Mémoires de Champagny – La paix de Vienne – 14 octobre 1809

Jean-Baptiste Nompère de Champagny - Theodore Rousseau - Château de Versailles
Jean-Baptiste Nompère de Champagny – Theodore Rousseau – Château de Versailles

L Autriche jugeant l’empereur suffisamment occupé en Espagne, crut que le moment était venu de reprendre les armes et de réparer les pertes qu’elle avait faites ; elle recommença la guerre en avril 1809. On sait quels furent, dès le début de cette campagne, les succès rapides des armes françaises.

L’empereur m’avait laissé à Paris ; je ne partis que quinze jours après lui. J’appris à Munich où je résidai deux jours qu’il était à Vienne ; ministre de paix j’avais de la peine à suivre son char de triomphe. C’est aussi là que je fus instruit des événements de Rome , le pape arrêté et transféré au loin de la ville où il régnait.

L’empereur me protesta qu’il n’avait point donné l’ordre de l’arrêter ; il témoignait beaucoup de regrets de cet attentat, un peu de crainte de l’effet qu’il devait produire; et cependant il se voyait dans une sorte d’impossibilité de revenir sur ce qui avait été fait , parce qu’en rendant la liberté au pape et la lui rendant sans conditions (l’inflexibilité de son caractère ne permettait pas d’espérer qu’il consentit à aucune) l’Italie était ouverte aux Anglais et son système de guerre contre eux entièrement ruiné.

Était-il sincère dans les protestations qu’il me faisait ? je n’ose l’affirmer ; mais je ne doute pas qu’il n’eût le plus vif regret de s’être vu réduit à une si fâcheuse nécessité, et qu’il n’était point indifférent sur l’opinion que pouvait faire naître cette violation de tant de droits sacrés.

L’empereur n’était point à Vienne quand j’y arrivai. J’y attendis ses ordres : c’était à l’époque de la bataille d’Essling. La canonnade se faisait entendre à Vienne, comme si on se fût battu aux portes de la ville, et du haut du clocher de la cathédrale on pouvait voir au-delà du Danube quelques mouvements de troupes. L’agitation était extrême dans la ville ; les remparts étaient couverts de curieux.

La bataille d'Essling - Fernand Cormon - Musée des Beaux-Arts de Mulhouse.
La bataille d’Essling – Fernand Cormon – Musée des Beaux-Arts de Mulhouse.

Sans doute ce n’était pas le même sentiment qui les animait tous. Les vœux des habitants et les nôtres étaient bien opposés ; mais il n’y avait aucune marque visible d’animosité. Il semblait que de part et d’autre on n’éprouvait que ce frémissement intérieur et cette pitié profonde que fait naître dans un cœur encore un peu humain l’aspect et encore plus la pensée d’hommes s’entre-égorgeant, sans motif de haine ni de vengeance et sans l’appât d’aucun intérêt. La ville de Vienne resta paisible , quoiqu’elle n’eût qu’une très-faible garnison française , et que l’issue du combat eût menacé l’armée Française d’une entière destruction.

C’est le lendemain que je rejoignis l’empereur. Je savais combien la bataille avait été désastreuse, et à quel danger l’armée venait à peine d’échapper. Je trouvai l’empereur, extrêmement calme , du moins en apparence; la propreté de sa tenue , la blancheur de son linge , ses bottes luisantes m’étonnèrent. J’avais presque imaginé qu’il devait être couvert de sang et de poussière.

Le combat m’a été funeste, me dit-il, j’ai bien des amis à regretter ; le pauvre Lannes

Ses yeux s’humectèrent de pleurs et il n’acheva pas. Ce mouvement de sensibilité fut rapide ; il ne croyait point avoir perdu la bataille , et plus que jamais il se regardait comme sûr de battre l’armée autrichienne. L’événement justifia ses espérances. Je l’accompagnai à la bataille de Wagram.

Je me rappelle encore cet orage affreux de la nuit du 4 au 5 juillet pendant laquelle se préparait le passage du Danube de l’île de Lobau sur la rive gauche du fleuve. Le ciel et la terre étaient en feu, et les éclats de la foudre se mêlant au bruit de l’artillerie annonçaient une journée de meurtre et de destruction. Le ciel devint pur au point du jour. Je passai le fleuve en même temps que l’empereur. La plus grande partie de l’armée était passée ; je voulais suivre l’empereur, il me fit dire par le prince de Neufchâtel de m’éloigner. Il ne voulait avoir auprès de lui que les hommes dont il avait besoin, et je lui étais alors tout à fait inutile.

Cependant je suivis l’armée devant laquelle reculait en combattant l’armée autrichienne qui prit le soir la position qu’elle devait défendre le lendemain, et je bivouaquai enveloppé dans mon manteau très-près de l’empereur. Je le vis donnant ses ordres pour le lendemain, et ses soldats couvrant de feuillages, en forme de berceau , le lieu où il reposait.

Le combat recommença avant le jour. Je me trouvai au milieu des Saxons au moment où ils prirent la fuite et j’étais comme entrainé par eux ; je vis alors l’aile droite autrichienne débordant notre aile gauche et passant entre le Danube et nous , mouvement qui, s’il avait réussit, nous séparait de notre camp, de la ville de Vienne, de nos magasins , de notre parc d’artillerie, et de toutes nos ressources. Mais je vis alors l’empereur accourir là où j’étais auprès du prince Eugène qui s’efforçait d’arrêter les fuyards; à ses ordres je vis s’avancer cette imposante artillerie de la garde qui avait été laissée en réserve.

Déjà cent pièces de canon sont en batterie ; les vainqueurs s’arrêtent, bientôt reculent, et la division autrichienne qui menaçait de nous couper, craignant d’être coupée elle-même se retire avec précipitation. Je montai alors au clocher de Gross-Aspern pour voir le mouvement de notre droite, et je fus encore témoin d’un beau fait : le prince d’Eckmühl, forçant à la retraite l’aile gauche des Autrichiens postée sur un coteau [1]Marktgrafneusiedl ; et je crois sentir les palpitations que j’éprouvai en voyant notre cavalerie grimper ce coteau, comme on monte à l’assaut, et chassant tout ce qui était devant elle. La bataille était gagnée.

Je me hâtai d’aller prendre les ordres de ‘l’empereur ; on avait établi une tente là même où on s’était le plus battu ; elle était environnée de cadavres. Je travaillai avec lui ; il me renvoya à Vienne. La bataille nous en avait beaucoup rapprochés. Mais le pont de cette ville n’existait plus ; il me fallut redescendre vers l’île de Lobau pour passer le fleuve ; j’arrivai à Vienne vers minuit , et je pus profiter de l’estafette qui annonçait cette victoire pour donner de mes nouvelles à ma famille.

Peu de jours après, l’armistice de Znaïm mit fin aux hostilités, l’empereur revint à Vienne, des plénipotentiaires furent nommés pour traiter de la paix; Altenbourg, en Hongrie [2]Aujourd’hui MosoNmagyarovar – Une plaque commémore les évènements, fut choisi pour le lieu de leurs conférences ; je m’y rendis et j’y trouvai M. de Metternich.

Portrait de Metternich
Le chancelier Metternich, Josef Danhauser
Wien, 1830/1835
Öl/Leinwand
80,5 x 63,5 cm
© Deutsches Historisches Museum, Berlin

Ce commencement de négociations fut très-languissant. De part ni d’autre on n’était bien franchement décidé à la paix. Nous perdions notre temps à des échanges de notes sans aucun résultat. L’empereur finit par se fâcher. Il demanda la fin des conférences d’Altenbourg; que la négociation eût lieu à Vienne, et que l’empereur d’Autriche nommât un autre plénipotentiaire que M. de Metternich, qui, en multipliant les difficultés de formes, semblait n’annoncer que l’intention de gagner du temps. Le prince Jean Lichtenstein fut nommé pour le remplacer, et on lui adjoignit comme conseil , M. le comte de Bubna.

Johann I. Josef von Liechtenstein. Portrait de Johann Lampi, Heeresgeschichtliches Museum
Johann I. Josef von Liechtenstein. Portrait de Johann Lampi, Heeresgeschichtliches Museum

C’est avec eux que j’eus à traiter. La négociation devint alors plus réelle; beaucoup de points importants furent convenus. Mais nous fûmes arrêtés sur l’article des contributions. Nous demandions cent millions à l’Autriche ; les plénipotentiaires autrichiens étaient arrivés par gradations à en offrir cinquante; mais ils paraissaient ne pas vouloir aller au-delà. De mon côté je ne relâchais rien de ma demande ; la négociation était devenue de nouveau languissante. Nos réunions étaient assez rares, nous semblions attendre de part et d’autre que quelque événement vînt décider la question. Elle le fut en effet par un événement tout à fait inattendu.

L’empereur qui demeurait à Schönbrunn, y passait deux fois par semaine des revues fort belles qui attiraient une foule de curieux de la ville de Vienne et des environs. On venait surtout pour voir l’empereur, dont la puissance et le génie excitaient l’admiration , et qui, par les ménagements dont il avait usé envers la ville de Vienne et de coquetterie qu’il avait mise à lui plaire, était devenu cher à ses habitants autant du moins que peut l’être un vainqueur, un conquérant.

Un de ces jours de revue, j’étais venu travailler avec lui. Il interrompit son travail pour aller passer sa revue : il me laissa dans son cabinet pour y rédiger je ne sais quel projet de note. Il n’y avait guère qu’un grand quart d’heure qu’il en était sorti, lorsque je le vis rentrer extrêmement ému.

« M. de Champagny, me dit-il , les plénipotentiaires autrichiens ne vous ont-ils pas parlé de projets d’assassinat formés contre moi ?

Oui, sire, ils m’ont dit qu’on leur en avait fait plusieurs fois la proposition et qu’ils l’avaient toujours rejetée avec horreur.

Eh bien ! on vient de tenter de m’assassiner ; suivez-moi. »

J’entrai avec lui au salon ; on y avait amené un jeune homme d’à peu près vingt ans, d’une jolie figure, qui portait un caractère remarquable de douceur, de candeur et d’innocence : c’était l’assassin, Il avait été arrêté, parce qu’on l’avait vu rôdant autour de l’empereur et tenant un papier à la main. Ce papier l’avait rendu suspect aux yeux du prince de Neufchâtel qui l’avait fait saisir, et on avait trouvé sur lui deux poignards : il avait avoué son dessein d’assassiner l’empereur.

L'interrogatoire de Staps, en présence de Corvisart. Artiste inconnu
L’interrogatoire de Staps, en présence de Corvisart. Artiste inconnu

On lui fit subir devant l’empereur un nouvel interrogatoire; il déclara avec une franchise sans bornes , qu’il était venu d’Erfurt tout exprès pour assassiner l’empereur, qu’il avait acheté à Vienne les poignards dont on l’avait trouvé muni ; que c’était la seconde fois qu’il se rendait à la revue pour exécuter ce dessein, et que son intention était d’y revenir encore, jusqu’à ce qu’il en eût trouvé l’occasion. L’empereur lui fit adresser par le général Rapp (ce jeune homme ne parlait qu’allemand) quelques questions dont je me rappelle les réponses.

« Pourquai vouliez-vous assassiner l’empereur ?

Parce qu’on m’a dit qu’il n’y aurait jamais de paix pour l’Allemagne tant qu’il serait au monde. —

Qui vous a inspiré ce projet ?

—L’amour de mon pays.

—Ne l’avez-vous concerté avec personne ?

— Non , je l’avais trouvé dans ma conscience.

— Ne saviez-vous pas à quels dangers vous vous exposiez ?

—Je le savais, mais je serai heureux de mourir pour mon pays.

—Vous avez des principes religieux : croyez-vous que Dieu autorise l’assassinat ?

— J’espère que Dieu me fera grâce en faveur de la pureté de mes motifs. — Est-ce que dans les écoles que vous avez suivies on enseigne cette doctrine? — Un grand nombre de ceux qui les ont suivies avec moi sont animés de ces sentiments et disposés à dévouer leur vie au salut de leur pays. — Que feriez-vous, si on vous mettait en liberté ? — J’assassinerais l’empereur.

Ces réponses faites du ton le plus doux, sans bravade, sans fanfaronnade, firent par leur terrible naïveté, une profonde impression sur l’empereur. Il fit retirer tout le monde et je restai seul avec lui. M. de Champagny, me dit-il, il faut faire la paix ; vous êtes en différend avec les plénipotentiaires autrichiens pour cinquante millions de contributions. Partagez le différend ; je vous autorise à transiger à soixante-quinze millions, si vous ne pouvez avoir plus. Pour le reste je m’en rapporte à vous ; faites le mieux possible et que la paix soit signée dans vingt-quatre heures.

Je le quittai ; arrivé à Vienne, j’invite le prince Lichtenstein et le comte de Bubna à venir chez moi ; nous nous nous réunissons vers six heures du so­ir. A deux heures de la nuit, tout était convenu ; il n’y avait plus que des rédactions à faire. Le traité fut immédiatement rédigé et signé, et à six heures du matin j’étais à Schönbrunn. L’empereur se hâta de me recevoir, il m’avait abordé avec un air d’inquiétude.

Eh bien ! M. de Champagny , qu’avez-vous fait cette nuit ? — La paix , sire. —Quoi ! la paix ! et le traité est signé?— Oui, sire, le voilà. »

Sa figure s’épanouit et il me témoigna très franchement sa satisfaction.

Mais voyons donc ce traité.

Je lui en fis lecture. J’avais obtenu quatre-vingt-cinq millions de contributions, lorsqu’il m’avait autorisé à conclure à soixante-quinze. Mais c’est admirable cela, me dit-il. Si Talleyrand avait été à votre place, il m’aurait bien donné mes soixante -quinze millions; mais il aurait mis les dix autres dans sa poche. Chaque article que je lui lisais, obtenait son suffrage. Cela est très-bien, me disait-il souvent , vous avez eu de la prévoyance ; voilà telle disposition à laquelle je n’avais pas songé : c’est fort bien,  c’est un bon traité.

Jamais peut-être il n’a tant loué, car ce n’était ordinairement que par son silence qu’il donnait son approbation. Quelques heures après il était parti. [3]L’affaire Staps fut un élément déclencheur important de son départ Je restai à Vienne pour attendre la ratification de l’empereur d’Autriche ;  elle n’était pas tellement sûre, qu’elle ne pût pas être pour lui un sujet d’inquiétude. Mais dans son impatience de quitter Vienne, il ne voulut l’attendre qu’à Munich.

Des signaux furent concertés entre le prince de Neufchâtel et lui, pour l’en instruire promptement. M. de Würenf arriva le second jour après son départ, porteur de la ratification du traité par l’empereur d’Autriche, que j’échangeai avec lui contre celle que m’avait laissée l’empereur Napoléon.

Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram (1753-1815) portrait de Chatillon Auguste de, d'après Pajou Augustin - Muzeo
Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram (1753-1815) portrait de Chatillon Auguste de, d’après Pajou Augustin – Muzeo

J’en instruisis le prince de Neufchâtel pour qu’il ordonnât le signal convenu , et partis pour Munich ; on se trompa dans ce signal, et celui que l’on fit annonçait que l’empereur d’Autriche avait refusé sa ratification. Heureusement que le temps était brumeux , et la transmission de ce signal fut extrêmement lente. J’arrivai à Munich au moment où le signal venait d’annoncer le refus de l’empereur d’Autriche. Je prévins une alarme très-vive, et l’empereur partit de Munich, avec autant de satisfaction et d’empressement qu’il en avait mis à partir de Vienne, Je le rejoignis à Fontainebleau. En même temps ses troupes quittèrent l’Autriche.

Dirai-je, ce qui n’est de ma part qu’une conjecture , que l’empereur a été beaucoup plus froid pour moi après cet événement qu’il ne l’avait été auparavant ? Certes, il ne pouvait être mécontent du traité. Aucun n’a autant agrandi sa puissance, La rédaction en était tellement claire, que dans l’exécution elle n’a donné lieu à aucune difficulté ce qui est bien rare, J’en avais seul le mérite, puisqu’il ne l’avait pas vue avant qu’elle soit signée ; ce qui était sans exemple, car il n’y avait pas de simple note qu’il n’eût revue trois ou quatre fois avant de la laisser expédier.

Et cependant cette rédaction avait été faite avec une extrême rapidité, après une longue discussion dont j’avais eu seul à supporter tout le poids. Ce traité n’a donc pas pu lui laisser de regret ; mais j’avais été témoin d’une sorte de faiblesse : il avait cédé, non à la peur, mais à une bien vive impression. Peut-être éprouvait-il quelque peine à se la rappeler.

Je crois que cette paix est un grand service que je lui ai rendu. Sans doute la supériorité de son génie le plaçait beaucoup au-dessus de tous ceux qui l’ont servi, et il n’en est aucun dont il n’eût pu se passer. Et cependant, lorsqu’il était question d’un traité à faire et surtout d’une paix à conclure, il fallait qu’il fût servi par un homme qui sût prendre sur lui les sacrifices de quelques prétentions; car, même lorsqu’on dicte la paix, on n’obtient pas tout ce qu’on demande. Il fallait lui arracher ou plutôt lui surprendre la paix, si je puis employer cette expression, et il n’y avait qu’un moment pour cela, le consentement qu’il y donnait étant promptement suivi du regret de n’avoir pas exigé davantage.


 

References

References
1Marktgrafneusiedl
2Aujourd’hui MosoNmagyarovar – Une plaque commémore les évènements
3L’affaire Staps fut un élément déclencheur important de son départ