Napoléon et la Pape – Une lettre à Eugène

Napoléon et Pie VIINapoléon et Pie VII

Dresde, 22 juillet 1807

Très-Saint-Père, j’ai mis la lettre de Votre Sainteté sous les yeux de l’Empereur, mon très-honoré père et souverain [1]C’est Eugène qui écrit, qui m’a répondu, de Dresde, une longue lettre dont je communiquerai à Votre Sainteté un extrait, pour lui faire connaître les sentiments de Sa Majesté et ne lui rien cacher sur la situation actuelle de ses affaires qu’un peu de charité, de prudence et de réflexion arrangerait facilement.

Eugène de Beauharnais
Eugène de Beauharnais

Que Votre Sainteté me permette de le lui dire, toutes les discussions qu’élève la cour de Rome ont pour but de piquer un grand souverain qui, pénétré de sentiments religieux, sent les immenses services qu’il a rendus à la religion, soit en France, soit en Italie, soit en Allemagne, soit en Pologne, soit en Saxe. Il sait que le monde le regarde comme la colonne de la foi chrétienne, et les ennemis de la religion comme un prince qui a rendu à la religion catholique, en Europe, la suprématie qu’elle avait perdue.

La cour de Rome est-elle mue par l’amour de la religion, lorsque sous de vains prétextes, dans des choses où un peu de modération peut tout arranger, elle prend le ton de la menace et offusque les droits du trône, non moins sacrés que ceux de la tiare ? Si Votre Sainteté est vraiment mue par le sentiment de ses devoirs et du bien de la religion, qu’elle envoie des pleins pouvoirs au cardinal-légat à Paris, et, en huit jours, tout cela finira. Si elle ne veut point prendre ce parti, son pontificat aura été plus funeste pour la cour de Rome que celui où l’Allemagne, le Nord et l’Angleterre se séparaient d’elle.

 

« – Mon Fils, j’ai vu dans la lettre de Sa Sainteté, que certainement elle n’a pas écrite (sic), qu’elle me menace.

Croirait-elle donc que les droits du trône sont moins sacrés aux yeux de Dieu que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu’il y eût des papes.

Ils veulent, disent-ils, publier tout le mal que je fais à la religion. Les insensés ! ils ne savent pas qu’il n’y a pas un coin du monde, en Allemagne, en Italie, en Pologne, où je n’aie fait encore plus de bien à la religion que le Pape n’y fait de mal, non par mauvaise intention, mais par les conseils irascibles de quelques hommes bornés qui l’entourent. Ils veulent me dénoncer à la chrétienté ! Cette ridicule pensée ne peut appartenir qu’à une profonde ignorance du siècle où nous sommes ; il y a une erreur de mille ans de date.

Le Pape qui se porterait à une telle démarche cesserait d’être Pape à mes yeux. Je ne le considérerais que comme l’Antéchrist envoyé pour bouleverser le monde et faire du mal aux hommes, et je remercierais Dieu de son impuissance. Si cela était ainsi, je séparerais mes peuples de toute communication avec Rome, et j’y établirais une police. Elle me répondrait que les scènes qui ont eu lieu ne se renouvelleront plus, telles que ces prières mystérieuses et ces réunions souterraines imaginées pour alarmer les âmes timorées.

La cour de Rome prêche la rébellion depuis deux ans; elle l’a prêchée à Lucques, elle la prêche en Italie. Je souffre depuis longtemps de tout le bien que j’ai fait; je le souffre du Pape actuel, que je cesserai de reconnaître le jour où je serai persuadé que ces tracasseries viennent de lui. je ne le souffrirais pas d’un autre Pape.

Que veut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté

Mettre mes trônes en interdit, m’excommunier ? Pense-t-il que les armes tomberont des mains de mes soldats ? Et mettre le poignard aux mains de mes peuples pour m’égorger ? Cette infâme doctrine, des papes furibonds et nés pour le malheur des hommes l’ont prêchée. Il ne resterait plus au Saint-Père qu’à me faire couper les cheveux et à m’enfermer dans un monastère.

Croit-il notre siècle revenu à l’ignorance et à l’abrutissement du IXe siècle ? Me prend-il pour Louis le Débonnaire ?

Il y a là-dedans tant d’extravagance, que je ne puis que gémir sur cet esprit de vertige qui s’est emparé de deux ou trois cardinaux qui gèrent les affaires à Rome. Le Pape actuel s’est donné la peine de venir à mon couronnement à Paris; j’ai reconnu à cette démarche un saint prélat; mais il voulait que je lui cédasse les Légations; je n’ai pu ni voulu le faire. Le Pape actuel est trop puissant; les prêtres ne sont pas faits pour gouverner; qu’ils imitent saint Pierre, saint Paul et les saints apôtres, qui valent bien les Jules, les Boniface, les Grégoire, les Léon.

Jésus-Christ a dit que son royaume n’était pas de ce monde. Pourquoi le Pape ne veut-il pas rendre à César ce qui est à César ? Est-il sur la terre plus que Jésus-Christ ? Mais qu’a de commun l’intérêt de la religion avec les prérogatives de la cour de Rome ? La religion est-elle fondée sur l’anarchie, sur la guerre civile et sur la désobéissance ? Est-ce là prêcher la morale de Jésus-Christ ?

Le Pape me menace de faire appel aux peuples. Ainsi il en appellera à mes sujets. Que diront-ils ? Ils diront comme moi qu’ils veulent la religion, mais qu’ils ne veulent rien souffrir d’une puissance étrangère; que nous nous soumettrions à la mission divine, à l’inspiration d’un saint anachorète, mais jamais aux décisions d’un vicaire de Dieu, souverain sur la terre, lorsque, sous le prétexte des choses religieuses, il ne sera animé que par les passions attachées aux grandeurs humaines. Simple anachorète, il n’agira que pour Dieu et ne sera pas tenté par le démon de la discorde et les vanités terrestres.

Comment est-on assez aveuglé à Rome pour ne pas voir que la religion n’a été rétablie en Italie que par moi; que j’en ai doté les ministres, quoique le temporel fût contre la législation du pays ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que la religion est le dernier des intérêts qui occupent la cour de Rome. N’a-t-elle pas, malgré mes sollicitations, depuis six ans, laissé périr l’Eglise d’Allemagne livrée à une épouvantable anarchie ? Prétendrait-elle que je fisse la même chose en Italie ? Pourquoi le Pape, s’il croyait ses conseils utiles, ne venait-il pas à Milan ou ne m’y envoyait-il quelqu’un chargé de ses pleins pouvoirs ? Il ne m’a envoyé personne. J’ai employé le concours des évêques de mon royaume d’Italie, du cardinal-légat archevêque de Milan, des archevêques de Ravenne et de Bologne. Les principaux théologiens ont été consultés, et tous ont été contents. C’est le désordre de l’Eglise que veut la cour de Rome, et non le bien de la religion. Elle veut le désordre pour pouvoir s’arroger un pouvoir arbitraire et bouleverser les idées de temporel et de spirituel.

Certes, je commence à rougir et à me sentir humilié de toutes les folies que me fait endurer la cour de Rome; et peut-être le temps n’est-il pas éloigné, si l’on veut continuer à troubler les affaires de mes Etats, où je ne reconnaîtrai le Pape que comme évêque de Rome, comme égal et au même rang que les évêques de mes Etats. Je ne craindrai pas de réunir les églises gallicane, italienne, allemande, polonaise, dans un concile, pour faire mes affaires sans pape, et mettre mes peuples à l’abri des prétentions des prêtres de Rome. Pourquoi, en effet, la France, toute l’Allemagne, la plus belle partie de l’Italie seraient-elles soumises aux décisions d’un consistoire où ne siègent point les cardinaux français et qui est régi par quelques cardinaux des Etats de Rome ?

Les anciens Romains conquéraient le monde par les armes; les papes ont profité de l’ignorance des peuples des Gaules, de l’Espagne et du Nord, et Rome continue à tenir le sceptre de l’encensoir; mais au moins, il y avait, dans ce temps, des talents, de la politique, de l’esprit; mais aujourd’hui il n’y a qu’activité, ignorance et esprit de vertige. En deux mots, c’est pour la première fois que j’entre en discussion avec cette prêtraille romaine; on peut la mépriser et la méconnaître et être constamment dans la voie du salut et dans l’esprit de la religion; et dans le fait, ce qui peut sauver dans un pays, peut sauver dans un autre.

L’insolence et l’orgueil ne font pas partie de ses prérogatives et de ses moyens. Quant à l’investiture à donner aux évêques, elle ne peut leur être donnée que selon le concordat. Selon que le concordat sera exécuté, je reconnaîtrai Rome, car je ne puis reconnaître une puissance étrangère avant d’avoir déterminé mes rapports avec elle. Je tiens ma couronne de Dieu et de la volonté de mes peuples.

Je serai toujours Charlemagne pour la cour de Rome, et jamais Louis le Débonnaire:

1.- Je ne reconnaîtrai les décisions du consistoire qu’autant qu’il sera composé d’un nombre de cardinaux français, espagnols, allemands, italiens, proportionné à la population. Il serait absurde de vouloir qu’un obscur sous-diacre de Rome vint me dicter des lois au sein de mes Etats.

    1. – Je ne veux point faire un second concordat pour Venise, pas plus que pour le Piémont et le duché de Parme. Mes rapports avec Rome sont réglés, en France et dans tous les Etats réunis à l’empire français, par le concordat de France; ils le sont, dans le royaume d’Italie et dans tous les Etats qui y sont réunis, par le concordat d’Italie.
    2. – Jamais je ne permettrai que mes évêque aillent à Rome se soumettre à un souverain étranger. Que le Pape cesse d’être souverain, et je consentirai à avoir des communications avec lui. Comme prince souverain, il a des limites avec moi. Je ne trahirai pas les intérêts de ma couronne et de mes peuples, en rendant mes sujets tributaires.

D’ailleurs Jésus-Christ n’a pas institué un pèlerinage à Rome comme Mahomet à la Mecque. Les évêques de France, d’Espagne et d’Allemagne ne vont pas à Rome; je ne veux pas davantage que mes évêques d’Italie y aillent, surtout cette ville étant remplie de mes ennemis et animée par l’esprit de discorde. Enfin, si les papes croient, par toutes ces chicanes, obtenir un agrandissement temporel, ils se trompent, je ne veux pas leur donner les Légations pour prix de ce raccommodage.

Quant aux affaires temporelles des souverains de Rome, le Pape est responsable du mal que souffrent ses sujets. Son inconsidération, l’esprit inconciliant de ses conseils en sont la cause. Si la cour de Rome eût envoyé à Paris des pleins pouvoirs pour faire avec M. Portalis tous les arrangements convenables d’une manière claire et nette ! je n’ai jamais demandé autre chose qu’un accommodement. Si elle n’en veut point, qu’elle ne nomme point d’évêques; mes peuples vivront sans évêques, mes églises sans direction, jusqu’à ce qu’enfin l’intérêt de la religion, dont mes peuples ont besoin et que le Pape ne peut leur ôter, me fera prendre un parti que commandent leur bien-être et la grandeur de ma couronne. »

Très-saint-Père, cette lettre n’était pas faite pour être mise sous les yeux de Votre Sainteté. Je la conjure de finir toutes ces discussions, d’éloigner d’elle les conseils perfides d’hommes irascibles qui, s’aveuglant sur les circonstances et sur les vrais intérêts de la Religion, ne sont animés que par de petites passions. Il y a deux ans que ces misérables querelles durent. Votre Sainteté elle-même, qui est évêque d’lmola, si elle veut entrer dans sa conscience et jeter les yeux sur l’Italie, elle pourra comparer l’état où la religion s’y trouve aujourd’hui à l’état où elle se trouvait avant l’arrivée de l’Empereur à Milan.

Très-saint-Père, l’Empereur se plaint avec raison de ce que le nombre des cardinaux français du consistoire n’est pas proportionné à la population des fidèles de France, car, si cela était, rien de cela n’arriverait. Qu’est-ce que cela fait aux cardinaux Antonelli et Pietro que l’Eglise de France soit bouleversée ? Ils ne sont pas Français. Il n’y a là que le bon et brave Bayane (Alphonse Hubert de Lattier de Bayane, 1739-1818. Il a été du voyage de Pie VII à Paris. En septembre, il sera nommé, sur demande de Napoléon, légat du pape). Puisque le consistoire gouverne la chrétienté, le nombre des cardinaux doit y être en raison de la population de chaque Etat. Sa Majesté paraît bien décidée à empêcher que ces querelles durent longtemps. Que Votre Sainteté réfléchisse qu’elle est responsable des désordres que veulent commettre dans l’Eglise de France les Antonelli, les Pietro et les autres prélats italiens, pour qui le bouleversement de la religion n’est pas un sujet d’inquiétude; qu’elle aura à se repentir de la nouvelle scission qui va se préparer en Occident; que la France, l’Italie, le royaume de Naples, la Confédération du Rhin, seront, non séparés de principe, mais affranchis de l’influence de la cour de Rome, et que le Pape se trouvera seul et n’ayant de communication qu’avec la plus petite partie de la chrétienté. Cette sujétion des églises à celle de Rome n’est en rien dans les dogmes de la religion, surtout en France, où l’on ne croit pas à l’infaillibilité du Pape, mais de l’Eglise réunie, et certes les cardinaux Antonelli et Pietro ne forment pas l’Eglise réunie du monde.

Que Votre Sainteté voie ce qui se passe à Dresde par l’effet de la souveraineté de l’Empereur. Le roi et les catholiques ont été arrachés à l’influence luthérienne. Dans la ville de Dresde, les cloches ont été rattachées aux clochers. En Pologne, l’Eglise sort du joug des protestants. Tant de services rendus à la religion par ce souverain sont encore sans exemple dans les annales du
monde.

Cependant par les conseils des Pietro et des Antonelli, Votre Sainteté se trouve séparée de son plus ferme appui, de celui qui donne le plus grand éclat à notre sainte religion. On veut lutter de puissance et, j’ose dire, d’orgueil avec un souverain que nous ne pouvons comparer qu’à Cyrus et à Charlemagne. Etait- ce ainsi qu’en agissait envers Cyrus le patriarche de Jérusalem, et envers Charlemagne les pontifes qui régnaient de son temps à Rome ?

L’empereur le dit lui-même dans sa lettre : « Les insensés ! ils veulent me traiter comme Louis le Débonnaire, ou m’excommunier comme Philippe le Bel ! »

Dans le fond, il n’y a dans tout ceci que fort peu de chose à faire; mais il n’est pas juste que les mouches s’attachent au lion et le piquent à petits coups d’aiguillon; elles percent à peine sa peau, mais enfin elles l’irritent. Où donc est la douceur évangélique, la charité chrétienne, la prudence, la politique de la cour de Rome ?

Les mauvais conseillers de Sa Sainteté ont déjà troublé son repos. Ils sont sur le point de convertir le plus beau pontificat que l’histoire nous offre depuis Saint Pierre en un pontificat le plus ruineux et le plus désastreux pour Rome. Les peuples de Rome sont malheureux, c’est l’ouvrage des conseillers de Sa Sainteté. L’Eglise souffre, c’est la faute du souverain pontife qui ne veut point nommer d’évêques, sous de vains prétextes de prérogatives. Si l’Eglise d’Allemagne est dans l’anarchie, c’est la faute de ceux auxquels Dieu a donné le pouvoir de lever les obstacles qui s’opposent à son union et à sa tranquillité et qui, loin de cela, y entretiennent le trouble ou se laissent égarer par des rapports mensongers.

Au reste, c’est la dernière fois que j’ai l’autorisation d’écrire à Votre Sainteté. Elle n’entendra pas parler de mon souverain ni de moi. Qu’elle nomme ou non des évêques, elle en est la maîtresse. Si ensuite quelqu’un se permet de prêcher le trouble et l’insurrection, il en sera puni par la justice des lois dont le pouvoir émane de la Divinité.

Vous enverrez cette lettre au Pape, et vous me préviendrez quand M. Alquier l’aura remise.

Je pars pour Paris; envoyez-y vos lettres.

 

References

References
1C’est Eugène qui écrit