Mémoires de Pons de l’Hérault – L’île d’Elbe

Pons de l'Hérault
Pons de l’Hérault

Nous atteignîmes au 3 mai.

Le soleil s’était levé radieux. Il faisait présager une heu­reuse journée. L’horizon s’étendait dans l’immensité. Le regard semblait atteindre les limites du monde.

À huit heures du matin, un bâtiment apparut, et, à dix heures, l’on put distinguer parfaitement une frégate. Le vent était à l’ouest, presque entièrement calme, et la frégate, toutes voiles dehors, avait la proue sur Porto-Ferrajo, mais elle n’avan­çait que bien lentement. Elle fut tout le jour en spectacle. La population portoferrajaise s’était portée en masse sur les hauteurs pour la voir. La frégate portait le pavillon carré au grand mât. Les Mille et une Nuits sont des sornettes d’enfant comparativement à tout ce que disaient les curieux. La frégate était anglaise. La journée marchait à son déclin, et le vent toujours faible, alors variable, empêchait la frégate d’avan­cer, quoiqu’elle fût couverte de voiles. On désespérait qu’elle pût mouiller à temps pour prendre l’entrée, lorsqu’une em­barcation, désemparant du bord, rama droit sur le port et aborda bientôt à l’administration sanitaire. On l’admit de suite à la libre pratique. La frégate arriva plus tard au mouillage.

General_Antoine_Drouot
General_Antoine_Drouot

L’embarcation portait le général Drouot, aide de camp de l’Empereur; le colonel Jermanowski, commandant les Polo­nais de la garde impériale; le colonel Campbell et le major Clam, Autrichien. Ces messieurs, envoyés par l’empereur Napoléon, se rendirent aussitôt auprès du général Dalesme, et ils en furent accueillis avec un abandon qui les toucha pro­fondément.

Le général Dalesme
Le général Dalesme

À leur arrivée, j’étais seul avec le général Dalesme, et, touché comme lui, je pus prodiguer mes sentiments de sympathie au général Drouot ainsi qu’au colonel Jermanowski. Les dangers que l’empereur Napoléon avait courus en tra­versant la Provence, ce qu’il devait avoir su des révoltes de l’île d’Elbe, donnaient des craintes à ses compagnons, et il était facile de s’apercevoir qu’ils n’avaient pas été tranquilles sur la réception qui leur serait faite à Porto-Ferrajo.

Les premières paroles des quatre envoyés de l’empereur Napoléon peignent parfaitement les sentiments qui les maî­trisaient en débarquant. Leur ensemble me paraît esquisser parfaitement le fond des pensées. Le général Drouot : « J’es­père que Sa Majesté impériale sera ici en toute sûreté. » Le colonel Jermanowski : « Je compte bien que nous n’aurons pas besoin de nous battre. » Le colonel Campbell : « Il ne doit pas maintenant y avoir de pavillon anglais sur l’île. » Le major autrichien : « Il faut bien qu’on se soumette à ce que les puissances de la coalition ont décidé. » Toutes les craintes furent de suite dissipées.

Le général Drouot était porteur d’une lettre de l’empereur Napoléon pour le général Dalesme. Cette lettre était datée de Fréjus, le 27 avril. Je la copie :

Monsieur le général Dalesme,

Les circonstances m’ayant porté à renoncer au trône de France, sacrifiant ainsi mes droits au bien et aux intérêts de la patrie, je me suis réservé la souveraineté de l’Ile d’Elbe et des forts de Porto-Ferrajo et Porto Longone, ce qui a été consenti par toutes les puissances. Je vous envoie donc le général Drouot pour que vous lui fassiez sans délai la remise de ladite île, des magasins de guerre et de bouche, et des propriétés qui appartiennent à mon domaine impérial.

Veuillez faire connaître ce nouvel état de choses aux habitants et le choix que j’ai fait de leur île pour mon séjour, en considération de la douceur de leurs mœurs et de la bonté de leur climat. Ils seront l’objet constant de mon plus vif intérêt.

Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde.

Quoique à l’île d’Elbe on n’eût encore aucune communica­tion officielle du gouvernement définitif de la France, ni, par une suite nécessaire, du traité qui reconnaissait l’empereur Napoléon comme souverain de l’île d’Elbe, l’empereur Napo­léon n’exhiba point ce titre, et le général Dalesme s’abstint de le lui demander. Cela devait être : il y aurait eu quelque chose de trop insultant dans une demande qui aurait pu faire sup­poser qu’on soupçonnait la parole de l’Empereur.

Après la lecture de la lettre de l’empereur Napoléon, le général Dalesme reçut toutes les autorités de Porto-Ferrajo et leur présenta les envoyés du nouveau souverain. Un homme de bien qui craint d’avoir mal fait n’a plus de tranquillité : telle était la situation morale de l’honorable général Dalesme. Le drapeau blanc lui apparaissait toujours comme un drapeau accusateur. Dès qu’il se vit au moment de recevoir l’empereur Napoléon, il me pria de faire amener le drapeau blanc, et un moment après le drapeau blanc n’exis­tait plus. Alors mon excellent ami se trouva beaucoup plus à son aise.

Le général Drouot cherchait particulièrement à connaître les sentiments religieux des Elbois. Cela étonna beaucoup. L’étonnement aurait été moins grand si l’on avait su quels étaient les principes fondamentaux de sa première éducation. Le général Drouot m’apparut avec l’une de ces physionomies patriarcales de l’antiquité.

Le colonel Campbell affectait d’avoir une grande considéra­tion pour le général Drouot, mais il y avait une dissemblance dans leur figure. Le colonel Campbell était blessé à la tête : sa tête était artistement enveloppée, l’œil sec et perçant, l’oreille tendue, le sourire factice, les traits mobiles, ne par­lant que pour faire parler, tel était le colonel Campbell. Son ensemble était la perfection du type britannique.

La population tout entière salua d’un cri de bienveillance les envoyés de l’empereur Napoléon. Chacun voulait les avoir à son foyer. Ma demeure officielle était à Rio-Marino. Je n’avais qu’un appartement à Porto-Ferrajo; je ne pouvais dis­poser que d’une chambre. Je l’avais offerte au général Drouot, il l’avait acceptée. Mais l’on trouva qu’une chambre ne suffisait pas pour un aide de camp de l’Empereur. On m’enleva mon hôte. Le général Drouot alla trouver ma femme pour s’excu­ser. C’était aussi une visite de politesse. Nous nous étions convenus réciproquement dès la première entrevue. Trente années n’ont rien changé à cette première impression. Je me trompe : le temps en a fait un sentiment d’amitié profonde.

On illumina. Ce n’était pas une illumination préparée, géné­rale, régulière : c’étaient des lumières grandes ou petites, mises aux croisées pour exprimer la joie commune, et cela suffisait.

Il fut décidé qu’une députation se rendrait auprès de l’em­pereur Napoléon pour lui présenter les hommages de tous les habitants de Porto-Ferrajo. La députation fut composée du général Dalesme, du sous-préfet, du commandant de la garde nationale et de moi. Le colonel Vincent aurait pu et aurait dû être de cette députation; il s’abstint. Les Français, employés civils ou employés militaires, furent en général les moins joyeux et les moins empressés. De ce qui avait lieu en petit à Porto-Ferrajo parmi le peuple officiel qui appartenait presque tout à la France, on pouvait se faire une idée de ce qui devait avoir lieu à Paris. On ne pensait qu’à saluer l’astre naissant. Cet empereur Napoléon, on l’aimait bien encore, mais on crai­gnait de le témoigner, parce qu’il y avait peut-être des gens qui observaient et qu’il ne fallait pas se compromettre. La vérité est qu’on voulait pouvoir se vanter de n’avoir témoigné aucun regret au banni impérial.

Nous allâmes, les quatre députés, à l’embarcadère de l’administration sanitaire. Le colonel Campbell était avec nous, et le grand canot de la frégate nous attendait. À l’administra­tion sanitaire, nous apprîmes une chose qui nous étonna beaucoup, et qui valut une réprimande à l’administrateur. Dans la matinée de ce jour, le 3 mai, le patron d’un bateau corse, venant de Bastia, en relâche à Porto-Ferrajo, avait déclaré, en prenant l’entrée, « qu’on disait vaguement au moment de son départ que Napoléon devait être conduit à l’île d’Elbe ». L’administrateur sanitaire, regardant cette décla­ration comme une extravagance, s’était abstenu d’en rendre compte.

Il faut bien que je me décide à parler de la situation parti­culière dans laquelle je me trouvais. J’étais républicain avant la République, je fus l’un des patriotes qui coopérèrent le plus à sa naissance, je lui jurai amour et fidélité, je ne l’ai jamais trompée. J’en suis toujours à mon premier amour et à ma première fidélité. La République ne m’a jamais appelé en vain, et lorsque son heure fatale a eu sonné, j’ai donné des larmes à sa mémoire. Je n’ai conservé que le souvenir des choses glorieuses qu’elle a faites. En vivant avec elle, par elle, pour elle, mes mains sont restées pures de sang et d’or. Ma conscience est tranquille; je ne crains pas qu’aucune voix accusatrice s’élève contre moi. Ma devise a été : Honneur et patrie. Mon républicanisme n’est pas exclusif, car je veux tout ce que la puissance suprême du peuple veut.

Je méprisai solennellement le Directoire. Simple citoyen, je l’attaquai, je le dépopularisai, et, les armes légales à la main, je coopérai d’une manière sensible à son renversement. Il y a déjà longtemps que j’ai écrit :

« La journée du Dix-huit Brumaire ne fut pas une journée constitutionnelle, mais elle renversa le Directoire, et, par cela seul, elle devient une journée nationale. »

Le Consulat, quoique l’œuvre d’un soldat ambitieux, me sembla, d’abord, devoir enfin consolider la révolution régé­nératrice de 1789, mais j’étais déjà désabusé lorsque l’Em­pire vint détruire toutes les espérances des amis de la patrie. L’empereur Napoléon oublia qu’il avait été le général Bona­parte ; il brisa le pavois que le peuple et la liberté lui avaient fait, et des débris de ce pavois il fabriqua un trône. C’était de l’ingratitude : alors le peuple et la liberté l’abandonnèrent. Peuple, apôtre de la liberté, je restai avec le peuple et avec la liberté. On m’attribua un écrit contre l’empereur Napoléon. J’éprouvai des disgrâces, des disgrâces injustes, mais, je le jure devant Dieu, jamais une rancune d’intérêt personnel ne souilla la sincérité de mes opinions politiques.

Ainsi j’étais décidément opposé au système impérial. Je n’ai pas à me désavouer. L’Empire n’a eu que de grands capi­taines, que de grands hommes d’État, mais il n’a point eu de grands citoyens, et les dévouements, presque tous étrangers à la patrie, étaient des dévouements pour l’Empereur. Le ren­versement de l’Empire aurait peut-être été un bien pour le peuple français, si la Sainte-Alliance n’avait pas fait peser les Bourbons sur la France.

Entendons-nous. Je n’aimais pas l’Empire dans ses créations aristocratiques, dans son absolutisme, dans son peu de respect pour les lois, dans son éloignement du peuple, dans sa four­milière de trônes, dans la bassesse de son Sénat, dans le mutisme de ses députés, dans l’inquisition de sa censure, dans ses actes contre la liberté individuelle, mais j’aimais l’Empire au-dessus de tous les empires et quelquefois j’élevais l’empereur Napoléon, à Vienne, à Berlin, au niveau du général Bonaparte de Rivoli ou des Pyramides. Je n’aimais pas à l’entendre dire « Mon peuple », mais je jouissais lorsque je le voyais faire hommage du succès d’Austerlitz à la grande na­tion, et l’arc de l’Étoile me faisait tressaillir de fierté.

Et j’allais me présenter devant le héros qui avait volontai­rement déposé son auréole de gloire ! J’allais me présenter devant l’homme extraordinaire que j’avais tant de fois blâmé même en l’admirant, et pour lequel j’avais aussi tant de fois prié dans sa lutte sainte sur le sol sacré ! J’allais me présenter à l’empereur Napoléon, à l’empereur Napoléon monté sur une frégate anglaise ! Tout cela me paraissait un rêve, un rêve pénible, un rêve affreux. Mon cœur était navré, mon âme était abattue, mon esprit était bouleversé, un frémissement universel ne me laissait pas le libre exercice de mes facultés intel­lectuelles, et je me sentais défaillir. Rien ne me rappelait plus les déceptions de l’Empire, j’étais presque impérial. Le malheur m’imposait la vénération pour la plus illustre de ses victimes.

Le général Bertrand
Le général Bertrand

Nous abordâmes la frégate anglaise; nous montâmes sur le tillac, et l’officier qui nous avait reçus à l’échelle nous conduisit à la grande chambre, où nous trouvâmes le général Bertrand. Le général Bertrand était seul, assis, et il parais­sait rêveur. Il se leva pour répondre à notre salut, mais, comme s’il ne pouvait pas se tenir debout, il retomba immédiatement sur son siège et il ne chercha pas à lier conversa­tion. Son teint était pâle : l’ensemble de sa figure avait quel­que chose de bon. Le colonel Campbell était entré avec nous, le général Koller était entré aussi. Le général Koller était Autrichien, commissaire de la coalition, et, malgré cela, il fut infiniment poli.

On annonça l’empereur Napoléon. L’Empereur se montra aussitôt sur le seuil de la porte de son logement. Notre émo­tion était déjà profonde. Par instinct, nous nous serrâmes les uns contre les autres et nous restâmes dans une espèce d’en­chantement.  Notre attitude était vraiment contemplative.

L’Empereur s’arrêta un moment, il semblait vouloir nous considérer; nous fîmes un mouvement pour aller à lui, il vint à nous. Le général  Koller et le colonel Campbell étaient extrêmement respectueux.

Ce n’était pas Thémistocle banni d’Athènes. Ce n’était pas Marius à Minturnes. L’Empereur ne ressemblait à personne. Sa physionomie ne pouvait appartenir qu’à lui.

L’Empereur portait l’habit vert des chasseurs de la garde impériale. Il avait les épaulettes de colonel. L’étoile de la Légion d’honneur attachée à la boutonnière était celle de simple chevalier, et il ne portait pas la Couronne de fer. Sa mise était soignée : on pouvait la considérer comme une toi­lette militaire de salon. Son air était calme, ses yeux avaient de l’éclat, son regard semblait empreint de bienveillance, et un sourire de dignité effleurait ses lèvres. Il avait les bras croisés derrière le dos. Nous pensions qu’il était venu sans chapeau, mais, lorsqu’il se dirigea de notre côté, nous nous aperçûmes qu’il tenait à sa main droite un petit chapeau rond de marin, et cela nous étonna.

Le général Dalesme balbutia à l’Empereur quelques paroles de respect et d’affection. Nous aussi, nous essayâmes de bégayer quelques mots, nous avions l’éloquence persuasive de l’émotion. L’Empereur comprit cela : il nous répondit avec une bonté toute paternelle, comme s’il avait entendu tout ce que nous n’avions pas pu lui dire. Il semblait avoir étudié ses réponses; il semblait aussi que sa conversation était préparée, tant elle avait de clarté et de précision.

L’Empereur narra rapidement les derniers malheurs de la France. Il racontait comme s’il n’avait pas été le pivot princi­pal de tous ces grands événements. Sa parole ne prenait une animation marquée que lorsqu’il parlait des circonstances qui lui avaient arraché la victoire. Ses sentiments étaient d’un patriotisme brûlant. Il manifesta l’intention de se consacrer désormais au bonheur des Elbois. Puis il nous dit qu’il n’entrerait à Porto-Ferrajo que lorsque le nouveau drapeau qu’il voulait adopter y serait arboré. Il désira que la municipalité vînt lui donner des idées à cet égard. Avant de nous congédier il s’entretint un moment en particulier avec le général Dalesme, puis il adressa quelques mots à chacun de nous, et je fus le moins bien partagé, car il se borna à me demander quelles étaient mes fonctions. Nous nous retirâmes. L’officier de service nous reconduisit à l’embarcation.

Les populations subitement entraînées par un sentiment de félicité imprévue laissent aller l’âme à la joie; hors d’elles-mêmes, elles semblent ne plus éprouver le besoin de repos : telle était la population portoferrajaise. L’exaltation de la soirée, grandissant à chaque instant par les merveilles infinies d’une imagination en délire, ne lui avait pas permis décomp­ter les heures de la nuit.

Le sommeil n’avait donc pas calmé les émotions des masses. Cette nuit n’avait été une nuit de repos pour personne; direc­tement ou indirectement, chacun avait une tâche à remplir, et chacun avait tenu à honneur de bien la remplir.

Il fallait absolument tout préparer pour recevoir le plus dignement possible l’hôte auguste qui venait présider aux nouvelles destinées de l’île d’Elbe.

La municipalité était dans l’embarras le plus extrême. Tout le monde officiel était debout, et chacun disait ce qu’il fallait faire, sans songer que le plus expéditif était d’abord de mettre la main à la pâte.

Le besoin principal était un logement. Le général Dalesme avait de suite offert le sien. La municipalité n’était pas d’avis d’accepter : elle donnait pour raison que l’Empereur devait se loger au milieu du peuple. Moi, je disais que l’Empereur pourrait être affecté de se voir tout à coup renfermé dans une forteresse qui avait passablement l’air d’un lieu de détention. Le général Dalesme n’insista pas. On parla de deux belles maisons bourgeoises. Enfin l’on se décida pour l’Hôtel de ville; c’est ce qu’il y avait de plus convenable.

L'Hotel de Ville
L’Hotel de Ville

Mais il fallait démeubler et meubler l’Hôtel de ville. Il fallait se faire prêter tous les meubles meublants, sans exception aucune. Il fallait savoir ce qu’on devait demander, à qui l’on devait demander. Il fallait des commissaires pour aller deman­der, des hommes pour transporter. Tout cela n’était pas chose facile, d’autant plus que le temps pressait.

La réunion des autorités civiles et militaires, les cérémonies religieuses, la prise d’armes par la garnison, le rassemblement de la garde nationale, tout ce qui avait un caractère public devait nécessairement se préparer, et les heures marchaient à pas de géant. Il y avait deux ou trois grands pavillons à confectionner, ce qui nécessitait l’emploi de beaucoup de bras pour pouvoir aller assez vite. Plusieurs notabilités deman­daient à être présentées officiellement : c’était l’ambition qui déjà commençait à poindre. Ajoutons que toutes les presses étaient en activité, que les proclamations devaient paraître.

Puis le général Bertrand avait écrit au général Drouot « qu’il serait essentiel qu’il y eût beaucoup de population réunie pour recevoir l’Empereur », et le général Drouot s’était empressé de communiquer cette lettre. On avait envoyé des exprès dans toutes les communes de l’île, pour communiquer la nouvelle de l’arrivée de l’Empereur, et pour ordonner aux municipalités et au clergé de se rendre immédiatement à Porto-Ferrajo. Les maires étaient engagés à se faire accompa­gner par leurs administrés d’importance.

Dès le grand matin, le général Dalesme et le sous-préfet avaient fait afficher les deux proclamations que l’on va lire.

Le général Dalesme :

« Habitants de l’île d’Elbe !

Les vicissitudes humaines ont conduit l’empereur Napo­léon au milieu de vous, et c’est à son propre choix que vous devez de l’avoir pour votre souverain.

Avant d’entrer dans vos murs, votre auguste souverain et nouveau monarque m’a adressé les paroles suivantes que je me hâte de vous faire connaître, parce qu’elles sont le gage de votre félicité future :

Général, j’ai sacrifié mes droits aux intérêts de la patrie et je me suis réservé la souveraineté et propriété de l’île d’Elbe, ce à quoi toutes les puissances ont consenti. Veuillez faire connaître ce nouvel état de choses aux habitants, et le choix que j’ai fait de leur île pour mon séjour en considération de la douceur de leurs habitudes et de la bonté de leur climat. Dites-leur qu’ils seront l’objet de mon plus vif intérêt. »

Elbois ! Ces paroles n’ont pas besoin d’être commentées : elles formeront votre destinée.

Habitants de l’île d’Elbe, bientôt je m’éloignerai de vous. Cet éloignement me sera pénible parce que je vous aime sin­cèrement. Mais l’idée de votre félicité adoucira l’amertume de mon départ, et, en quelque lieu que je puisse être, je me rapprocherai de cette île par le souvenir des vertus de ses habitants et par les vœux que je formerai pour leur bonheur. »

Le sous-préfet :

« Le plus heureux événement qui pût jamais illustrer l’his­toire de l’île d’Elbe s’est réalisé en ce jour.

Notre auguste souverain, l’empereur Napoléon, est arrivé parmi nous. Donnez un libre cours à la joie qui doit inonder vos âmes. Nos vœux sont accomplis : la félicité de l’île d’Elbe est assurée.

Écoutez les premières paroles qu’il a daigné vous adres­ser en parlant aux fonctionnaires qui vous représentent : « Je vous serai un bon père; soyez pour moi de bons fils. » Elles resteront éternellement imprimées dans vos cœurs reconnaissants.

Unissons-nous tous autour de sa personne sacrée; rivali­sons de zèle et de fidélité pour le servir. Ce sera la plus douce satisfaction pour son cœur paternel, et ainsi nous nous ren­drons dignes de la faveur signalée que la Providence a bien voulu nous accorder. »

Une foule de réflexions viennent ici se présenter à mon esprit. Le général Dalesme, l’un des plus dignes hommes du monde, fait un éloge pompeux des habitants de l’île d’Elbe, et, avec raison, trois jours auparavant, il accusait les trois quarts des Elbois d’être des brigands armés pour se livrer au pillage, et il ne voulait pas écouter leurs paroles de soumis­sion, et il exigeait leur désarmement, et il ignorait quel parti ils prendraient ! Les murs de Porto-Ferrajo étaient encore tapissés des plaintes amères que le sous-préfet adressait à ces trois quarts de la population elboise, il y avait à peine une semaine ! Les mœurs d’une population ne changent pas du jour au lendemain. Les Gapoliverais et les habitants de la marine de Marciana sont Elbois, cependant leurs mœurs ont toujours eu quelque chose de sauvage. Ce sera la même chose tant qu’on ne les aura pas forcés à s’instruire.

J’aurais conçu la proclamation du général Dalesme adressée aux Portoferrajais. Les Portoferrajais méritaient tout le bien que l’on pouvait en dire, mais ce n’était pas le moment d’éten­dre les éloges hors de l’enceinte de Porto-Ferrajo.

Il y a une autre chose que ma raison ne peut pas com­prendre, ou du moins qu’elle ne peut pas bien s’expliquer.

On veut qu’une grande population se trouve en présence de l’Empereur lorsqu’il fera son entrée à Porto-Ferrajo : c’est qu’on cherche à lui persuader que sa nouvelle capitale est une cité extrêmement peuplée, ce qui signifie un pays d’une grande importance. Mais ce leurre est d’un ridicule extrême. Est-il possible que l’Empereur n’ait pas au moins lu un diction­naire géographique pour savoir avec précision ce que c’est que la ville de Porto-Ferrajo ? Ensuite la population compacte par laquelle on cherche à l’éblouir ne fera que paraître et dis­paraître, et puis, lorsqu’il voudra la retrouver, qu’il la deman­dera, on devra forcément l’humilier en lui avouant qu’on n’avait pas assez compté sur son caractère pour lui faire sup­porter un isolement presque absolu. Sans doute l’intention est bonne; mais elle donnerait une faible idée du stoïcisme de l’empereur Napoléon, si elle était fondée.

Pendant cette nuit, je n’étais pas resté sans rien faire. Il m’avait semblé que le pavillon elbois pouvait être plus con­venable. Je proposai à l’Empereur de le faire « fond blanc tra­versé d’une bande tricolore ». Je ne parlai point d’abeilles. Le colonel Campbell se chargea de mon pli.

Dès le commencement de la matinée, plusieurs personnes no­tables se rendirent à bord de la frégate anglaise. La plus notable de ces personnes était sans aucun doute le colonel Vincent. Le colonel Vincent m’avait demandé comment mon républicanisme s’arrangerait avec les idées de l’Empereur. J’ai su beaucoup plus tard qu’il avait dit au général Drouot que je brûlais de républicanisme, et que je ne me taisais point à cet égard. Cette confidence n’avait d’ailleurs eu aucun caractère d’hostilité : mes rapports avec le colonel Vincent avaient toujours été fort bons.

Le général Drouot prit possession légale de l’île d’Elbe au nom de l’empereur Napoléon. Ce procès-verbal est daté du 3 : cependant il ne fut signé que le 4. On voulut qu’il portât le jour de l’arrivée. En voici la copie parfaitement exacte :

Cejourd’hui 3 mai 1814, en présence de M. Klam, chambellan de S. M. l’empereur d’Autriche, major et aide de camp du maréchal de Schwarzenberg, chevalier de l’ordre impé­rial russe de Sainte-Anne de deuxième classe et de l’ordre bavarois de Maximilien-Joseph, et de M. Hasting, lieutenant au service de Sa Majesté sur la frégate l’Indomptée, désignés par MM. les commissaires des puissances alliées pour être présents à la prise de possession de l’île d’Elbe par S. M. l’empe­reur Napoléon;

Nous, baron Dalesme, en vertu des ordres qui nous ont été adressés par S. E. le comte Dupont, ministre de la guerre, avons fait remise de l’île d’Elbe, de ses places fortes, batte­ries, établissements et magasins militaires, munitions et de toutes les propriétés dépendant du domaine impérial, à M. le général de division Drouot, chargé des pleins pouvoirs de S. M. l’empereur Napoléon reconnu souverain de l’île d’Elbe par les puissances alliées et le gouvernement provisoire de la France; avons de suite dressé et signé, avec les témoins ci-dessus désignés, le présent procès-verbal de possession de l’île d’Elbe, fait par M. le général Drouot au nom de l’empereur Napoléon.

Voici maintenant le procès-verbal de la reconnaissance du pavillon elbois :

Cejourd’hui 4 mai 1814, S. M. l’empereur Napoléon ayant pris possession de l’île d’Elbe, le général Drouot, gouverneur de l’île au nom de l’Empereur, a fait arborer sur les forts le pavillon de l’île, fond blanc traversé diagonalement d’une bande rouge semée de trois abeilles d’or. Ce pavillon a été salué par les batteries du fort, de la côte, de la frégate anglaise l’Indomptée et des bâtiments français qui se trouvaient dans le port. En foi de quoi, nous, commissaires des puis­sances alliées, avons signé le présent procès-verbal avec le général Drouot, gouverneur de l’île d’Elbe.

Le procès-verbal de la prise de possession de l’île d’Elbe avait été signé par les délégués des commissaires des puissances alliées, et l’acte de reconnaissance du pavillon elbois était signé par les commissaires eux-mêmes. On m’assura que ce changement avait eu lieu sur une observation de l’Empe­reur.

L’Empereur décréta en même temps que la cocarde elboise serait, comme le pavillon elbois [1]Comme nous l’avons déjà dit, Sa Majesté avait déjà décidé que le drapeau serait blanc, traversé diagonalement d’une bande rouge qui le diviserait en deux triangles égaux, et que … Continue reading, fond blanc bordé d’une bande rouge, semée de trois abeilles d’or, et une heure après tout le monde la portait, même la plus grande partie des Français qui devaient rentrer en France.

Il y eut aussi cela de particulier que les quelques individus qui avaient d’abord mis la cocarde blanche, honteux de se trou­ver en si petit nombre, renoncèrent à leur initiative et mirent leur morceau de linge blanc à la poche. Je crois que, sans cela, il y aurait eu des querelles dans la journée. Le général Dalesme fut obligé de défendre à tous les Français sous ses or­dres de porter toute autre cocarde que la cocarde française, et c’est à peine s’il fut obéi.

Donc le colonel Vincent était allé saluer l’empereur Napo­léon, et l’empereur Napoléon avait paru fort aise de le voir. Cependant le colonel Vincent était en disgrâce depuis les af­faires de Saint-Domingue, et le gouvernement impérial lui avait constamment refusé l’avancement dû à ses bons services, car il était arrivé au terme de sa longue carrière, peut-être même était-il le doyen du service actif du génie militaire, sans pour­tant avoir atteint au grade de général. Quoi qu’il en soit, il n’eut qu’à se louer de la manière dont il fut accueilli, et, pour me servir de sa propre expression, « l’Empereur l’acca­para ».

Tandis que la ville de Porto-Ferrajo mettait la dernière main à ses préparatifs, que ses murs se remplissaient de toutes les municipalités et de toutes les notabilités de l’île, que toutes les embarcations voltigeaient autour de la frégate, l’empereur Na­poléon prenait des informations sur les hommes et sur les choses. Il avait beaucoup questionné le colonel Vincent, il questionna beaucoup le président du tribunal. Le colonel Vin­cent n’aimait pas Porto-Ferrajo, parce qu’on y avait beaucoup crié contre lui. Le président du tribunal était un homme de coterie et de commérage : ce n’était pas un méchant homme, mais il ne savait pas être l’ami de celui-ci sans être l’ennemi de celui-là, et par conséquent il était toujours en guerre avec quelqu’un. Ce n’était pas tout à fait de bonnes sources pour puiser des renseignements exacts. Le vicaire général s’était aussi présenté à l’Empereur : il se disait son parent, il était frère d’un parent par alliance du côté maternel. Cet homme, malgré son élévation ecclésiastique, menait une vie très relâ­chée et ne méritait aucune confiance : l’Empereur ne le garda qu’un moment. Je dirai du vicaire général ce que j’ai dit du président : ce n’était pas un méchant homme; mais lorsqu’il était passionné, sa raison, souvent troublée par ses habitudes de table, était dans un égarement complet.

Porto-Ferrajo n’était pas un pays facile. Il y avait trop d’in­térêts en présence. Ces intérêts ne pouvaient pas se remuer sans se heurter. Il n’y avait qu’un moyen de ne pas troubler sa tranquillité, c’était de ne se mêler à aucun tripotage et d’obliger indistinctement les braves gens. Je me suis parfai­tement trouvé de cette méthode. J’ai vécu plusieurs années dans des relations d’intimité avec les Porto-Ferrajais, au plus fort des tempêtes de guerre et de politique, et jamais je n’ai eu à me plaindre sérieusement d’aucun d’eux.

Le moment actuel ne pouvait pas être pour l’Empereur le moment propre aux petites audiences de bavardage. L’Empe­reur mit fin à celles de la matinée, il se fit transporter de l’autre côté de la rade, à une campagne dont l’apparence avait frappé ses regards. C’était la campagne de Pellegrino Senno, le fermier de la Madrague.

L’Empereur avait engagé le colonel Vincent à l’accompagner. Le commandant de la frégate et plusieurs officiers étaient de cette excursion. L’Empereur se promenait fort tranquillement avec le colonel Vincent. Tout à coup un paysan court sur lui et, jetant en l’air le bonnet qu’il avait sur la tête, il se mit à crier en italien d’une voix de stentor : « Vive le roi d’Angleterre, toujours le roi d’Angleterre ! » Le colonel Vincent l’empêcha d’approcher davantage de l’Empereur; l’Empereur porta ma­chinalement la main à la garde de son épée; le paysan s’ar­rêta dès que le colonel Vincent lui eut ordonné de s’arrêter. L’Empereur était stupéfait de cette aventure ; il demanda au colonel si ce cri était le cri familier de la population ou si c’était le premier jour qu’il se faisait entendre, et il chargea le colonel d’aller étudier la véritable cause de cet événement. Le colonel s’acquitta de la mission dont il était chargé. Je copie le journal du colonel Vincent :

« Ce cri ne signifiait rien. Il avait été acheté une guinée par le commandant de la frégate. Celui-ci, qui probablement n’avait jamais monté à cheval, avait témoigné le plus grand désir de monter sur une des petites bêtes du pays, qui alors passait devant lui, et l’enfant qui la conduisait la lui avait confiée. Le commandant anglais était monté sur ce cheval poupée, mais le cheval n’avait ni bride ni licou, et le pauvre marin était obligé de se tenir à la crinière. Toutefois, il ne se tenait pas si bien que sur le tillac de sa frégate au milieu des plus grandes tourmentes. L’enfant marchait en avant, l’ani­mal suivait en paissant. Malgré cette marche paisible, le com­mandant anglais fut démonté et, ne voulant plus s’exposer, il donna une guinée à son conducteur : c’était plus que de la générosité. L’enfant courut porter le trésor à son père et à sa mère. Le père était venu de suite témoigner sa reconnaissance par ses cris de joie. L’Empereur alla à la cabane, il questionna la fermière. Le fermier avait eu peur : il s’était caché. On savait déjà à qui l’on avait affaire. La fermière fit comprendre que ses petites filles pourraient crier aussi : « Vive l’Empereur ! » L’Empereur ne se le fît pas répéter : il donna aux petites filles. Alors la mère prenant un ton patelin dit dans son langage à l’Empereur : « Les monnaies d’or de notre souverain plaisent beaucoup à nos enfants. » Pendant cette promenade qui fut assez longue, l’Empereur fut parfaitement tranquille et il me questionna sans cesse. Il voulait tout connaître à fond. Dès son retour à bord, il déjeuna de fort bon appétit. Pendant le déjeuner, il me ren­dit une justice éclatante quant aux affaires de Saint-Domingue. Il reconnut qu’on lui avait fait faire de grosses sottises. Il avoua que je lui avais dit des vérités dont l’utilité lui avait plus tard été démontrée. Il persista dans cette opinion, qui n’était pas celle du général Bertrand… »

Midi sonne : un coup de canon se fait entendre. Le pavillon elbois vient d’être arboré au fort de l’Étoile. L’artillerie des remparts et le son de toutes les cloches résonnent dans les airs : la frégate anglaise a hissé la nouvelle bannière elboise au grand mât. Tous les bâtiments qui sont en rade font feu. Cependant le retentissement de l’airain est moins puissant que le cri des populations réunies. C’est le premier appel au cœur des Elbois. Les cœurs elbois semblent pleins d’amour, tant ils sont pleins d’espérance.

Néanmoins, au milieu de cette joie d’apparence universelle, l’œil observateur pouvait distinguer des craintes.

Le général Dalesme ne pouvait pas avoir oublié les mauvais quarts d’heure que les révoltés lui avaient fait passer. Il ne pensait pas que ce qu’il avait publié en faveur des Elbois fût une amnistie pour ceux qui avaient ensanglanté ou voulu en­sanglanter l’île d’Elbe. Il avait dit au maire de Rio Montagne qui cherchait à s’excuser :

« Maintenant que vous ne pouvez plus faire le brigand, vous faites le chien couchant, et ce n’est pas la première fois que cela vous arrive. Mais les faits sont là. C’est à la justice à prononcer. »

Cette réponse échap­pée à la conscience d’un homme d’honneur, de suite répandue dans le public, avait effrayé tous ceux qui se sentaient coupa­bles. On craignait que l’opinion du général Dalesme ne devint l’opinion de l’empereur Napoléon. Les révoltés cherchaient partout des points d’appui pour se faire pardonner. Je crois bien que je fus le fonctionnaire public qu’on sollicita le plus : on savait que j’étais l’ami intime du général Dalesme. Mais l’Empereur ne songea pas à punir; il ne voulait pas même sa­voir s’il y avait à punir.

Il y avait une autre ombre au tableau de joie enivrante qui frap­pait les regards. Les Anglais s’associaient officiellement à l’ex­plosion de la félicité commune, mais il n’en était pas ainsi dans leurs conversations privées, et plusieurs Portoferrajais avaient dû sévèrement réprimer des insinuations captieuses sur l’exis­tence future des Elbois. Il n’y a rien là qui doive étonner. L’Anglais, homme de gouvernement, n’a rien de commun avec les hommes de l’état social, et il fait bande à part. Lui : c’est l’univers.

La réception solennelle faite à l’empereur Napoléon à Porto-Ferrajo fut une réception digne, et, aux jours de sa toute-puissance, l’Empereur n’aurait pas été mieux reçu même à Lyon où il était tant et tant aimé.

L’empereur Napoléon devait débarquer à la porte de mer qui donne dans le port qu’on a l’habitude d’appeler la Darse. Le port est presque tout entouré par les remparts de la place. Le général Dalesme avait permis la communication du chemin de ronde, ce qui mettait le faîte des remparts à la dis­position du public. Les quais du port étaient encombrés de population. La population était aussi compacte sur les rem­parts. Ce premier coup d’œil avait vraiment quelque chose de beau. Suivons maintenant la disposition de la partie de Porto-Ferrajo que le cortège impérial devait parcourir. La porte de mer du côté de la ville donne sur une place formant un carré long,  et cette place  communique par deux rues marchandes à la place d’armes, vaste carré, sur deux côtés duquel il y a, en face l’un de l’autre, la maison commune et la paroisse. Les deux  places sont entourées de jolies maisons. Toutes les populations elboises étaient sur ces deux places. Toutes les croisées étaient ornées des plus belles tentures que l’on avait pu trouver; elles étaient plus ornées encore par les dames de Porto-Ferrajo qui y avaient pris place dans tout le luxe de leur grande toilette. Il était impossible d’ajouter à ce faste du pays. L’empereur Napoléon quitta la frégate  anglaise pour faire son entrée  à Porto-Ferrajo. On lui avait préparé le grand canot dont les bancs étaient couverts de beaux tapis. Dès que le canot poussa au large, la frégate salua l’Empereur de vingt et un coups de canon et de trois acclamations de hourras répétés par les matelots anglais rangés symétriquement sur les vergues. Les canotiers répondirent aux trois hourras par trois autres  hourras. Pendant la durée des hourras, l’Empereur resta la tête découverte. Tous les bâtiments en rade saluèrent de leur artillerie et de leurs hourras. La place de Porto-Fer­rajo associa toutes ses batteries et ses cloches à toutes ces salutations. Ce second retentissement m’affligeait. Il semblait me dire que les destinées étaient accomplies, que l’empereur Napoléon était entièrement perdu pour la France. Mon cœur était serré. Je ne voyais plus l’homme du pouvoir absolu. C’était le héros qui m’apparaissait dans toute sa nationalité, car l’empereur Napoléon était vraiment national.

Toutes les embarcations de la frégate, des bâtiments en rade, toutes les embarcations du pays suivaient le canot de l’Empe­reur, et cet ensemble ne pouvait être que très pittoresque [2]Plusieurs de ces embarcations étaient remplies de musiciens qui jouaient des airs analogues à. la circonstance. On remarquait aussi quel­ques improvisateurs qui chantaient Apollon exilé du ciel … Continue reading . En arrivant au port, l’Empereur fut visiblement étonné de ce qu’il voyait, et il ne chercha pas à cacher son étonnement. Il se découvrit de nouveau aux premiers cris populaires. C’est ainsi qu’il aborda au petit môle de débarquement. Il mit pied à terre.

Débarquement de Napoléon à Porto-Ferrajo
Débarquement de Napoléon à Porto-Ferrajo

Toutes les autorités civiles et militaires attendaient. Le clergé attendait aussi; il était venu recevoir processionnellement l’Oint du Seigneur.

Le maire s’approcha de l’Empereur, le salua profondément, et il lui présenta les clefs de la ville déposées dans un bassin d’argent. L’Empereur prit ces clefs, il les garda un moment, et il les rendit au maire en lui adressant ces paroles hono­rables : « Reprenez-les, monsieur le maire, c’est moi qui vous les confie; et je ne puis pas mieux les confier. » Ce qui était vrai, car c’était un digne magistrat. M. le maire n’avait pas pu articuler une seule parole. Il n’avait pas même pu lire quelques mots qu’il avait écrits. Alors M. le vicaire général s’avança pour recevoir l’Empereur sous le dais : l’Empereur y prit place. Le cortège se mit en marche.

L’Empereur était comme la veille, en habit de chasseur de la garde impériale, mais alors il portait l’étoile de la Légion d’honneur, la Couronne de fer, la Croix de la réunion, et il avait repris son petit chapeau historique.

Le général Bertrand et le général Drouot suivaient immé­diatement l’Empereur. Le général Bertrand était décoré du grand cordon ; le général Drouot ne portait que la croix de commandant. L’Empereur avait témoigné le désir que le général Dalesme ne quittât pas le général Bertrand et le géné­ral Drouot.

Puis venaient les commissaires de la coalition : le général autrichien Koller et le colonel anglais Campbell, le comte Klam et le lieutenant Hasting, adjoints aux commissaires.

Le trésorier de la couronne, Peyrusse, et le colonel des Polonais, Jermanowski, marchaient ensemble.

Les deux fourriers du palais, faisant fonction de préfets du palais, Deschamps et Bâillon, le médecin Foureau de Beauregard, le chirurgien Emery, le pharmacien Gatti, faisaient groupe et complétaient les officiers de la maison de l’Empe­reur.

L’état-major de la frégate anglaise formait un corps parti­culier. Les autorités civiles et militaires lui avaient cédé le pas, ce qui était une politesse déplacée.

La garde nationale et la troupe de ligne bordaient la haie. La garde nationale s’était vraiment surpassée; sa tenue ne laissait rien à désirer. La troupe ne se composait que de débris, ce qui ne la rendait pas moins intéressante.

Le cortège marchait lentement; la foule le pressait et l’arrê­tait sans cesse. On voulait voir l’Empereur de près. C’était la volonté générale, mais chaque volonté particulière se substi­tuait à la volonté générale : de là, des luttes, des ondulations populaires, des haltes forcées. L’Empereur semblait résigné. Il n’en était pas de même du vicaire général : impatient de sa nature, il trépignait visiblement; si cela avait dépendu de lui, il aurait eu recours au pugilat pour se faire ouvrir le passage. L’église était parée comme aux jours de grande fête.

L'église de Porto-Ferrajo
L’église de Porto-Ferrajo

Au milieu de la nef, il y avait un prie-Dieu préparé pour l’Empereur, couvert d’un tapis de velours cramoisi. Deux cham­bellans avaient été improvisés pour assister l’Empereur durant la cérémonie; ils le conduisirent à sa place, et ils se tinrent à ses côtés. La population avait envahi l’église.

Le vicaire général entonna l’hymne de saint Ambroise : Te Deum laudamus, et ensuite il donna la bénédiction du Saint Sacrement.

Il était naturel que tous les yeux se portassent sur l’Empe­reur. On lui avait remis un livre d’église : il lisait. Peut-être serais-je plus vrai si je disais qu’il faisait semblant de lire. Pourtant deux fois je crus au remuement de ses lèvres qu’il priait, et même qu’il priait avec ferveur. Il ne tourna pas une seule fois la tête pour regarder ce qui se passait autour de lui. Les chambellans improvisés avaient une rude tâche à remplir pour leur noviciat. Ils ne savaient d’abord comment s’y prendre pour dire à l’Empereur de s’asseoir, de se lever, de s’agenouiller, et leur gêne par défaut d’habitude se mani­festait de toutes les manières. L’Empereur cherchait à les sou­lager en les prévenant; les rôles étaient presque intervertis. On remarquait que l’Empereur répondait à leur attention avec une affabilité extrême.

Cette cérémonie avait un caractère particulier. Celle-ci ne pouvait pas être purement religieuse à l’égard de l’empereur Napoléon… Pour rendre sincèrement grâce à Dieu de l’avoir fait passer du plus grand Empire du monde au plus petit trône de la terre, il aurait fallu que le malheur l’eût déjà sanctifié, et certainement il n’en était pas encore à cet état de béatitude. Sans doute l’empereur Napoléon était religieux: vingt circonstances de sa vie l’ont prouvé. Mais de là à l’abné­gation absolue, il y a l’immensité à traverser. L’Empereur, sans avoir rien de trop mondain ni de trop dévot, se dessinait avec majesté, et il plaisait à tous les fidèles qui l’avaient accom­pagné dans le temple de Dieu. L’Empereur, toujours maître de lui, avait l’air calme, mais il ne l’avait pas impassible, et sa physionomie trahissait son émotion.

Certainement l’ensemble du clergé n’était pas dans son assiette ordinaire, et, presque troublé, il tâtonnait pour savoir ce qu’il avait à faire. Le vicaire général se trompa deux fois. On aurait dit que l’Empereur éblouissait les prêtres.

Personne ne faisait preuve d’insensibilité : tout le monde était recueilli.

Mais c’est surtout la population porto-ferrajaise qui se montrait touchée; elle semblait assister à des prières de famille. L’église était encombrée; les voix chantantes étaient nombreuses. Aux deux versets suivants de l’hymne ambroisienne (sic) : « Nous vous supplions donc de secourir vos servi­teurs que vous avez rachetés de votre sang précieux… C’est en vous, Seigneur, que j’ai mis mon espérance; je ne serai point confondu à jamais », le peuple, selon l’usage d’Italie, se mit à genoux, la tête baissée, et l’intonation de ses paroles chantées eut une ferveur vraiment extrême. Le peuple croyait que ces deux versets étaient des prières plus particulières pour l’Empereur. Le moment de la bénédiction fut un moment dont la solennité sainte maîtrisa le peuple porto-ferrajais.

C’était la population de Porto-Ferrajo qui, tout naturelle­ment, avait envahi la première l’église, et par conséquent ce n’est que d’elle que je puis parler, quant à ce qui s’est passé à l’église.

Le cortège, dans le même cérémonial, sortit de l’église, et il accompagna l’Empereur à l’Hôtel de ville, où il devait loger. La municipalité avait pris les devants pour aller le recevoir. En quittant le dais, l’Empereur se trouva entouré de toutes les autorités, de toutes les notabilités, et au moment où il entra dans l’Hôtel de ville, il fut salué à plusieurs reprises par des acclamations brûlantes de tendresse populaire.

On croyait que la journée était terminée pour l’Empereur : l’on ne connaissait pas l’homme. La journée ne faisait alors que commencer pour lui. Il donna de suite audience.

Le général Dalesme présenta tous les Français qui voulurent être présentés; tous ne le voulurent pas. Les adorateurs du soleil levant détournaient la tête pour ne pas voir le soleil couchant. Les paroles que l’Empereur adressa aux Français furent toutes remarquablement empreintes de patriotisme. Il dit au commandant du génie Flandrin, qui lui adressait quel­ques mots de regret : « La patrie avant tout, mon cher com­mandant, et alors on ne se trompe jamais ! »

Le sous-préfet présenta les municipalités, les municipalités présentèrent leurs notabilités. L’Empereur trouva des paroles pour tous en général, pour chacun en particulier. Certaine­ment il avait lu le Voyage d’Arsenne Thiébautt, car il parlait pertinemment des diverses communes de l’île d’Elbe, et il est facile de comprendre combien cela surprenait les Elbois. Il affecta même de passer toutes les localités en revue : il disait beaucoup de choses en peu de mots. Outre le Voyage d’Arsenne Thiébault, l’Empereur avait eu des notes officielles pour tout ce qu’il pouvait lui être utile de savoir sur l’île d’Elbe. Ensuite il faisait ses premières questions de manière à connaître de suite les personnages auxquels il avait affaire; alors il pre­nait le langage qui convenait le mieux à ses interlocuteurs. Aussi les Elbois n’en revenaient pas des connaissances posi­tives que l’Empereur avait de leurs besoins généraux et de leurs besoins particuliers. Il écarta plusieurs fois des explica­tions qu’on voulait lui donner relativement aux révoltes : c’était un grand point de quiétude pour les révoltés. Mais le maire de Marciana le fit pourtant écarter un moment de son système d’oubli du passé. Ce maire, plus par embarras que par calcul, essaya de justifier les crimes commis, et l’Empereur l’interrompant lui dit : « Vous me feriez croire que vous êtes au nombre des criminels, si vous aviez le courage de chanter leurs louanges. La loi a voulu tirer un voile sur le passé; laissez-moi imiter la loi, et soyez heureux de mon respect pour elle. » L’Empereur voulait séduire; il séduisit. Tout le monde était enchanté.

Le président du tribunal présenta la magistrature; l’Em­pereur questionna plus particulièrement le procureur impé­rial, M. Fontaine, homme intègre, éclairé et franc.

Vint la présentation des prêtres. Le vicaire général salua. L’archiprêtre de Capoliveri porta la parole; on le disait le prêtre le plus instruit de l’île. Il ne fut pas le plus adroit. Il glissa presque sur l’arrivée providentielle de l’Empereur. Sa harangue porta de suite sur le malaise du clergé, sur les besoins des églises et sur l’urgence de venir promptement à leur secours. L’auditoire ne fut pas favorable à l’orateur. Lorsque l’orateur sacré eut terminé son discours profane, l’Empereur, qui l’avait écouté avec beaucoup de patience, passa au creuset épuratoire les exagérations de misère dont on venait de lui faire l’énumération. Il détruisit ces exagérations une à une, et lorsqu’il eut fini, s’adressant plus particulière­ment à l’archiprêtre, il lui répéta en riant ce proverbe italien : « Dominus vobiscum n’est jamais mort de faim. » Puis, repre­nant le ton sérieux, l’Empereur dit au clergé : « Soyez tran­quilles, messieurs, je pourvoirai aux besoins du culte », et il le congédia.

On croyait l’Empereur éreinté : il parla de suite de monter à cheval. Mais il fut arrêté par une circonstance qui m’intrigua alors, qui m’intrigue toujours, par la raison que je ne puis pas l’expliquer.

Il y avait encore des visiteurs dans la maison commune devenue palais impérial. L’Empereur allait sortir lorsque le fourrier du palais Bâillon lui présenta deux personnages qui demandaient à lui parler, et que l’Empereur conduisit dans une pièce voisine du salon où il les garda pendant environ un quart d’heure. Ces deux personnages, arrivés dans l’après-midi, repartirent dès qu’ils eurent quitté l’Empereur, et je n’ai jamais su qui ils étaient. Je n’assure pas que c’était un mystère, mais cela avait l’air mystérieux, et avec d’autant plus de raison, qu’il fut démontré pour tout le monde que l’Empereur n’avait pas voulu, avec intention, parler en présence de témoins.

L’Empereur visita minutieusement la place, rentra, et reçut peu de monde dans la soirée. Ce fut avec le colonel Vincent qu’il s’entretint le plus.

La ville fut brillamment illuminée, le pauvre fut au moins aussi généreux que le riche pour participer à l’illumination.


 

 

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References

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1Comme nous l’avons déjà dit, Sa Majesté avait déjà décidé que le drapeau serait blanc, traversé diagonalement d’une bande rouge qui le diviserait en deux triangles égaux, et que cette bande rouge serait parsemée de trois abeilles en or. Napoléon hésita pour adopter les trois abeilles jaunes : il les voulait bleues. Mais après avoir réfléchi, il dit : « Avec les abeilles bleues, nous aurions le drapeau tricolore, ce qui pourrait bien nous occa­sionner des désagréments. » Et les abeilles jaunes l’emportèrent.
2Plusieurs de ces embarcations étaient remplies de musiciens qui jouaient des airs analogues à. la circonstance. On remarquait aussi quel­ques improvisateurs qui chantaient Apollon exilé du ciel et réfugié en Thestalie.