Mémoires du Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’État.

CHAPITRE VI

MISSION SPÉCIALE À PARIS (1810)

Comme la démarche de Napoléon était forcément calculée, je regardai comme mon premier, comme mon plus sérieux devoir, de chercher à découvrir quel avait été le mobile de l’Empereur. L’alliance de Napoléon avec la famille impériale d’Autriche était basée sur un calcul, cela ne faisait aucun doute. Quel pouvait être ce calcul ?

Le conquérant veut-il remettre l’épée au fourreau et fonder l’avenir de la France et de sa famille sur les principes de l’ordre à l’intérieur et de la paix au dehors ?

Ou bien le prince guerrier aspire-t-il à fonder une dynastie en s’appuyant sur l’Autriche, et à poursuivre en même temps son système de conquêtes ?

Voilà quelles étaient les questions de la solution desquelles dépendait l’avenir. Le premier cas ne me semblait pas probable, vu le caractère de Napoléon; la seconde hypothèse reposait sur des prévisions si peu réalisables, que je ne pouvais guère m’y arrêter, bien que l’esprit aventureux de ce prince la justifiât jusqu’à un certain point. Je pris donc le parti de proposer à l’Empereur de me rendre à Paris en même temps que la nouvelle Impératrice, et d’y rester jusqu’à ce que j’eusse tiré la situation au clair. L’Empereur agréa ma proposition, et, le moment venu, je me mis à l’œuvre.

Le maréchal Berthier, revêtu du titre de prince de Neuchâtel et de Wagram, avait été envoyé à Vienne pour demander au nom de son maître la main de l’archiduchesse Marie-Louise. L’archiduc Charles, muni de la procuration de Napoléon, représenta le fiancé à l’autel, et l’Impératrice fut reçue par les envoyés français à Braunau, où elle trouva la Reine de Naples, sœur de Napoléon. La population de l’Autriche accueillit cette union avec l’enthousiasme qui, après de longues guerres et d’immenses sacrifices, salue avec bonheur toute espérance de repos; elle y vit un gage de paix. Les espérances de l’Empereur et les miennes n’allaient pas si loin : nous nous bornions à compter sur un temps d’arrêt, qui nous permit de nous refaire pour le cas probable où il faudrait encore une fois défendre les intérêts de l’Empire.

Pour ne pas suivre la même route que l’Impératrice Marie-Louise, qui se rendait à Paris par l’Allemagne du Sud et Strasbourg, je pris par Metz pour aller à Compiègne , où m’avait appelé une invitation de Napoléon. Là, je trouvai le prince de Schwarzenberg et ma femme, qui étaient venus de Paris. Tous les membres de la famille impériale étaient réunis au château de Compiègne, que l’Empereur avait fait restaurer magnifiquement pour recevoir sa nouvelle épouse. Au moment où j’arrivai à Compiègne, Napoléon venait de quitter le château pour aller au-devant de l’Impératrice, et c’est ainsi que je ne fus reçu par lui qu’après sa première entrevue avec elle.

Napoléon parut content de me revoir. Il se plut à m’exprimer la satisfaction qu’il éprouvait à voir terminée l’affaire qui alors l’absorbait tout entier, entra dans tous les détails sur la manière dont elle s’était conclue, et ne cessa de revenir sur son thème favori, me disant que nous n’avions rien négligé pour ajouter encore au bonheur que lui causait le grand événement du jour. Il me parla d’un complet oubli du passé, de l’inauguration d’une ère de bonheur et de paix, de la certitude où nous étions que rien désormais ne pourrait plus troubler l’union que nous venions de cimenter. Je lui répondis en lui exprimant le désir de m’entretenir avec lui, pendant mon séjour à Paris, de plusieurs questions très-importantes pour nous et touchant à l’intérêt commun des deux Empires

La difficulté soulevée par l’Église relativement au divorce amena la conversation sur le différend qui existait entre Napoléon et le Saint-Siége, et je ne crus pas pouvoir refuser nos bons offices en vue d’amener une entente entre le Pape Pie VII et l’Empereur des Français. Malgré l’insuccès de cette démarche en ce qui touche l’affaire principale, je n’ai pas cru devoir la passer sous silence.

Napoléon parla aussi de la dernière guerre, et à ce propos il laissa échapper quelques aveux fort intéressants. Il me dit entre autres choses : « Si au mois de septembre vous aviez recommencé les hostilités et que vous m’eussiez battu, j’aurais été perdu. » Voyant qu’il en avait trop dit, il se reprit et remplaça le mot « perdu » par : « dans un grand embarras ». Mais je ne le tins pas quitte; je lui dis nettement que je m’en tenais à la première expression, et que cette conviction m’avait rendu bien fort lors des conférences d’Altenburg. Je le remerciai personnellement de n’avoir pas voulu de moi à l’époque où se négociait la paix de Vienne, et je lui affirmai que je n’aurais jamais conclu ce funeste traité.

« Et qu’auriez- vous donc fait ? » dit Napoléon en m’interrompant.

« J’aurais fait une paix plus en rapport avec notre force réelle, et partant bien meilleure; sinon, j’aurais fait la guerre. »

« La guerre ? » reprit l’Empereur « vous auriez eu tort; il était difficile de me chasser de Vienne; quant à obtenir une paix plus avantageuse que celle que vos négociateurs ont signée à Schönbrunn, c’était possible, je le crois. « 

Des nouvelles récentes de Saint-Pétersbourg annonçaient que le mariage de Napoléon avait été vu de fort mauvais oeil en Russie. Je n’en fus nullement surpris, mais cela ne laissa pas de m’inquiéter; car je fis observer à Napoléon que ce que nous désirions, c’était uniquement la paix et la tranquillité; il ne pouvait donc entrer dans nos vues que la Russie se compromit.

« Qu’entendez-vous par là ? » me demanda Napoléon.

« La Russie a peur  » répondis-je, « et elle agit sous cette influence; elle a peur de la France; elle redoutera nos rapports avec la France; l’inquiétude et la crainte la pousseront à se mettre en mouvement. »

« Soyez. tranquille, » dit Napoléon en m’interrompant; « si les Russes veulent se compromettre, je ferai semblant de ne pas les comprendre. »

A ce propos, il s’étendit longuement sur ses rapports avec cette puissance, et je reconnus que l’Autriche aurait besoin de toute sa sagesse et de toute sa circonspection pour empêcher une rupture avec la Russie.

Après un court séjour à la Cour impériale à Compiègne, je me rendis à Paris, où l’Empereur avait mis à ma disposition l’hôtel du maréchal Ney avec un train de maison complet; toutefois, je ne profitai de cette gracieuseté que dans quelques circonstances exceptionnelles. Ne voulant pas que ma famille fût à charge à la Cour, j’allai m’installer dans la maison que ma femme habitait à la Chaussée-d’Antin depuis mon départ de Paris, au mois de mai 1809.

L’apparition de l’Impératrice Marie-Louise en France fut accueillie dans le public par les mêmes sentiments que son mariage avec Napoléon avait excités en Autriche. La France était lasse de la guerre. Après les nombreux et sanglants combats que l’ambition de Napoléon avait provoqués, vainqueurs et vaincus s’accordaient à désirer, à espérer la paix définitive. J’en trouvais la preuve dans toutes les classes de la population, et tout particulièrement, au sein même de la famille de l’Empereur.

Dans les autres entretiens que j’eus avec Napoléon, celui-ci ne manqua jamais de protester de ses bonnes intentions à l’égard de l’Autriche. Voulant nous donner, au prince Charles de Schwarzenberg, alors ambassadeur à Paris, et à moi, une marque particulière de sa faveur, il nous proposa d’annuler la médiatisation de nos maisons et de les faire entrer, comme membres souverains dans la Confédération du Rhin. Tous deux nous déclinâmes cette offre, que notre position officielle nous défendait d’accepter.

Dans la suite de mes rapports avec l’Empereur, nous réprimes, pour ainsi dire, le fil de la conversation à l’endroit où nous l’avions brisé avant la guerre. Quoi qu’il en soit, j’étais venu non pour étudier le passé, mais pour tâcher d’entrevoir l’avenir, et, comme j’avais hâte de réussir, je fis observer un jour à l’Empereur que mon séjour à Paris ne pourrait être de longue durée.

« Votre Majesté, » lui dis-je, « m’a fait emmener comme prisonnier en Autriche ; maintenant je reviens à Paris libre de ma personne, mais ayant de grands devoirs à remplir. Aujourd’hui, chargé d’une immense responsabilité, je suis rappelé par le devoir à Vienne. L’Empereur François a désiré me voir assister à l’entrée de sa fille en France, j’ai obéi à ses ordres; mais je vous avoue franchement, Sire, que j’ai une ambition plus haute : je voudrais trouver la ligne de conduite à suivre en politique dans un avenir éloigné. »

« Je vous comprends, » me répondit l’Empereur, « vos voeux se rencontrent avec les miens. Restez encore quelques semaines avec nous, et vous aurez toute satisfaction. »

Ces paroles auraient pu me donner l’espérance que mon séjour à Paris serait de courte durée; mais je connaissais trop bien Napoléon pour compter sur de telles promesses. Au lieu de quatre semaines, je fus retenu à Paris pendant près de six mois. Lors de mon départ de Vienne, l’Empereur François avait chargé le ministre d’État prince François-Georges de Metternich, mon père, de diriger la chancellerie de Cour et d’État. Comme Paris était alors le centre des affaires, mon absence de Vienne ne pouvait amener un changement dans la marche de mon département que dans le cas où mon suppléant aurait d’autres idées que les miennes; or, avec mon père, il ne pouvait pas être question de cela. Je voyais donc que les affaires ne souffriraient pas de mon absence, et je persistai à rester près de Napoléon jusqu’à ce que j’eusse atteint le véritable but de mon voyage en France. La suite de ce récit prouvera que j’ai réussi.

Au mois de mai, Napoléon conduisit son épouse à Bruxelles. L’Empereur m’avait invité à l’accompagner à Cambrai, et c’est ainsi que je fus témoin de l’enthousiasme avec lequel la jeune Impératrice fut partout accueillie par la population. A Saint-Quentin, Napoléon exprima formellement le désir de me voir assister à une audience à laquelle il avait convoqué les autorités de la ville. « Je voudrais vous montrer, » ajouta- t-il, « comment j’ai l’habitude de parler à ces gens-là. » Je voyais que l’Empereur tenait beaucoup à me prouver l’étendue et la variété de ses connaissances administratives.

Après notre retour, les fêtes données en l’honneur de la nouvelle Impératrice recommencèrent à Paris. La plus remarquable de toutes fut celle qu’organisa le prince de Schwarzenberg pour couronner la cérémonie nuptiale, et qui se termina si malheureusement. (NDLR. Il s’agit de l’incendie de l’ambassade d’Autriche, le 1er juillet, et qui fait de nombreuses victimes, dont l’épouse de l’ambassadeur Schwarzenberg. »Une chance que je ne dansais pas, car l’Empereur a juste eu le temps de m’emmener dans le jardin, avant que la salle ne s’effondre » écrit Marie-Louise à son frère FrançoisCharles)

Je m’occupai de quelques négociations relatives à l’exécution de certaines clauses du dernier traité de paix, et il arrivai facilement à la solution que nous voulions obtenir. Il était visible que Napoléon désirait nous donner des témoignages de son bon vouloir; je devais tâcher de tirer parti de ces dispositions de l’Empereur pour mener à bien quelques affaires de détail confiées à mes soins. Néanmoins le grand intérêt qui m’avait attiré à Paris avait le pas sur tout le reste et guidait toutes mes actions. L’avenir de l’Europe était enveloppé d’un voile que je voulais soulever; dans ce but, il me fallait m’assurer une liberté d’action que des rapports plus étroits avec le conquérant n’auraient fait qu’entraver.

Je restai donc insensible aux prévenances dont Napoléon savait combler à l’occasion ceux dont il espérait pouvoir tirer parti. Je n’évitai pas la Cour: j’y avais un libre accès; mais, à cause de l’Impératrice Marie-Louise, je n’usais qu’avec une extrême réserve de la latitude qu’on me laissait.

Entretien avec Marie-Louise aux Tuileries. 

A peu près deux mois après son mariage, Napoléon me demanda un jour pourquoi je n’allais jamais voir l’Impératrice Marie-Louise, hors des jours de réception ou d’autres occasions plus ou moins solennelles. Je lui répondis que je ne connaissais aucun motif pour en agir différemment, par contre, de bonnes raisons pour en agir ainsi que je le faisais. En me plaçant en dehors de la règle commune, je prêterais à du caquetage ; on me taxera de viser à quelque intrigue, je nuirais à l’Impératrice et je sortirais de mon caractère. – « Bah ! interrompit Napoléon, je veux que vous voyiez l’impératrice; allez chez elle demain matin, je lui dirai de vous attendre. »

Le lendemain, je me rendis aux Tuileries. Je trouvai Napoléon chez l’impératrice. La conversation s’engagea sur des lieux communs, quand Napoléon me dit : « Je veux que l’Impératrice vous parle à coeur ouvert et qu’elle vous confie ce qu’elle pense de sa position; vous êtes son ami, elle doit ainsi ne point avoir de secrets pour vous. »

En finissant cette phrase, Napoléon ferma la porte du salon, mit la clef dans sa poche et disparut par une autre porte.

Je demandai à l’Impératrice ce que cette scène devait représenter; elle m’adressa la même question. Voyant qu’elle n’avait point été préparée par Napoléon, je devinai qu’il voulait sans doute me mettre dans le cas de recueillir de la bouche de l’Impératrice des notions satisfaisantes sur les relations de son intérieur, afin de m’engager à en rendre un compte favorable à l’Empereur son père. L’Impératrice en jugea comme moi. Nous demeurâmes enfermés pendant plus d’une heure, quand Napoléon rentra en riant dans l’appartement. « Eh bien, nous dit-il, avez-vous bien causé ? l’Impératrice a-t-elle dit bien du mal de moi ? a-t-elle ri ou pleuré ? Je ne vous en demande pas compte; ce sont vos secrets à vous deux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même le mari. »

Nous continuâmes à causer sur un même ton de plaisanterie, et je m’éloignai. Le lendemain, Napoléon chercha une occasion pour me parler : « Que vous a dit hier l’Impératrice ? » me demanda-t-il. « Vous m’avez dit, » lui répondis-je, « que notre conversation ne regardait pas un tiers; permettez-moi d’en garder le secret. » – « L’impératrice vous aura dit, » m’interrompit Napoléon , « qu’elle est heureuse avec moi, qu’elle n’a pas une plainte à former. J’espère que vous le direz à votre Empereur, et il vous croira plus que d’autres. »

C onseils à donner à l’lmpératrice Marie-Louise. 

Dans le courant de l’été de l’année 1810, Napoléon me retint un jour, après son lever, à Saint-Cloud. Quand nous fûmes seuls, il me dit d’un ton assez embarrassé que je serais à même de lui rendre un service.

« Il s’agit, » me dit-il, « de l’Impératrice; elle est jeune, sans expérience, et elle ne connaît pas encore les mœurs de ce pays-ci, ni le caractère des Français. J’ai placé près d’elle la duchesse de Montebello; elle est ce qu’il lui faut, mais elle commet parfois des légèretés. Hier, par exemple, se promenant dans le pare avec l’Impératrice, elle lui a présenté un de ses cousins. L’Impératrice lui a parlé, et elle a eu tort; si elle se fait présenter ainsi des jeunes gens, des petits cousins, elle deviendra bientôt la proie des intrigants. Chacun en France a toujours à demander quelque faveur. L’Impératrice sera obsédée, et sans pouvoir faire le bien, elle sera exposée à mille tracas. »

Je dis à Napoléon que je partageais sa manière de voir, mais que je ne comprenais pas bien le motif qui l’engageait à me faire cette confidence.

« C’est, » me dit Napoléon, « que je désire que vous parliez du fait à l’Impératrice. »

Je lui témoignai ma surprise de ce qu’il ne s’en acquittait pas lui-même. « Le conseil, » lui dis-je, est bon, il est sage, et l’Impératrice a l’esprit trop droit pour ne point l’apprécier. »

« Je préfère, » interrompit Napoléon, « que vous vous chargiez de la commission. L’Impératrice est jeune, elle pourrait croire que je veux faire le mari morose; vous êtes le ministre de son père et l’ami de son enfance; ce que vous lui direz fera plus d’impression sur elle que ce que je pourrais lui dire. »

Dans les Suppléments (voir encadré), j’ai consigné quelques détails relatifs à ce point; ils pourront servir à faire mieux connaître Napoléon.(Ici le manuscrit s’arrête brusquement) … Pendant ces longs entretiens que Napoléon avait avec moi, il me parlait avec un parfait abandon de ses projets de gouvernement et d’organisation en ce qui concernait la France, et n’entrait dans le domaine de la politique que pour .éclaircir certains points d’histoire.

En ce temps-là, un de ses projets favoris était celui de réunir toutes les archives de l’Europe à Paris. Il ferait, me disait- il, un édifice grandiose entre l’École militaire et le dôme des Invalides; il n’entrerait dans la construction des bâtiments que la pierre et le fer, afin d’écarter tout danger d’incendie. C’est là qu’on recueillerait les archives de tous les États de l’Europe. Je lui fis observer qu’il faudrait bien commencer par avoir ces archives entre les mains avant de pouvoir songer à les loger. Il me répondit d’un air de parfaite conviction : « Comment ne les aurais-je pas ? Toutes les puissances ne s’empresseront- elles pas d’envoyer leurs archives dans un lieu de dépôt tout à fait sûr ? Elles seront sans doute engagées à le faire par le double intérêt de la sécurité et de la science. Jugez vous-même des avantages immenses qu’en retirera l’histoire. Il s’entend que chaque État devra avoir le droit de tenir ses documents sous la garde d’archivistes, qui tous seront logés près de leurs papiers. Chacun sera libre de conserver chez lui des copies légalisées. Quel avantage immense n’y aurait-il pas à supprimer les distances ! On n’aura que deux pas à faire, un corridor à traverser pour puiser dans les trésors historiques de la France, de l’Autriche, de Rome, etc. »

Je ne pus m’empêcher de sourire d’un air d’incrédulité, et je le priai de songer aux difficultés que ce projet rencontrerait de la part des autres États.

« Eh bien ! » me dit Napoléon, « voilà des idées étroites dont les hommes d’État en Europe ne savent pas se défaire. J’exécuterai mon projet; les plans de l’édifice sont en confection.« 

Là-dessus, il me conduisit dans son cabinet, où il me montra un plan de Paris portant l’indication de l’emplacement dont il s’agissait. D’après le plan, le Palais des Archives devait comprendre huit cours intérieures.

Nos conversations sur des questions politiques avaient plutôt le caractère d’études académiques que de discussions sur des affaires du domaine réel. En reprenant ce chapitre, je fus surpris de trouver chez cet homme si merveilleusement doué des idées complètement fausses sur l’Angleterre, sur ses forces vitales et sur sa marche intellectuelle. Il n’admettait pas les opinions contraires aux siennes : il cherchait à les expliquer par des préjugés qu’il condamnait. Il prétendait ruiner l’Angleterre par le blocus continental, et ce fait éventuel avait pour lui la valeur d’une certitude mathématique. Il connaissait parfaitement la situation de l’Allemagne, et de même il portait sur maints détails de la situation de l’Autriche des jugements qui ne manquaient pas de valeur.

Quelque intéressant qu’il fût pour moi d’apprendre à connaître la manière de voir et les idées de cet homme sur les questions les plus diverses, cela ne me fournissait pas assez de points de repère pour me fixer sur ses projets d’avenir. Sous ce rapport, les victoires et les progrès des Russes en Turquie m’offrirent une occasion favorable de sonder Napoléon sur la question turque. Nous eûmes plusieurs entretiens à ce sujet, et c’est à ce propos que Napoléon se mit à soulever le voile sous lequel il avait caché jusqu’alors sa pensée intime. Il ne pouvait, me dit-il entre autres choses, s’opposer à ce que les Russes s’établissent dans les Principautés danubiennes, qui d’ailleurs étaient plutôt russes que turques; les conventions d’Erfurt l’en empêchaient. Mais ce succès des Russes serait le pivot d’une alliance entre la France et l’Autriche, d’une alliance politique basée sur des intérêts communs, bien plus sérieuse que de simples liens de famille comme ceux qui unissaient en ce moment les deux Cours. Il ne permettrait dans aucun cas aux Russes de s’avancer sur la rive droite du Danube, pas plus qu’il n’accepterait le protectorat de la Russie sur la Serbie. Belgrade devait appartenir à l’Autriche. « Il faudrait tâcher de vous emparer de cette place par surprise, ou de vous la faire remettre par les Serbes eux-mêmes. Commencez par la prendre en dépôt; une fois dedans, on ne vous en fera pas sortir. »

Ce ne fut qu’au mois de septembre que Napoléon se livra davantage.

C’est à ce moment que la situation commença à se tendre entre la France et la Russie, à la suite du choix du nouveau Prince Royal de Suède et des exigences toujours plus grandes du blocus continental. Ce fut alors aussi que les idées de Napoléon sur l’attitude qu’il allait prendre à l’égard de l’Empire russe commencèrent à se dessiner, et qu’il me les révéla dans nos entretiens.

Il parlait des complications et des embarras que lui créait le choix du nouveau Prince Royal de Suède. Je lui fis observer qu’il avait sans doute prévu le résultat du fait, qui, à mes yeux, était plutôt une complication franco-russe que suédo-russe; qu’il fallait donc que ce résultat fût d’accord avec ses plans, car autrement il aurait bien su l’empêcher. Napoléon m’assura qu’il était resté dans la plus complète neutralité, et qu’il avait laissé faire la nation. Du reste, mettre un maréchal de France sur le trône de Gustave-Adolphe, c’était un des plus jolis tours qu’on pût jouer à l’Angleterre.

Le 20 septembre, Napoléon me retint à Saint-Cloud, sous prétexte de me parler des dernières nouvelles de la Turquie. Dans sa conversation, il s’étendit sur la possibilité ou la probabilité de la paix entre les Turcs et les Russes. A ce propos, il en revint à parler de l’élévation du prince de Ponte-Corvo au rang de Prince Royal de Suède.

« J’ai reçu, » me dit l’Empereur, « des nouvelles de Saint-Pétersbourg, d’après lesquelles cet événement a été accueilli en Russie comme il devait l’être; il n’a pas fait une impression agréable, mais on l’accepte sans rien dire. « 

Puis il continua ainsi :

« Je regarde l’affaire de Suède comme la cause d’une guerre plus ou moins prochaine avec la Russie. Qu’elle n’excite pas la jalousie de cet Empire, cela n’est pas possible. J’aurai la guerre avec la Russie pour des raisons auxquelles la volonté humaine est étrangère, parce qu’elles dérivent de la nature même des choses. Un jour viendra bientôt – et je suis bien loin de le hâter par mes actes – où la rupture sera inévitable. Quel rôle jouerez-vous alors ? Je parle de tout cela non pas à titre officiel, encore moins avec l’idée de vous faire une proposition quelconque, mais simplement comme si nous parlions d’un sujet indifférent. Le cas échéant, il vous faudrait ou bien vous unir à la France, ou bien embrasser la cause de la Russie, et, dans ce cas, rester neutres. En suivant cette dernière voie, vous n’arriveriez à rien. Ce ne serait pas le moyen de vous refaire, et si vous vouliez garder une neutralité simplement apparente pour vous jeter à la fin de la lutte dans les bras du plus fort, le vainqueur vous en saurait peu de gré, et vous retireriez peu de fruit d’une telle conduite. »

« Je considère, » continua Napoléon, « la possession des provinces illyriennes, telles qu’elles sont aujourd’hui, comme étant de la plus haute importance pour l’Autriche. Ces provinces qui vous appartenaient autrefois et la Dalmatie offrent à votre commerce tous les débouchés qui vous manquent maintenant. Je sens que je vous humilie, que je vous opprime tant que je détiens ces provinces; vous ne pouvez pas avoir d’autre sentiment que celui-là. Il y a donc là une cause permanente de jalousie et de désaccord entre vous et la France. Repousseriez-vous un jour des conférences ayant pour but d’amener l’échange d’une partie égale de la Galicie contre ces provinces ? Le jour où je me verrais forcé de faire la guerre à la Russie, j’aurais un allié puissant et considérable dans un Roi de Pologne. Je n’aurais pas besoin de vous, et vous n’en trouveriez pas moins votre avantage à cette combinaison. « 

Je fis observer à l’Empereur que je ne pouvais me permettre de m’engager dans une conversation sur ce sujet qu’à la condition que tout ce que je dirais serait considéré comme venant de la bouche d’un cosmopolite et non de celle d’un ministre autrichien.

Je divisai la question en deux points : le rétablissement d’un royaume de Pologne, et l’échange d’une partie de la Galicie contre les provinces illyriennes.

« Le premier point, » dis-je à Sa Majesté, « est essentiellement politique. Un royaume de Pologne n’est autre chose qu’un duché de Varsovie sous un autre nom, avec les nouvelles frontières que celui-ci a voulu avoir à partir du moment de sa création. Le jour où nos provinces de Galicie seraient amoindries plus encore qu’elles ne le sont aujourd’hui, l’intérêt que nous prenons à la question polonaise diminuerait forcément dans la même proportion. Or il semble impossible de préparer si légèrement une solution qui prête matière à tant de considérations politiques et qui changerait les conditions actuelles de l’Europe. Les provinces illyriennes sont pour nous d’une importance énorme à plus d’un point de vue. De plus, la Galicie nous offre des avantages qu’il serait difficile de compenser. L’Illyrie ne donne que peu de revenus, ses ressources atteignent à peine approximativement celles de la Galicie; elle fournit bien moins d’hommes et de moyens de subsistance. La Galicie a des frontières d’une grande importance pour l’Empire tout entier. Si jamais l’idée d’une pareille combinaison pouvait venir à l’esprit de l’Empereur mon maître, l’échange ne serait acceptable qu’à la condition de modifier complètement la proportion des territoires échangés, et il rencontrerait de grandes et nombreuses difficultés. « 

Napoléon s’étendit longuement sur les avantages que trouverait l’Autriche à rentrer en possession des provinces illyriennes; d’autre part, il montra que l’Autriche serait exposée à perdre la Galicie dans le cas d’une guerre heureuse avec la Russie, car le triomphe des armes françaises aurait pour conséquence l’incorporation des provinces russes polonaises au duché de Varsovie, et donnerait à ce dernier une importance considérable parmi les puissances européennes.

« Quant à ce qui est des revenus, » ajouta l’Empereur, « vous avez un moyen de rétablir l’équilibre : vendez tous les domaines en Galicie; ils forment les principaux revenus du pays. Il ne s’agirait jamais de la Galicie du premier partage; rien ne serait plus facile que de fixer les frontières militaires au nord de la Hongrie. »

« Au reste, » continua l’Empereur, « tout ce que je vous dis est purement confidentiel. Je ne veux pas que personne, à part [‘Empereur et vous, en sache quelque chose. Je n’en ai jamais parlé à Champagny. Si je puis éviter la guerre avec la Russie, tant mieux; sinon, il vaut mieux avoir prévu les conséquences de la lutte. Quant à moi, je pose toujours les questions très-simplement, vis-à-vis de moi-même comme vis-à-vis des autres. C’est ainsi que je me dis, par exemple , dans le cas présent : s’il entre dans les calculs de l’Autriche de marcher d’accord avec la France, elle pourra trouver plus de profit dans la possession des provinces illyriennes, sans parler de leurs avantages administratifs, que dans celle de quelques parties de la Galicie; car ces provinces sont un sujet de jalousie entre les deux puissances. Si l’Autriche penche par système vers la Russie, toute la Galicie sera en première ligne dans sa politique, parce qu’elle lui servira de lien. Je ne vous demande pas une coopération active, parce que j’ai résolu de ne plus participer à aucune coalition. L’essai de 1809 m’a suffi. Je vous aurais fait une guerre tout autre si j’avais été seul. Je n’ai jamais beaucoup compté sur les Russes; mais ils n’en ont pas moins pris la place de cinquante à soixante mille Français, qui vous auraient menés tout autrement que les Russes. »

« Si je vous parle ainsi, » dit Napoléon en terminant cet entretien si intéressant où il m’avait révélé toute sa pensée, « c’est que je ne voulais pas laisser échapper l’occasion, si rare pour un Souverain, de s’entretenir librement avec un ministre étranger, pour montrer à la puissance qu’il représente des points de vue nouveaux sans être obligé de le mettre dans le cas de répondre. Je n’attends pas la moindre réponse à ce que j’ai désiré vous dire avant votre départ. La vente des domaines en Galicie me fera connaître ce que l’Empereur pense de mon idée. »

Je quittai Saint-Cloud avec la certitude d’être suffisamment éclairé. Le but de mon séjour à Paris était atteint. J’eus mon audience de congé, et je retournai à Vienne, où j’arrivai dans la première quinzaine d’octobre.

L’Empereur François se trouvait à Grâtz, en Styrie. Avant son départ de la capitale, il avait laissé pour moi l’ordre de le rejoindre sans retard. Je m’arrêtai vingt-quatre heures à Vienne, pour me renseigner auprès de mon père sur un petit incident politique qui venait de se produire, et sur lequel je reviendrai plus tard.

Voici en quels termes je rendis compte à l’Empereur du résultat des observations que j’avais faites à Paris :

« En 1811, la paix matérielle du continent européen ne sera pas troublée par une nouvelle levée de boucliers de Napoléon.

Dans le courant de cette même année, Napoléon, après avoir augmenté ses propres forces, réunira ses alliés dans le but d’attaquer la Russie et de frapper un grand coup.

Napoléon ouvrira la campagne au printemps de l’année 1812.

Il faudra donc que le gouvernement impérial consacre l’année 1811 à remédier à une situation financière qui ne peut se prolonger; il faudra que, d’une part, il diminue la quantité de papier-monnaie en circulation, et que, d’autre part, il se crée les moyens d’équiper et de mettre en ligne une armée imposante pour la campagne de 1812.

La neutralité armée sera l’attitude que l’Autriche devra prendre en 1812. L’issue de l’entreprise excentrique de Napoléon nous indiquera la voie que nous aurons à choisir par la suite. Dans une guerre entre la France et la Russie, l’Autriche aura une position de flanc qui lui permettra de se faire écouter pendant et après la lutte. »

L’Empereur partagea cette manière de voir, d’après laquelle nous réglâmes notre conduite. En ne perdant jamais de vue notre but principal, en ayant l’air de louvoyer à travers les fluctuations des événements ultérieurs, nous parvînmes à mettre en pratique, à l’heure marquée, cette politique virile qui devait être couronnée d’un si éclatant succès.

Napoléon nourrissait de grandes illusions. En tête de ses faux calculs était la conviction que l’Empereur de Russie, ou bien n’accepterait pas la lutte avec la France, ou bien serait disposé à la terminer aussitôt après les premières victoires de la grande armée, victoires que Napoléon se croyait sûr de remporter. Mais l’Empereur des Français ne connaissait pas le caractère du Czar, et ne faisait pas entrer en ligne de compte l’immense étendue de territoire dont disposait son adversaire. Quoi qu’il en soit, le cabinet autrichien avait conscience du devoir qu’il avait à remplir en se tenant prêt à toutes les éventualités.

L’incident dont j’ai parlé comme étant survenu dans les derniers jours qui précédèrent mon retour à Vienne était le suivant: l’Empereur Alexandre avait envoyé son aide de camp, le général Schuwalow, à Vienne avec l’ordre d’entamer des pourparlers avec le cabinet impérial au sujet de certains événements qui pourraient se produire. Je trouvai un projet de traité d’alliance rédigé par le Czar pour le cas d’une nouvelle guerre avec la France; mon père me remit ce document. Le projet fut repoussé comme inopportun, ou du moins comme ne répondant pas aux besoins du moment. Mon but exclusif était d’assurer à l’Autriche la liberté de ses mouvements au dehors et de relever dans la limite du possible ses finances et ses forces militaires, en vue d’un avenir prochain. Le comte Schuwalow retourna donc à Saint- Pétersbourg sans avoir réussi dans sa mission.

En même temps, je regardai comme un devoir de prudence de tirer au clair autant que possible notre situation vis-à-vis du cabinet prussien. La Prusse était au plus bas. Les rapports personnels qui s’étaient établis entre le Roi Frédéric-Guillaume, le ministre Hardenberg, quelques autres personnages qui jouissaient de la confiance du prince et moi, à la suite de mon ambassade à Berlin, me permirent de faire écouter ma voix à la Cour de Prusse. Je profitai de l’occasion pour exposer fidèlement la vérité sur la situation de la Prusse et de l’Autriche, pour encourager le Roi à la patience et pour lui indiquer les moyens de salut que le temps et les événements ne manqueraient pas de lui fournir; je lui dis qu’il pouvait être moralement sûr que l’Empereur François serait toujours à ses côtés comme un ami fidèle. Le Roi comprit ce langage. C’est ainsi que fut amenée entre les deux Souverains cette union qui résista aux orages des années suivantes, et qui exerça une puissante influence non-seulement sur les destinées de la Prusse, mais encore sur celles de l’Europe.