Madrid. Or, une dizaine d’autres lettres montrent bien qu’il en avait donné l’ordre à son lieutenant.
6 Mémorial de Sainte-Hélène, chez l’auteur, 1823, t. IV, p. 246. Las Cases écrit tenir cette lettre de Napoléon lui-même.
7 Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paulin, 1847, t. II, p. 451.
8 Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du Palais et sur quelques événements de l’Empire depuis 1805 jusqu’au 1er mai 1814 pour servir à l’histoire de Napoléon, Baudouin Frères, 1827, t. I, p. 151.
9 Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de Napoléon 1er, Bossange, 1828, t. III, p. 258.
10 Thiers estimait cependant que cette lettre n’avait pas été envoyée.
11 Correspondance, n° 13696. Fait exceptionnel, cette lettre est accompagnée d’une note où les membres de la commission chargée de publier la correspondance signale qu’ils n’ont retrouvé ni copie, ni original du texte et se sont inspirés du Mémorial et des mémoires successifs pour l’établir.
12 31 AP 1 à 607.