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Mémoire sur la Russie – d’Aupias

Mémoire Historique, anecdotique et militaire De la campagne de 1812 faite par les Français en Pologne et en Russie, jusqu’au 28 novembre de la même année.

d’Aupias, chef d’état-major de la 3e division de cuirassiers

Introduction de M. Alexander Mikaberitze – Louisiana Sate University-Shreveport


J’ai trouvé ce Mémoire dans les documents d’archives (fond 846, opis 16, delo 3594) des Archives d’Histoire Militaire de Russie (RGVIA). Il est écrit par un certain d’Aupias, chef d’état-major de la 3e division de cuirassiers. On sait malheureusement peu de choses sur lui.  En 1812, il sert quelque temps dans l’état-major d’Oudinot, et les archives de Vincennes (SHAT, 1 M 1468. Hollande, 1810) contiennent  deux copies (de 92 et 104 pages) de rapports de rapports préparés en 1810 par d’Aupias : Reconnaissance des côtes des départements d’Amstelland et de Maasland, faites en mai 1810, par Daupias, capitaine adjoint à l’état-major du maréchal Oudinot. En 1812, d’Aupias débute la campagne, comme aide-de-camp dans l’état-major de Latrille de Lorencez (chef d’état-major du 2e corps d’armée d’Oudinot), puis devient un peu plus tard chef d’état-major de la 3e division de cuirassiers. Il est fait prisonnier en Russie et écrivit son Mémoire – 68 pages soigneusement écrites – en captivité, les complétant à la fin du mois de janvier 1813.  Le rapport est écrit sous la forme de « faits » et, s’il lui manque la vivacité et la lisibilité d’autres Mémoires, il a été écrit juste après lé évènements, et non des années après. Il fut terminé à la fin de janvier et présenté à l’Empereur Alexandre à la fin de février 1813.

 

 

Ce Mémoire, à ma connaissance, n’a jamais été publié. La seule référence que j’ai pu rencontrer se trouve dans Eugène Tarle, Nashestvie Napoleona na Rossiyu (Moscou 1941), l’auteur citant quelques passages du Mémoire. Tarle indique que le manuscrit se trouvait à cette époque à la Bibliothèque Publique d’État M.E. Saltykov-Shedrin, Section des Manuscrits, Archives N.K. Shilder (K-9, n° 11)

 

La Rédaction remercie chaleureusement M. Mikaberitze de lui avoir donné l’autorisation de transcrire et de publier ce document. Pour la facilité de lecture, nous avons rétabli l’orthographe moderne, et amélioré la ponctuation. Nous sommes permis également d’ajouter quelques notes, lorsque cela permettait d’en améliorer la compréhension : On notera que certains noms de localités apparaissent en rouge : c’est lorsque la transcription du manuscrit n’a pas permis de les localiser.


Sire,

Je viens mettre aux pieds de Votre majesté Impériale le petit ouvrage que j’avais demandé la permission de lui adresser il y a quelque temps. Si ce Mémoire a quelque mérite, c’est moins dans le style que dans la réunion et l’ensemble de faits et d’anecdotes que personne peut-être ne pouvait offrir, et principalement dans la connaissance et l’expression des sentiments des officiers français pour Votre Majesté.

 

Daignez, Sire, accueillir le tout avec bonté, comme une augure favorable pour le grand ouvrage de tactique que j’ai pris la liberté de vous dédier, et auquel je mettrai la dernière main aussitôt mon échange.

 

L’expédition en serait plus prompte, si en faveur de cette considération, de mes blessures et de ma santé qui ne me permettent plus de servir, Votre Majesté daignait me rendre ma  liberté sur parole. Je la supplie humblement de suivre à cet égard son goût pour les ouvrages utiles et la clémence naturelle à son cœur, me recommandant à sa générosité.

Je suis avec un profond respect, Sire, de Votre Majesté Impériale,  le très humble et très obéissant serviteur

D’Aupias

Chef d’état-major de la 3e division de cuirassiers, prisonnier de guerre.

Le 28 janvier 1813.

 

 

Mémoire

Historique, anecdotique et militaire

De la campagne de 1812

Faite par les Français en Pologne et en Russie, jusqu’au 28 novembre de la même année.

 

Si de toutes les passions qui peuvent maîtriser le cœur des souverains, celle de l’ambition est considérée par les Nations, même les plus belliqueuses, comme la plus funeste aux peuples qui en sont à la fois les instruments et les victimes, les contemporains des évènements politiques qui agitent les États qui prétendent conjecturer les probabilités de leur splendeur ou de leur décadence, ne sauraient trop approfondir les véritables causes du bouleversement des empires. C’est d’ailleurs d’après ces matériaux rassemblés avec soin et souvent en secret, que l’Histoire et la Société jugent les Princes qui de leur vivant ont pris une part active aux grandes scènes de ce monde.

Tous les yeux sont ouverts depuis longtemps sur les changements opérés principalement en Europe vers la fin du siècle dernier et depuis le commencement du dix-huitième. La France a fixé tous les regards et l’on peut dire qu’aucun règne ne fut plus fertile en évènements inattendus que celui de l’Empereur Napoléon. Comme si rien de ce qui intéresse ce souverain ne devait étonner à demi, on peut ajouter que jusqu’aux vicissitudes de la Fortune, aucune époque de sa vie ne saurait être considérée superficiellement. Aussi de toutes les guerres entreprises par lui, aucune peut-être ne mérite mieux d’être étudiée dans ses causes, ses progrès et ses résultats que sa campagne de 1812 en Pologne et en Russie.

Aucune campagne ne s’ouvrit depuis les guerres de l’Antiquité, si ce n’est celles de la Révolution, avec des armées aussi nombreuses et un armement aussi considérable de la part de la France, et tout à la fois avec des moyens accessoires, secondaires et de remplacement aussi modiques et si rétrécis. Tout était tellement en opposition dans l’armée française, entre les ordres donnés et leur exécution, que les camps étaient formés et les corps d’armée en marche ou prêts à s’ébranler, sans que l’on crut encore à la guerre ; et qu’en rapprochant toutes les circonstances de l’estime bien fondée que la France avait conçu pour la Russie dans les campagnes précédentes, celles de l’attachement personnel et particulier que l’on connaissait à l’Empereur Napoléon pour l’Empereur Alexandre ; qu’en se rappelant enfin les actes de magnificences et les qualités aimables par lesquelles ce jeune monarque et son frère le duc Constantin avait brillé aux yeux des Français, on se préparait à la guerre, comme si elle ne devait point avoir lieu, avec un Prince contre lequel on ne la désirait pas et pour lequel on se sentait une inclinaison générale.

L’armée se mit néanmoins en mouvement. Partie revit les champs de bataille d’Eylau, de Friedland, d’Osterode et jusqu’aux bords du Niémen même ; tant de sujets de souvenirs entre la France et la Russie, faisaient croire encore que les hostilités n’auraient pas lieu mais les destinées en ordonnèrent autrement. L’armée française passa le Niémen le 24 juin[1], et les premiers coups de canon furent tirés le 28, à Wilkomir, entre le maréchal Oudinot[2], duc de Reggio, et le comte de Wittgenstein[3]. Mais n’anticipons pas sur les évènements.

Partie de l’Europe a rejeté cette guerre sur l’ambition de l’Empereur Napoléon. Je vais examiner d’abord cette opinion.

Il est difficile sans doute pour des sujets d’aborder une question si épineuse durant la vie des Princes, et bien délicat de vouloir scruter le fond de leur cœur, lorsque leur politique surtout tend à se dérober à tous les regards. Mais cette fois, dans une circonstance tout à fait contraire, en joignant  une respectueuse impartialité à ce que j’ai été à même de connaître de près, en le rapprochant et en l’appuyant pour ainsi dire des fautes même des Français dans la campagne, il est difficile de porter un jour vrai sur la première cause de la guerre, entre l’empereur Alexandre et l’empereur Napoléon.

Je remonte donc à ce que l’on a regardé généralement en France comme le commencement de la mésintelligence entre les deux États.

Les tentatives que l’Angleterre avait faites à plusieurs reprises sur les côtes du nord de la Hollande et des villes hanséatiques, nouvellement réunies à la France, les jactances des partisans anglais sur les projets de ces derniers, au printemps de 1811, les armements et les rassemblements immenses de denrées coloniales à Héligoland[4], regardés par la France comme une conséquence de ces jactances, et comme prêtes à être jetées ou introduites sur quelque côte de la Baltique, parurent déterminer l’Empereur Napoléon à renforcer considérablement à la fin de 1810 le corps de troupes aux ordres du maréchal prince d’Eckmühl, dont le quartier général était à Hambourg. Ces troupes connues jusques alors sous le nom de premier corps de l’Elbe, en observation, formèrent bientôt une armée de plus de cent milles hommes parfaitement organisées en guerre, et disposées à tout évènement et toute tentative de l’Angleterre. Dans le même temps, une flottille considérable partie des Bouches de l’Escaut, étant parvenue à remonter la Meuse, à entrer dans le Zuid-er-Zee par le Haarlem-mer et à gagner enfin les embouchures du Weser et de l’Elbe, devait concourir à la défense du système continental adopté par la cour des Tuileries et participer à la surveillance des autres troupes réparties sur les côtes.

Ce fut en vain : la contrebande se faisait toujours : on prétend même qu’elle avait accès jusque chez les Princes alliés de la France, comme les années précédentes en Hollande avant la réunion, et ce qui avait été la cause des mesures adoptées envers ce royaume et postérieurement envers les villes hanséatiques, parut déterminer encore l’Empereur à faire occuper par ses troupes quelques pays limitrophes et, notamment, le duché d’Oldenburg[5].

Ce pays appartenant à une branche de la famille impériale de Russie, on s’attendit bien, en France, que cette mesure amènerait quelques nuages et quelques explications.

Dès les premiers jours de mars 1811, un bruit de mésintelligence se répandit en effet à Paris. Les uns prétendaient que l’armée nombreuse du prince d’Eckmühl avait offusqué la Russie, les autres que cette puissance se rapprochait de l’Angleterre ou n’avait pas repoussé comme on l’aurait cru, les insinuations et les tentatives de cette puissance maritime.

Ce qu’il y a d’assuré, c’est que des maréchaux et généraux qui étaient disponibles à Paris reçurent l’ordre de se préparer à prendre un commandement et cet ordre fut transmis aux officiers subalternes.

Malgré ces ordres de précaution et beaucoup d’autres de cette nature, l’Empereur Napoléon, qui ne désirait pas la guerre, ne pensait aucunement qu’elle dût avoir lieu. L’expression de ses sentiments dans plusieurs occasions, et notamment dans les conseils de commerce, où le traité de Tilsit fut rappelé souvent comme le gage de la paix, enfin l’ouverture du corps législatif, dans laquelle l’Empereur dit qu’il espérait que la paix continentale ne serait pas troublée, tout prouve, dis-je que l’opinion publique avait été beaucoup plus avant qu’il ne fallait. Les amis du repos public se réjouirent lorsqu’on apprit que Monsieur le général comte de Lauriston venait de partir pour Saint-Pétersbourg[6] et peu de temps après, en effet, des maréchaux et des généraux reçurent encore des congés ou des destinations bien différentes de celles que l’on avait présumé.

Cette sécurité ne fut pas de longue durée : de nouveaux bruits de mésintelligence se répandirent dans les premiers jours du mois d’avril et les partisans de la guerre profitèrent bientôt pour accréditer ces bruits, d’une mesure approuvée peu de jours après par l’Empereur Napoléon, quoiqu’elle n’eut rien que de naturel et de convenable même à la dignité du trône.

Ce souverain avait du faire un voyage en Hollande dès la fin de 1810, qui fut remis et exécuté au mois d’octobre 1811. Indépendamment  du voyage en Hollande, l’Empereur devait parcourir les côtes depuis Boulogne, jusqu’à Hambourg et Lübeck. Les ordres furent donnés en conséquence par les officiers de la Maison impériale et pour la sûreté comme pour la dignité du voyage de l’Empereur, dans des pays nouvellement incorporés à la France, on ordonna la formation des camps d’Utrecht et de Zuid-La-Erem, auxquels furent joints quatre régiments de cuirassiers.

Le commandement en fut donné au maréchal Oudinot, qui avait tant contribué à faire aimer le nom de l’Empereur dans ces contrées : mais, quoique ces troupes fussent rassemblées sans artillerie, sans équipage de guerre et avec la défense formelle d’y joindre des administrations militaires, on ne se plut pas moins à répandre que ces camps formés en seconde ligne de l’armée nombreuse de Hambourg, ce long voyage de l’Empereur dans les parages du nord, avait des motifs secrets que l’on verrait bientôt se dérouler. Aussi fut-on étrangement trompé lorsque le camp de Zuid-la-Erem reçu l’ordre de venir passer la revue à Zwolle[7], et que l’Empereur parti de là pour rentrer directement en France[8].

 

Il parait que ces bruits vinrent aux oreilles de l’Empereur et l’entretien que le souverain eut à Zwolle le 29 octobre avec le maréchal Oudinot, dans un moment de sensibilité, prouve combien ils lui étaient désagréables.

 

« On répand », disait l’Empereur, «  que je veux la guerre, que je veux éterniser la guerre, que je sacrifie tout à ma gloire et à mon ambition ; on voudrait faire à croire que la Russie est secrètement disposée à rompre et armer contre moi : mais indépendamment que je me fie aux sentiments de l’Empereur Alexandre et tout autant sur l’attachement personnel qu’il sait que je lui porte, si je n’avais pas assez fait pour l’honneur de ma couronne et ma gloire, personne ne sait ce que j’ai voulu faire et ce que je ferais encore pour la paix. Mais je veux une paix durable et digne des Français : alors ils verront si je mérite les ennemis que l’on me suscite même parmi eux et de quelle manière je m’occuperai de leur bonheur. J’y parviendrai peut-être un jour : si je ne suis pas assez heureux, je suis prêt à tout ; on a tenté plusieurs fois et par divers moyens de m’ôter lâchement la vie ; on peut l’essayer encore ; si je succombe, j’aurai fait du moins ce que j’aurai pu, et ce sera à ceux qui me succèderont ou que j’aurai comblé de bienfaits en les associant à mes travaux, de les soutenir et de les terminer. Je désire qu’alors les Français ne trouvent pas que je leur manque et n’aient pas de regrets inutiles »

 

Tel est le résumé de l’entretien et des propres expressions de l’Empereur. La sensibilité qu’il y mis, les détails dans lesquels il entra dans un tête à tête amené par le hasard, prouve que c’était moins le langage d’un souverain que celui d’un cœur qui s’épanche naturellement dans le sein d’un ami.

 

Après les revues des troupes, l’Empereur, ainsi que je l’ai dit, ayant renoncé à son voyage dans  le nord, se mit en route pour Paris. Les différents corps de troupes furent dispersés et mis en quartiers. Les maréchaux et des généraux, des officiers subalternes reçurent des congés et les alarmes de guerre furent encore ajournées.

 

Mais quelques temps après, on appris par tous les papiers publics, qu’un transport anglais considérable d’armes et de munitions de toute espèce, destiné, disait-on, pour la Russie, avait échoué sur les côtes de la Baltique ; on disait encore en France dans le même temps, qu’il s’opérait un grand mouvement dans les troupes de Sa Majesté l’Empereur Alexandre, que ce souverain envoyait à son armée de Turquie des troupes polonaises, et qu’il rappelait dans le nord de la Russie des troupes nationales. D’autres prétendaient que ces mêmes troupes étaient concentrées, recrutées, complétées et armées en guerre ; que la cour de Saint-Pétersbourg, loin de poursuivre les avantages brillants que ses armées venaient de remporter sur la Porte ottomane, était sur le point de conclure un armistice pendant lequel il pourrait être traité de la paix.

 

Il fallait moins que tous ces bruits et toutes ces versions, se succédant et se répandant avec la rapidité de l’éclair, et jointes à la fréquence de l’échange des courriers entre les deux États, pour renouveler sur la guerre toutes les agitations passées.

 

Parmi tant de versions différentes, on ignorait laquelle se rapprochait de la vérité. Le contenu des dépêches entre les deux Souverains n’était pas plus connu. On jugeait bien par les mesures prises par la cour de France, que des nuages sérieux s’élevaient dans le nord de la France, mais par l’incomplet de ces mesures et la lenteur de leur exécution, on prévoyait avec plaisir que ces nuages pourraient se dissiper sans orage et sans explosion.

 

Ce fut dans dette circonstance que le 2e corps d’armée de l’Elbe se rassembla successivement à la fin de février, entre Munster et Magdebourg. Les autres corps français se concentrèrent, ainsi que ceux des alliés, dans d’autres parties de l’Allemagne ou sur le Rhin. Il n’était pas encore ou presque point question des équipages d’artillerie ni d’administrations. Peu des régiments de ligne avaient encore leurs canons, chevaux ou ambulances On avait si peu prévu la stabilité de ces rassemblements qu’aucun établissement n’avait été ordonné pour les malades et que par cette circonstance ou la parcimonie du ministère, un grand nombre de soldats périt faute de secours, notamment à Munster, comme si ce devait être le prélude de toutes les calamités que le ministre Lacuée[9] aurait à se reprocher dans la campagne. L’Empereur Napoléon, informé de la perte de tant de malheureux, ordonna à son major général de faire procéder à une enquête sur la conduite du ministre ; mais les commissaires à cette enquête furent choisis précisément parmi des personnages alliés, ou à la nomination du ministre. Le mal fut donc pallié et l’Empereur trompé.

 

Ainsi, l’on enlève même aux souverains l’occasion de faire le bien et de punir les prévaricateurs.

 

Cependant, les bruits de guerre prirent plus de consistance : les troupes se concentrèrent davantage dans le mois de mars et se rapprochèrent de la ligne de l’Elbe. Des officiers d’ordonnance de l’Empereur vinrent les inspecter, mais le souverain était encore à Paris et tout l’attirail de guerre était si peu disposé, que dans le cas de rupture décidée, on ne pensait pas qu’il put être rien entrepris de sérieux de la campagne.

 

Les nouvelles allaient leur train, et faisaient agir et parler les cours à leur gré. La neutralité de la Suède était une question[10], le sort de la Prusse incertain. Les yeux étaient ouverts sur la cour de Vienne, et tout le monde s’attendait que la cour de Constantinople redoublerait d’efforts.

 

Le mois d’avril apprit la détermination et les traités de Vienne[11] et de Berlin[12]. On s’en réjouit en France, moins comme un moyen de guerre, que comme un poids dans la balance qui pourrait la faire pencher vers le maintien de la paix. Les liens entre les cours de Vienne et de Paris en étaient plus resserrés. La Prusse y gagnait la remise ou la libération insensible du reste de ses contributions de guerre ; et quand les Français entrèrent à Berlin le 28 avril[13], ils éprouvèrent les effets de la satisfaction générale qu’avait occasionné la fin de leurs incertitudes et de leurs anxiétés.

 

Dans l’intervalle de la marche des troupes sur l’Oder et la Spree, l’Empereur Napoléon était parti de Paris[14], dans le même temps que l’Empereur Alexandre se rendait lui-même à Vilno[15], sur la fin d’avril[16]. L’attention de l’Europe et de la France se tourna toute entière vers les évènements qui allaient éclater, mais les espérances n’étaient pas détruites. On disait bien que Sa Majesté l’Empereur Alexandre menaçait et demandait le Duché de Varsovie, en indemnité de quelques dommages, et notamment de l’occupation par la France du duché d’Oldenbourg. Du côté de la France, le trop fameux système continental qui froisse tant d’intérêt, paraissait le plus fort sujet de récrimination : on assurait que l’Empereur Napoléon demandait la continuité de l’exécution du traité de Tilsit, et que dans le cas où Sa Majesté l’Empereur Alexandre trouvât quelque obstacle de la part de la nation, qu’il laissât occuper la Porte de la Baltique par des garnisons françaises. On ignorait jusqu’à quel point ces prétentions respectives pouvaient être vraies, elles paraissaient évidemment trop fortes des deux côtés pour pouvoir être admises ; mais comme je l’ai déjà dit, l’armement de la France était si lent, si incomplet, qu’en joignant les différentes circonstances de cet armement à l’amitié fraternelle que l’on connaissait à l’Empereur Napoléon pour l’Empereur Alexandre, au sentiment d’attachement naturel des Français pour ce souverain, à l’estime, enfin, et aux grands souvenirs que la Russie et la France devaient conserver des guerres passées, on se flattait toujours que les négociations pourraient encore avoir une issue heureuse. Quoique l’armée française fut rendue sur la Vistule dès la fin de mai, Monsieur le comte de Narbonne, aide de camp de l’Empereur Napoléon n’était pas de retour de sa mission extraordinaire[17] et tous les vœux, comme toutes les espérances étaient encore pour le maintien de la paix. L’on se livrait d’autant plus facilement à ces douces illusions, qu’on prétendait savoir par suites de notions particulières, que la guerre répugnait de son côté à Sa Majesté l’Empereur Alexandre, qu’il y était pour ainsi dire entraîné malgré lui, par des raisons d’état et de politique, sur lesquelles le Sénat de Russie avait la plus grande influence. Cette opinion attirait d’autant à ce souverain des cœurs déjà portés naturellement pour lui, et je peux dire que si les circonstances l’avaient amené parmi les Français, comme aux champs de Tilsit et d’Erfurt, l’Empereur Alexandre y eut été reçu aux acclamations générales d’une armée qui comptait encore dans ses rangs tant de témoins des sentiments que sa présence y avait fait naître autrefois.

 

D’autres, en considérant l’incohérence et l’incomplet de l’armement de la France pensaient, ou que l’Empereur Napoléon était trompé, ou que des raisons de politique l’avaient seulement déterminé aux démonstrations militaires qui avaient lieu, que les choses n’en iraient pas plus loin et que les deux cabinets étant toujours en négociations, le dénouement aurait lieu ou par un coup d’état d’accord avec la France, ou par un traité par lequel les deux empereurs réuniraient leurs moyens, pour terminer à jamais la lutte contre la Porte ottomane et les incertitudes que cette cour vacillante occasionne depuis longtemps dans les cabinets de l’Europe.

 

Ainsi, toutes les suppositions, toutes les hypothèses, tous les moyens étaient mis en avant, tour à tour, pour perpétuer les idées dont on se berçait, et que l’ordre de l’Empereur transmis par le prince major général français, paraissait évidemment appuyer.  L’armée reçut avec une satisfaction indicible sur la Vistule cet ordre, par lequel on faisait savoir aux troupes que tout espoir de rapprochement n’étant pas rompu entre la France et la Russie, sans discontinuer de se préparer à la guerre, on ne devait cesser de tenir des propos de paix. Les circonstances de l’armement français confirmaient encore d’aussi bonnes dispositions.

 

En y réfléchissant en effet, on était justement étonné de voir sur la Vistule des régiments sans chevaux d’artillerie, sans menus effets de campement, sans ambulances. Plusieurs corps d’armée n’avaient pas encore une voiture d’équipages militaires ni de transport de vivres, de blessés ou de munitions, le service de santé était on ne peut plus mal assuré, un essaim de jeunes chirurgiens échappés des écoles et entrés dans les Facultés pour échapper à la conscription plutôt que par état, remplaçait ces hommes sages et prudents si nécessaires auprès des troupes, autant quand ils préviennent les maladies, que lorsqu’ils soignent celles qui sont inséparables de la carrière.

 

Les corps d’armée vivaient pour ainsi dire au jour le jour et nulle part on n’apercevait les moyens qui devaient préparer et transporter le produit des magasins à la suite des troupes. La pénurie des fourrages se faisait si cruellement sentir, que partie de la cavalerie avait déjà beaucoup souffert et avait été renvoyée à trente et quarante lieues sur les derrières pour subsister. C’était selon les grades et les protections que les officiers obtenaient quelques fourrages pour leurs chevaux dans les quartiers respectifs, où les hommes puissants faisaient faire pour eux et leurs créatures, des magasins particuliers aux dépens de la distribution générale.

 

Ces circonstances et ces abus très graves, ignorés sans doute de l’Empereur au moment de faire la guerre, ou tolérés du moins dans l’incertitude des évènements, n’étaient pas, pour les militaires expérimentés, d’une augure favorable dans le cas de l’ouverture de la campagne, et les portaient à croire qu’elle n’aurait pas lieu, autant parce qu’ils y trouvaient de l’impossibilité que parce qu’ils ne la désiraient pas.

 

Il est certain que lorsque l’on faisait la guerre ****, et si dans le siècle des Turenne, des Condé, des Eugène et de Frédéric, on leur eut proposé dans un conseil de porter la guerre avec les armées même peu nombreuses de leur temps à cinq cent lieues des frontières, dans des climats ingrats, sans établissement et sans moyen d’y en assurer, ils eussent cru sans doute que l’orateur était aliéné.

 

Tout portait donc à croire que l’Empereur Napoléon, qui certainement sait la guerre, croyait qu’elle n’aurait pas lieu, puisqu’il ne prenait point de mesures propres à l’entamer, la soutenir et la poursuivre avec succès ; ou qu’induit en erreur par des circonstances que lui seul pouvait approfondir, il pensait que le rassemblement et la présence seule de ses troupes, amènerait sans effusion de sang la fin des négociations.

 

L’on a été convaincu depuis que ce souverain a véritablement été trompé par les évènements, par ses agents particuliers et par les esprits remuant de la Pologne. Il avait lieu de penser en effet que la Suède faisait, à plus d’un titre, et principalement par l’influence du prince héréditaire, des démonstrations puissantes pour une diversion ; que la Porte ottomane que l’on annonçait redoubler d’efforts, serait dans le cas d’occuper d’un autre côté la Russie d’une manière inquiétante. On avait dit que cette puissance, forcée de faire face partout à la fois, dans les extrémités de son empire, le plus étendu de l’Europe, était au dépourvu du rassemblement de ses moyens, naturellement si lente à mouvoir à raison des distances, et, par ces motifs, traînait les négociations en longueur, ou donnait des réponses évasives. On représentait enfin la Pologne prête à se soulever en masse en faveur du parti français, sous l’espoir d’une indépendance et d’une liberté, dont les uns ne connaissaient que le nom, et les autres, les moyens de s’en servir pour leur intérêt.

 

Que ce soit à ces causes, ou à toute autre encore ignorée, il est malheureusement trop vrai que tous les vœux et toutes les espérances furent trompées au moment qu’on l’attendait le moins. L’armée reçut à l’ordre du jour une Proclamation de l’Empereur Napoléon, ou du moins dressée depuis quelque temps en son nom, puisqu’elle a été défigurée et ne s’est pas trouvée la même dans les différents corps d’armée.

 

Cette proclamation annonçait en substance « que la seconde campagne de Pologne allait s’ouvrir et qu’elle aurait le même succès que la première avec une paix durable ».

 

Alors on vit les préparatifs reprendre une nouvelle et sérieuse activité. Les routes étaient encombrées de troupes et du produit des arsenaux, les cantonnements furent plus resserrés. Bientôt, un ordre du prince major-général prescrivit aux troupes « de porter avec elles pour vingt ou vingt-cinq jours de vivres, et trois paires de souliers pour chaque soldat ». Il annonçait que « la cour de Saint-Pétersbourg faisait tout détruire et ravager sur le passage de l’armée française, que les bagages devaient être réduits au plus stricte nécessaire, que la campagne serait bientôt terminée, que l’armée devait se préparer à se porter rapidement en avant, et s’attendre à ne trouver que de l’herbe et de l’eau ».

 

Cet ordre produisit un effet, contraire à celui que l’on avait ordonné. Les généraux, les chefs de corps, les officiers supérieurs, les chefs d’administration, tous ceux à qui les règlements accordaient des voitures, au lieu de les diminuer, augmentèrent leurs bagages et leurs provisions, comme s’ils allaient au bout de l’univers. A leur exemple, il n’y eut pas de petit commis aux vivres, ou autre **** de l’armée qui ne prétendit avoir des moyens de transport ; de manière qu’à la quantité de voitures et de chariots de toute espèce qu’on vit bientôt à la suite des corps d’armée, on ne pouvait que se rappeler avec douleur l’armée de Darius[18].

 

Le soldat devait être préparé à des marches rapides. Loin de diminuer ses bagages habituels, assez multipliés en France, on souffrit qu’il emportât ses effets d’été et d’hiver, auxquels en ajoutant trois paires de souliers cloutés, vingt à vingt-cinq livres de farine, son armement et cinquante cartouches, il était facile de prévoir que non seulement on n’atteindrait pas le but ordonné, mais que la moitié de l’armée serait détruite ou disséminée par bandes de traînards, dans les longues étapes qu’elle aurait à faire, par le temps le plus chaud de l’année.

 

Si, comme dans les campagnes précédentes, l’Empereur Napoléon eut passé lui-même de fréquentes revues de ses troupes, aux temps et aux lieux qu’elles si attendaient le moins, il eut bientôt aperçu les abus énormes qu’il avait à réformer ou à punir. Mais il était dit que rien ne se ferait dans cette campagne comme dans les antérieures, et cette circonstance a été une grande cause des malheurs que l’armée devait éprouver.

 

Quoiqu’il en soit, elle était déjà en pleine marche dès les premiers jours de juin vers le Niémen. Pour le passer à Tilsit, Kowno[19] et Penn. Jamais peut-être, depuis les anciens, une armée si nombreuse ne s’était trouvée rassemblée sur un aussi petit espace de terrain. Neuf cent escadrons, quatre cent cinquante bataillons français et alliés, et mille pièces d’artillerie, avec leur agrées et munitions, étaient divisés en onze corps d’armée, commandés par des rois, des princes et des maréchaux. La Garde impériale formait à part un corps de réserve d’élite distinct et séparé. On ne se fut pas attendu qu’une aussi grande masse eut pu se mouvoir assez à temps pour arriver à la fois en ligne le 22 juin sur la rive gauche du Niémen. Bien des choses nécessaires au train de l’armée étaient sans doutes restées en arrière. Beaucoup ne devaient jamais arriver, comme on l’a déjà dit ; mais on s’attendait à combattre, et l’idée de la victoire qui flattait l’Empereur Napoléon, suppléait dans son esprit à tout ce qu’un autre général eut désiré peut-être avant de joindre l’ennemi.

 

A peine arrivé sur le Niémen, l’armée travailla à jeter ses ponts. Quatre furent établis à la belle position de Kowno, où l’Empereur, la Garde et le gros de l’armée passèrent le 24 juin sans obstacle. L’espoir de combattre était trompé et l’armée de Russie en retraite ; mais la crainte que ce ne fut qu’un feinte, obligea les Français de ne pas se livrer imprudemment à la poursuite et de rester en mesure. Le 25, un nouveau pont fut jeté en avant de Kowno, sur la Villia. Le 2e corps, aux ordres du maréchal Oudinot, la passa aussitôt et la côtoya sur une rive, tandis que sur la rive opposée, le 3e corps, aux ordres du maréchal Ney suivait la même direction et se liait à la droite de l’armée française. Le 26, le corps du maréchal Oudinot se dirigea sur Gemmoui, où il devait couper du reste de l’armée russe le comte de Wittgenstein et le combattre. Mais le maréchal Oudinot n’arriva pas à temps et failli être coupé lui-même, sans une lettre qui fut interceptée. Le comte de Wittgenstein se retira sur Wilkomir[20] et y prit position : elle était belle, bien appuyée, de difficile aller, et pouvait être disputée longtemps contre des forces bien supérieures, qui devaient déboucher par un défilé fort étendu. Mais les instructions du comte de Wittgenstein étaient liées sans doute au mouvement général de l’armée de Sa Majesté l’Empereur Alexandre, puisque Wilkomir ne fut pas disputé sérieusement, et qu’après l’échange de quelques coups de canon à l’arrivée du maréchal Oudinot, Wilkomir fut abandonné le 28 juin.

 

Ainsi cette fatale journée vit couler le premier sang répandu dans la campagne, et le commencement des hostilités entre deux nations braves, que la nature avaient séparées et qui n’auraient du se connaître que pour fraterniser. Ainsi commença une campagne, la plus pénible que les Français aient jamais fait en Europe, et où ils devaient donner l’exemple de tout ce que fut la bravoure et le dévouement, chez un peuple qui rivalise avec eux de résignation, de courage et de fermeté.

 

Pendant les évènements de Wilkomir, l’Empereur et le gros de l’armée française se dirigeaient par la droite sur Vilno, où quelque affaire légère eut encore lieu, tandis que, à la gauche, le 10e corps aux ordres du maréchal Macdonald, côtoyait et observait les côtes de la Baltique.

 

Il paraissait évidemment décidé que l’armée de Sa Majesté l’Empereur Alexandre était en pleine retraite, sur le beau camp de Drissa et sur la Dwina, derrière laquelle elle prendrait ses positions pour y attendre le combat. L’Empereur Napoléon dirigea ses troupes en conséquence. Le maréchal Macdonald à gauche, vers Mittau, le maréchal Oudinot, vers Dinnabourg et successivement les différents colonnes de l’armée, vers Drissa, Drouia, Disna et Polotsk.

 

Pendant ces marches, l’Empereur s’arrêta de sa personne à Vilno[21]. Ce fut durant ce séjour que les esprits remuant de la Pologne et ceux qui se flattaient de jouer un rôle dans un nouvel ordre des choses, renouvelèrent les projets d’indépendance nationale, en faveur de laquelle on avait annoncé un soulèvement général contre l’Empereur Alexandre. Des Proclamations et des discours, écrits d’un style chaud et nerveux, furent aussitôt répandus avec profusion : on n’en avait jamais publié de plus exaltés en France, ni en Angleterre, aux temps orageux de leurs Révolutions. Mais les hommes judicieux virent bientôt où cette nouvelle révolution politique pouvait aller : à l’égoïsme individuel et général, aux réclamations multipliées contre les besoins de l’armée, à cette tiédeur presque universelle envers les Français, qu’on appelait cependant les Régénérateurs de la Pologne, il était facile de conjecturer que l’opinion n’était pas telle qu’on l’avait répandue et que cette chaleur patriotique, si vive dans les assemblée et dans les Proclamations, se dissipait, comme les météores qui éblouissent et ne brillent qu’un instant.

 

L’Empereur Napoléon donna bien à connaître qu’il ne se méprenait pas non plus sur la foi qu’il devait donner aux démonstrations de dévouement dont on l’assurait. Dans une des assemblées des Grands de Lithuanie, Sa Majesté leur dit expressément « qu’il ne s’agissait pas de se contenter de vaines paroles et de stériles promesses, que si la Lithuanie voulait véritablement recouvrer son indépendance et devenir le berceau de la liberté de la Pologne, elle devait employer des moyens efficaces, prompts et dignes des efforts de l’armée française. » Ceux qui ont l’habitude et la facilité d’observer de près les évènements, ont jugé par les discours et plus encore d’après la conduite subséquente de l’Empereur, malgré même l’organisation de la Lithuanie en Département, que ce souverain pensait en politique, à tirer parti de la Pologne en faveur de son armée, à y jeter des soldats acclimatés qui, presque sur les lieux, seraient un renfort naturel et successif, pour balancer les pertes auxquelles il devait s’attendre, plutôt que de mettre sur sa tête la couronne de Pologne.

 

En supposant que l’Empereur Napoléon eut eu momentanément ce projet, ou d’après lui, ou d’après les insinuations que les grands et les flatteurs auraient pu mettre en avant, ce prince devait bien naturellement y renoncer, soit par le peu de résultat qu’il apercevait dans cette effervescence patriotique dont je viens de parler, soit par les nouvelles qu’il recevait de la marche des différents colonnes de son armée. A leur approche et presque sur tous les passages, des incendies spontanés éclataient dans les villages, sans qu’on put les prévenir, les arrêter ou en connaître les véritables auteurs.  Le mobilier que les habitants en fuite n’avaient pu enlever, était consumé avec les habitations. Presque tous les bestiaux étaient cachés dans l’épaisseur des bois éloignés. Dans d’autres endroits, les paysans étaient assemblés et en pleine insurrection, sous le prétexte de la liberté, contre les propriétaires et les barons, et l’on était obligé quelque fois de recourir à la force militaire pour faire rentrer dans le devoir ces espèces d’émeutiers. Ces nobles ou ces barons qui dans tout autre temps pouvaient influer sur l’opinion publique, ne devaient pas maintenant se prêter de bonne fois à un nouvel ordre des choses. Ils allaient être en quelque sorte dépouillés de leur autorité et des moyens de faire valoir leurs propriétés. Leurs ressources de l’année étaient ou allaient être absorbées par le passage ou le séjour des troupes, et l’intérêt qui dans tous les pays et chez tous les hommes parle plus haut que des illusions et des espérances que tous d’ailleurs ne partagent pas, devait les éloigner dans le fond du cœur d’une révolution, que sans cela peut-être, l’instabilité du caractère aurait pu leur faire désirer.

 

Ce n’était donc pas le cas sous tant de rapports, de songer à un royaume qu’il fallait en outre conquérir, et quand la campagne aurait été pour la Russie la plus désastreuse qu’il était possible de le supposer, il était naturel de croire que pour quelques batailles perdues, l’Empereur Alexandre ne renoncerait pas à des provinces acquises par ses ancêtres, au prix de près de cent années de négociations et de guerre sanglantes.

 

Indépendamment de cette considération  majeure, l’Empereur Napoléon, quelque foi qu’il fit à sa bonne fortune ordinaire, est trop militaire pour ne pas connaître le bon Mémoire du comte de Saxe sur la possession de la Pologne, les fautes de Charles XII, et surtout les excellentes observations critiques du Grand Frédéric sur les opérations du roi de Suède en Pologne et en Russie. L’Empereur Napoléon n’a pris aucune des précautions que les règles de la guerre indiquent, aussi bien que les grands personnages dont je viens de parler, pour faire croire qu’il eut l’intention de garder définitivement la Pologne, si le sort des armes la plaçait momentanément sous son autorité. Ces précautions militaires devenaient surtout nécessaires dans la guerre de pointe que l’armée française a poussé dans le cœur de la Russie, quand même il n’aurait jamais été mis en hypothèse, si l’Empereur de France en voulait ou non à la Pologne. Dans la supposition, enfin, que par suite de la guerre, les traités consentissent que la Pologne ressort à la  disposition de la France, pouvait-elle se flatter de la posséder sans y maintenir à grands frais une armée nombreuse, à défaut de places fortes, de lignes militaires et d’établissements. L’Empereur Napoléon avait annoncé à l’ouverture de la campagne que la paix qui interviendrait porterait avec elle le gage de la durée; mais l’acquisition ou la possession de la Pologne, ainsi que je viens de le dire, pouvait elle avoir lieu longtemps sans trouble et sans nuage, et la faux du temps qui moissonne indistinctement les princes et le commun des hommes, pouvait-elle présenter de(s) garanties que les successeurs de l’Empereur Alexandre ne profiteraient pas un jour d’une occasion heureuse, pour revendiquer des droits, jadis acquis et possédés longtemps au prix de beaucoup de sang et passés en des mains étrangères par suite de quelques batailles perdues.

 

L’espèce de sûreté que l’Empereur Napoléon a pris en s’avançant dans la Pologne, est plutôt une garantie d’otages et du ressort de sa politique qu’une sûreté d’État. L’Empereur, en y levant des troupes réunissait l’avantage d’augmenter les ressources de son armée, en attirant à lui des bras que d’autres auraient pu chercher d’employer contre lui. En formant un corps de Gardes Nobles, il liait à sa bonne ou mauvaise fortune les parents et leurs propriétés, et les empêchait du moins d’être utiles à ses ennemis. Le corps de la gendarmerie, les préfets et les sous-préfets n’étaient qu’un répétition de l’organisation précaire des provinces conquises en Allemagne dans les campagnes précédentes. On n’a pu douter enfin dans l’armée française que le but de son Empereur et la cause et le prétexte de la guerre avec la Russie ne fut le système continental. On peut ajouter que la possession de la Pologne, dont la limite naturelle ne pouvait être que la rive gauche de la Dwina, donnait à la France quelques côtes de Courlande ; mais elle ne changeait rien aux volontés de la Russie sur le reste de ses côtes et dans ses ports de la Baltique. Ce qui est le principal objet qui intéresse la France, dans la manière de voir par rapport à l’Angleterre.

 

Pendant le travail administratif de l’Empereur Napoléon à Vilno et les conjectures qui en résultaient ou que sa politique voulait laisser établir, les différentes parties de son armée se rapprochaient de la Dwina, où elles s’attendaient à combattre. L’Empereur se mit en route[22] pour se rapprocher du théâtre des évènements qui allaient avoir lieu.

 

Le corps du maréchal Oudinot arriva sous Dunaburg le 10 juillet. Ce maréchal fut complètement induit en erreur par le commandant de cette place : la belle tête de pont paraissait évacuée, les embrasures sans canons, quelques bâtiments étaient en feu. Tout fit croire aux généraux d’avant-garde qu’ils pouvaient hardiment s’avancer du fossé. Le maréchal ordonna une reconnaissance des ouvrages par laquelle il fut indignement trompé, comme on l’a vu depuis, et sur la foi de laquelle cependant des régiments perdirent inutilement pendant deux jours plusieurs centaines de braves.

 

Tout à coup l’on apprend que l’armée de Russie abandonne encore la résolution de défendre le passage de la Dwina et qu’elle est en pleine retraite, par Polotsk et Vitebsk. L’Empereur Napoléon, encore déçu de l’espoir de combattre, fit faire à son armée un mouvement par la droite pour suivre celui de l’armée opposée. Si la retraite de cette dernière eut été moins décidée et qu’elle eut voulu prendre l’offensive, en marchant dans le flanc de l’armée française, elle aurait pu  lui devenir funeste, comme l’attaque faite à la division de cavalerie de Monsieur le général Sébastiani. Le Roi de Naples le craignit un moment, et appela promptement à lui les premières divisions du maréchal Oudinot en retraite de Dunaburg[23] et avec lequel il se liait par la gauche. Le deuxième corps marchait assez négligemment : croyant n’avoir plus d’ennemis à combattre à sa portée, il laissa une division vers Drissa avec ordre d’y détruire le beau camp de l’ennemi. On envoya un officier au maréchal Macdonald, qu’on supposait être déjà rendu à portée de Dunaburg, avec ordre à ce maréchal de s’emparer du poste au lieu du 2e corps ; et l’on devait laisser quelques escadrons pour éclairer Drouia, Drissa et lier par des postes les deux armées. On ne devait trouver aucun obstacle. Mais les évènements qui faillirent faire repentir d’une présomption ou d’un confiance trop aveugle, prouvèrent combien on était mal servi en renseignements. L’officier porteur des dépêches au maréchal Macdonald faillit être pris et perdit toute son escorte à Ezéros. La division du maréchal Oudinot, laissée à Drissa, y trouva quarante mille hommes et ne dut son salut qu’à un de ces évènements heureux, que rien ne peut faire prévoir, ni remplacer à la guerre, et à sa prompte retraite sur Disna, où elle se rallia à son corps d’armée. Les postes de cavalerie légère laissés pour observer ne furent pas plus heureux.

 

Pendant ce temps, le gros de l’armée française traversait en hâte la Dwina, à Polotsk, Bechenkoviski et Vitebsk, où quelques affaires de cavalerie, avaient fait espérer à l’Empereur Napoléon d’amener enfin le combat : ce fut en vain. Ce souverain, par ses marches forcées et ses ordres précis de passer promptement le fleuve à quel prix que ce fut, avait pensé pouvoir atteindre l’armée de Sa Majesté l’Empereur Alexandre. Il se flattait d’un succès qui pouvait lui laisser l’initiative de la campagne, qu’il voyait clairement lui échapper par le mouvement de l’armée de Russie. Il n’y a pas de doute en effet, que le premier plan de l’Empereur Napoléon, n’était pas de s’enfoncer dans le cœur de la Russie et de faire malgré lui la même faute presque comme Charles XII. Tout porte à croire que d’après les conseils de Frédéric, que les observateurs ont jugé qu’il aimait tant à suivre quelques fois, la route de la Livonie et de Saint-Pétersbourg était le but des entreprises. S’il avait des succès, la Courlande, la Lithuanie et les côtes de la Baltique, étaient sous sa surveillance plus immédiate contre les efforts de l’Angleterre. Le siège de Riga eut pu être entrepris sur les derrières, comme le projet en avait existé d’après les ordres donnés aux officiers du génie. Enfin, les corps d’armée moins isolés, et plus à portée de se secourir, eussent pu se rétablir de leurs marches forcées, au lieu d’en entreprendre de nouvelles, plus pénibles et, de plus, hasardées.

 

On n’a pu bien juger d’abord à l’armée française si le plan de marche ou de retraite suivi par celle de Russie, était du à des circonstances particulières, ou calculé par des hautes raisons de guerre, et par l’intérêt que l’on devait chercher à trouver, de faire faire à l’Empereur Napoléon une guerre opposée à ses habitudes et à ses principes. Il est certain au moins qu’il fallait de grands motifs au général ou au ministère de Russie, pour ne pas marcher dans le flanc des Français quand il le pouvait, pour ne pas défendre les postes et la rive droite de la Dwina, généralement si belle de ses bords à plusieurs lieues dans les terres. L’armée française n’eut pas été sans doute heurtée de front, les beaux ouvrages de Dunaburg et de Drissa, elle eut cherché de les tourner ; mais le terrain était si favorable à l’armée de Russie, que, si véritablement la résolution de son général fut prise par le motif de rompre les projets de l’Empereur Napoléon, en traînant la guerre en longueur, en consumant insensiblement son armée, au lieu de donner les mains à une guerre grosse, vive, mais courte, on ne peut assez admirer la résolution courageuse qui a fait préférer des succès incertains et éloignés, mais d’une conséquence si majeure à la défense d’un pays que l’on pouvait disputer et à l’espoir des avantages que l’art et la nature semblaient promettre à moitié.

 

Les officiers expérimentés préjugèrent d’avance une partie des évènements qui devaient arriver, et le tableau que la plus grande partie de l’armée française offrait déjà n’était pas fait pour détruire les incertitudes que la nouvelle face des affaires inspirait.

 

Les troupes en quelques sortes accablées sous le poids des bagages, de leurs munitions, de leurs subsistances, n’avaient pu résister aux marches pénibles qu’elles devaient renouveler tous les jours. Bientôt, les maladies et les traînards diminuèrent considérablement les colonnes. Les fatigues firent abandonner les farines et les provisions. Les besoins se firent sentir et sous le prétexte de pourvoir ensuite aux aliments, le goût du pillage et de la maraude s’introduisit, le vagabondage s’organisa pour ainsi dire sur les derrières et il fallut faire de forts détachements commandés par des généraux pour tâcher d’y remédier. Sous les aigles, les liens de la discipline étaient presque totalement relâchés. La plus grande partie des officiers, dont la subsistance était à la merci de leurs soldats, n’osaient guère utiliser leur autorité contre des absences illégitimes dont la fin ou le retour leur offrait toujours quelques ressources. Insensiblement, ce genre de vie devint général, il n’y eut pas de sous-lieutenant, qui, avec sa chèvre ou sa vache pour le café journalier, n’eut à lui deux ou trois chevaux enlevés dans le pays, et marchant à sa suite, chargés de provisions. Pour suffire à ce train, chaque officier avait à son service deux ou trois soldats pris dans les rangs. Les généraux, les officiers supérieurs, les chefs des administrations avaient donné l’exemple, et l’on peut dire sans exagération que sur la totalité de l’armée française, plus de cinquante mille hommes avaient indignement quitté les armes, pour devenir cochers, palefreniers ou pourvoyeurs.

 

Le résultat de toutes ces fautes et de tous ces abus fut de diminuer une armée qui n’avait pas encore combattu, plus que n’aurait pu faire les pertes de plusieurs batailles, et de lui devenir encore plus funeste au moral. Les Français arrivés sur la Dwina n’avaient presque pas tiré un coup de fusil et se trouvaient réduits au tiers de leurs forces. L’état de la cavalerie n’était guère plus satisfaisant. L’épuisement que des marches répétées de vingt, vingt-cinq et trente lieues par jour, avaient occasionné à de jeunes chevaux nourris au vert, l’inexpérience de trop de conscrits, avaient opéré sur la cavalerie la diminution que l’infanterie devait à d’autres causes.

 

L’Empereur Napoléon voulut remédier aux désordres qui vinrent à sa connaissance : il établit des cours prévôtales qui devaient juger à mort dans les vingt-quatre heures et sans appel les prévaricateurs. Il rappela la vigueur des anciens règlements. Mais l’Empereur ne connaissait pas tout le mal, et trompé par quelques-uns des généraux qui avaient eux-mêmes intérêt à lui cacher la vérité, les abus ne discontinuèrent pas et finirent par s’enraciner au point que l’armée française, dont la législation militaire est si sage, si prévoyante, si complète, errait pour ainsi dire dans les climats lointains où elle était transplantée, comme si elle n’eut connu d’autres règlements que ceux de ses besoins et de sa sûreté.

 

Une des premières conséquences de l’erreur dans laquelle l’Empereur était sur la force de son armée, fut que, croyant dans les rangs cent cinquante mille hommes, que différentes causes en avaient fait sortir et que néanmoins on portait présents, il pouvait ordonner des mouvements ou des opérations qui seraient sans succès et occasionneraient peut-être des échecs. De ce nombre furent les entreprises du maréchal Oudinot contre le comte de Wittgenstein, pendant que l’Empereur était à Vitebsk et que le gros des troupes suivait le fort de l’armée russe vers le Dniepr.

 

Le maréchal Oudinot avait un corps d’armée qui devait être de quarante neuf mille hommes. A peine en avait-il trente mille en arrivant à Polotsk. Il y passa la Dwina le 28 juillet avec deux divisions d’infanterie, sa cavalerie légère et ses cuirassiers, et se porta le 29 au défilé de Bieloé, sur la grande route de Saint-Pétersbourg, tandis que la troisième division d’infanterie jetait un pont à Disna et s’établissait à sa portée, dans les bois et les défilés de Kozowska. Sur la croyance où l’on était qu’il restait peu d’ennemis sur ce point, et sur la force présumée de son corps d’armée, le maréchal Oudinot reçut l’ordre d’attaquer et de battre le comte de Wittgenstein partout où il pourrait le rencontrer. Ce maréchal, qui avait joui d’une si haute réputation comme général de division, n’avait pas encore commandé à la guerre de corps d’armée isolé, et, ne consultant que son zèle, il se hâta, sans beaucoup de renseignements, de pousser sa pointe sur la route de Siebee. Un pont fut jeté sur la Drissa au lieu même où le bateau de service était ordinairement établi. Jamais passage ne fut plus mal choisi contre les règles de la guerre : il était embrassé et découvert de tous côtés de la rive opposée. Le comte de Wittgenstein n’en fut pas prévenu sans doute assez à temps, ou n’était pas assez à portée pour faire repentir d’une faute aussi grave, quoiqu’il en soit, tout le corps d’armée se réunit le 30 juillet de Lozowska et de Bieloé vers le pont de la Drissa. La cavalerie légère, deux divisions d’infanterie, les cuirassiers passèrent cette rivière au point du jour, et poussèrent à diverses reprises par la grande route jusqu’à Jakouboyo. La troisième division resta en réserve sur le pont. Cette route, presque partout boisée et marécageuse en beaucoup d’endroits, sans aucune issue sur les flancs, aurait dû suffisamment indiquer de ne faire passer que les munitions et l’artillerie nécessaires, mais l’on croyait l’ennemi bien loin devant soi, on ne pensait avoir à faire qu’une poursuite, et, soit par la crainte de laisser des caissons et des bagages sur les derrières, à la tentation de quelque parti de hussards, soit pour toute autre cause, les troupes étaient établies déjà à Jakouboyo, cinq lieues au-delà de la Drissa, que le pont et toute la route étaient encombrés de chariots, de voitures et de cantines. Mais vers les cinq heures du soir, une nuée de poussière avertit qu’un corps ennemi marchait sur le flanc gauche de l’armée française et le combat s’engagea bientôt après. La position des Français était belle, considérée dans son ensemble. Examinée en détail, elle était coupée par des ruisseaux, des ponts, des défilés, qui rendaient les communications difficiles. On pouvait cependant se maintenir à Jakouboyo, contre le comte Wittgenstein, si l’on eut connu ses véritables forces. Elles étaient masquées par des bois derrière lesquels il manoeuvrait et ces bois approchaient la gauche et couvraient le front des Français. Le parti de se défendre fut suivi par ces derniers avec la plus grande vigueur et beaucoup de succès. Toute la soirée du 30, quels que fussent les efforts de valeur de l’attaquant, il ne put gagner un pouce de terrain : on lui fit 3 officiers et des soldats prisonniers, qui, par ignorance ou à dessein, portèrent à cinquante mille hommes les forces du comte Wittgenstein. Le maréchal Oudinot résolut d’abord de repasser la Drissa : il s’en fallait de moitié que le corps de Wittgenstein fut aussi considérable, comme on l’a su depuis, et dans l’erreur où l’on était, c’était le cas de prendre son parti sur le champ, plutôt que de flotter dans l’incertitude, devant un ennemi aussi actif que le comte de Wittgenstein. Le maréchal Oudinot changea plusieurs fois de résolution et remit au lendemain. Le comte renouvela son attaque au point du jour du 31, avec une telle vigueur et les apparences d’une supériorité si marquée, que la retraite fut ordonnée à l’instant. Elle se fit d’abord en bon ordre, mais les équipages, les voitures, les administrations ayant rompu ou doublé leur ordre de marche, embarrassèrent bientôt les troupes et l’artillerie dans les défilés. On ne répara pas les ponts au fur et à mesure qu’ils se rompaient, la retraite, enfin, fut si ralentie, que le corps russe gagna les flancs et la queue des Français. Il fallu perdre du monde et incendier, pour donner le temps de déblayer le pont. On trouva heureusement deux gués, mais il n’en fallut pas moins faire le sacrifice de beaucoup d’équipages, de quelques munitions et d’une partie considérable de blessés. Le maréchal Oudinot parvint à regagner le soir la position de Bieloé.

 

Le comte de Wittgenstein aurait du se borner à garder la rive et les défilés de la Drissa : mais le lendemain, il fit la faute de vouloir pousser une pointe sur Bieloé. Elle aurait pu lui devenir funeste si, le soir même, le maréchal Oudinot n’eut fait une plus grande faute de ne pas savoir poursuivre ses succès, ou s’arrêter lui-même sur la ligne de la Drissa que le comte de Wittgenstein n’aurait pas du franchir. Le 1er août, un corps d’élite russe vint avec plusieurs pièces d’artillerie, attaquer à Bieloé le maréchal Oudinot. Ce maréchal pouvait attendre le comte dans sa position, mais avant d’avoir toutes les forces des ennemis sur les bras, il tomba avec fureur sur tout ce qui avait passé la rivière, fit beaucoup de carnage, de prisonniers et de désordre, enleva sept à huit pièces d’artillerie, et accula dans la rivière ou dans le défilé tout ce qui s’était présenté. Loin de profiter de ce succès, le maréchal Oudinot resta deux ou trois heures dans l’irrésolution du parti qu’il avait à prendre. Il se contenta de faire suivre faiblement le comte et lui laissa le temps de se retirer et de se reconnaître. On voulu ensuite pousser sur lui, il n’était plus temps, le comte s’était ravisé, revint avec vigueur sur le maréchal Oudinot, et le poussa vivement à son tour qu’il répara l’échec qu’il avait éprouvé le matin. Le maréchal, étonné, et à qui ces différents combats avaient ôté des rangs deux mille cinq cents hommes, revint le 2 août sur Polotsk et fit même des dispositions aussitôt pour l’abandonner, dans le cas où le comte de Wittgenstein voulut s’y attaquer. Déjà, le gros canon, les équipages et deux divisions étaient déjà repassées à la rive gauche, mais le comte, qui n’était pas sans doute en force suffisante, ou assez bien instruit, ou qui craignait quelque ruse de guerre, se contenta d’envoyer des reconnaissances au débouché des bois et Polotsk demeura occupé.

 

Cependant, l’Empereur Napoléon, qui était à Vitebsk[24] et qui avait été prévenu avec ménagement des affaires de la Drissa, reçut aussi le rapport que le maréchal avait cru sur les forces prétendues du comte Wigenstein. En conséquence, le sixième corps d’armée (les Bavarois) aux ordres du comte général Gouvion Saint-Cyr, qui était en route de Vilno sur Vitebsk, reçut l’ordre de se rendre à Polotsk à marches forcées et y fut rendu le six août. Ce corps, composé de si belles et de si braves troupes, avait été d’abord de trente mille hommes d’infanterie : il était réduit à vingt-deux milles à Vilno, et ne comptait guère que la moitié de son monde à Polotsk. Ce n’en était pas moins un renfort assez considérable pour donner au maréchal Oudinot l’envie de guerroyer encore et d’éloigner enfin le comte de Wittgenstein des rivières auxquelles il s’appuyait, et qu’il défendait toujours.

 

Le comte de Wittgenstein, revenu sans doute, se retira derrière la Swoiana. Les Français se reportèrent à Biloé, le 11, et de là côtoyant à la fois la Dwina et la Drissa, se dirigèrent et prirent position avec les Bavarois en avant de Valentsoue.

 

On avait envoyé un officier au maréchal Macdonald pour le prévenir du mouvement, et l’engager à manœuvrer ou à agir de son côté sur les derrières du comte. Mais, soit que ce maréchal fut occupé devant lui, soit qu’il ne put ou ne voulut se prêter à ce qu’on lui demandait, il ne bougea pas de sa ligne de Dunaburg.

 

On était incertain sur la position et le lieu que le comte Wittgenstein occupait et par conséquent sur les opérations ultérieures. Cependant, on avait déjà jeté un pont sur la Swoïana, lorsque l’on découvrit à midi le comte de Wittgenstein en bataille sur la rive opposée. La canonnade s’engagea presque aussitôt avec fureur, et la mousqueterie suivit de près, avec des avantages réciproques, mais les positions respectives étaient belles, celle du comte principalement. Néanmoins le maréchal Oudinot était décidé de marcher à lui et de passer le pont, lorsqu’il lui est tout à coup enlevé. Le comte parut en outre manœuvrer au loin par sa gauche, de manière que le maréchal, craignant aussitôt d’être tourné et coupé de Polotsk, tandis que on l’amuserait à Valentsoue, ne songea plus qu’à y revenir promptement. Il y arriva dans la nuit du 15 au 16 août. Il fit encore ses dispositions pour repasser les ponts de la Dwina, dans le cas où, comme il le pensait, il y serait forcé. Les avant-postes du comte ne parurent aux découchés des bois que sur le soir, et se contentèrent d’échanger quelques coups de canon. Un conseil de guerre avait décidé le maréchal à la retraite pour le 17, et dès le point du jour, il ne restait plus à Polotsk que les troupes et le canon de cette retraite. Mais le comte de Wittgenstein attaqua si mollement que l’on jugea qu’il n’était pas en force et que l’on resterait encore dans la place. On fit en conséquence repasser des troupes et du canon à la rive droite. Enfin le maréchal était décidé de tomber sur les troupes du comte, établies dans la plaine, lorsqu’il fut blessé, et la partie remise.

 

Cette blessure du maréchal Oudinot mis fin au mécontentement que l’Empereur venait de lui témoigner l’avant-veille. Ce souverain avait appris la vérité sur les dernières journées de juillet et d’août et l’abandon des blessés. Il avait ordonné un appel de rigueur des baïonnettes et sabres présents et prêts à combattre. Le résultat lui fit connaître au juste les pertes en parties inutiles que le 2e corps avait éprouvé.

 

Le maréchal Oudinot ne pouvant rester à l’armée, le commandement fut dévolu au général Gouvion Saint-Cyr. La matinée du 18 août ne paraissait présager aucun évènement de la journée. Les deux parties s’occupaient réciproquement et sans convention à retirer du champ de bataille leurs blessés de la veille. Mais le général Gouvion Saint-Cyr profita de la sécurité du comte de Wittgenstein pour l’attaquer à l’improviste, et finir d’une manière ou d’autre par un succès ou une retraite, l’effusion de sang journalier qui rougissait sans résultat la plaine de Polotsk. Les deux armées étaient à la petite portée de canon et les postes pouvaient se parler. Le général Gouvion Saint-Cyr dissimula si bien néanmoins ses dispositions que, vers la soirée, et dans le moment où le comte Wittgenstein y pensait le moins, il fut assailli par un feu si vif d’artillerie, qu’à peine il eut le temps d’établir ses batteries et de se mettre en ligne qu’il fut presque écrasé. Le combat se rétablit cependant avec une valeur extraordinaire du côté de l’armée russe et la victoire fut longtemps disputée. Mais le comte de Wittgenstein avait été blessé et le courage et les bonnes manœuvres des Bavarois décidèrent la bataille en faveur des Français[25]. Une vingtaine de pièces de canon avaient été prises et seraient restées aux vainqueurs, sans la bravoure de cent dragons russes (on les a dit être du régiment des chevaliers gardes[26]). Ces hommes intrépides, après avoir repoussé sur la fin de la journée une charge de cavalerie française, culbutèrent une batterie de douze pièces de position, enfoncèrent les lignes d’infanterie et, semant sur leur passage l’épouvante et l’effroi, vinrent sabrer jusqu’aux barrières de Polotsk les postes et les fuyards. Ils faillirent enlever le général en chef, obligé de se cacher à pied dans un ravin, s’emparèrent de deux pièces de canon français et en reprirent douze de celles que leur armée venait de perdre.

 

Le succès de la journée, restant cependant aux Français, mis hors des rangs en tués ou blessés trois mille cinq cents hommes. L’avantage fut exagéré sans doute à l’Empereur Napoléon[27]. Il l’apprit avec un tel plaisir après l’irrésolution que le maréchal Oudinot avait manifesté d’abandonner Polotsk, que le général Saint-Cyr en reçu le bâton de maréchal de l’empire, mais il n’entrepris rien contre l’armée qu’il avait battue et qu’il a été blâmé de n’avoir pas poursuivi.

 

Pendant ces différentes affaires, le gros de l’armée française avait suivi celle de l’Empereur Alexandre, sur Orcha et Smolensk, où tout faisait croire que, bien appuyée, elle attendrait le combat[28]. L’Empereur Napoléon s’y rendit de sa personne et quoique la place de Smolensk mérita d’être respectée, l’impatience d’en venir aux mains d’une manière ou d’autre, détermina ce souverain à tout entreprendre. La place et tout ce qui la défendait fut attaqué  avec fureur, battu et assailli pendant trois jours, jusqu’à ce qu’enfin elle fut emportée. Mais quelle que fut la valeureuse opiniâtreté avec laquelle elle avait été défendue en présence de Sa Majesté l’Empereur Alexandre, il parut bien que le général russe voulait encore éluder le combat général[29] et qu’il n’avait tenu que le temps nécessaire à l’évacuation des objets qu’il voulait enlever. La possession de cette place ne passa dans les mains des Français que comme le gage d’un triste succès. Réduite en cendres, elle ne leur fut d’aucune utilité, ni pour des établissements, ni pour des hôpitaux dont ils avaient tant besoin. Son acquisition coûta beaucoup de sang et des officiers de mérite, parmi lesquels le comte Gudin[30], un des meilleurs lieutenant-généraux de France, fut le plus marquant. Sa perte fut si vivement sentie qu’elle fit qu’on parla peu des autres.

 

Le gros de l’armée de Russie avait déjà gagné plusieurs marches de retraite et celle de France, encore épuisée de fatigues, fut obligée de renouveler ses efforts pour se mettre à sa poursuite sur la route de Moscou. Le mois de septembre était arrivé, la saison d’hiver et des pluies avançait à grands pas, dans un climat où l’un et l’autre sont ordinairement plus précoces qu’ailleurs. Rien n’était décidé encore, et la campagne était presque manquée. Tant de motifs déterminèrent l’Empereur à s’écarter des règles ordinaires et à tout entreprendre pour atteindre l’armée de Russie. C’était beaucoup hasarder, et l’Empereur le savait sans doute, que de rompre sa ligne, de pousser une pointe éloignée dans le cœur d’un royaume, déjà si distant de toutes ressources, à travers des bois et des défilés. Mais l’Empereur, dut-il aller combattre sous les murs de Moscou, espérait néanmoins que le général ennemi l’y attendrait, et sacrifiant tout à l’espoir de vaincre, de manière à venir ensuite à traiter, il passa par-dessus toutes les considérations puissantes qui auraient pu le déterminer à former et garder sa ligne entre Smolensk et Mittau. Plusieurs officiers généraux de mérite blâmèrent intérieurement ce souverain de franchir ainsi de que la prudence leur présentait comme une règle inviolable pour eux. Il fut même adressé un mémoire raisonné à cet égard au prince major général, qui peut-être ne fut pas lu, ou qui ne parvint pas. Quoiqu’il en soit, les têtes de colonnes françaises atteignirent quelquefois les arrières gardes russes, il n’en résulta que des engagements qui causèrent inutilement du sang aux deux partie, et où les avantages furent réciproques. Celui de Niazma et surtout de Krasnoi[31], avait précédemment fait connaître aux Français la fermeté de l’infanterie russe quand elle est bien commandée. La retraite des belles masses russes à Krasnoi ne saurait être assez citée pour exemple.

 

A peu près à cette époque, un bruit se répandit dans les différents corps d’armée, sans qu’on pu remonter à sa source, que, par l’effet d’une de ces révolutions dont la Russie a donné plusieurs exemples, Sa Majesté l’Empereur Alexandre ne régnait plus. On l’attribuait à différentes causes plus ou moins extraordinaires, qu’il serait long de rapporter. L’armée française, quoique faisant la guerre à ce prince, partagea sincèrement un évènement qui ne s’est heureusement pas justifié, et si les regrets et l’attachement non suspect dont les Français renouvelèrent les témoignages dans cette occasion, pouvaient être agréables à ce monarque, il serait à désirer qu’il connut l’expression de tous les sentiments dont il était l’objet.

 

Dans l’intervalle  des marches et des combats isolés de l’extrême droite de l’armée française, la garnison de Riga, considérablement renforcée, fit un fort détachement et tomba sur Mittau, qu’il enleva avant qu’il pu être secouru. Les maréchaux Macdonald et Augereau y envoyèrent des troupes en toute hâte et le firent évacuer malgré la plus vive résistance. Ce fut encore du sang inutilement répandu sans résultat.

 

A Polotsk, le comte Saint-Cyr se reposait en quelques sortes sur le bâton de maréchal qui lui avait été envoyé. A peine il s’occupait de la subsistance de son armée, ou du moins adoptait des mesures tout à fait contraires à sa conservation. Forcé de faire des détachements journaliers et lointains, elle se consumait par les fatigues, l’intempérance et l’indiscipline ; tandis que dans un rayon de trois lieues, entre Polotsk et Sosnissa, la terre couverte de moissons desséchées par le soleil et abattues par les vents, auraient pu fournir  des grains à l’armée pour tout l’hiver. Elle avait cependant des employés de toute espèce pour plus de soixante mille hommes. Mais ils ne pensaient qu’à eux, et tandis que leurs valets même mangeaient du pain comme à Paris, des officiers et des généraux en cherchaient quelques fois. Le service des hôpitaux allait peut-être plus mal encore. Le grand corps d’armée marchant ou combattant sans cesse, éprouvait de grandes calamités sous ce rapport ; mais les distances immenses et le pays qu’elle parcourait, détruit et ravagé à fur et mesure, étaient des motifs plausibles en apparence, s’il peut y en avoir à la guerre, contre ce qui doit être calculé et prévu d’avance ; mais à Polotsk, où l’armée a séjourné près de trois mois, il ne pouvait être admis d’excuse contre la négligence ou le défaut de secours qui a fait périr tant de malheureux. Mal à propos, les chefs d’administrations de santé et les commissaires ordonnateurs accusaient la morosité du ministère : ils étaient dans un pays conquis qu’ils écrasaient eux-mêmes de réquisitions pour leur compte, ils les auraient encore légitimées s’ils se fussent servi des ressources locales pour le soulagement des malades et des blessés. Combien de ces derniers n’ont-ils pas péri de gangrène parce qu’il manquait une ligature nécessaire à l’amputation d’un membre.

 

Celui-là est bien coupable, à qui le souverain a confié le sort et la vie de tant de milliers d’hommes, et qui s’occupe si peu de leur existence ! Celui-là n’est pas vrai général, qui ne sait que faire tuer les hommes et point du tout les conserver à propos, et porter sur toutes les parties de l’administration de son armée, l’œil de la sagesse et de la prévoyance. L’Empereur Napoléon connaîtra et punira peut-être un jour tant de prévarications dans des devoirs aussi sacrés, ou l’ombre de tant de victimes qui eussent pu être sauvées, poursuit leurs fronts assassins.

 

Aussi, d’abus en abus, des maladies, des blessures faciles à guérir dans le principe, dégénèrent en une telle mortalité à Polotsk, que dans l’espace de deux mois, l’armée bavaroise fut réduite à deux mille cinq cents hommes et les Français à quinze milles. Le défaut de police militaire, l’insalubrité de l’air et des eaux, se joignit à tant de causes de destruction, les cadavres et les bestiaux restaient en putréfaction dans les maisons ou dans les rues, ou étaient jetés pour toute sépulture au bord de la rivière. Il fallut bientôt défendre la boisson de ses eaux.

 

Cependant l’Empereur Napoléon poursuivait toujours sa marche à la suite de l’armée de Russie. La soif et le besoin de combattre, si l’on peut s’exprimer ainsi, dévorait également l’armée éprouvant tous les genres de privations, et courant sans cesse après un but qui lui échappait au moment de l’atteindre, elle espérait dans le combat un acheminement quelconque à la fin de la campagne. Enfin elle apprit et vit avec un plaisir indicible que l’armée de Russie était postée et retranchée sur la Moskova et Mojaisk[32]. L’Empereur bientôt arrivé fit de suite sa reconnaissance et ses dispositions. Le poste sur la Moskova, habilement choisi, empêchait d’arriver avec sûreté sur Mojaisk. Ce n’était pas le cas de penser à manœuvrer ou de tourner. On en voulait promptement venir aux mains. L’Empereur ordonna et dirigea en personne l’attaque du poste de la Moskova. Il fut forcé après une résistance opiniâtre, et ce fut une grande faute d’après les généraux français, de le perdre et de ne pas tout tenter pour le reprendre et s’y maintenir, si l’armée de Russie voulait rester aussi à Mojaisk. Enfin le jour de bataille si désiré par l’Empereur et par l’armée arriva. Dès le point du jour le 7 septembre[33], les deux armées formèrent deux lignes. Celle de l’Empereur Alexandre, derrière des retranchements et une artillerie formidable, occupait une bonne position formée de mamelons et de rideaux successifs, couverte en partie de ravins et de fondrières. Au-delà de cette position, les réserves étaient appuyées en quelque sorte à des bois. Les premières lignes de cette armée étaient composées d’infanterie. Sa cavalerie placée sur différents points, était si nombreuse qu’elle paraissait être partout à la fois.

 

L’armée française avait au moins l’avantage du terrain et placée sur un sol presque uni, forma de cavalerie sa première ligne au soutien de ses pièces d’attaque. Ses lignes et ses masses d’infanterie étaient placées derrière, entremêlées de réserves de cavalerie. Le corps nombreux de la Garde à pied et à cheval formait la réserve du tout.

 

La plus vive canonnade s’engagea bientôt et se soutint quelque temps avec une vigueur peu commune de part et d’autre. Près de mille pièces de canons vomirent la mort. Une pièce d’artillerie allongée, nouvellement inventée en Russie, et que les Français ont nommée obusier à licorne[34], faisait à ces dernier un dommage considérable. L’Empereur Napoléon ordonna de marcher aux retranchements ennemis : ils furent disputés longtemps avec le plus grand courage. Plusieurs furent pris et repris plusieurs fois, mais enfin ceux du centre furent définitivement enlevés. Les premiers à neuf heures environ et le sort de la journée en quelque sorte décidé.

 

Ce premier succès, auquel les corps du prince vice-roi d’Italie et du maréchal Ney eurent la part  la plus brillante, n’était rien cependant auprès des efforts qu’ils avaient encore à soutenir. Les retranchements de la droite furent enlevés à leur tour ; mais des colonnes formidables, pleines d’audace et de courage, vinrent essayer de reprendre les positions qu’elles avaient perdues, et sur lesquelles les batteries françaises étaient déjà établies. Ce fut un beau mais terrible spectacle de voir, pendant plus de deux heures, la lutte sanglante et valeureuse des deux partis. Les bornes d’un Mémoire ne permettent point les détails glorieux aux armes russes et honorables aux Français que l’on pourrait citer. L’impassible fermeté des premiers ne saurait cependant être passée sous silence, ni assez imitée par les hommes bouillants et impétueux que le premier obstacle rebute. Si le succès ne couronna pas la journée en faveur de l’armée de Russie, elle en était digne par sa bravoure. Elle eut la gloire de repousser avec une perte considérable tous les efforts de la cavalerie la plus distinguée de France, commandée par le brave roi de Naples, et de ne pas céder dans sa retraite, qu’un terrain acheté par le sang et teint de celui de quarante deux tués ou blessés[35].

 

La retraite de l’armée russe fut sage, bien ordonnée et aussi bien exécutée. Elle donna dès lors à connaître qu’il n’y avait point de poursuite vigoureuse à entreprendre dans un pays d’ailleurs difficile, et que si le général russe le voulait, Moscou serait le prix d’un nouveau combat. On a prétendu que ce fut d’abord l’intention du général russe, mais qu’elle fit place au terrible projet d’incendie que le gouverneur de Moscou avait conçu. L’armée française n’en a rien cru. Elle n’a pu se persuader non plus que ce projet fût communiqué à personne et encore moins qu’il existât en exécution des ordres du gouvernement.

 

Quoiqu’il en soit, l’armée française arriva devant Moscou le 19 septembre[36]. L’Empereur Napoléon y fit son entrée l’après-midi à la tête de sa Garde qui en forma la garnison. Ce prince était descendu au Kremlin. Le reste de l’armée était posté en avant de la ville et aux environs. L’Empereur s’occupait déjà des ménagements qu’il a toujours eus pour les capitales ou les résidences des princes, et de les concilier surtout avec les besoins des troupes, lorsqu’il est averti qu’un affreux incendie éclate de toutes parts à la fois et qu’à l’horreur des flammes est jointe la certitude de ne pas pouvoir les éteindre. Vainement ce prince ordonne de nouveaux efforts pour sauver tout ce qui sera possible, en coupant court et en abattant des maisons au devant des flammes. Le mal est malheureusement sans remède. Le tumulte et le désordre succèdent et le pillage les suit. Le seul Kremlin est garanti, mais plus de trente mille blessés qui étaient dans les hôpitaux sont perdus.

 

L’Empereur, convaincu par cette terrible catastrophe qu’on en veut à ses jours et à la sûreté de ceux qui l’accompagnent, se résout à sortir de cette nouvelle Troie. Les flammes ou les décombres ferment déjà plusieurs passages. Obligé de revenir sur ses pas, les détours et les retards renouvellent les obstacles et peuvent à chaque instant les augmenter, au milieu d’un flux et reflux de peuple et d’une soldatesque qui ne connaît presque plus de frein. Enfin, au bout de deux heures, d’une marche pénible et dangereuse en partie à pied, le monarque parvient à gagner un asile, d’où il peut s’occuper au moins de la sûreté de l’armée. C’est en vain : l’excès du besoin sert de prétexte pour aller prendre part au pillage. Pendant plusieurs jours, plus de la moitié de l’armée se succède ou se remplace sur les routes ou dans les rues de Moscou. Grâce en soit rendu à la Providence, le général ennemi n’a pas l’idée de profiter de ce désordre.

 

Le sixième jour, il commence enfin à cesser avec les flammes qui viennent de dévorer tant de richesses et de superbes édifices, et que les français en général ont regretté de ne pas pouvoir sauver, autant peut-être que ceux qui les ont perdus.

 

L’Empereur ayant atteint le but qu’il s’était proposé, en changeant de plan de campagne à Vitebsk et Smolensk, laissa reposer et rétablir son armée le mieux qu’il fut possible. Il lui était naturel de penser que les circonstances pourraient amener le sujet d’un traité. Il parut devoir en être sérieusement  question à deux reprises. Ou ses prétentions furent trop élevées, ou plutôt combien il se trompait ! Moscou pris, Moscou réduit en cendres, ne présentait plus le même intérêt que Moscou libre et encore intact. Moscou brûlé fut pour beaucoup de personnes expérimentées le thermomètre de la continuité de la guerre. Comme Moscou occupée si longtemps inutilement, dans une saison qui allait devenir affreuse, devait être la cause de la perte de la plus grande partie de l’armée française.

 

La dissipation ou le peu d’ordre dans les subsistances de toute espèce, en firent bientôt sentir le besoin, surtout pour la cavalerie réduite dès le point du jour d’aller chercher des fourrages à plusieurs milles, de combattre journellement pour en avoir et de ne rentrer qu’à la nuit. Cette cavalerie, plus qu’à moitié réduite par les marches et les combats précédents, fut bientôt ruinée totalement. L’artillerie partagea le même sort avec la plus grande partie des officiers. Le cheval devint aussi la principale nourriture de la troupe : des maladies se manifestèrent. L’armée se consume enfin, et l’Empereur est dans la sécurité. Quelqu’un parvient à lui faire connaître une partie de la vérité : il s’en informe et il est encore trompé par la crainte des reproches. L’Empereur, enfin, n’est convaincu qu’il n’a plus de cavalerie et moins de la moitié de son armée prête à combattre que lorsqu’il sait qu’il n’a plus de négociations à espérer, que les derrières sont parsemés de partisans, et qu’une nombreuse armée vient des Bouches du Danube pour lui couper la retraite, en culbutant devant elle tout ce qui s’oppose à son passage.

 

Il était temps de songer à la retraite. Ce monarque en fit les dispositions sans perdre un instant. Les équipages, les blessés de marque étaient partis depuis quelques jours en convoi. L’armée commença son mouvement les 18 et 19 du mois d’octobre.[37]

 

Pendant que l’Empereur Napoléon éprouvait ainsi le premier caprice de la fortune, et balançait à lui seul les destinées, par la confiance qu’il inspirait, de graves évènements se passaient à la gauche et sur les derrières, comme si toutes les contrariétés devaient se déchaîner à la fois. Le Ministère de Saint-Pétersbourg avait sagement projeté de rompre à tous prix la ligne des Français par la gauche, tandis qu’elle était déjà rompue par la droite, par l’armée du Danube. Il était évident que ce dessein bien combiné et exécuté à propos, devait réunir en tête et en queue de l’Empereur des Français, toutes les forces disponibles de la Russie. L’armée du comte de Wittgenstein fut en conséquence et tout à la fois considérablement renforcée de troupes de ligne et de milices, sans que l’armée française à Polotsk en fût pour ainsi dire avisée. Dans l’inquiétude néanmoins d’être privée de nouvelles du grand corps d’armée, sans ordre, sans correspondance de l’Empereur depuis plus d’un mois, la prévoyance, la proximité de l’hiver et la nécessité de pouvoir cantonner et baraquer les troupes, avait fait prendre le parti de former un camp retranché dans la plaine et de préparer au besoin des palissades et des chevaux de frise.

 

On ne tarda pas d’en apprécier toute l’utilité. Le comte de Wittgenstein déguisa d’abord ses desseins sous l’apparence de reconnaissances et de porter des inquiétudes aux fourrageurs. Plusieurs coups de mains furent heureusement entrepris et exécutés par des troupes légères. L’on se doutait si peu de son véritable dessein que l’on détacha des troupes du camp, pour lui rendre la revanche ou tenter quelque embuscade. Mais enfin, on eut des avis que le but véritable du comte était de resserrer les postes de manière à pouvoir déboucher partout à la fois et à l’improviste. On eut peine encore d’y croire aussi bien qu’à ses renforts jusqu’au moment de l’exécution. Le 18 octobre, au point du jour, le camp français fut assailli vigoureusement par une artillerie formidable, soutenue par une belle et nombreuse infanterie[38]. Le combat devint général en un instant de la droite à la gauche et soutenu de part et d’autre avec fureur. Plusieurs redoutes françaises furent prises et reprises plusieurs fois : infanterie, cavalerie, artillerie, tout semblait rivaliser de gloire et de dévouement et se jouer du trépas. Si les efforts paraissaient modérés sur un point, c’était pour redoubler avec acharnement sur un autre et se prolonger ensuite sur tout le front des combattants. On vit avec admiration et surprise la brave milice russe[39] qui se trouvait au feu pour la première fois, venir toucher et mourir sous l’artillerie des Français, mais ce que le petit nombre de ces derniers ne devait pas espérer, malgré ses redoutes, la fortune le fit en leur faveur et la nuit, en mettant fin au combat le plus sanglant et le plus inégal en nombre, laissa les Français totalement maîtres de leur camp et prête à le défendre encore le lendemain. Le maréchal Saint-Cyr avait été légèrement blessé au pied

 

Le comte de Wittgenstein, trompé dans son attente essaya l9 ce que le nombre de ses forces lui permettait de tenter. Le 18, en même temps que le combat, il fait passer sur la rive gauche de la rivière un corps de troupes, à Drissa, pour battre Polotsk des deux côtés. Mais il fut prévenu. Le comte général de Wrède[40], qui observait ce point, ne laissa pas au corps ennemi détaché le temps de compléter son mouvement : il fut attaqué, poussé et défait avant de pouvoir être secouru.

 

Néanmoins, les pertes considérables éprouvées par les Français[41], les forces disproportionnées qui restaient au général ennemi, celles que tout faisait croire qu’il pourrait recevoir encore, déterminèrent le maréchal Saint-Cyr d’abandonner par sagesse ce que la force devait finir par lui arracher. La retraite et l’abandon de Polotsk commença, en conséquence, le 20 octobre au soir, et se fit en bon ordre, le terrain fut disputé pied à pied, chaque rue fut le théâtre d’un nouveau combat et des efforts de courage réciproque. Le 21 au point du jour, les Français continuèrent leur retraite sur quatre colonnes, dans la direction de Vitebsk, et prirent position le 22.

 

Cependant le maréchal Victor, dont le corps d’armée était en observation et en mouvement continuel, pour assurer les communications de Vitebsk, Orchah, Smolensk et des routes adjacentes, avait appris les premières tentatives du comte de Wittgenstein, et s’était hâté de se rapprocher des routes de Sienno et de Bechenkovitsche. Le général de son avant-garde dépêcha un officier pour connaître la vérité de la position des Français et les informer de sa marche. L’officier trouva aux environs de Séméneti le maréchal Saint-Cyr qui, par une fausse gloire, ou plutôt un amour propre bien mal placé, se contenta de répondre froidement qu’il avait tellement battu l’ennemi à Polotsk qu’il ne pensait pas qu’il osât le poursuivre dans sa retraite, mais que, cependant, si le maréchal Victor jugeait à propos de faire un mouvement, il pourrait être utile aux armes de l’Empereur. Ce maréchal étant en marche pour aller au devant de l’armée de Polotsk, la continua ; mais sur la lettre de son collègue, il ne se pressa plus. Aussi le sang coulât-il encore inutilement à Ochati, Gomel et Ghoroni, le 24 octobre et devant Lepel le 26, où le colonel Lebrun[42], fils du prince architrésorier de France, fut tué.

 

Le maréchal Saint-Cyr, réfléchissant néanmoins que le maréchal Victor venant se réunir à lui prendrait, comme le plus ancien, le commandement général, jugea que sa présence n’était plus nécessaire et qu’il pouvait hâter la guérison de sa légère blessure. Il voulut se démettre provisoirement du commandement en faveur du général comte Legrand, qui, blessé lui-même, le refusa par deux fois. Mais le général Saint-Cyr n’en partit pas moins le 23, laissant l’armée dans l’incertitude du commandement, chaque général de division manoeuvrant isolément et pour son compte, jusque sur Ochati, où l’un d’eux se résolut à devenir général en chef. Par les malentendus qui résultèrent des jours précédent, mille hommes de cavalerie légère et les débris de la division bavaroise furent coupés et perdirent tous leurs bagages, leurs drapeaux et leur batterie de réserve.

 

Ainsi le maréchal Saint-Cyr, au lieu de se reposer sur une fausse sécurité, aurait pu prévenir à tout évènement le maréchal Victor et se maintenir ensemble à Polotsk : il sacrifia les intérêts dont il était chargé à la fausse et dangereuse gloire de vouloir triompher seul. Ainsi, loin d’accueillir avec transport dans la retraite l’avis et l’offre qui lui sont envoyés et d’après lesquels il était temps encore de revenir vers ses pas, il se contente de répondre une lettre dictée par la présomption et abandonne ensuite pour ainsi dire à elle-même une armée qui regrette d’avoir ceint le front de ce général de lauriers dont il se rend indigne, en le vouant à un conseil de guerre et à la justice de l’Empereur.

 

Les faibles restes de cette armée de Polotsk parvinrent enfin le 30 octobre à se joindre à Eschanichi, à l’avant-garde du maréchal Victor. Les alarmes se dissipèrent et l’espérance rentra dans tous les cœurs. Le soir, l’avant-garde du comte de Wittgenstein parut, et le maréchal eut le dessein de profiter de la confiance des troupes pour attaquer le comte, dès que ses divisions seraient arrivées. Le maréchal fit en attendant ses dispositions, mais le hasard et la fortune qui se jouent à leur gré des desseins des hommes ne laissèrent pas au maréchal le temps d’exécuter ses projets. Le premier novembre, le comte de Wittgenstein fit une attaque vigoureuse sur Tschaschniki[43], douze heures avant que les divisions françaises qu’on attendait fussent arrivées. La cavalerie elle-même, principalement si nécessaire dans cette occasion, fut encore plus retardée. De manière qu’il fallut encore une fois se retirer et combattre avec désavantage. On alla prendre position à Tschereia. Pendant ce temps, l’ennemi profitait de l’éloignement du maréchal Victor pour se réemparer de Vitebsk et y enlever le général Pouget.

 

Le six novembre, le maréchal Oudinot, guéri de sa blessure, reprit le commandement des restes de son deuxième corps à Tschereia. Le maréchal Victor et lui parurent d’abord de bonne intelligence, firent encore d’abord ensemble une pointe sur Tschaschniki où l’on dit qu’ils se brouillèrent après avoir inutilement fait répandre du sang, et d’où ils revinrent le 14 novembre pour se séparer vers Sienno et vers Tschereia.

 

L’empereur arriva dans le même temps aux environs de Vorchati. Ce monarque était en ce moment un exemple frappant des vicissitudes de la fortune qui trahit et trompe ses plus chers favoris, comme ceux à qui elle n’accorda jamais ses faveurs. Mais revenons aux principaux évènements de la retraite de Moscou.

 

On a prétendu que l’Empereur, en évacuant cette capitale, avait donné l’ordre de faire sauter le Kremlin. On a su cependant dans l’armée française que cet ordre de destruction n’était pas plus émané du monarque, que les Français n’ont mis sur le compte de Sa Majesté l’Empereur Alexandre l’incendie de Moscou. Il s’est malheureusement fait tant de fautes durant cette campagne au nom du souverain que les étrangers qui ne le connaissent pas ne peuvent avoir de lui l’opinion que son caractère a mérité jusqu’ici des Nations chez lesquelles il a porté la guerre. Mais les Français qui éprouvent son administration dans deux pays et sont témoins de celle des peuples vaincus, ne peuvent se lasser de dire qu’autant la France est gouvernée avec une sévérité paternelle, qui inspire l’obéissance et le dévouement, autant les peuples soumis sont portés par sa clémence à l’oubli des maux passagers de la guerre. Quoi qu’il en soit, les débris de l’armée française ayant quitté Moscou les 18 et 19 octobre, avaient repris le chemin qu’un mois auparavant elle avait parcouru dans d’autres espérances. Fière encore de ses succès, elle en revit le théâtre avec plaisir, quoique au milieu des besoins les plus pressants, auprès desquels le souvenir des maux passés n’était rien. L’Empereur Napoléon marchant avec le reste de ses braves connut trop tard par lui-même le résultat des désordres et des privations qu’on lui avait laissé ignorer. Mais, aussi grand que dans le comble de la prospérité, il ne laissa rien échapper qui fut indigne de lui, se décidant à prévenir ou préparer par sa présence les coups du sort dont il pouvait encore être menacé. Le combat de Krasnogoura, où l’on voulut lui fermer le passage, lui fit connaître qu’il pouvait compter sur le dévouement de ce qui lui restait. Mais chaque jour les marches, les maladies et des besoins plus pressants que ceux de la veille, diminuaient des forces qu’il était si important de ménager. Harcelé sans cesse sur l’arrière-garde et sur les flancs, on ne pouvait s’éloigner des colonnes sans être enlevé par des partisans. Bientôt on ne trouva plus même sans danger la vingtième partie des subsistances et des fourrages, et l’on fut réduit à égorger des chevaux, quand la mortalité n’était pas assez prompte pour subvenir aux besoins du jour. Une nuée de gens à la suite de l’armée, d’employés de toutes espèces, de cantinières, de maraudeurs et de traînards chargés de rapines, précédaient ou côtoyaient les colonnes, leur enlevaient d’avance ce qui leur était du plus légitimement. Bientôt, la crainte de l’ennemi, qui profitait des défilés et des bois pour se rapprocher des routes, fit jeter parmi les troupes cet essaim de gens inutiles et dangereux. Les marches furent plus lentes et plus difficiles. L’ennemi su en profiter pour tomber sur des bagages mal attelés et pour faire un butin immense. Ces bonnes fortunes le rendirent plus entreprenant et plus audacieux. Chaque jour on avait quelque affaire. Quelques fois des partisans allaient à l’improviste sur des colonnes, on alla jusqu’à se flatter de pouvoir enlever l’Empereur Napoléon. Ce monarque en courut le danger plusieurs fois. Il a été obligé de mettre sa voiture au milieu des troupes et de marcher à pied à la tête d’un bataillon carré attaqué de toutes parts. D’autre fois il a du son salut à la vitesse de son cheval ou à la faible escorte qui le suivait. Il n’eut bientôt plus de la cavalerie de sa Garde que quelques chétifs escadrons, presque plus ou point du tout de cavalerie. On forma des régiments de piquets composés des officiers à qui il restait encore des chevaux. Les officiers subalternes étaient la troupe, les officiers supérieurs les sous-officiers et les généraux les capitaines. On essaya, mais en vain, de tirer parti de tous les hommes montés sur les chevaux du pays et l’on fut obligé de former une colonne des misérables restes de la cavalerie démontée qu’on fit escorter par des fusiliers. Le corps du maréchal Ney formait l’arrière-garde, un corps russe qui était parvenu à gagner les devants voulut lui fermer le passage et croyait lui faire mettre bas les armes. Les troupes étaient bien affaiblies mais le maréchal n’eut pas besoin de leur rappeler, pour leur donner des forces, ce que l’honneur leur commandait. Il marcha à leur tête, se fit jour l’épée à la main et s’il eut le malheur d’éprouver une perte inévitable, il eut au moins la gloire de forcer des troupes trois fois plus nombreuses que les siennes et de ramener à l’armée des bataillons que de justes craintes avaient fait croire un moment prisonniers.

 

Ce fut ainsi que, de combats en combats, une poignée de braves, encore l’honneur de la France et de ses aigles, escortant pour ainsi dire un nombre deux fois plus considérable de gens de tout sexe, de tout âge, de tout état et de toute arme. Ce fut ainsi, dis-je, que les restes de cette belle armée revint (sic) au point qu’elle n’aurait pas du franchir, et où elle trouva dans les deuxième et neuvième corps réunis l’espoir de son salut.

 

Il était malheureusement trop vrai que faute de chevaux, le grand corps d’armée avait perdu presque tous ses canons et ne transportait qu’à peine des cartouches à fusil. Les maréchaux Oudinot et Victor qui n’avaient rien perdu de leur artillerie, quoiqu’ils eussent plus bataillé  que tout le reste de leurs collègues, furent en état de céder plus de cent pièces de tout calibre parfaitement bien attelées. L’Empereur en témoigna sa satisfaction.

 

On avait prévu dès longtemps que la position de Borisov et la Bérézina étaient le dernier point triangulaire, d’où l’armée de Turquie, par la gauche, et celle du comte de Wittgenstein par la droite, essayeraient encore d’empêcher les Français de déboucher sur la route de Vilno. Dans cette juste supposition, l’Empereur Napoléon ordonna à la division Dombrowski[44] de prendre position à Borisov et de s’y maintenir à quelque prix que ce fut, pendant que le maréchal Oudinot viendrait à lui par Bobr et Kroupki. L’Empereur, qui connaissait aussi l’inconvénient des bagages, dans les moments décisifs surtout, et qui en avait tant éprouvé de contrariétés, depuis la retraite, prévit encore les funestes conséquences auxquels ils pourraient entraîner au passage de la Bérézina, qu’il s’agissait de franchir rapidement. Ce prince ordonna à tous les corps, à tous les généraux, à sa Maison même, le sacrifice de tout le superflu, en brûlant tous les équipage inutiles de luxe, s’en remettant à l’honneur Français, pour la stricte exécution de cet ordre. Plusieurs corps, plusieurs généraux obéirent le jour même. On éprouvait en quelque sorte une espèce de volupté à remplir plus rigoureusement ses devoirs envers l’Empereur, plus les circonstances paraissaient difficiles et décisives, plus on l’aimait et plus on se rattachait à lui comme autour du seul pilote qui put sauver le vaisseau.

 

Cependant, le général Dombrowski ayant rallié sa division à Borisov, en exécution des ordres de l’Empereur, y fut attaqué le 23 novembre[45], s’y maintint toute la journée, eut ensuite le malheur de faire le soir un faux mouvement qui décontenança son monde, et le porta plus malheureusement  encore à se retirer dans la nuit en se laissant faire beaucoup de prisonniers. Le maréchal Oudinot, après avoir culbuté tout ce qui se trouvait devant lui à la poursuite du général Dombrowski, arriva le 24[46] à Borisov, qu’il enleva de vive force, mais l’ennemi, se retirant, sacrifia tous les bagages et ses chariots à la nécessité de rompre le grand pont de la Bérézina, au-delà de laquelle il alla se poster. Ainsi le succès du maréchal Oudinot n’obtint pas le véritable résultat qu’il devait se proposer, celui de se rendre maître du passage du pont, et le nombre de chariots, que le corps russe perdit à Borisov, était bien compensé par tous ceux que les Français perdaient en même temps à Minsk.

 

L’Empereur Napoléon et la Garde arrivèrent enfin à Borisov le 25 novembre à l’entrée de la nuit[47]. Ce souverain, se rafraîchit et se reposa un moment dans la première mauvaise maison qui appuie au lac sur lequel le moulin est établi. Il alla ensuite coucher au château de Starai Borisov[48]. Dans la matinée du 25, on avait menacé l’ennemi pour lui donner le change de vouloir jeter un pont sur la Bérézina et de manière à lui faire croire que si le passage s’y effectuait, tout ce qui se trouvait en avant et à droite de la ville pourrait être coupé. Le général russe donna dans le piège et rappela dans le jour de sa gauche à sa droite  le gros de ses troupes. On s’empressa de profiter de cette faute qui épargnait tant de sang. L’Empereur Napoléon fit construire à la hâte et dans la nuit du 25 au 26 un mauvais pont vis-à-vis de Studianka, y fit marcher en silence toute la nuit des troupes et du canon, fit passer le pont au point du jour à la division Legrand et à une batterie légère, qui culbutèrent tout ce qui voulu s’y opposer, et allèrent s’établir deux lieues à gauche vis-à-vis du débouché que l’ennemi avait trop imprudemment dégarni.

 

Pendant ce temps, un second pont s’établissait, de nouvelles troupes arrivèrent avec leur artillerie pour passer la rivière sur deux colonnes. L’Empereur qui s’y était porté de sa personne, fit venir aussi sa Garde et coucha le 26 à Studianka. Le 27, le général russe se borna à des reconnaissances et à faire avancer ses échelons de la route de Minsk. L’Empereur Napoléon profita de son côté de ce jour si radieux pour faire passer la rivière à presque toutes ses forces et à la plus grande partie des bagages, qu’il vit avec mécontentement être encore bien considérables. Ce prince passa ensuite les ponts avec sa Garde et vint se faire voir aux troupes, dont il parcouru les rangs et les postes. La nuit du 27 au 28 suppléa essentiellement à la brièveté du jour, et le 28, tandis qu’on combattait glorieusement sur une rive, on n’aurait pas eu des désastres sur la rive opposée, si les ordres de l’Empereur Napoléon avaient été bien rendus et exécutés. Ce souverain avait ordonné que tout le corps du maréchal Victor prendrait l’arrière-garde de toute l’armée, et que les différentes divisions d’infanterie et de cavalerie qui le composaient, en se soutenant réciproquement, protégeraient par la queue le déblaiement des traînards et des bagages de Borisov, tandis que le centre et la tête couvriraient la marche de ce déblaiement et le passage des ponts. Par un malentendu dont on ne peut se rendre compte, la seule division Partouneaux et quelques escadrons de cavalerie légère restèrent isolés et sans ordre positif à Borisov sur l’heure et le point vers lequel ils devaient se diriger pour fermer la marche et passer aussi la rivière. Les deux autres divisions, au lieu de prendre position sur les hauteurs de Studianka, en remplacement de la Garde, pour couvrir les ponts et leurs déblais, imaginèrent les protéger suffisamment avec du canon sur la rive opposée, et passèrent la rivière sans qu’on en fut informé, que par la nouvelle du malheur que cette mauvaise disposition occasionna.

 

Contenu longtemps par le maréchal Victor, le corps du comte de Wittgenstein, ayant pu marcher enfin par le flanc de la 3e division du maréchal, après la fausse manœuvre des deux premières, le comte de Wittgenstein, dis-je, vint par la gauche couper la retraite de Borisov à la division Partouneaux, tandis que par la droite il vint se mettre en bataille devant les ponts de Studianka, et foudroyer en un clin d’œil l’artillerie, les bagages, les chevaux et les malheureux que les circonstances ou leur mauvaise étoile avait encore retenu sur cette rive.

 

On a pensé que la division Partouneaux et les escadrons qu’elle avait avec elle auraient pu se faire jour, quelle que fut la force qui prétendait lui fermer le passage. Plusieurs mille baïonnettes réunies ne se déposent pas ordinairement en France par capitulation sans un combat qui en ait abattu les deux tiers sans succès : mais il est des évènements à la guerre qui tiennent de la fatalité et contre lesquels toutes les combinaisons et résolutions les mieux prises viennent échouer. L’Empereur, apprenant le revers auquel il ne devait pas s’attendre, prit sur le champ son parti et fit couper les ponts. Le combat du 28 sur la rive droite était déjà engagé dès le point du jour, déjà plusieurs généraux et le maréchal Oudinot étaient blessés, et le maréchal Ney avait pris à sa place le commandement, lorsque l’Empereur vint, et ne parut jamais si grand, si calme, si respectable que dans ce jour qui venait de décider du salut de sa personne et de l’honneur de la France. C’était un beau mais bien douloureux spectacle pour l’œil observateur, de voir les restes de ces belles et nombreuses légions qui, il n’y a guère, comptaient chacune plusieurs milliers d’hommes, réunir à peine maintenant quelques centaines de braves autour de leurs aigles, rassemblés pour ainsi dire en faisceaux, marcher à de nouveaux combats comme à des triomphes, et dire à ceux qui s’étonnaient de leur faiblesse apparente : ne nous comptez pas, mais jugez nous, nous n’avons pas encore quitté nos drapeaux. C’était enfin une leçon muette, mais bien éloquente, pour le prince, le politique et le guerrier que de parcourir le tableau qu’il avait sous les yeux. Je me disais rapidement à moi-même à combien de vicissitudes les souverains les plus puissants étaient exposés et combien il y aurait moins de malheureux si la politique ne les brouillaient jamais. Je trouvais dans la situation même de l’armée des réflexions à faire comme militaire, qui jusqu’alors m’avaient échappé. Tout en admirant la retraite de l’Empereur Napoléon, je pensais avec peine que l’histoire d’aucun temps ni d’aucun pays ne me présentait une position pareille à celle-là. L’armée française ne voyait aucun rapprochement à faire, ni dans les armées de Darius devant Alexandre de Macédoine, des Romains de Crassus chez les Parthes, des Cimbres et des Teutons aux Fosses Marseillaises, d’Annibal à Capoue, ni de Charles XII à Pultava. Je faisais des vœux enfin pour une paix prochaine entre les deux les plus braves du monde, lorsque les devoirs de mes fonctions m’appelèrent à mon tour aux dangers qui moissonnaient mes compagnons d’armes. Je n’y fus pas longtemps impunément. Un coup de lance me démonta et je tombais prisonnier, placé par le hasard et le malheur au milieu de ceux que je venais de combattre. J’ai été à même de voir de près leur bonne discipline, leur belle ordonnance et leur tenue. Avec de telles troupes on peut se promettre sans doute de grands succès. La France a de grands moyens aussi de son côté ; mais fasse plutôt le Ciel qu’au lieu de prolonger la **** actuelle, les deux princes qui paraissaient s’aimer si cordialement avant cette guerre puissent encore s’accorder de manière à ne jamais plus rompre les liens qui les ramèneront aux sentiments


NOTES

[1] Pour le gros de la Grande Armée à Kaunas

[2] A la tête du 2e corps d’armée.

[3] Peter Khristianovich Wittgenstein (1769 – 1843), qui commande le 1er corps indépendant, chargé de couvrir la route de Saint-Pétersbourg.

[4] Archipel du nord de l’Allemagne, qui contrôle les embouchures de la Wesel, de l’Elbe et de l’Eider, dont les Anglais se sont emparés en 1807, devenu un centre d’espionnage et de contrebande.

[5] Le duché d’Oldenbourg fut annexé le 13 décembre 1810, au moment de la transformation des régions bordant la mer du Nord en départements français. Cela n’avait pas été du goût d’Alexandre. Le duché appartenant à un de ses oncles.

[6] « Monsieur mon Frère, la mauvaise santé du duc de Vicence m’oblige à lui envoyer des lettres de récréance. J’ai cherché près de moi la personne que j’ai supposé pouvoir être la plus agréable à Votre Ma­jesté Impériale et la plus propre à maintenir la paix et l’alliance entre nous. J’ai fait choix du général comte de Lauriston » (Napoléon à Alexandre – 28 février 1811) – Jacques-Alexandre-Bernard Law, marquis de Lauriston (1768 – 1828). Durant la campagne de Russie, celui-ci reprendra ses fonctions d’aide de camp de Napoléon et commandera l’arrière-garde pendant la retraite.

[7] Cette revue se déroula le 28 octobre 1811. Napoléon y inspecte les troupes du camp de Groningue. Le 29 il passe en revue les formations de conscrits réfractaires.

[8] En fait, Napoléon et l’impératrice ne seront de retour à Saint-Cloud que le 11 novembre, après un long détour par l’Allemagne et la Belgique.

[9] Jean-Gérard Lacuée, comte de Cessac (1752 – 1841), depuis le 3 janvier 1810 ministre de l’Administration de la guerre.

[10] Le 18 février 1812, Bernadotte avait fait une proposition d’alliance au tsar.

[11] Le 14 mars 1812, un traité d’alliance avait été signé entre la France et l’Autriche.

[12] L’auteur fait sans doute ici allusion à l’accord secret entre la France et la Prusse contre la Russie.

[13] Les troupes françaises étaient entrées en Prusse le 2 mars 1812.

[14] Napoléon quitte Paris pour Saint-Cloud le 5 mai 1812. Il ne reviendra à Paris que le 21 mars 1815 !

[15] Wilna (Vilnius)

[16] Le départ de Saint-Pétersbourg se situe le 21 avril 1812,

[17] Le comte Narbonne-Lara avait été reçu par Alexandre le 18 mai, à Vilna. Il en revint le 26 avec le refus d’Alexandre d’accepter les propositions de Napoléon.

[18] C’est une armée à « l’orientale », très nombreuse et bigarrée.

[19] Kaunas

[20] La ville s’appelle aujourd’hui Ukmerge.

[21] Napoléon va rester jusqu’au 16 juillet à Vilna. Ce long séjour eût sans doute des conséquences sur l’ensemble de la campagne.

[22] Le 16 juillet.

[23] Aujourd’hui Daugavpils

[24] Il y est arrivé le 29 juillet et en partira le 13 août.

[25] Les Alliés perdent environ 6.000 hommes tués, blessés ou disparus. Les généraux bavarois Deroy et Siebein sont tués. Les Russes perdent environ 5.000 hommes. Les généraux Berg, Hamen et Kazatchkowski sont blessés

[26] Il s’agit du régiment de dragons Riga et du régiment de hussards Grodno (Digby Smith).

[27] Le même jour Napoléon est entré à Smolensk

[28] C’est à Smolensk que les Russes ont réuni leur 1e et 2e armée de l’ouest, qui sont alors sous les ordres de Barclay de Tolly, opposant ici 30.000 hommes et 108 canons, aux 50.000 hommes et 84 canons des Alliés (Ve corps de Ney, Vie corps de Poniatowski)

[29] C’est ici que les 1e et 2e armées de l’ouest ont fait leur jonction. Napoléon ne peut plus espérer les battre séparément et elles vons en fait lui échapper.

[30] Charles-Étienne Gudin de la Sablonnière (1768 – 1812), l’un des grands divisionnaires de l’Empire. Mais c’est à la bataille de Valoutina, après celle de Smolensk, qu’il fut tué, le 19 août, durant lequel les Français perdirent 9.000 hommes et les Russes 5.000.

[31] 14 août 1812. Affrontement entre les troupes du 8e corps de Ney et  la 27e division d’infanterie du VIIIe corps russe, sous les ordres du major-général Neverovski.

[32] Ou Moshaisk. Le combat du 12 septembre, qui succède à celui de La Moskowa, fait 2.000 tués et blessés chez les Français et autant chez les Russes.

[33] Bataille de La Moskova, le 7 septembre 1812. Un peu lus de 100.000 Français et alliés y rencontrent environ 130.00 Russes. Les premiers per            dent 6.600 tués et 21.400 blessés, les seconds environ 43.000 tués et blessés et 1.000 prisonniers

[34] Les « licornes » sont des obusiers typiquement russes, dont la trajectoire est plus plate et dont la précision et la portée sont bien meilleures que celles des obusiers des autres nations.

[35] Parmi les Alliés : Caulaincourt, Montbrun, Tharreau, Compère, Huard, Lanabère, Marion, Plauzonne, Romeuf, von Breuning, Damas, von Lepel, côté russe : Bagration, Tuschkov I, Tuschkov IV, Kutaisov. (Digby Smith)

[36] En réalité le 14.

[37] Napoléon lui-même quitte Moscou le 19.

[38] Il s’agit ici de la 2e bataille de Polotsk, du 18 au 20 octobre 1812. 23.000 franco-bavarois s’opposent à 40.000 Russes.

[39] Milice de Saint-Pétersbourg, au nombre de 9.000 hommes (Digby Smith)

[40] Celui-ci commande la 20e division  d’infanterie du VIe corps bavarois de Gouvion Saint-Cyr

[41] Franco-Bavarois : 6 à 7.000 tués ou blessés, 2.000 prisonniers. Russes : 8.000 tués et blessés.

[42] Alexandre-Louis-Jules Lebrun (1783 – 1812) commandait le 3e régiment de chevau-légers-lanciers, lorsqu’il fut blessé au cours d’un combat contre des Cosaques.

[43] En réalité le 31 octobre. Victor perd là 400 tués et blessés, ainsi que 23 officiers et 800 soldats faits prisonniers. Les Russes perdent également 400 hommes.

[44] Jean-Henri Dabrowski, dit Dombrowski (1755 – 1818)

[45] Le combat de Dombrowski à Borisov, contre l’avant-garde de Tchichagov eut lieu le21

[46] Il s’agit en fait du combat du 23 novembre

[47] Il y arrive à 17 h 00. reconnaît les bords de la Bérésina et s’est rendu à pied sur la partie du pont restée intacte. (Tulard – Garros)

[48] Propriété du prince Radziwill.