Lettres de Joubert – 18 décembre 1795

Le 18 décembre 1795

 Le rapport de Schérer ne vous indique pas la part que j’ai eue à la belle journée du 2, parce que nous étions loin de lui. Je vais vous en dire deux mots: Je commandais l’avant-garde du centre qui attaquait le général Argenteau; nous trouvâmes devant nous deux redoutes, gardées par 1200 hommes et 7 pièces de canon; j’y montai au point du jour, avec 600 grenadiers ou chasseurs, et, de concert avec le général Pigeon, qui avait une pareille tête de colonne, nous nous précipitâmes sur la redoute sans tirer un coup de fusil, à travers le feu le plus terrible. Ma colonne entra la première; je fus jeté dans la redoute par deux grenadiers; quarante de mes gens s’y sabraient. Un commandant disputait son épée à un chasseur, je lui appuie mon sabre sur la poitrine en lui disant: « Rends-toi!  » Mes grenadiers le respectent aussitôt, mais me disent: « Général, tuez-le! » (J’étais en roupe de soldat et en guêtres.)  « Quoi! vous êtes général? » réplique l’officier en laissant tomber son arme; et aussitôt vingt autres officiers m’entourent et me demandent la vie. Pendant cette scène d’une minute, la redoute fut pleine à ne pouvoir s’y remuer: on y était comme dans une place un jour de foire, et déjà 800 Autrichiens avaient mis bas les armes. 400 hommes et les canons tenaient un peu plus bas, je les fais tourner de suite. La mitraille me pleut dessus, mais ma manoeuvre délivre du canon les colonnes de Saint-Hilaire et du général Charlet, qui sautent sur les pièces, et la victoire est à nous. Ensuite, le corps d’Argenteau veut nous rechasser; mais nous l’attaquons avec furie, nous le rompons, et pendant quatre heures nous en faisons une boucherie terrible. Nos colonnes réunies à Bardineto, Masséna se porte sur Melagno; je formais son avant-garde. L’ennemi n’avait point le temps de s’y rallier. Après nous être reposés quatre heures de nuit, Masséna, qui avait tourné Devius sur la rivière de Gênes, se porta sur son flanc, et moi, avec 500 hommes, je me jette promptement sur ses derrières. Ma troupe était harassée et n’allait point à mon gré; je prends 30 hommes pour découvrir Saint-Jacques, communication de l’ennemi avec ses magasins; nous rencontrons une patrouille, on la chasse. L’ardeur éloigne mes hommes; je ne me trouve plus qu’avec six; je continue cependant ma découverte, et me voilà sur Saint-Jacques. J’y vois 300 Allemands occupés à charger des effets sur des mulets; je n’hésite pas à tomber sur eux; mais l’ennemi, ne nous voyant qu’au nombre de six, nous entoure; je gagne une hauteur que je connaissais, et là je me défends pendant trois quarts d’heure, jusqu’au moment où mon corps vint me délivrer, et nous fûmes maîtres du magasin: c’étaient les effets d’un régiment; mes grenadiers se sont enrichis. Mulets, artillerie, tout défilait par là, et tout fut arrêté. Je fus attaqué deux fois par l’ennemi, deux fois l’ennemi fut repoussé; et le lendemain, après qu’il eut fait sa retraite, j’eus le plaisir de voir que ma manoeuvre hardie l’avait obligé de nous laisser 17 pièces et 200 chariots. Voilà ce qui m’a fait faire général!

Je continuai ma poursuite, et j’étais près d’entrer à Savone, lorsque je reçus l’ordre de me rendre à Bardineto, pour la seconde expédition rapportée par Schérer. Audaces fortuna juvat; le mot du grenadier: « Général, tuez-le », et ma hardiesse d’attaquer 300 hommes avec 6, voilà ce qui a décidé mon succès.