Laure Junot, duchesse d’Abrantès

La campagne de Portugal est peut-être un des plus remarquables événements de tous ceux de ce genre que nos yeux ont vus courir devant nous depuis quarante ans; je dis la première campagne de Portugal. C’est qu’il faut bien s’entendre ici, parce qu’il y en a eu trois, et qu’en ma qualité de femme de Junot, je ne veux pas qu’on prête à son nom ni la seconde ni la troisième.
Avec Napoléon, il y avait une cruelle chance à côté de toutes celles de gloire qu’il présentait, c’est qu’avec lui il fallait vaincre : il n’avait à cette époque jamais connu de revers, il ne voulait pas que ses lieutenants les connussent, et la Convention de Cintra, toute glorieuse qu’elle est, tout admirable qu’elle présente le caractère de l’homme assez estimé, pour l’obtenir d’une force quintuple de la sienne, cette Convention qui est le seul dans lequel l’Angleterre ait traité avec l’Empire, ne lui suffisait pas, parce que, à lui, Napoléon, il fallait des victoires: il en fallait avec des conscrits, il en fallait sans argent ; il exigeait qu’on fut toujours vainqueur… Et je ne puis le blâmer, tout en le trouvant bien sévère ; c’est ainsi que le monde est devenu son empire.
On a pu voir, dans la lettre écrite à Junot par le ministre de la guerre, que l’idée dominante de l’empereur, était d’empêcher le Portugal de livrer sa flotte et ses ports à l’Angleterre. Cette volonté était une idée qui pouvait passer pour une sorte de préoccupation et devenait fatale à tout le reste.
« N’accordez rien au prince du Brésil, même quand il promettrait de faire la guerre à l’Angleterre. Entrez dans Lisbonne ; emparez-vous des vaisseaux et occupez les chantiers. »
Voilà ce que portaient les instructions secrètes de Junot données par Napoléon et écrites sous sa dictée par M. de Méneval.
En conséquence de cet ordre qui lui ordonnait d’arriver à Lisbonne à tout prix, Junot se rendit à Bayonne, lieu de rassemblement des divers corps qui devaient former son armée. Cette armée pris d’abord le nom de premier corps d’observation de la Gironde. Junot partis de Paris le 28 août, et arriva à Bayonne le 5 septembre. Le 9, le 10 et le 11 les troupes arrivèrent également, car le général en chef avait été le premier au rendez-vous.
Le général Loison, le général de Laborde, autrefois le colonel de Junot lorsqu’il était dans ce fameux régiment de la Côte d’Or, que commandait de Laborde après la mort du malheureux Cazotte ; le général Kellermann, le brave général Travot, le général Quesnel qui n’arriva à Lisbonne que plus tard (ainsi qu’un autre général qui eut mieux fait de ne pas y aller du tout) ; tous généraux de division, ainsi que d’autres encore dont les noms me sont moins présents, étaient sous les ordres de Junot.

Le général Thiébault, le fils de cet ami du grand Frédéric, qui nous a laissé un ouvrage si parfait sur ces années miraculeuses de l’élévation de la Prusse, le général Thiébault lui-même, si excellent et si bon comme ami, comme il est en même temps à craindre sur le champ de bataille pour nos ennemis, était chef d’état-major de l’armée d’observation de la Gironde. C’est de lui cet ouvrage sur la marche fabuleuse de cette armée, cet ouvrage dont chaque ligne, quand on est Français, car un Français pouvait seul l’écrire, fait résonner toutes les, cordes vibrantes dans le cœur et dans l’âme.
C’est la nature et la nature belle, grande, vigoureuse, et sachant souffrir pour l’amour de la patrie, comme sachant vaincre pour elle… Oh ! Que j’ai éprouvé de bonheur en reposant mes pauvres yeux rouges de larmes sur ces pages consolantes, vraies, et si candidement vraies ! C’était un baume frais, balsamique, endormant la douleur après une brûlure faite avec un fer aigu rougi au feu de l’enfer.
Une fois que Junot eut accepté, il voulut que sa conduite justifiât la confiance que l’empereur lui montrait et il résolut de faire de cette campagne, dont il avait tout le secret, une chose mémorable dans sa vie. A mesure que les troupes arrivaient à Bayonne, elles étaient passées en revue par lui presque toujours ou tout au moins par un officier supérieur de son état-major. A cette époque il était fort souffrant, quoiqu’il eût l’apparence de la santé, et il était, même sérieusement malade. Cela ne l’empêchait pas de s’occuper d’une façon minutieuse même de tout ce qui avait rapport à son armée.
Le général Thiébault, dont le témoignage honorable peut être invoqué avec la certitude d’une affirmative, pourra dire que Junot fit alors son devoir plus peut-être qu’un autre ne l’eût fait à sa place. Il parlait aux soldats, s’adressait, non seulement à leur intérêt, mais à leur honneur, à leur âme tout avide de gloire, car le soldat français est le seul de l’univers qui soit autre chose qu’une machine. Il a de l’élan, de l’enthousiasme, et il peut être un grand instrument dans une main habile; il y parut bientôt.
Junot se mêlait souvent parmi les troupes et leur parlait de la gloire des armées d’Allemagne et d’Italie. Il leur racontait tout ce qui avait été fait de grand dernièrement encore par ce fils chéri de la victoire, qui devait, hélas! perdre ce titre pour la première fois sur ce même rivage où ils allaient en chercher une nouvelle.
« Mes enfants, disait Junot à ses soldats, nous allons faire un grand et pénible voyage, car nous sommes à l’entrée de l’hiver. Eh bien ! je partagerai vos fatigues; quant au repos, quant aux avantages, je n’en jouirai qu’après vous.» [1]Junot ne leur parlait pas de Masséna comme devant les commander, car lui-même était loin de le présumer alors. Et puis il ne parlait pas non plus du Portugal, où lui seul savait qu’ils … Continue reading

Il est aujourd’hui bien démontré qu’on a voulu entraver ses opérations et le faire d’une manière qui pouvait être funeste pour l’armée, mais il devait surtout souffrir. La cavalerie n’était pas bonne, et bientôt elle devint encore plus mauvaise par le manque de fourrages, chose assez ordinaire dans cette partie des Pyrénées. Junot se plaignit. L’argent nécessaire pour augmenter l’approvisionnement de fourrages n’était pas suffisant, il demanda une augmentation supplémentaire, et seulement pour le séjour de la cavalerie dans les Basses-Pyrénées ; il fut refusé.
Il écrivit lui-même une lettre des plus pressantes, dans laquelle il annonçait que les chevaux ne pouvant pas vivre comme ceux de cet avare, qui commençaient à s’y habituer, il était impossible que tous ne mourussent pas [2]Un fait que je ne puis passer sous silence, c’est qu’à cette époque Junot donna, de son argent, la somme de quinze mille francs pour que l’on put couper tout le regain des prairies des … Continue reading. La réponse qu’on lui fit fut un ordre de faire filer la cavalerie vers les Hautes-Pyrénées. Cet ordre parvint le 10 octobre, à Bayonne, et le 15, c’est à dire cinq jours après, l’ordre d’entrer en Espagne arriva. Il fallut faire revenir cette cavalerie, qui, toute fatiguée, toute malade, fut contrainte de commencer immédiatement une marche bien pénible, et cela sans séjour, et après une course inutile de près de soixante et dix lieues. En vérité, c’était pitié.
Dans cette première partie de la route, l’armée eut déjà beaucoup à souffrir. J’ai vu Junot avoir les yeux humides en me racontant plus tard les affreuses privations auxquelles ses troupes furent en proie. Jamais en arrivant à un séjour elles ne trouvaient les vivres ni les logement préparés; lorsqu’ils l’étaient, les uns étaient pourris, et les soldats préféraient se coucher sans manger.
Mais, la plupart du temps, les quartiers qui leur étaient assignés étaient tellement immondes, qu’ils préféraient dormir en plein air, ou bien sous quelque hangar. Une autre remarque à faire, c’est que la mauvaise volonté des employés de l’autorité était notoire, tandis qu’une sorte d’enthousiasme existait réellement dans les autres classes de la société, surtout dans les villes.
Il est évident que, par suite de ses jugements erronés, le prince de la Paix avait l’intention de faire périr l’armée française dans la route de Bayonne à Lisbonne, non pas qu’il fut d’accord avec le cabinet portugais, qui lui-même était dirigé par une homme de bas étage, parvenu à la plus haute faveur auprès du prince du Brésil : c’était Lobato, son valet de chambre ; mais par une sorte d’instinct méchamment niais et stupide qui lui faisait ainsi forger le fer qui devait le frapper, car jamais l’empereur n’a oublié la conduite de la cour de Madrid dans les deux circonstances de la marche de l’armée française et de la proclamation du Prince de la Paix.
Chaque homme tombant dans un précipice ou sous le couteau d’un assassin devait être vengé avec un intérêt de plusieurs vies pour la sienne perdue ; quant à lui, il lui restait à connaître Napoléon vindicatif après l’avoir connu victorieux.
Je transcris ici une lettre de Junot écrite immédiatement après son arrivée à Lisbonne; elle donnera une idée de ce que l’armée a eut à souffrir, et ce qu’il a souffert comme elle.
« Ce que nous avons eu à supporter en Espagne de la mauvaise foi du cabinet espagnol ne peut se comprendre. Cependant je ne puis admettre que le ministre-roi ne comprenne pas toute la gravité des rapports que je vais être forcé de mettre sous les yeux de l’empereur. J’ai perdu plusieurs hommes par l’assassinat, notamment à Vittoria, et cependant les deux hommes qui périrent par les navajas espagnols [3]Couteau catalan et valencien; la blessure est presque toujours mortelle. La lame est longue de huit à dix pouces, le ventre en est très large et subitement s’effile comme une lancette aigue. … Continue reading n’avaient commis aucune faute. Et, en général, je ne puis qu’admirer la conduite de mes troupes; rien ne les a rebutées.
Jamais je n’ai vu, même en Italie, lors de notre traversée des Alpes, autant d’ordre et je puis dire même de discipline. Les soldats, quoique souvent ils ne pussent faire leur soupe en arrivant dans une ville parce que les masures assignées pour le logement étaient remplies de vermine et que le pain qu’on leur distribuait était moisi, eh bien! ces mêmes hommes, loin de se venger du mauvais traitement d’un gouvernement dont ils pouvaient rendre le peuple responsable, furent patients et même généreux.
Le feu prit dans un couvent, tandis que nous arrivions dans une petite ville de la Castille; le feu fit de tels progrès que la ville menaçait d’être brûlée. Les fanatiques superstitieux d’Espagnols ne trouvèrent rien de mieux que de se mettre en prières et laissèrent aller le feu comme il l’entendrait. Les progrès furent tels en peu de d’heures que le plus grand danger menaçait une des plus jolies villes de la Castille. Mes soldats, conduits par le brave Dulong que tu connais, travaillèrent avec une telle ardeur, qu’au bout de sept heures le feu fut enfin dominé et la ville sauvée.
Oui, je l’ai écrit à l’empereur…. Qui n’a pas vu le soldat français dans la route que nous venons de faire ne l’a pas vu dans l’exercice de son glorieux courage. Je suis encore ému au souvenir des dangers qu’ils ont eu à affronter. La mort envoyée par une balle, c’est la chance du soldat; mais la trouver au fond d’un précipice, dans un torrent, sur le bord d’un chemin, égaré dans un désert, et poignardé pendant son sommeil, voilà comment la mort est odieuse à redouter pour un soldat et voilà comment les miens l’ont affrontée.
Tu ne connais le Portugal que par les beaux ombrages de Cintra et les solitudes fleuries de l’Estramadure. Tu ne sais pas qu’il existe dans le nord des déserts aussi sauvages que les steppes de la Pologne: ce sont des montagnes escarpées, arides, pendant l’espace de plusieurs lieues, ou plutôt entièrement inhabitées; des rochers nus et hérissés, encaissant des torrents terribles sans ponts et sans moyen de les passer; aucune route même fantasquement tracée par le muletier comme en Estramadure, excepté cependant quelques mauvais sentiers formés par les pâtres durant l’été.
Tu te rappelles la Venta d’Almaraz ? Eh bien c’est un jardin anglais comparé à ce que nous venons de traverser. Aucune ville, aucun village, quelques maisons éparses sur un sol ingrat et inondé par les pluies terribles que tu connais; enfin le Haut-Beira, que j’ai été forcé de faire passer à mon armée, est un désert aussi affreux que l’a été pour nous le désert entre le Caire et Saint-Jean-d’Acre.
Il existe même une difficulté plus difficile à combattre, c’est le peu d’habitants qui se laissent apercevoir : ils sont féroces, nous détestent, et je devais les redouter d’autant plus que dans une profonde misère, ils devaient être à la fois inhospitaliers et bandits. Je ne me trompais pas. La nature a donné au Portugal de telles positions dans cette partie de ses frontières, que mille hommes armés de simples fusils défendraient le Portugal dans ces défilés terribles contre une armée du double de la mienne.
Dans l’espace de quelques heures, ma pauvre Laure, ton ami a plus souffert que dans le cours de sa vie déjà si aventureuse. Il y eut des instants où d’horribles pensées me traversèrent l’esprit… Et puis je pensais à tout ce qui m’aimait, à toi…, à mes enfans… et pourtant, te le dirai-je ?.. une pensée dominante dans ces heures d’angoisse prévalait sur toutes les autres, c’était la destinée de tant d’hommes qui m’était confiée. Je leur devais compte de ma vie… Que seraient-ils devenus sans moi ?… Il fallait prendre un parti sans doute, mais ce n’était pas celui de mourir….. Je crois qu’un lâche l’aurait fait. »
Cette lettre, qui avait plutôt la forme d’une relation que d’une lettre, est beauconp plus longue… Je m’arrêterai ici, et je citerai plus tard les propres paroles du général Thiébault dans son ouvrage si remarquable intitulé: Relation de l’expédition de Portugal.
References[+]
↑1 | Junot ne leur parlait pas de Masséna comme devant les commander, car lui-même était loin de le présumer alors. Et puis il ne parlait pas non plus du Portugal, où lui seul savait qu’ils allaient. Mais il leur disait la gloire des armées françaises dans, les Calabres et au siège de Gaëte. |
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↑2 | Un fait que je ne puis passer sous silence, c’est qu’à cette époque Junot donna, de son argent, la somme de quinze mille francs pour que l’on put couper tout le regain des prairies des endroits où était la cavalerie. Jamais il ne voulut en parler, et la dette ne fut établie que dans ses registres de dépenses personnelles. |
↑3 | Couteau catalan et valencien; la blessure est presque toujours mortelle. La lame est longue de huit à dix pouces, le ventre en est très large et subitement s’effile comme une lancette aigue. C’est une artme funeste. |