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Lettres de Joubert – 26 mai 1793

Isola, le 26 mai 1793

… Au retour de cette expédition, j’eus la fièvre pendant quatre jours; le cinquième, le canon tonne à Belveder, il faut du secours et nous partons. Mon capitaine ne voulait pas me laisser aller, mais je me trouvai assez de force pour aller à Belveder. Le général nous ordonne de tourner les Piémontais: nous montons six heures de suite, traversons deux torrents. Mais nous avions fait fausse route, et nos cinq compagnies de grenadiers se trouvent en présence de 2000 hommes , qui nous forcent à battre en retraite. Ma faiblesse était telle, que j’avais été forcé de m’arrêter  pour vomir. J’étais à deux cents pas derrière mes camarades, quand je les vis rétrograder. Je m’élance alors droit aux ennemis. Les balles des deux côtés me passaient par-dessus la tête; et nous nous trouvons coupés des nôtres, moi et un volontaire blessé à la jambe. Mais en nous lançant sur une pente très raide, nous traversons la ligne des Piémontais et nous sommes sauvés. Des grenadiers de ma compagnie avaient voulu revenir sur leurs pas pour me dégager, et il fallu un ordre du commandant pour les en empêcher. Ma maladie se passa par cet exercice forcé du 1er mai.

… Nous grimpâmes douze heures de suite, et à cinq heures du soir nous étions dans les nues. Bientôt les nuages s’épaississent, la grèle tombe, le tonnerre gronde, et, ce qui n’est pas rare dans ces terribles pays, la neige tombe en abondance et efface tous les chemins. Le général, qui s’était égaré par la coquinerie du guide, arrive au moment ou le froid nous saisissait, et où nous demandions le combat, préférant périr au feu que dans les angoisses du froid en passant la nuit sur ces montagnes. Nous défilons un à un à travers des précipices, faisant trois quarts de lieues en trois heures. A huit heures du soir nous apercevons l’ennemi. Le capitaine, deux grenadiers et moi, nous nous élançons à travers la neige jusqu’aux épaules. Tous les grenadiers suivent en criant: « Vive la nation!  » Trois fois je suis englouti dans la neige et trois fois je me relève. Enfin nous arrivons au bas de la montagne, Isola est dans le fond appuyé à la montagne. Nous, nous en sommes séparés par un torrent jusqu’alors jugé non guéable. Derrière le torrent se découvre les retranchements. Il y avait pour les défendre 1000 hommes de troupes de ligne, deux compagnies suisses et 500 miliciens. Nos cris, notre audace plutôt que nos coups de fusil (presque tous avaient le canon plein de neige, à peine 200 pouvaient faire feu), glacent d’effroi les miliciens. Nous débusquons l’ennemi des deux petits retranchements. Nous nous précipitons à travers les balles jusqu’au torrent. Là nous sommes arrêtés, exposé au feu qui part du retranchement et des maisons du village. L’on demeure un moment incertain, un fusil mouillé à la main. Notre feu est mesquin. Enfin notre commandant Miollis, suivi de six officiers du 51e (j’étais l’un des six), de deux officiers de volontaires et d’une soixantaine de grenadiers, nous longeons la rivière le sabre à la main et allant droit au pont, à travers une pluie de plomb. Des feux allumés près du bord nous exposaient aux coups de l’ennemi. Le pont était coupé. Nous allons droit au torrent. Autre incertitude: j’y entre le premier, au premier pas j’en ai jusqu’au nombril, je me retire; je prends le capitaine Morangis par la main, et m’élance avec lui au milieu du torrent. De Morangis, vigoureux garçon, tombe, je le relève deux fois et le relève encore. Nous sommes au bord. Notre brave commandant nous suit. Un volontaire avait passé avec nous. Nos 60 braves se jettent après nous, et nous poussons au village en criant: « Vive la nation! ça ira!  » Notre témérité glace d’effroi l’ennemi, qui prend la fuite…

P.S. Bien des choses à toute la famille. Dans mes dangers, je suis toujours avec vous. Je travaille pour ma famille, et si j’acquiers de l’honneur, ce n’est que pour elle. Si j’étais isolé, je n’aurais pas de courage; mais pour son père, mais pour ses frères, ses soeurs, on ne peut qu’être des lions.

Votre très soumis et affectionné fils.

(N.B. Joubert a perdu sa mère à l’âge de huit ans).