Mais qui était donc le colonel Chabert ?

En marge de la bataille d’Eylau

Écrit en février 1832, assez rapidement, sur l’insistance du directeur de l’Artiste avec qui Balzac avait un contrat, le colonel Chabert parut dans cette revue en février-mars sous le titre de la Transaction. Elle fut presque aussitôt adaptée librement pour le théâtre, sans l’autorisation de Balzac, la pièce étant jouée avec un certain succès en juillet 1832, sous le titre de Chabert. En 1835, profondément modifié et amplifiée, il prit place dans les Scènes de la vie parisienne sous le titre de la Comtesse à deux maris. Le titre actuel date de l’édition Furne de 1844. Sur son exemplaire du Furne corrigé, Balzac fait passer le récit dans les Scènes de la Vie privée, le plaçant près du Père Goriot.

Honoré de Balzac

Initialement, le récit semble être né de la confrontation de deux milieux et de deux atmosphères : l’épopée Impériale d’une part, et de l’autre la société de la Restauration, vue tantôt sous l’aspect sordide d’une étude l’avoué, tantôt, mais plus schématiquement, sous l’apparence brillante du grand monde corrompu.

Le personnage central, celui du soldat disparu, et qui à son retour trouve sa femme vivant avec un autre homme, remonte aussi loin qu’Agamemnon. Mais les cas réels ont abondé sous la République et l’Empire. Divers romans parus autour de 1825, relatent les aventures d’officiers blessés, laissés pour morts, dépouillés, prisonniers, errant à moitié fous, et ne rejoignant qu’après plusieurs années leur famille qui les croyait morts. L’histoire a d’ailleurs fasciné Balzac , dès avant 1832 : il a prêté des aventures analogues à Horace Landon dans Wann-Chlore (1825), au colonel de Sucy et à Mme de Vandières dans Adieu ( 1830) ; plus tard, Louis de Lestorade dans les Mémoires de deux jeunes mariées, le colonel Mignon dans Modeste Mignon, connaîtront les mêmes vicissitudes.

De retour au pays, ce soldat, « héroïque comme la foudre » (André Billy), n’accepte plus les lois civiles : puisqu’il lui faut se donner tant de mal pour rentrer dans la vie normale, finit-il par se dire, il ira à l’asile de Bîcêtre et fera l’idiot avec sérénité !

C’est presque toujours pendant la campagne de Russie que ces personnages sont blessés. On peut donc penser que Balzac a été frappé par un cas qu’il aurait personnellement connu, mais il est difficile de l’identifier. Plusieurs  Chabert ont existé sous l’Empire, notamment:

François-Félicité Chabert, né en 1764, colonel au 5e régiment de chevau-légers en 1812, et qui fit la campagne de Russie, au cours de laquelle il perd, par le froid, plusieurs phalanges des doigts de la main droite, participa ensuite aux campagnes de 1813 et 1814 (croix d’officieDans la nouvelle de Balzac, Chabert un personnage typique du personnel impérial. Jusqu’au jour où il est déclaré mort au champ d’honneur, il a suivi la carrière « classique » des fidèles de Bonaparte : enfant trouvé (de son nom Hyacinthe, mais il s’engagera en 92 sous le nom de Chabert) qui, grâce aux bouleversements révolutionnaires, aux guerres incessantes de la Révolution et de l’Empire, connaît la fortune, la puissance et la gloire. De tels origines modestes sont d’ailleurs partagés avec beaucoup des maréchaux et d’officiers de l’Empire. (Murat, fils d’aubergiste ; Bernadotte, avait commencé sa carrière comme simple soldat, et on pourrait en citer des dizaines de cette trempe).

Chabert appartient à la même génération que les maréchaux d’Empire. Il est lieutenant lors de l’expédition d’Egypte de 1797-1798. Comme il doit avoir alors environ vingt-cinq ans, il serait donc né vers 1770, soit un an après Bonaparte, sous lequel il sert, comme simple cavalier, en Italie. On le le sait pas, mais ce serait bien étonnant qu’il ne l’ait pas suivi en Egypte. De là, date son admiration sans bornes pour le futur empereur. Chabert, bientôt, enfant trouvé qui ne portait qu’un prénom, a  un nom, un grade, un titre. Devenu officier de cavalerie, il est bien entendu riche, beau et brave, et de plus marié (à une respectueuse en exercice) et heureux. Car, à la veille de la bataille d’Eylau, Hyacinthe est devenu le comte Chabert, colonel de la Garde impériale, ce qui lui donne le rang de général.

r de la Légion d’Honneur en mai 1813). Il fut mis à la retraite pendant les Cent-Jours. Retiré à Versailles, où il meurt le 29 janvier 1851, il fut connut de Balzac.

Théodore Chabert, né en 1758, fut de la malheureuse capitulation de Baylen, ce qui lui valu d’être arrêté et destitué  de son grade de général, gagné en 1793. Il se rallia aux Cent-jours, qui le fit général de division, grade que lui enleva la Seconde restauration. Il mourut en 1845.

Un autre fut, en 1830, accusé d’être bigame – et le Colonel Chabert est aussi une histoire de bigamie.

Mais aucun de ces Chabert n’avait disparu comme le héros de la nouvelle. Divers indices aiguillent alors les recherches non vers Eylau, mais vers la Russie, et en particulier vers un général de Saint-Geniès, disparu en 1812 près d’Ostrowno, et porté comme mortellement blessé dans le Bulletin de la grande Armée. Revenu en France en 1814, il n’est plus qu’un demi-solde, établi près de Tours, puis près de Vouvray….. où Balzac avait des amis, qui peuvent lui avoir parlé de ce « mort-vivant »

Alors: qui fut vraiment le colonel Chabert ?

(extrait du Colonel Chabert, nouvelle de Honoré de Balzac)

La bataille d’Eylau (Gros)

Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille,. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’Empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu ! Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron!), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être négligemment, car il avait de l’ouvrage : « Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ? » Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régiments, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire.

(…)

Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été, suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtements, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts ? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgart un ancien maréchal des logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et de qui je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu’à demain. Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais, l’air ne se renouvelait point, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillés.

Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était inconnue. Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondements d’un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivants ! J’y allais ferme, monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras ! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je ! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d’appui était sur les défunts qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire : « Respect au courage malheureux ! »  Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant longtemps, oh! oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque.

Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état duquel je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que, six mois après, quand un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts, le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne. Eh! bien, monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité ! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant longtemps ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgart. A la vérité, vous pouvez juger, d’après mon récit, qu’il y avait des raisons suffisantes pour faire coffrer un homme ! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant : « Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert !  » à des gens qui répondaient -: « Un pauvre homme ! » je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh ! monsieur, revoir Paris ! c’était un délire que je ne…

A cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde que Derville respecta.

Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait ? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.

(..)