Mémoires du capitaine Marcel – Introduction

INTRODUCTION

 

On a beaucoup écrit sur les guerres d’Espagne, mais en sont-elles mieux connues pour cela ? Il est banal de répéter que les volumineux mémoires, que nous ont légués beaucoup de personnalités connues, n’ont apporté à l’histoire qu’une contribution très relative: préoccupés, en général, de questions purement techniques et soucieux, avant tout, de pallier des erreurs, de justifier des dispositions, leurs auteurs ont laissé dans 1’ombre la partie vraiment vivante le « rendu » de ces campagnes. Seuls, les Souvenirs d’officiers, de simples soldats même, ont représenté la troupe et les cadres subalternes, dans leur « réalité passionnelle » nous ont fait pénétrer leur état d’âme, leur intimité; mais on peut dire que bien peu de ces mémoires ont encore vu le jour, au grand dommage de l’histoire vraiment sincère. Et, cependant, nombreux ont été les obscurs héros de l’épopée qui ont cru devoir « timidement confier à l’avenir » le souvenir de leurs combats, de leurs marches, de leurs aventures. Que sont devenus ces récits, ces journaux de marche? Ils existent, véritables titres de noblesse du vaillant peuple de France, ils existent, mais oubliés, méconnus et pourtant plus dignes de créance que les bulletins officiels, trop souvent entachés d’erreur ou uniquement établis en vue de la gloire de l’Empereur ou des généraux. Qu’il nous soit donc permis, en présentant ces Souvenirs, d’évoquer un de ces « obscurs chemineaux de la victoire » qui furent nos aïeux, afin de recueillir la modeste part qu’il apporte à l’ample moisson de gloire des armes françaises.

Nicolas Marcel naquit le 14 mars 1786; ses parents, petits vignerons du beau pays de Bar-sur-Seine, habitaient les Riceys, et ce fut dans une obscure venelle de ce bourg fameux que l’enfant vit le jour. Ses premières années s’écoulèrent paisibles sous le doux ciel de ce magnifique coin de France, et c’est tout en aidant son père au rude labeur des vignes, qu’il reçut les solides principes de la vieille honnêteté plébéienne. Mais la misère était grande du temps des « citoyens directeurs » : le petit Nicolas n’avait pas encore douze ans qu’il lui fallut aller gagner à Paris une vie qui se faisait de plus en plus difficile en province. Un « Riceton » établi marchand de « vins au comptoir » dans le faubourg du Roule, se chargea de son jeune compatriote, et ce fut là que, tout en rinçant verres et bouteilles, le futur capitaine de voltigeurs apprit à lire, à écrire, et acquit les rudiments d’une instruction qu’il devait amener seul plus tard à une assez belle perfection. Les débits et bals du faubourg étaient un des rendez-vous de prédilection des soldats de la garnison de Paris, et l’en devine les récits que devait entendre le jeune Marcel, récits orgueilleux de prouesses, éclos dans les cervelles, hantées de mirages, de ces troupiers héroïques, qui en avaient déjà tant vu et qui devaient tant en voir encore avant de jalonner de leurs cadavres les derniers carrés de Waterloo. Issu d’une race mi-bourguignonne, mi-champenoise et, par cela même, belliqueux et profondément patriote, l’adolescent sentait bouillonner en lui le vieux sang gaulois, et ce fut avec un enthousiasme réel qu’au lendemain de la glorieuse journée d’Iéna, il se mit en route pour rejoindre le 69e de ligne, ce régiment « un des plus beaux de l’armée », pour lequel il allait conserver, jusqu’à la fin de sa vie, un véritable culte.

Il est permis de supposer que ses débuts y furent heureux, car, moins d’un mois après son arrivée, il était caporal et, à Friedland, ses galons de sergent recevaient le baptême du feu. Il venait de quitter les « compagnies du centre » et faisait partie de cette élite « les voltigeurs » lorsque, le 17 août 1808, le 6e corps quitta le camp de Glogau en Silésie et son délicieux farniente pour aller « faire connaissance avec les fiers Castillans ».

Ce serait déflorer ces Souvenirs et leur enlever tout leur charme que d’énumérer les expéditions, coups de main, combats auxquels prit part ce vaillant soldat : une esquisse à grands traits en dira assez sur ce que fut sa trop courte carrière.

Le 16 janvier 1809, le sergent Marcel attirait décidément l’attention sur lui en passant, le premier, le pont de Bibaye, en Galice, défendu par les Espagnols et en faisant plusieurs prisonniers, dont un chef de bataillon. Cité pour ce fait il fut promu sous-lieutenant de voltigeurs, le 2 février 1810, grade qui ne devait être confirmé que le 27 décembre après la désastreuse expédition de Masséna en Portugal. Le sous-lieutenant Marcel est à Busaco, inutile et sanglant combat où le 69e et le 6e léger rivalisent d’entrain pour aborder l’ennemi et où les voltigeurs hèlent les Anglais pour les inviter au « déjeuner à la fourchette ». Puis c’est la retraite sur Pombal, Redinha, les misères allégrement supportées; c’est Fuentès d’Oñoro, cette victoire inachevée, et les randonnées sans fin par le froid, par le chaud, tantôt dans la sauvage Galice, tantôt dans le « doux royaume » de Murcie, tantôt dans la « maudite » Estramadure. Le 69e est de toutes les « fêtes » ; il a ouvert la tranchée à Ciudad-Rodrigo, il l’a ouverte encore à Almeïda ; ici il est aux trousses des « Goddem » ou des « pouilleux de del Parque » ; là il est à la poursuite de don Julian ou de El Pastor; il est partout et partout il montre, comme l’a dit Napoléon à Pancorbo, « qu’il a un fameux numéro ». Lieutenant en 1811, Marcel commande sa compagnie de voltigeurs; toujours gai et alerte, il est tout entier à ses vieux soldats : leurs faces ravagées, leurs moustaches grises lui semblent plus belles que les gracieux minois des « divinités de Salamanque », et, quand il marche à leur tête, il est « plus fier qu’un empereur romain ». Aux Arapiles, les voltigeurs du 3e bataillon couvrent la retraite du régiment ; selon son habitude, Marcel se prodigue, paye d’exemple : deux chevau-légers hanovriens l’attaquent, le blessent grièvement et le laissent pour mort sur le terrain.

Après un long évanouissement, Marcel se relève et, avec l’aide de son petit domestique, se traîne jusqu’au bivouac du bataillon où il se fait panser sommairement; le lendemain il marche et combat avec sa compagnie : la blessure guérira toute seule, mais il n’abandonnera pas ses « vieilles moustaches », son cher régiment. Avec les revers, le caractère de sauvagerie de la guerre s’accentue, massacres, pillages se succèdent : c’est le sac de Salamanque, c’est l’assaut de Castro d’Urialès avec toutes ses horreurs, dont s’émeut le cœur généreux et bon de Marcel. Mais voici Vitoria, la campagne de France, Bayonne, Orthez, Toulouse : le capitaine Marcel redouble d’énergie et de dévouement. Au combat de Baroillet, en présence du maréchal Soult, il enlève avec sa compagnie une maison très fortement tenue par l’ennemi et fait prisonniers de sa main cinq officiers anglais et portugais. Une nuit qu’il est détaché dans l’île de Broc, au milieu de l’Adour grossi par les pluies, les Anglais ouvrent soudain un feu violent sur la petite garnison : saisis de panique, les hommes du 76e fuient sur des barques, mais, à la voix de leur capitaine, les voltigeurs du 69e restent fermes à leur poste, malgré un raz de marée qui vient font submerger; dans l’eau jusqu’au ventre, ils ne cessent de répéter: « Camarades, secondons nos officiers ; ne sommes-nous pas Français et du 69e! » Le 1er janvier 1814, une nouvelle attaque est dirigée contre les compagnies qui ont relevé à l’île de Broc les voltigeurs du 3e bataillon : les cartouches commencent à manquer et personne n’ose traverser l’Adour sous le feu de l’artillerie ennemie. Marcel saute dans un canot avec deux paysans de bonne volonté, va ravitailler lui-même les tirailleurs sous une fusillade enragée et, à son retour, est frappé d’une balle dans l’épaule. Cette « étrenne de messieurs les Anglais » est soignée comme l’ont été les autres blessures : c’est avec cette balle, qu’il gardera jusqu’à sa mort comme « souvenir de l’île de Broc », qu’il joue au « petit palet » avec ses camarades le matin d’Orthez et qu’à Toulouse il franchit le canal du Midi sur une poutre, en poursuivant les Portugais « qu’il sabre tant qu’il peut ».

La Restauration mit Marcel en demi-solde : ses états de service étaient brillants, il était ardent et plein de vigueur, mais le général Molitor n’était qu’un exécuteur « aveugle » des volontés royales : il ne fallait que vingt-quatre capitaines pour le régiment réorganisé et il était le vingt-cinquième! Aux Cent jours, il ne fit qu’une courte réapparition au régiment : il n’assista pas à Waterloo et rentra dans ses foyers avec les « brigands de a Loire ». C’était la fin d’une carrière qui s’annonçait si belle : Marcel n’était pas, en effet, de ceux qui acceptaient de servir dans une armée où, selon l’expression des vieux de la vieille, « les cadets s’engageaient dans les colonels ». Il refusa le grade de chef de bataillon dans la légion départemental de la Seine-inférieure et attendit patiemment que sa croix, acquise pourtant au prix de tant de glorieux faits d’armes, lui fut reconnue par ordonnance royale de 1820.

Entouré de l’estime et de la considération générales, l’ancien héros d’Alba de Thormès et des Arapiles reprit courageusement le métier de ses pères et fit valoir les quelques arpents de vignes que lui avait apportés un mariage honorable. Il était resté le bon compagnon d’autrefois, gai, serviable., accueillant : son seul plaisir était de rimer de petits vers badins ou galants et de causer des campagnes de jadis avec d’anciens soldais du 69e, retirés en grand nombre aux Riceys : quand il passait, toujours coquet, toujours soigné dans sa tenue, tous saluaient avec respect le « capitaine des voltigeurs » et eussent passé dans le feu pour lui obéir. Il entretenait également des relations épistolaires avec de vieux officiers, colonels ou généraux du temps de « l’autre » et qui, tous, le tenaient en haute estime : « Mon cher Marcel, lui écrivait son ex-colonel Fririon , vous êtes un des plus braves militaires que j’aie connus et un de ceux comprenant le mieux notre vieux métier de la guerre; …sans les désastres le notre patrie, vous seriez a présent officier général et, certes, valant mieux que tant d’autres… » En 1845 une affection pulmonaire enleva brusquement, en quelques semaines, ce vaillant serviteur de la France; il fit bonne contenance devant la mort qu’il avait si souvent bravée, et ses dernières paroles furent pour envoyer un salut suprême à cette patrie, à ce drapeau, à ce régiment qui avaient été la religion de toute sa loyale existence.

On a dit souvent « le style c’est l’homme » et il faut bien en convenir en lisant Marcel, car toutes les qualités du valeureux officier se reflètent dans les récits qu’il nous a laissés. C’est d’une plume alerte, familière, pleine de fine observation parfois, qu’il i retracé les incidents de guerre, les scènes tragiques ou romanesques dont il a été le témoin ou le héros. Et pourtant nulle recherche chez lui : comme il a pris soin de nous le dire, « il n’écrit pas, il raconte » Et, sans réticences, sans recherche littéraire, en toute sincérité, il met à nu l’âme naïve et enthousiaste du soldat impérial, tel que nous commençons à le connaître : pillard, souvent par nécessité, volontiers frondeur, prompt au découragement comme à la colère; terribles défauts, mais combien éclipsés par les brillantes qualités de la race, l’esprit de sacrifice et un inlassable dévouement pour les chefs qui ont su gagner son cœur. Certes Marcel est avantageux et il fait une large part aux histoires de femmes; mais peut-il en être autrement quand il s’agit des guerres d’Espagne? Q’on veuille bien se souvenir de la fameuse phrase par laquelle tant de femmes espagnoles accueillaient nos soldats : « Je me meurs pour les militaires français ! » Et, par contre, que d’épisodes vécus, pris sur le vif, éclairant certains points obscurs, mettant en lumière certaines figures quelquefois méconnues! Quoi de plus émouvant que le récit de la mort du capitaine Lemoine, que les adieux du 69e au colonel Fririon que les soldats saluent une dernière fois de la perfection de leur maniement d’armes, « humble mais inestimable hommage que le pauvre soldat rend aux chefs qu’il a appris à respecter et à aimer »? Quoi de plus tragique que la destruction de Camarinas, l’assaut de Castro d’ Urialès ? Une vie intense, l’âme aventureuse, hardie, joyeusement intrépide de la vieille France, y palpite presque à chaque page, on y sent vraiment ce souffle d’héroïsme qui avait passé sur la nation, qui avait soulevé tous les cœurs. Et surtout, en présence des lendemains inconnus de l’heure présente, on se console des défaillances, des désastres par le spectacle réconfortant des héroïsmes, des dévouements, et en finit par ne plus apercevoir que la gloire des drapeaux où flambent les noms de ces victoires qui ont jadis épouvanté le monde et la grande figure impérissable de la patrie française.

  1. Var.

Belley, 21janvier l912