Napoléon et la Pologne – Préface

« J’aime les Polonais et j’en fais grand cas… Le partage de la Pologne est un acte d’iniquité qui ne peut se soutenir… Après avoir terminé la guerre en Italie, j’irai moi-même, à la tête des Français, pour forcer les Russes à restituer la Pologne ; mais… les Polonais ne doivent pas se reposer sur des secours étrangers,… ils doivent s’armer eux-mêmes, inquiéter les Russes, entretenir une communication dans l’intérieur du pays. Toutes les belles paroles qu’on leur contera n’aboutiront à rien. Je connais le langage diplomatique et l’indolence des Turcs. Une nation écrasée par ses voisins ne peut se relever que les armes à la main » (1).

Il mentait. – Non dans l’expression de ses sentiments: ils étaient sincères. Non dans la définition du devoir des patriotes polonais: elle était juste. Mais, en faisant de vagues promesses de secours, il mentait.

Ces promesses n’étaient pas d’une valeur plus réelle que celles qu’on avait faites aux réfugiés polonais à Constantinople. S’il y a eu de la vérité dans ces mots-là, elle y était malgré lui, semblable à une triste voix du destin, à une vision prophétique de la campagne de 1812.

Il prodiguait seulement des paroles de vive sympathie. Jamais il ne voulut prodiguer le sang français dans les sables et marais de la Pologne. Même à cette époque des élans, de la jeunesse, des prodiges d’énergie, il avait trop le sens de la réalité pour ne pas voir toutes les difficultés, toutes les complications, toute la témérité de cette guerre lointaine avec les trois puissances copartageantes.

Déjà comme signataire des préliminaires du traité de Leoben, il se sentit gêné par la présence, des légions polonaises en Italie. Il voulut s’en débarrasser. Ce n’est plus l’Autriche, c’est l’Egypte qu’on va conquérir. Au lieu de se frayer un passage en Galicie par la Hongrie, les Polonais devaient menacer par Suez les Indes anglaises (2)

Au dernier moment, ce ne sont, parmi les Polonais, que quelques officiers supérieurs (3) qui mettent la main à l’oeuvre de l’expédition d’Égypte. Les autres restent en Italie pour défendre les créations de Bonaparte pendant son absence, pour s’opposer à l’invasion des Russes. Loin de leur patrie anéantie, ils cherchent, une fois encore, à barrer à leurs ennemis la voie d’une influence prépondérante et dangereuse pour la marche de la civilisation européenne. (4)

Dans la guerre de l’an VIII, les légions polonaises furent à peu près exterminées, et à peine étaient-elles parvenues à se réorganiser, pour acquérir, sur le Danube une gloire nouvelle, que le Premier Consul lui-même les sacrifia dans le traité de Lunéville.

La moitié des légionnaires alla mourir dans les hôpitaux de Saint-Domingue (5), beaucoup retournèrent dans leur pays, mais plusieurs restèrent encore au service de la France. Malgré toutes les clauses des traités solennels qui scellaient la ruine de leur patrie, ils gardèrent l’espoir dans l’avenir. Cet espoir d’hommes souvent simples et naïfs, c’est le résumé de toute la Philosophie de l’histoire napoléonienne.

Héritier de la Révolution, il a à résoudre le grand problème de la question polonaise (6). Comme il a reconstruit, rebâti la France, bouleversée de fond en comble par les crises douloureuses de l’époque révolutionnaire, il a à rebâtir l’Europe, profondément bouleversée, elle aussi, par la grande révolution territoriale qui a anéanti la Pologne.

Il aborde, il touche plusieurs fois de problème terrible, et il ne veut pas le résoudre: il ne veut pas entreprendre cette tâche immense. A Austerlitz, il voit l’alliance des trois Cours copartageantes qui reprend de la vie pour se retourner contre la France. Il brise l’armée russe et l’armée autrichienne, mais en vain l’attend-on à Varsovie, alors prussienne (7). Il rejette les projets de Dabrowski, il ne prononce pas, à ce moment, le nom de Pologne. Mais voici dix mois d’écoulés, et c’est la Prusse qui se présente au champ de bataille. Cette fois, on doit tenir compte de la question polonaise, parce que la moitié du royaume de Hohenzollern est composée de provinces polonaises. Néanmoins, au commencement de la guerre de 1806, toute l’action, basée sur le caractère hétérogène de l’Etat et de l’armée en Prusse, est extrêmement limitée. Ce n’est pas une action politique, mais strictement militaire. Il ne s’agit de rien de plus que tout simplement « d’envoyer des officiers aux avant-postes de l’armée française pour recueillir les déserteurs prussiens et les organiser (8).

Saint-Cloud, 24 septembre 1806

Au général Dejean

Monsieur Dejean, faites revenir les cinq officiers polonais qui sont employés à l’armée d’Italie pour leur donner des grades dans la légion du Nord.

On donne des ordres pour rassembler « tous les officiers polonais qui sont employés aux états-majors de l’armée d’Italie, et qui ne servent pas dans ces régiments.

On va décréter la création de deux légions du Nord (10), maison ne leur donne pas une empreinte nationale polonaise bien marquée, leur commandement ayant été confié à des hommes dont l’initiative patriotique était presque nulle.

Les sujets polonais du roi de Prusse restent tranquilles et loyaux. Le gouvernement prussien n’éprouve même aucun difficulté sérieuse pour recruter ses officiers parmi les nobles de la Posnanie. Ils n’étaient donc pas nombreux, ces Polonais qui, dans la matinée du 14 octobre 1806, regardaient, du plateau d’Iéna, le désastre de l’armée allemande. Mais leur heure a sonné.

Elle a sonné malgré la volonté de l’Empereur. Jamais sa décision dans la question de Pologne ne fut bien précise; pas plus en 1809 et 1812 qu’à cette époque; il ne voulu transformer la guerre de Prusse en une guerre de Pologne, ni s’instituer « libérateur » des nations opprimées (12)

Le vrai caractère de la guerre apparaît au grand jour dans le décret du blocus continental (13), et voici comment s’en exprimait, peu de temps après, une proclamation (14) aux grenadiers :

C’est en vain que les Russes ont voulu défendre la capitale de cette ancienne et illustre Pologne : l’aigle française plane sur la Vistule. Le brave et infortuné Polonais, en vous voyant, croit revoir les légions de Sobieski de retour de leur mémorable expédition.

Soldats, nous ne déposerons point les armes que la paix générale n’ait affermi et assuré la puissance de nos alliés, n’ait restitué à un commerce sa liberté et ses colonies. Nous avons conquis sur l’Elbe et l’Oder Pondichéry, nos établissements des Indes, le cap de Bonne Espérance et les colonies espagnoles.

(Proclamation, 2 décembre 1806)

Au sujet de l’indépendance de la Pologne, il n’a jamais voulu s’expliquer trop nettement (15).

Il est difficile de peindre l’enthousiasme des Polonais. Notre entrée dans cette grande ville était un triomphe, et les sentiments que les Polonais de toutes les classes montrent depuis notre arrivée ne sauraient s’exprimer. L’amour de la patrie et le sentiment national est non-seulement conservé en entier dans le cœur du peuple, mais il a été retrempé par le malheur. Sa première passion, son premier désir est de redevenir nation. Les plus riches sortent de leurs châteaux pour venir demander à grands cris le rétablissement de la nation, et offrir leurs enfants, leur fortune, leur influence. Ce spectacle est vraiment touchant. Déjà ils ont partout repris leur ancien costume, leurs anciennes habitudes.

Le trône de Pologne se rétablira-t-il, et cette grande nation reprendra-t-elle son existence et son indépendance ? Du fond du tombeau renaîtra-t-elle à la vie? Dieu seul, qui tient dans ses mains les combinaisons de tous les événements, est l’arbitre de ce grand problème politique.

Mais, certes, il n’y eut jamais d’événement plus mémorable, plus digne d’intérêt. Et, par une correspondance de sentiments qui fait l’éloge des Français, des traînards, qui avaient commis quelques excès dans d’autres pays, ont été touchés du bon accueil du peuple, et n’ont eu besoin d’aucun effort pour se bien comporter.

Nos soldats trouvent que les solitudes de la Pologne contrastent avec les campagnes riantes de leur patrie; mais ils ajoutent aussitôt : Ce sont de bonnes gens que les Polonais. Ce peuple se montre vraiment sous des couleurs intéressantes.

(36e Bulletin, 1er décembre 1806)

Certes, il n’a pas voulu « indisposer » les Polonais (16), il a cherché à se les « concilier » (17), mais sans prendre aucun engagement. (18) « Sans écrire », on lui a fait part des mouvements de l’armée française. Dabrowski, en publiant le célèbre manifeste du 3 novembre 1806 qui allait inaugurer l’insurrection de la Grande Pologne, n’avait aucune autorisation formelle (19) de la part de Napoléon, il dut se contenter d’un vague encouragement : l’Empereur déclarait qu’il viendrait à Posen pour s’assurer si les Polonais sont dignes d’être une nation.

Sans doute, dans l’audience très solennelle, mais qui n’en fut pas moins très confidentielle, accordée à Berlin, aux députés du palatinat de Posen, on entendait ces paroles bien sonores (20) :

RÉPONSE DE L’EMPEREUR AUX DÉPUTÉS DU PALATINAT DE POSEN

L’Empereur a répondu, entre autres choses :

Que la France n’avait jamais reconnu le partage de la Pologne; que, les événements de la guerre l’ayant amené dans ce pays, il trouvait conforme à ses principes d’y recevoir les représentants de cet antique royaume; que l’illustre nation polonaise avait rendu les plus grands services à l’Europe entière; que ses malheurs avaient été le résultat de ses divisions intestines; qu’il ne pouvait point leur promettre le rétablissement de leur indépendance, puisqu’il ne devait dépendre que d’eux; que, lorsqu’une grande nation, lorsque plusieurs millions d’hommes veulent être indépendants, ils réussissent toujours dans leur entreprise; que, comme Empereur des Français, il verra toujours avec un vif intérêt le trône de Pologne se relever et l’indépendance de cette grande nation assurer celle de ses voisins, menacée par l’ambition démesurée de la Russie; que cela dépend plus d’eux que de lui; que, si les prêtres, les nobles, les bourgeois veulent faire cause commune, et prennent la ferme résolution de triompher ou de mourir, il leur présage qu’ils triompheront; mais que des discours et des vœux stériles ne suffisent pas; que ce qui a été renversé par la force ne peut être rétabli que par la force; que ce qui a été détruit par le défaut d’union ne peut être rétabli que par l’union, et que, le principe politique qui a porté la Franc à désavouer le partage de la Pologne lui faisant désirer son rétablissement, les Polonais pouvaient toujours compter sur sa toute-puissante protection.

Mais ces promesses n’étaient-elles pas uniquement une volte face diplomatique, une menace adressée aux cours de Prusse et de Russie pour leur pouvoir dicter plus facilement les conditions de la paix ? Le séjour prolongé de l’Empereur dans la capitale prussienne a jeté « quelque inquiétude » parmi les Polonais (21); non sans raison. Douze jours se sont à peine écoulés depuis la promulgation de l’insurrection à Posen, et voici que les rumeurs d’un armistice conclu avec les Prussiens viennent refroidir tous les beaux élans. Napoléon examine toutes les difficultés politiques d’une résurrection, même partielle de la Pologne; il tâtonne, il sonde l’opinion de l’Autriche (22), de la Turquie (23),

Camp impérial de Posen, 1er décembre 1806       

Au sultan Selim

La Prusse, qui s’était liguée avec la Russie, a disparu; j’ai détruit ses armées et je suis maître de ses places fortes.

Mes armées sont sur la Vistule, et Varsovie est en mon pouvoir. La Pologne prussienne et russe se lève et forme ses armées pour reconquérir son indépendance. C’est le moment de reconquérir la tienne.

 Chasse les hospodars rebelles, que la plus injuste violence t’a obligé de rétablir au mépris de ton firman qui les avait déclarés traîtres.

Remets en place tes vrais serviteurs et les hospodars de ton choix. N’accorde pas aux Serviens ces concessions qu’ils te demandent les armes à la main.

Fais marcher tes troupes sur Choczim; tu n’as plus rien à craindre de la Russie.  J’ai chargé mon ambassadeur de contracter avec toi tous les engagements nécessaires. Si tu as été prudent jusqu’à cette heure, une plus longue condescendance envers la Russie serait faiblesse et perdrait ton empire.

 

il cherche à endormir, à apaiser les inquiétudes (24) des ennemis de la veille,

La Pologne entière se lève.  Prêtres, nobles, paysans, tout est soldat. Il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher cette explosion nationale. Il serait difficile de croire que la partie de la Pologne située sur la gauche de la Vistule a déjà 60,000 hommes sur pied. Je ne demandais pas mieux que de refroidir ce zèle par la suspension d’armes : le roi de Prusse n’a pas voulu; les destins feront le reste (…) Dans cette situation de choses, je conçois que la cour de Vienne doit être incertaine (…) Je veux la paix avec l’Autriche. Les mouvements d’Italie, vous devez les représenter comme deux corps formés pour entrer en Allemagne et rejoindre l’armée, si la Maison d’Autriche toutefois ne fait aucune menace; l’insurrection de la Pologne prussienne, comme une suite naturelle de la présence des Français. D’ailleurs, je n’ai jamais reconnu le partage de la Pologne; mais, fidèle observateur des traités, en favorisant l’insurrection des Polognes prussienne et russe, je ne me mêlerai en rien de la Pologne autrichienne.

 Si l’empereur sent lui-même la difficulté de maintenir la Pologne autrichienne au milieu de ces mouvements, et qu’il veuille admettre en indemnité une portion de la Silésie, vous pouvez déclarer que vous êtes prêt à entrer à pourparler pour cet objet. Ma conduite ne saurait être plus pacifique. Mes armement, à Brescia et Vérone sont faits dans le même plan que j’ai eu en retirant d’Italie plusieurs régiments de cavalerie. L’insurrection de la Pologne est une suite de ma guerre avec la Russie et la Prusse.

L’Autriche veut-elle conserver la Galicie ? Je ne m’en mêle en rien. Veut-elle en céder une partie ? Je suis prêt à donner toutes les facilités qu’elle peut désirer. Veut-elle traiter publiquement, secrètement ? Je suis prêt à faire ce qu’elle veut. Après ces manifestations, je dois dire que je ne crains personne. Je vous autorise à déclarer que, quoique je ne reconnaisse pas le partage de la Pologne, je ne veux cependant point toucher à la Galicie, parce que je veux tenir toute la garantie que j’ai assurée aux États autrichiens par la paix de Presbourg. »

à éveiller, à stimuler l’énergie des anciens alliés, à proclamer l’équilibre de l’Europe occidentale (25),

Berlin, 13 novembre 1806

A M. Cambacérès

Mon Cousin, je vous envoie un manuscrit trouvé dans le cabinet du roi de Prusse; je désire qu’il soit imprimé à Paris, sur beau papier, et que vous fassiez faire par un homme de lettres un précis rapide qui peigne toute l’indignité du partage de la Pologne, et son influence sur l’abaissement de la Suède et de la Porte, et dès lors sur l’équilibre de l’Europe. Il faut que cette préface de l’éditeur, qui sera mise à la tête du livre, soit faite pendant l’impression, et que l’ouvrage soit publié sous huit jours; on pourra mettre pour titre Manuscrit trouvé dans le cabinet du roi de Prusse, à Berlin.

à renouer les vieilles traditions de la France, amie de la Suède et de la Porte Ottomane. Mais, quand il envisage toutes les difficultés militaires, au lendemain d’Eylau, il ne recule pas même devant l’abandon complet de la Pologne. Il voudrait la sacrifier à la Prusse où à la Russie pour acheter une alliance (26).

Eylau, 9 février 1807

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, il est deux heures du matin; je suis fatigué; je ne puis vous écrire qu’un mot. Le maréchal Duroc vous fera part de la victoire remportée hier sur l’armée russe.

Quant à la communication qu’a faite le roi de Prusse, je pense qu’on pourrait lui répondre en ce sens : que j’accepte les ouvertures faites pour mettre un terme à la guerre; que, loin d’élever aucune espèce de difficulté sur le lieu, le point le plus naturel me paraît être le point intermédiaire; que je propose Memel même; que j’y enverrai des plénipotentiaires aussitôt qu’on me fera connaître que la Prusse et la Russie en ont nommé.


Camp impérial d’Eylau, 13 février 1807

Au roi de Prusse

Monsieur mon Frère, j’envoie près de Votre Majesté le général Bertrand, mon aide de camp, qui a toute ma confiance. Il lui dira des choses qui, j’espère, lui seront agréables. Qu’elle croie que moment est le plus beau de ma vie; je me flatte qu’il sera l’époque d’une amitié durable entre nous.


Eylau, 13 février 1807

INSTRUCTIONS POUR LE GÉNÉRAL BERTRAND

M. le général Bertrand dira à M. de Zastrow qu’il n’a qu’à venir avec des pleins pouvoirs, lui ou tout homme qui inspire la même confiance que lui; et la paix, rendant les États du Roi jusqu’à l’Elbe, sera signée; que la note du ministre de Russie a produit cet effet; que l’Empereur a été peu satisfait, dans de si grandes questions, du peu d’empressement que le cabinet de Saint-Pétersbourg mettait à tirer les peuples de Prusse de la situation où ils se trouvent;

Qu’un congrès où serait appelée l’Angleterre ne finira pas dans deux ans, et que les peuples de Prusse ne peuvent plus rester longtemps dans cet état de désorganisation et de désordre;

Que d’ailleurs la Russie n’a rien à offrir à l’Empereur en compensation du rétablissement de la Maison de Prusse, et que celle-ci, si elle croyait redevoir sa couronne à la Russie, en conserverait un sentiment de vasselage très-contraire aux intérêts de l’Empereur; que ce n’est pas que l’Empereur se refuse à faire la paix avec la Russie; ces deux Etats ont peu de chose à discuter entre eux, et quelques îles éloignées que pourrait céder l’Angleterre n’équivaudraient pas aux sentiments de gloire que pourrait à juste titre s’attirer cette nation, si, moyennant ces cessions, elle pouvait penser que c’est elle qui a rétabli la Maison de Prusse;

Que la Prusse peut d’ailleurs se conduire comme elle voudra envers la Russie; que Sa Majesté n’exige aucun mystère, mais qu’elle veut seule avoir la gloire de réorganiser, d’une manière ou d’autre, la nation prussienne, dont la puissance, plus ou moins forte, est nécessaire à toute l’Europe.

Il laissera entrevoir que, quant à la Pologne, depuis que l’Empereur la connaît, il n’y attache plus aucun prix.

Il laissera entrevoir que cette démarche est aigre et douce :

Que, dans la nécessité où l’Empereur croit être de rétablir une barrière entre la France et la Russie, il faut que le trône de Prusse soit occupé par la Maison de Brandebourg ou par toute autre; mais qu’elle sache que c’est l’Empereur seul qui, de plein gré, l’a remise sur le trône.

Il dira que l’on est très-malheureux en Prusse, et le trône de Berlin ne doit plus rester vacant, et le pays sans administration et gouvernement.


DISCOURS DU GÉNÉRAL BERTRAND AU ROI DE PRUSSE
(QU’IL NE LUI DONNERA PAS PAR ÉCRIT)

Sire, l’Empereur Napoléon m’envoie près de Votre Majesté pour lui offrir de la remettre en possession de ses États. Il veut avoir la gloire de faire finir les malheurs qui pèsent sur huit millions d’hommes. Il veut que les enfants de Votre Majesté et son peuple reconnaissent qu’il s’est porté à cette démarche par esprit de véritable gloire, par souvenir de l’amitié que Votre Majesté lui a montrée en d’autres circonstances, et enfin il attache du prix à ce que son rétablissements son trône soit l’effet de sa politique et de son amitié. Il croit ces sentiments propres à effacer dans l’esprit de votre Maison et dans celui de vos peuples le souvenir des événements qui viennent de se passer, et à cimenter entre les deux nations une éternelle amitié, que veulent leur situation et les circonstances territoriales où elles trouvent.

Contraint de continuer la guerre, il ne cesse pas de continuer la guerre, il ne cesse pas de guetter la première occasion favorable pour y mettre fin. Il la trouve après Friedland, il la saisit à Tilsitt. 

Le trône de la Pologne ne fut pas rétabli et on a créé à peine à sa place, une modeste dépendance de la maison de Saxe.

Ce traité a « mortifié » la plus grande partie de la nation (27). Tous les espoirs tombèrent, tous les rêves s’évanouirent. Il eut un retentissement douloureux très vif en Galicie, en Volhynie, en Lituanie.

Heureusement, on ne voulut bientôt croire, ni à la stabilité de la paix ni à celle de l’alliance russe. Plus heureusement encore, l’État nouveau-né ne paraissait nullement disposé à mourir malgré les conditions économiques et politiques les plus déplorables. Ruiné par le blocus continental, découragé par l’hostilité mortelle des grandes puissances voisines, il montra une étrange vitalité. C’est l’âme même de la vieille Pologne qui avait passé dans le faible organisme du Duché de Pologne. Elle ressuscite son énergie, lui rend la mémoire de son passé glorieux; elle le rappelle à ses grandes destinées, l’imprègne de grandes traditions. C’est le maréchal de la dernière diète de la République, qui devient le chef du nouveau gouvernement, c’est l’ancien lieutenant de la Couronne, prince Joseph Poniatowski qui commande la jeune armée.

La guerre de 1809 révèle toute la valeur de cette nouvelle création politique, en même temps qu’elle démasque toute l’hostilité latente de la Russie. Mais si Napoléon n’avait plus beaucoup d’illusions sur le système adopté à Tilsitt et à Erfurt, s’il n’avait aucune confiance dans la stabilité de son alliance avec la Russie, il lui importait que toute l’Europe crût cette entente durable. (28)

Certes, soldat sans reproche, il n’a pas voulu discuter le prix du sang versé par les Polonais, mais, au moins en apparence, il était lié par les stipulations de l’alliance avec Alexandre Ier. Il s’est donc donné beaucoup de peine pour agrandir le Duché de Varsovie sans rompre brusquement le traité de Tilsitt.

Après la ratification de la paix de Schönbrunn, il chercha tous les moyens pour calmer la haine impitoyable de la cor de Saint-Pétersbourg contre le Duché, pour apaiser sa peur devant le fantôme de la Pologne régénérée. Il voulait « concourir » avec l’Empereur à tout ce qui aurait pu effacer le souvenir de la Pologne dans le coeur de ses anciens habitants. Il admettait que les mots de Pologne et de Polonais disparussent de toutes les transactions politiques. (29) Il déclarait au Corps Législatif, par son ministre de l’intérieur, qu’il n’avait jamais eu en vue le rétablissement de la Pologne (30). Mais en vain. La deuxième guerre de Pologne devenait inévitable.

Napoléon ne voulait pas croire à l’imminence de la crise. Longtemps avant la concentration de la Grande-Armée, les troupes russes étaient toutes prêtes à envahir le Duché de Varsovie (31). Mais tous les efforts de l’empereur Alexandre pour se concilier l’opinion polonaise restèrent sans grand succès. Ses promesses de rétablissement d’un royaume de Pologne indépendant furent à peine écoutées, ses bontés envers les Polonais de Lituanie n’excitaient aucun enthousiasme. L’armée polonaise, dont l’épée semblait peser d’un poids décisif dans la balance, ne voulut jamais faire cause commune avec les Russes contre la France. Donc, l’armée moscovite renonça à la guerre contre la France et Napoléon eut le loisir de faire d’immenses préparatifs pour la campagne de 1812.

Il mit d’autant plus d’éclat dans ces armements qu’il se berçait de l’illusion de pouvoir finir la querelle par une grandiose manifestation belliqueuse. Cet espoir d’un accord avec la Russie ne lui permettait pas d’organiser la Pologne et de la mettre en état de conquérir ses vieilles frontières. Malheureusement, les Polonais ne savaient pas forcer la main de l’Empereur.

Certes, malgré toutes les différences ethniques qu’on retrouve dans les limites de l’ancienne Pologne, les flammes de l’insurrection pouvaient embraser tout le pays jusqu’aux bords de la Duna et du Borysthène. La présence des Allemands dans la Grande Pologne et dans la Prusse occidentale ne paralysait pas les progrès de l’idée polonaise, en 1806. Mais, en 1812, on n’osait plus contrarier l’omnipotente volonté de l’Empereur, on le suivait, avec une résignation silencieuse, dans sa marche sur Moscou.

On le suivait aussi dans la retraite, même bien loin au-delà des pays polonais. C’était un devoir. Malgré toutes ses fautes, Napoléon avait beaucoup travaillé pour la Pologne; on ne voulait donc pas l’abandonner à la veille e son combat contre toutes les forces de l’Europe coalisée. La dignité de la nation polonaise était là en jeu. Quelques jours avant la bataille de Leipzig, le prince de Poniatowski proclamait :

« Bon courage, et continuez à faire bien sonner le nom de Polonais. Nous pouvons et nous devons tenir à ce dicton : Tout peut être perdu, fors l’honneur » (32)

 

Après la mort du prince, pendant la marche vers le Rhin, quelques hésitations se manifestèrent parmi les débris des troupes polonaises; la désertion était considérable. C’était la faute de l’ineptie du chef Sukolwski, la suite momentanée des grands désastres. Mais bientôt on arrêta ces manifestations du désespoir. L’honneur ne permettait pas de demander quartier aux puissances victorieuses et la politique interdisait des négociations infructueuses avec les coalisés qui avaient mis dans les conditions préliminaires de leur alliance l’anéantissement du Duché e Varsovie.

On accompagna l’Empereur jusqu’aux frontières de la France et on se laissa entraîner hors du Rhin. Dans ce moment où « tout le monde » le trahissait, où il ne pouvait « compter sur aucun étranger » (33), il se réfugiait pendant la campagne de 1814 dans les solides carrés de bataillons polonais qui passaient dans la Garde (34). Et les voeux de la nation polonaise étaient toujours pour lui (35). On oubliait le mal dont il avait été souvent la cause, on n’oubliait pas le bien dont il était le promoteur, à cette époque pleine de sang et de larmes, mais aussi pleine de sacrifices volontaires et de grandes espérances. La charrue de la guerre avait remué les sillons de toute la Pologne, en Silésie et près de Dantzig, en Lituanie et près de Smolensk. « L’acte d’iniquité », l’acte du partage s’est « soutenu », mais il était ébranlé et profondément modifié. On ne pouvait plus nier le résultat évident de ces guerres d’un quart de siècle : la nation démembrée n’était pas morte.

Juillet 1908

Adam Skalkowski


 

NOTES

(1) Paroles de Napoléon Bonaparte rapportées par son aide de camp Sulkowski, dans une lettre datée du quartier-général de l’armée d’Italie près de Legnano, le 15 septembre 1796 (Mémoires de Michel Oginski, t. 11, p. 229-230.)

(2) Notes de voyage du général Desaix; Suisse et Italie. (Carnet de la Sabretache, a.1898, p. 811, 818.)

(3) Sulkowski, Zajaczek, Lazowski.

(4) Chodzko. Histoire des légions polonaises en Italie (Paris, 1830).-.

(5) Registres des Archives administratives de la Guerre: Troupes coloniales, 112e, 113e, 114e demi-brigades da ligne, ex-légions et demi-brigades polonaises (Saint-Domingue), an XI.

(6) Askenazy : Dwas stulecia (Deux siècles – Les causes de la campagne de 1812) Varsovie, 1902.

(7) Joachim, grand duc de Berg, à l’Empereur, Varsovie, le 29 novembre 1806.- « Lorsque Votre Majesté marchait de Vienne en Moravie, le bruit se répandit aussitôt en Pologne que vous alliez déclarer son indépendance et lui donner un roi. » (Skalkowski : 0 czes imienia polskiego, Lwow, 1908, p. 14.)

(8) Napoléon au général Dejean, Saint-Cloud, 20/24 septembre1806

(9) Mémoires et Correspondances politiques et militaires du prince Eugène, A. du Casse, tome III, p.162-163.

(10) 23 septembre 1806, Saint-Cloud. Extrait des minutes de la secrétairerie d’État. Art 1. Il sera formé une seconde légion sous le nom de deuxième légion du Nord, qui se réunira à Nuremberg. Art. 2. Le général Henry (Henri Wolokowitcz) sera nommé chef de cette légion. Art. 3. Elle portera le costume polonais. Art. 4. Le cadre du 1er bataillon sera formé sans déali. Les trois quarts des officiers seront Polonais ou Allemands. On aura soin de n’y admettre que des déserteurs de troupes prussiennes et surtout des Polonais et des Français déserteurs.

(11) Mémoires polonais de cette époque (Chlapowski, Bialkowski, etc.)

(12) Notes sur un projet d’exposé de la situation de l’Empire, 18 mai 1807.

(13) 21 novembre 1806

(14) 2 décembre 1806.

(15) Bulletin du 1er décembre 1806.

(16) Napoléon à Davout, 7 novembre 1806 : « il serait malheureux d’indisposer les Polonais. J’imagine que vous avez quelques Polonais avec vous. »

(17) Napoléon à Murat, 20 novembre 1806

(18) Napoléon à Davout, 13 et 14 novembre 1806

(19) Davout à Berthier, 5 novembre 1806

(20) 19 novembre 1806

(21) Davout à Napoléon, Posen, 4 novembre 1806 ; Napoléon à Murat, 24 novembre 1806

(22) Monographies concernant l’histoire moderne de la Pologne

(23) Lettres à Selim III, instructions pour le général Sébastiani à Constantinople.

(24) Napoléon à Andreossy, 1 décembre 1806

(25) Napoléon à Cambacérès, 13 novembre 1806

(26) Napoléon à Talleyrand, 9 février 1807 – à la Prusse, 13 février 1807, à Talleyrand, 9 mars 1807

(27) Renseignements recueillis dans le voyage de Varsovie, par l’officier d’ordonnance Falkowski, 27 février 1808 (Skalkowski : 0 czes imienia polskiego, Lwow, 1908, p. 306-309.)

(28) Champagny à Caulaincourt, 2 juin 1809 (in Albert Vandal, Napoléon et Alexandre Ier, Paris 1893)

(29) Champagny à Roumiantsof, 20 octobre 1809

(30) rapport de Montalivet lu le 13, le Moniteur, 14 décembre 1809

(31) Mémoires du prince Adam Czartoryski et correspondance avec l’empereur Alexandre – Paris, 1887

(32) Dans une lettre adressée au général Weyssenhoff (Mémoires du général Jean Weyssenhoff)

(33) Correspondance de Napoléon, XVXI

(34) Henry Houssaye, 1814

(35) Österreichisches Haus-Hof und Staatsarchiv. St. Kanzlei, Provinzen : Galizien; Bericht des Hofrats Anton von Baum an Metternich, Podgörze, den 19 April 1814.