Mémoires du Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’État.
Publiés par son fils
Le Prince Richard de Metternich
PARIS – 1880
AVANT-PROPOS

Je dépose ce manuscrit dans les archives de ma famille ; voici les raisons qui m’y déterminent :
Mon existence est étroitement liée aux événements de l’époque où j’ai vécu.
Cette époque forme une division de l’histoire du monde; elle a été une période de transition. Dans les périodes de ce genre, l’édifice du passé est en ruine ; l’édifice nouveau n’est pas encore debout. Il s’élève, et les contemporains sont les ouvriers qui le construisent.
De tous les côtés viennent se présenter des architectes; mais il n’appartient pas à un seul de voir l’œuvre terminée, car la vie humaine est trop courte pour cela. Heureux qui peut dire de lui-même qu’il ne s’est pas écarté du droit éternel ! Ce témoignage, ma conscience ne me le refuse point.
Je livre à ceux qui viendront après moi, non pas une oeuvre définitive, mais des indications qui pourront les éclairer sur ce que j’ai voulu faire ou éviter. Fidèle à mes devoirs envers mon pays, je n’ai fait entrer dans ce manuscrit rien qui se rapporte aux secrets d’État; mais, par contre, j’y ai consigné bien des faits qu’il vaut mieux révéler que laisser dans l’oubli.
J’ai surtout désiré rendre un dernier service à l’immortel Empereur François ler, qui, dans l’expression de ses dernières volontés, m’appelle « son meilleur ami… « . Ce services le plus grand que je puisse rendre à l’illustre mort, c’est de le peindre tel qu’il était.
Ma vie est une des plus agitées qu’il y ait eu dans une société malade d’une agitation désordonnée. Il résulte de mon récit que, depuis ma première jeunesse jusqu’à la trente-sixième année d’un ministère laborieux, je n’ai pas vécu une heure pour moi.
Témoin de l’ordre de choses existant avant la révolution sociale qui s’accomplit en France, ayant assisté comme témoin ou comme acteur à tous les événements qui accompagnèrent et suivirent cet ordre de choses, je me trouve aujourd’hui, parmi tous mes contemporains, seul sur la scène élevée où ne m’ont porté ni ma volonté ni mes goûts.
Aussi je me reconnais le droit et le devoir d’indiquer à ceux qui viendront après moi le moyen, le seul moyen pour l’homme consciencieux, de résister aux orages du temps. Ce moyen, je l’ai formulé dans la devise que j’ai choisie comme le symbole de ma conviction pour moi-même et pour ceux qui me suivront : « La vraie force, c’est le droit ». Sans le droit tout est fragile.
L’époque à laquelle je me suis surtout arrêté est celle qui commence à 1810 pour finir à 1815; car c’est celle qui a été la plus importante de ma vie, et elle porte le même caractère dans l’histoire du monde. C’est alors que se dessinèrent la forme et la tournure que les choses prirent plus tard; les preuves à l’appui se trouvent dans les archives officielles, mais celles-ci ne contiennent que les résultats des événements et ne servent guère à éclaircir les faits qui ont amené ces résultats, parce que, dans le cours des années 1813,1814 et 1815, les Souverains et les chefs de cabinet, souvent réunis en conférence ont plus parlé qu’écrit.
Si jamais, ce qui ne manquera pas d’arriver, on devait publier une histoire de ma vie, l’exposition véridique de ce qui me concerne permettra à ceux qui viendront après moi de combattre l’erreur.
Pour cela, il faudra sans doute consulter les Archives de l’État; car elles contiennent tout ce que je n’ai pas trouvé propre à figurer dans le présent manuscrit, et que, même abstraction faite du sentiment du devoir, je n’aurais pu faire entamer faute de temps.
Les hommes qui font eux-mêmes l’histoire n’ont pas le temps de l’écrire. Moi, du moins, je ne l’ai pas eu.
J’ai indiqué la période de 1810 à 1815 comme étant la plus importante, parce qu’elle embrasse l’époque où avortèrent les tentatives de Napoléon pour fonder un nouvel ordre social: fait capital qui amena l’Europe à subir les conséquences naturelles de la révolution sociale française, qui ne commencent à se dérouler que de nos jours.
Le présent manuscrit est destiné à rester pour toujours dans les archives de ma maison, en tant que cette idée de perpétuité peut s’appliquer aux prévisions humaines. Je consens toutefois à ce qu’on en tire parti, suivant les circonstances, pour combler, des lacunes ou pour redresser des erreurs historiques en ce qui concerne soit les événements, soit ma personne.
Décembre 1846
METTERNICH.
Je crois servir le mieux les intérêts de l’histoire, et ne crains pas de manquer à la mémoire de mon père en tirant ses Mémoires autobiographiques du secret des archives de notre famille, et en publiant ce manuscrit avec des additions qui le complètent et des développements de détail.
(Note de l’Éditeur.)