Mémoires du cardinal Consalvi – Mémoires sur le mariage de l’Empereur Napoléon et de l’archiduchesse d’Autriche

Le mariage de Napoléon et Marie-LouiseLe mariage de Napoléon et Marie-Louise
Le cardinal Consalvi (1757 – 1824)
Le cardinal Consalvi (1757 – 1824)

Avant mon arrivée à Paris, l’empereur Napoléon avait, par un acte civil communiqué au Sénat, dé­claré nul son mariage avec l’impératrice Joséphine. Ce fut à Voghera, tandis que le cardinal di Pietro et moi cheminions vers la France, que j’appris par les journaux ce grand événement; dès cette heure, j’en prévis les conséquences. Comme nous approchions de la capitale, les feuilles publiques me firent con­naître la sentence promulguée par l’Officialité de Paris et confirmée par l’Officialité métropolitaine. Cette sentence prononçait la nullité du mariage quant au lien religieux. Une pareille nouvelle accrut mes pressentiments et mes craintes.

 

 

 

 

 

 

Le cardinal Joseph Fesch
Le cardinal Joseph Fesch

J’entrai à Paris le 20 janvier 1810. J’y résidais déjà depuis quelques jours lorsque fut publiée la conclu­sion du nouveau mariage de l’Empereur avec une archiduchesse d’Autriche. On sut plus tard que ce mariage devait se célébrer à Paris au commence­ment d’avril, après avoir été conclu par procuration à Vienne, selon l’usage de la cour de France. Nous étions alors à Paris vingt-neuf Cardinaux, en y comprenant le cardinal Fesch [1]Joseph Fesch (1763-1839), oncle de Napoléon et le cardinal Caprara [2]Giovanni Battista Caprara (1733-1810). C’est lui qui a béni la Couronne de Fer, lors du couronnement de Napoléon comme Roi d’Italie, le 26 mai 1805. ; ce dernier était en enfance et se mourait chaque jour. Le cardinal Fesch, ayant officié à la cérémonie du mariage ecclésiastique de l’Empereur avec l’im­pératrice Joséphine, la veille de leur couronnement, par permission spéciale du Pape, momentanément aux Tuileries, se trouvait partie intéressée dans cette affaire, car il devait officier de nouveau au second mariage en sa qualité de grand aumônier de l’Empereur.

Les Cardinaux qui habitaient Paris à cette époque, et qui n’étaient pas soumis à de pareilles considéra­tions, se réduisaient au nombre de vingt-sept : c’étaient les cardinaux Mattei [3]Alessandro Mattei (1744-1820), Pignatelli,[4]Francesco Maria Pignatelli, iuniore (1744-1815) della Somaglia [5]Giulio Maria Della Somaglia (1744-1830) , di Pietro [6]Michele di Pietro (1747-1821), l’un des rédacteurs de la Bulle d’excommunication Quum Memoranda, Litta [7]Lorenzo Litta (1756-1820), aux sentiments particulièrement anti-français, Saluzzo [8]Ferdinando Maria Saluzzo (1744-1816), Scotti [9]Giovanni Fillipo Gallarati Scotti (1747-1819) , Ruffo [10]Fabrizio Dionigi Ruffo (1744-1827) , Scilla [11]Luigi Ruffo Scilla (1750-1832), Brancadoro [12]Cesare Brancadoro (1755-1837) , Galeffi , Gabrielli [13]Giulio Gabrielli (1748-1822) , Opizzoni [14]Carlo Oppizoni (1769-1855), Consalvi [15]Ercole Consalvi (1757-1824), Joseph Doria [16]Ercole Consalvi (1757-1824), Antoine Doria [17]Antonio Maria Doria Pamphilj (1746-1821), Vicenti, Dugnani [18]Antonio Dugnani (1748-1818), Zondadari [19]Antonio Felice Zondadari (1740-1823). Chapelain d’Élisa Bonaparte., Spina [20]Giuseppe Spina (1756-1828), chapelain de la princesse Pauline. , Caselli [21]Carlo Francesco Caselli (1740-1828), Roverella [22]Aurelio Roverrella (1748-1812), Despuig [23]Antonio Despuig y Dameto (1745-1813), Fabrice Ruffo [24]Fabrizio Dionigi Ruffo (1744-1827) , Albani [25]Giuseppe Albani (1750-1834), Erskine [26]Charles Erskine (1739-1811), Bayane [27]Alphonse-Huber de Latier de Bayane (1739-1818), sénateur en avril 1813, votera la déchéance en 1814. Il refusera de siéger à la Haute Cour lors du procès de Ney.  et Maury [28]Jean-Siffrein Maury (1746-1817) .

Je n’ai pas écrit ces noms par ordre d’an­cienneté, mais en les citant j’ai voulu marquer la division qui s’opéra plus tard entre les treize premiers et les quatorze derniers, auxquels il faut ajouter le cardinal Fesch, sans placer ni d’un côté ni de l’autre le cardinal Caprara, qui se mourait, ainsi que je l’ai dit

Quand on vit s’approcher le jour de la célébration du mariage, on commença à s’occuper sérieusement de la conduite que les Cardinaux tiendraient dans l’occasion. Certains d’entre nous s’adonnèrent plus particulièrement aux recherches exigées par cette circonstance. Il en résulta l’indubitable démonstra­tion que les causes matrimoniales entre Souverains appartenaient exclusivement au Saint-Siège, sur les­quelles il prononçait lui-même à Rome, ou par l’in­termédiaire de ses Légats, juges immédiats et prési­dents des Conciles chargés d’instruire l’affaire.

L’histoire ecclésiastique en fournissait des exemples presque à chaque siècle, et nulle part on ne pouvait en trouver à lui opposer. Ce droit du Saint-Siège était reconnu par l’Église de France elle-même. Pour ne citer qu’un ouvrage en faisant foi, les Conférences de Paris, imprimées sous le fameux cardinal de Noailles, peu partisan du Saint-Siège, l’affirment expressément. Bien plus, l’Officialité de Paris le con­fessait elle-même dans sa sentence sur la nullité du mariage de l’empereur Napoléon. Après que l’Officialité eut refusé d’intervenir dans cette cause, qu’elle ne croyait pas de son ressort, l’Empereur la fit se déclarer compétente par un comité ecclésiastique formé de plusieurs évêques réunis à Paris. Ce comité fut présidé par le cardinal Fesch, et le cardinal Maury y participa. L’Officialité, dans sa frayeur, se prêta à la volonté de Napoléon Bonaparte ; elle n’osa pas toutefois insérer dans sa sentence les mots déclarée compétente, montrant de la sorte que, quant à elle, elle ne s’était pas jugée ainsi.

Mais regardant comme peu ou rien cette déclaration faite par un co­mité qui n’en avait pas le droit, elle essaya d’ajouter certain argument de plus. Cet argument était faux, et eût-il été fondé, il n’aurait rien prouvé, sinon que l’Officialité reconnaissait la maxime du droit privatif du Saint-Siège, puisqu’elle s’attaquait à l’inexorabilité de ce droit dans le cas présent, eu égard à ce qu’on empêchait l’accès près du Pape (alteso l’impedito accesso al Papa)\ mais il n’était pas complètement exact de dire que cet accès eût été refusé, puisque le Pape répondait à toutes les demandes qui lui par­venaient, et on en eut des preuves nombreuses alors même.

Si l’empêchement subsistait, c’était par le fait de la personne en cause, c’est-à-dire de l’Empereur, qui pouvait le faire cesser s’il l’eût dé­siré. La prétendue impuissance du Saint-Siège d’exer­cer son droit en cette affaire était donc fausse et ne prouvait rien.

Nonobstant, il est vrai que l’Officialité l’avouait, puisque en tête de sa sentence elle disait que l’Officialité déclarée compétente, et sans déroger au droit du Souverain Pontife, dont l’accès était pour le moment interdit, proclamait que le mariage avec l’impératrice Joséphine était nul par les raisons exposées dans la sentence.

Lorsque le gouvernement impérial vit combien un pareil aveu devait lui être préjudiciable, il le fit disparaître des actes de la curie ecclésiastique, car il avait exigé qu’on lui livrât tous les papiers relatifs à cette affaire.

Comme on le ra­contait généralement à Paris, il en avait brûlé une partie et altéré l’autre. Une personne de l’Officialité réussit toutefois à en sauver furtivement une por­tion, et spécialement le commencement de la sen­tence elle-même, qui contenait ce que j’ai dit plus haut.

Il y eut treize Cardinaux, et c’étaient les cardinaux Mattei, Pignatelli, della Somaglia, di Pietro, Litta, Saluzzo, Ruffo Scilla, Brancadoro, Galeffi, Scotti, Gabrielli, Opizzoni et Consalvi, qui se déterminèrent à braver les plus terribles conséquences, qu’il était fort facile de prévoir, pour soutenir les droits du Saint-Siège, dont ces princes de l’Église avaient juré de prendre la défense lors de leur promotion à la pourpre romaine [29]Le cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen et frère de l’archichancelier de l’Empire, fut le seul cardinal français qui, par délicatesse de conscience, crut devoir refuser d’assister au … Continue reading.

Tout au moins ils ne voulurent pas violer ces droits en sanctionnant le contraire par leur présence au nouveau mariage. Pour protester, il ne leur restait que ce moyen dans la situation. Les quatorze autres Cardinaux, — en excluant de ce nombre Fesch, comme partie intéressée, et Caprara, qui se mourait, — ne crurent pas devoir agir de la sorte. C’étaient les cardinaux Joseph Doria, Antoine Doria, Roverella, Dugnani, Vincenti, Zondadari, Caselli, Spina, Maury, Fabrice Ruffo, Albani, Despuig, Erskine et Bayane. Quelques-uns d’entre eux se mon­trèrent hésitants, comme Dugnani, les Doria et Des­puig; d’autres étaient très décidés à soutenir le con­traire, comme Roverella, Spina, Caselli, Maury, Erskine, Bayane, Vincenti; certains disaient, avec Zondadari, qu’ils ne voulaient pas s’occasionner tant de tourments, et par conséquent ils refusaient de parler.

Après la cérémonie, ils déclarèrent faussement que les treize leur avaient fait un secret de leur ma­nière de penser. Il est vrai que les treize parlèrent de cette question avec la réserve et la prudence exigées dans une matière aussi délicate. Ils désiraient ne pas donner prétexte à l’accusation d’avoir essayé d’empêcher leurs collègues d’assister au mariage, accusa­tion qu’ils avaient prévue, non seulement comme devant venir de la part du Gouvernement, mais en­core, et je l’écris avec douleur, de la part de quelques-uns des membres du Sacré Collège eux-mêmes.

Malgré la prudence et la réserve avec lesquelles ils agirent, ils ne laissèrent cependant pas ignorer aux autres leur opinion sur ce point, et leur résolution de ne pas intervenir, afin de défendre les droits du Pape et du Saint-Siège. Le doyen des treize, le car­dinal Mattei, alla tout exprès communiquer notre décision au plus grand nombre des quatorze.

D’autres Cardinaux, rangés parmi les treize, en parlèrent à leurs collègues; mais toutes ces démarches ne ser­virent à rien. Il fut donné de voir ainsi un bizarre phénomène : les droits du Saint-Siège, proclamés par les théologiens français et par l’Officialité de Paris, n’étaient pas reconnus, bien mieux, ils se voyaient attaqués par des princes de l’Église.

Les treize Cardinaux résolus à ne pas intervenir, et prévoyant d’un autre côté les éventualités qu’ils allaient encourir en blessant l’Empereur dans une affaire si délicate et d’une si majeure importance, crurent qu’il était sage de chercher le meilleur moyen pour ne pas porter un coup trop rude à Napoléon.

Ils usaient, on le voit, dans les limites qui leur étaient tracées, des égards qu’ils se faisaient un devoir de témoigner au gouvernement impérial. Le plus ancien d’entre eux, le cardinal Mattei, s’aboucha avec le cardinal Fesch.

Mattei lui annonça loyale­ment que, persuadés que les causes matrimoniales des Souverains dépendaient du Saint-Siège, plusieurs Cardinaux ne pouvaient regarder comme émanée d’une autorité compétente la sentence de l’Officialité de Paris sur la nullité du mariage de l’Empereur avec l’impératrice Joséphine.

En conséquence, ils croyaient devoir s’abstenir d’assister à la célébration du nouveau mariage. Il ajouta en même temps que les autres Cardinaux ne pensaient pas de la sorte, et qu’ils participeraient à la cérémonie.

Ces préliminaires posés, il insinua que l’on évite­rait la publicité et les fâcheux résultats de la non-intervention de ceux qui se récusaient, si l’on n’adressait pas d’invitation personnelle à tous les Cardinaux, mais seulement à dix ou à douze, ainsi que cela se pratiquait à l’égard du Sénat et du Corps législatif.

On donnerait pour raison la petitesse de l’enceinte; de cette manière, ceux qui croyaient pouvoir accepter l’invitation s’y rendraient, et ceux qui se sentaient obligés de la décliner s’abstien­draient sans éclat.

Le cardinal Fesch se montra sur­pris et très irrité de la chose ; il s’efforça de persua­der aux Cardinaux d’assister à la cérémonie. On lui répliqua que la chose était impossible; Fesch ajouta qu’il en parlerait à l’Empereur, alors à Compiègne.

Ce que dit précisément le cardinal Fesch, et en quels termes il le dit, je ne puis le rapporter avec certitude. Ce que j’affirme, c’est qu’à son retour il raconta que l’Empereur s’était mis en colère ; qu’il rejetait bien loin le projet de l’invitation partielle du Sacré-Collège, et qu’il avait terminé en déclarant que les treize n’oseraient certainement pas réaliser leur complot.

Ces paroles du cardinal Fesch, et les pratiques insidieuses qu’il employa indirectement à l’égard de plusieurs, et directement à l’égard de quelques autres, ainsi que les efforts de ceux qui étaient déci­dés à intervenir, ne changèrent pas la résolution des treize.

Le jour des noces approchait. La nouvelle Impéra­trice, après avoir été épousée à Vienne par procuration, arriva à Compiègne et partit ensuite pour Saint-Cloud avec l’Empereur. On apprit qu’il y aurait quatre cérémonies différentes. On devait, le samedi soir (ou le vendredi, si je ne suis pas dans l’erreur), présenter aux Souverains, à Saint-Cloud, les prin­cipaux corps de l’État. Le dimanche, le mariage civil avait lieu à Saint-Cloud. Le lundi, à Paris, au château des Tuileries, se célébrait le mariage ecclé­siastique; et enfin, le mardi matin, se faisait, aux Souverains assis sur leur trône, la présentation des grands de l’Empire, des corps de l’État et des prin­cipaux fonctionnaires. Des officiers de la cour furent chargés d’inviter par billets séparés. Chacun de nous en reçut un, ce qui nous enleva tout espoir d’empê­cher le froissement si justement redouté.

Feindre une maladie ou inventer un autre prétexte, c’était trahir son propre devoir et donner à penser que l’on serait intervenu si l’on n’eût pas été malade. Or cela ne convenait ni à la vérité, ni à l’honneur, ni à la préservation des droits du Saint-Siège; d’autant mieux que beaucoup de Cardinaux devaient assister aux cérémonies. Nous prîmes donc la résolution d’affronter le danger, quel qu’il fût, plutôt que de trahir les obligations imposées par notre propre état.

Toutefois, en considérant la distinction et la nature des actes auxquels on nous priait de prendre part, nous nous aperçûmes que nous n’avions pas à garder les mêmes réserves pour chacun d’eux.

References

References
1Joseph Fesch (1763-1839), oncle de Napoléon
2Giovanni Battista Caprara (1733-1810). C’est lui qui a béni la Couronne de Fer, lors du couronnement de Napoléon comme Roi d’Italie, le 26 mai 1805.
3Alessandro Mattei (1744-1820
4Francesco Maria Pignatelli, iuniore (1744-1815
5Giulio Maria Della Somaglia (1744-1830
6Michele di Pietro (1747-1821), l’un des rédacteurs de la Bulle d’excommunication Quum Memoranda
7Lorenzo Litta (1756-1820), aux sentiments particulièrement anti-français
8Ferdinando Maria Saluzzo (1744-1816
9Giovanni Fillipo Gallarati Scotti (1747-1819
10Fabrizio Dionigi Ruffo (1744-1827
11Luigi Ruffo Scilla (1750-1832
12Cesare Brancadoro (1755-1837
13Giulio Gabrielli (1748-1822
14Carlo Oppizoni (1769-1855
15, 16Ercole Consalvi (1757-1824
17Antonio Maria Doria Pamphilj (1746-1821
18Antonio Dugnani (1748-1818
19Antonio Felice Zondadari (1740-1823). Chapelain d’Élisa Bonaparte.
20Giuseppe Spina (1756-1828), chapelain de la princesse Pauline.
21Carlo Francesco Caselli (1740-1828
22Aurelio Roverrella (1748-1812
23Antonio Despuig y Dameto (1745-1813
24Fabrizio Dionigi Ruffo (1744-1827
25Giuseppe Albani (1750-1834
26Charles Erskine (1739-1811
27Alphonse-Huber de Latier de Bayane (1739-1818), sénateur en avril 1813, votera la déchéance en 1814. Il refusera de siéger à la Haute Cour lors du procès de Ney.
28Jean-Siffrein Maury (1746-1817
29Le cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen et frère de l’archichancelier de l’Empire, fut le seul cardinal français qui, par délicatesse de conscience, crut devoir refuser d’assister au mariage. C’était un prêtre aussi pieux qu’inscrit. Les persécutions dont le Pape était victime, la séquestration du domaine temporel et la prison pour le Souverain Pontife avaient amené le cardinal Cambacérès à ne plus paraître aux Tuileries et à vivre dans son diocèse. Ce prince de l’Église donnait un grand exemple, qui sera toujours très peu suivi. Nous ne devons donc pas séparer son nom des treize qui eurent le courage de résister aux ordres de Napoléon.